COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 27 février 1991)
En ouvrant leur journal quotidien, ce 27 février 1841, les Parisiens apprirent que la veille, "à deux heures vingt minutes (de l'après-midi) l'eau a enfin jailli du puits que la ville de Paris fait forer à l'abattoir de Grenelle, l'eau est tiède dit-on". Le premier mars, François Arago annonça la nouvelle à l'Académie des Sciences dont il était depuis une dizaine d'années le Secrétaire perpétuel [1]. Il y précisa que le sondage avait rencontré à 548 mètres de profondeur un sable aquifêre identique aux sables verts argileux et ferrugineux qui affleurent près de Wassy (Haute-Marne). Le débit de l'eau était abondant, 4 000 m3 par 24 heures. Ainsi venait de s'achever avec succès une aventure scientifique et technologique qui avait débuté près de huit ans auparavant. Elle avait pendant tout ce temps à la fois frappé l'imagination et tenu en haleine un public avide de modernisme, dans une France qui entrait tardivement dans l'ère industrielle.
Tout commence en 1833, lorsque le Conseil municipal de Paris décide, à l'instigation de François Arago, d'affecter un crédit de 260 000 francs or à l'exécution d'un sondage de 400 mètres sur un site désigné par le Conseil des Mines. Il s'agit de la cour de l'abattoir de Grenelle, à l'angle des avenues de Suffren et de Breteuil, aux confins des 15ème et 7ème arrondissements. Les travaux commencèrent le 24 décembre 1833. Le 21 mars 1837, 400 mètres ont été forés mais on est toujours dans de la craie grise et dure. La municipalité accepte alors de poursuivre le forage jusqu'à une profondeur de 500 mètres, sans plus de succès. Le financement public étant épuisé, Georges Mulot décide de poursuivre les travaux à ses frais. Il allait finalement être récompensé de son obstination.
Compte tenu du rôle prépondérant joué par François Arago tout au long de la réalisation du puits artésien de Grenelle, on peut penser que les motivations scientifiques ne furent pas étrangères à la décision prise par le Conseil municipal de Paris qui avait pour raison officielle de distribuer à la population une eau de qualité. En effet, Arago était à cette époque directement préoccupé par la détermination du gradient géothermique, c'est-à-dire de l'accroissement de la température avec la profondeur. Dans ce contexte, le forage d'un puits de 400 mètres offrait donc une perspective favorable à ses recherches. C'est ainsi que, dès le 21 décembre 1835, alors que le forage était parvenu à une profondeur de 250 mètres, Arago lit devant l'Académie des Sciences une note intitulée "Température de la terre croissante avec la profondeur", dans laquelle il annonce qu'un degré centigrade "correspond à un enfoncement de 26m,60". Toutefois, probablement afin de faire taire les mauvais esprits qui l'accusaient de gaspiller les deniers publics, Arago évoque-t-il dans le même article "une application très utile qui pourra être faite de la nappe liquide inférieure à la craie". Il prévoyait en effet d'utiliser cette "grande masse inépuisable à +30° pour échauffer des serres, des prisons, des hôpitaux, etc." [2], ce qui finalement se révéla impossible car la température de l'eau ne dépassa pas 27°6.
La seconde motivation scientifique fut sans aucun doute le désir de tester à la fois les connaissances géologiques de l'époque et les applications de l'artésianisme. Rappelons que celui-ci se produit lorsqu'une ouverture naturelle (fracture) ou artificielle (forage) perfore le toit d'une nappe captive et les couches sus-jacentes ; sous pression hydrostatique, les eaux de la nappe sont alors susceptibles de jaillir. L'artésianisme était relativement bien connu ; cependant, les puits forés jusqu'alors n'excédaient guère les soixante mètres (si l'on excepte celui de près de 200 mètres réalisé par G. Mulot à Epinay en 1827).
