TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.V (1991)
Léonard GINSBURG
Gigantomachie et Gygantostéologie du début du XVIIème siècle en France.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 29 mai 1991)

La croyance en l'existence des géants remonte au moins à la mémoire des racines de nos civilisations. Les mythologies en sont pleines, les premiers chapitres de la Bible en citent abondamment, les légendes locales en fourmillent. Sur quoi reposent ces croyances ? L'homme, entre une nature incompréhensible et hostile d'une part, et ses peurs intérieures d'autre part, a pu incarner des forces diverses sous l'aspect d'êtres fabuleux, humaniformes, de taille colossale et, notons-le, presque toujours cruels. La découverte d'ossements de grands animaux aurait-elle pu frapper les esprits et être à l'origine de ces légendes ? Cela me paraît impossible à admettre car il est extrêmement rare que les fossiles soient interprétés comme restes d'êtres vivants par les esprits non avertis, tandis que la croyance aux géants est quasi universelle. De plus, d'autres explications ont été données par les anciens pour interpréter les fossiles, comme la vis plastica et les ébauches imparfaites d'Empédocle. En des temps plus récents, la découverte d'ossements de grande taille a cependant pu conforter les croyances séculaires. Un bel exemple montre qu'en France, au début du grand siècle, la découverte de fossiles de Proboscidiens vient se plaquer sur la croyance en l'existence d'un géant.

Cette histoire débute sur les terres du château de Langon, à Montrigault, à 4 lieues au nord de Romans, en Dauphiné. Le 11 janvier 1613, des ouvriers extrayant du sablon découvrent, à 18 pieds de profondeur, des ossements de taille considérable dans un tombeau sur la pierre duquel est gravé en lettres romaines : THEUTOBOCHUS REX. Les ossements sont remis au marquis Nicolas de Langon qui les envoie pour expertise aux savants de l'Université de Montpellier, lesquels les déclarent être des ossements humains.

Alors, un certain Pierre Mazurier, chirurgien barbier dans la localité voisine de Beaurepaire, se fait confier une partie des ossements et se dirige vers Paris, en les montrant sous un grand chapiteau et en vendant une brochure intitulée "Discours véritable de la vie, mort et des os du géant Theutobochus, roy des Teutons, Ombres et Ambrosins, lequel fut deffaict 105 ans avant la venue de Notre Seigneur Jésus Christ... par Marius, consul Romain et fut enterré près du chasteau nommé Chaumon et à présent Langon".... Un accord semble avoir été signé entre Mazurier et le marquis de Langon, aux termes duquel Mazurier s'engageait à rendre les ossements au bout de 18 mois, à moins que le "roi désirât les retenir à soi". Les ossements sont donc présentés au roi qui fait demander qu'on lui remette aussi le reste des ossements, la pierre du tombeau, et le procès-verbal fait par les officiers du lieu où le dit tombeau et les ossements ont été retrouvés. Mais le Seigneur de Langon ne répondit pas (il prétextera plus tard un voyage) et le roi fait rendre les ossements à Mazurier qui quitte Paris et continue sa tournée jusqu'en Angleterre et dans les Flandres.

C'est alors, en octobre 1613, qu'un chirurgien de Paris nommé Habicot publia une brochure de 60 pages intitulée : "Gygantostéologie ou discours véritable des os d'un géant", qui est un plaidoyer en faveur de l'existence des géants et plus particulièrement de l'attribution des os exposés par Mazurier au géant Theutobochus.

La même année, Riolan, Professeur d'Anatomie et de Botanique au collège royal de Médecine, publie sous un prête nom, la "gigantomachie, pour répondre à la giganstologie". C'est en effet une réponse où Habicot est maltraité sur tous les fronts : sur l'interprétation des ossements, sur sa compétence d'anatomiste, sur son style, et son orthographe. Riolan pense que les ossements pourraient appartenir à un éléphant.

La controverse dégénère alors en une querelle venimeuse entre médecins et chirurgiens, ceux-là reprochant principalement à ceux-ci de faire faire leur travail par des barbiers. Au cours de cette querelle, on parle tout de même occasionnellement de Theutobochus.

En 1614, Habicot reprend la plume dans sa "Monomachie, ou réponse d'un compagnon chirurgien nouvellement arrivé de Montpellier, aux calomnieuses invectives de la gigantomachie de Riolan, docteur de la Faculté d'ignorance, contre l'honneur des chirurgiens de Paris".

En mars de la même année, Riolan publie "L'imposture découverte des os humains supposés et faussement attribués au roy Theutobochus". Il y accuse Mazurier d'avoir inventé l'épitaphe et précise qu'il ne peut nier ni affirmer que les ossements aient appartenu à un éléphant, car "si ceux des Saints sont si merveilleusement intacts dans les reliquaires des églises", c'est "par miracle divin". Il admet que la terre puisse former des pierres osseuses semblables aux os humains. La vieille croyance en la vis plastica demeure donc encore.

En 1615 paraissent successivement : le "Discours apologétique touchant la vérité des géants" d'un anonyme chirurgien qui charge à la fois Riolan et Habicot, puis de Habicot "Réponse à un discours apologétique touchant à la vérité des géants", puis de Riolan, successivement "Jugements des ombres d'Heraclite et de Démocrite, sur la réponse d'Habicot aux discours apologétiques touchant la vérité des géants", et "Extrait des oeuvres non encore imprimées de N. Habicot, Maître chirurgien, juré à Paris, natif de Bony-sur-Loire". Après deux ans de calme, la querelle reprend en 1618 avec une publication de 168 pages de Riolan, intitulée "Gigantologie - Histoire de la grandeur des géants". D'une petite satyre en 20 pages d'Habicot intitulée "Touche chirurgicale" suivie de la "Correction fraternelle sur la vie d'Habicot où on fait en passant la critique de ses ouvrages et notamment sa gigantostéologie", signée de Riolan. Enfin, de Habicot : "L'Antigigantologie ou contre-discours sur la nature des géants". Que penser de tout cela ? Des ossements trouvés en 1613, il ne reste qu'une dent, qui a 7 cm de long sur 5,7 de large et appartient au Proboscidien Dinotherium giganteum, dont elle est la troisième prémolaire inférieure.

A Langon, une longue terre près du château a pour nom ancien le "champ du géant" et une tradition tirée des écrits de deux écrivains bas latins, Florus et Orosius, voulait que le roi des Cimbres mourut au cours d'une bataille près d'un fleuve nommé la Galore, en Piémont. Or, juste au Nord de Langon coule une petite rivière nommée la Galore. Je suppose que le nom de ce cours d'eau, associé au fait que des ossements en grand nombre existent dans le sol de Langon, ait pu faire naître la légende que la bataille au cours de laquelle le roi des Cimbres trouva la mort se situât à Langon. Quant à la pierre gravée du tombeau, le terrain est molassique, il renferme des bancs plus durs que d'autres, couverts parfois de traces de vers ou de figures de sédimentation et l'imagination aura fait le reste.