Lorsque fut prise la décision de forer le puits de Grenelle, la structure du Bassin parisien n'était connue que depuis une quinzaine d'années. Il fallut en effet attendre 1816 pour qu'un géologue belge, Jean-Baptiste d'Omalius d'Halloy publie la première carte géologique d'ensemble du Bassin parisien [3] et 1825 pour que commencent les levers de la "Carte géologique de la France". Cette année-là, nous apprend Alexandre Leymerie [4], Léonce Elie de Beaumont détermina "la limite générale du terrain jurassique" dans l'Est de la France et assigna aux couches du Crétacé sous-jacentes à la craie "leur véritable place". Leymerie précise même qu'il a "acquis la certitude que, dès 1825, ses idées étaient déjà fixées à cet égard". Or, en 1829, Elie de Beaumont souligna "l'uniformité qui règne dans la constitution de la ceinture jurassique" du Bassin parisien [5]. En l'absence d'événement tectonique majeur, ce qui valait pour le Jurassique devait également s'appliquer au Crétacé inférieur et donc au niveau aquifère convoité.
Par ailleurs, Louis Etienne François Héricart de Thury a popularisé et s'est fait le promoteur des puits artésiens en France. Outre de nombreuses communications sur ce thème à la Société royale et centrale d'Agriculture et à la Société d'Encouragement pour l'Industrie nationale, Héricart de Thury publia en 1829 un ouvrage intitulé "Considérations géologiques et physiques sur la cause du jaillissement des puits forés ou fontaines artificielles". On y trouve réunies la plupart des connaissances disponibles à cette époque sur ce qu'il appelait l'"hydrographie souterraine". En particulier, l'auteur y expose avec une grande clarté l'artésianisme à l'aide d'une "coupe oryctognostique (c'est-à-dire géologique) des Vosges au Havre". Se fondant sur les derniers travaux de Jean-Baptiste d'Omalius d'Halloy qui avait publié l'année précédente ses "Mémoires pour servir à la description géologique des Pays-Bas, de la France et de quelques contrées voisines" (1828) et sur le "Traité de Géognosie" de Jean-François d'Aubuisson de Voisins, qui parut en 1829, Héricart de Thury figurait une douzaine de formations constitutives du Bassin parisien et distinguait cinq "nappes d'eau superposées". Il expliquait ainsi qu'en forant un puits profond susceptible d'atteindre l'une de ces nappes d'eau, on serait en mesure d'obtenir une "fontaine jaillissante". Dans le cas précis du puits de Grenelle, la différence d'altitude entre le sol de Paris et les affleurements des sables aquifères crétacés du département de l'Aube paraissait suffisante pour assurer l'artésianisme.
Dix ans plus tard, H. Walferdin allait confirmer cette prédiction. Après avoir constaté que, dans l'Aube, aux environs de Lusigny, "la hauteur à laquelle les eaux pénètrent (...) dans les sables" est "de 125 à 130 mètres au-dessus du niveau de la mer" alors que l'altitude du sol n'est à Grenelle que "de 31 mètres seulement", il concluait en effet que, "lorsque la sonde atteint la nappe que l'on cherche à Paris, l'eau devra sensiblement s'élever au-dessus de la surface du sol" [6]. Les faits n'allaient pas tarder à lui donner raison puisque, quatorze mois plus tard, sa prédiction devint enfin réalité.
Techniquement, le forage ne fut pas une mince affaire. Cela tint sans doute en partie au choix de la technique utilisée mais aussi à des estimations erronées qui contraignirent Mulot à augmenter à cinq reprises le diamètre du trou de sonde. A cela s'ajoutèrent plusieurs incidents graves qui interrompirent les travaux. Après deux ans d'efforts, en décembre 1835, la profondeur de 250 mètres avait été atteinte [2]. Le 4 janvier 1837, Héricart de Thury informa la Société royale et centrale d'Agriculture que le sondage de Grenelle était le 31 décembre 1836 à 383 mètres de profondeur. Il estimait alors que "M. Mulot doit atteindre incessamment les terrains inférieurs au calcaire crétacé" et prédisait qu'il rencontrerait ensuite "les sables et les grès gris, verdâtres chlorités" qui renferment des "nappes d'eau jaillissante" [7].
Le 1er mai 1837, 400 mètres avaient été forés mais un incident empêcha toute progression pendant plus d'un an. C'est pourquoi, lorsqu'Elie de Beaumont visita le chantier en juillet 1838, celui-ci était toujours arrêté à 410 mètres. Après avoir examiné des fragments d'une roche de teinte gris-verdâtre remontée par la sonde, il crut pouvoir annoncer que les sables aquifères "auront été atteints avant que la profondeur du puits ait été augmentée de cent mètres" [8]. En cela, il faisait preuve d'un certain optimisme puisqu'il fallut en réalité approfondir le puits de 138 mètres, une réalité qui s'accorde mieux avec les estimations du géologue J. Cornuel qui étudiait alors le Crétacé des départements de l'Aube et de la Marne. Consulté par Arago qui lut un extrait de sa lettre devant l'Académie des Sciences le 19 août 1839, J. Cornuel, après avoir remarqué que le Gault (c'est-à-dire l'Albien) excède 120 mètres de puissance aux environs de Vitry-le-Françpis, en déduisait qu'"il se pourrait qu'il fût nécessaire de descendre encore à plus de 100 mètres au-dessous du point où est maintenant la sonde" [9]. Mulot put annoncer le 13 septembre 1839 à la Société géologique de France que la profondeur du puits était désormais de 492,50 mètres [10]. Deux mois plus tard, c'était au tour de Walferdin de faire état d'une profondeur de 508 mètres [11]. Il fallut alors aléser puis tuber le forage pour éviter le fluage des argiles traversées alors, mais au cours de ces opérations la rupture d'un outil qui alla s'immobiliser au fond du trou, interdit pendant plusieurs mois toute progression, au point que le 8 avril 1840 la sonde n'avait toujours pas dépassé 508 mètres de profondeur lorsque Héricart de Thury fit savoir à la Société d'Encouragement pour l'Industrie nationale qu'on avait atteint "les sables, grès verts, marnes et argiles du gault inférieur à la craie". Par comparaison avec les informations fournies par plusieurs puits artésiens que l'on venait de forer en Normandie et en se référant à l'épaisseur moyenne du gault et des argiles qui recouvrent les sables aquifères, Héricart de Thury crut pouvoir annoncer qu'"il faudra approfondir le puits de Grenelle de 60 à 75 mètres pour atteindre ces sables et la nappe d'eau qui doivent s'y trouver" [12]. En cela il péchait par excès puisque 40 mètres allaient suffire !
L'éruption du puits de Grenelle n'allait hélas pas marquer le terme des difficultés éprouvées par ses promoteurs. En effet, contrairement à toute attente, l'eau qui jaillissait était trouble, en raison de la quantité importante de sable issu des profondeurs. Une décantation s'imposait donc avant toute utilisation. En outre, après environ quatre mois de fonctionnement normal, le jaillissement s'interrompit totalement pendant quelques heures le 6 juillet 1841, par suite de l'écrasement du tubage entre 100 et 200 mètres de profondeur. Il fallut donc réparer celui-ci. On décida également de surélever l'orifice du sondage à l'aide d'un tube de 33 mètres, afin de réduire la turbidité de l'eau.
Une rumeur circula bientôt, amplifiée par une campagne de presse, tant et si bien qu'un journaliste se crut fondé à demander "s'il y a réellement danger qu'un vaste et profond éboulement ne s'opère par suite du creusement des eaux dans les sables, ou de voir un beau matin les eaux de la Seine s'infiltrer par quelque fissure et disparaître dans ce gouffre". Insinuations qui furent démenties par Arago, en y opposant les lois de la physique, car, comme il l'annonça devant l'Académie des Sciences le 7 février 1842, "si la craie reposait sur la nappe liquide inférieure, la colonne ascensionnelle contenue dans un tube vertical monterait, par cette seule cause, à une hauteur de 1000 m au-dessus de la nappe, c'est-à-dire, à environ 500 mètres au-dessus du sol" [13]. Or, ce niveau n'excédait pas 33 mètres ! Par la même occasion, Arago fit également justice de la crainte de voir les eaux de la Seine s'abîmer dans les profondeurs de la terre, tournant les défenseurs de cette thèse en ridicule : "Nous étions accoutumés jusqu'ici à regarder comme un principe incontestable de mécanique, que le plus fort l'emportait sur le plus faible ; et voilà cependant que l'eau venant du fond du puits de Grenelle, dont la force ascensionnelle, quand elle arrive à la surface, est au moins de 26 mètres, se laisserait vaincre et refouler par une faible colonne de 4 à 5 mètres".
En cette même année 1842, la "Revue des deux Mondes" monta également au front en accusant les responsables du projet de ne pas avoir correctement estimé initialement la profondeur de la nappe aquifère (la première estimation d'Arago aurait été inférieure à 250 mètres, ce à quoi on opposera que la même année le crédit qu'il fit voter par le Conseil municipal de Paris prévoyait un sondage de 400 mètres !) et d'avoir mal déterminé le diamètre du sondage qu'il fallut réaléser à plusieurs reprises après avoir retiré les tubes précédemment mis en place. Mais ces reproches qu'il était si facile de formuler a posteriori pouvaient-ils réellement ternir la gloire de celui qui, plus que tout autre, avait joué un rôle prépondérant dans une des entreprises scientifiques les plus marquantes de son temps ?
Car, bien qu'il faille reconnaître que les nombreuses difficultés techniques rencontrées pendant et après l'achèvement du forage donnèrent aux critiques l'occasion de se faire entendre, le sondage de Grenelle mérite d'être considéré comme une réussite scientifique exemplaire. Héricart de Thury exposa excellemment les termes du défi car, ainsi qu'il le dit lui-même, "malgré les assurances les plus positives données par la théorie, par la géologie, par l'expérience, comme par la pratique de l'habile sondeur qui avait entrepris cette grande opération, on doutait encore, on niait la possibilité du succès" qui vint justifier "les prévisions de la géologie qui avait osé, disait-on, conseiller cette folle entreprise" [14]. La haute portée scientifique de celle-ci tient au fait que le puits artésien de Grenelle illustre parfaitement, avant la lettre, la méthode hypothético-déductive chère à Karl Popper. Sa réalisation a en effet permis de tester expérimentalement une prédiction qui reposait pour l'essentiel, à la fois sur les conceptions géologiques d'Elie de Beaumont, et sur le principe de l'artésianisme dont Héricart de Thury avait su prévoir l'application au cas du Bassin parisien.
[2] F. Arago, Ibid., 1, 502 (1835).
[3] J.-B. d'Omalius d'Halloy, Ann. Mines, 1, 231-266, pl.III (1816).
[4] A. Leymerie, Mém. Soc. géol. France, (1), 4, (2), n°5, 292 (1841).
[5] L. Elie de Beaumont, Ann. Sci. nat., 17, 254-266 (1829).
[6] H. Walferdin,5w/Z. Soc. géol. France, (1), 11, 28 (1839).
[7] L.E.F. Héricart de Thury, Ann. Agric. Franc., (3), 19, 148-149 (1837).
[8] L. Elie de Beaumont, C.R. Acad. Sel, 7, 135-136 (1838).
[9] J. Cornuel, C.R. Acad. Sci., 9, 277 (1839).
[10] G. Mulot, Bull. Soc. géol. France, (1), 10, 432 (1839).
[11] H. Walferdin, Bull. Soc. géol. France, (1), 11, 26 (1839).
[12] L.E.F. Héricart de Thury, Bull. Soc. Encour. Industr. nat, 39, 395-399 (1840).
[13] F. Arago, C.R. Acad. Sci., 14, 247-252 (1842).
[14] L.E.F. Héricart de Thury, Bull. Soc. Encour. Industr. nat., 40, 98 (1841).
Nota : Ce texte est, dans ses grandes lignes, identique à celui publié sous le même titre en mars 1991, dans le n°230 de La Recherche, pp.388-390.
Un second exemplaire de cette coupe, dont s'inspira Auguste Daubrée (1888), est conservé au Musée Carnavalet. Il porte la signature de G. Mulot. Cette même coupe servit également de modèle à celle reproduite ici, qui illustre l'étude de F. Arago sur "Les puits forés", imprimée dans le tome 6 de ses "Oeuvres complètes" (1856).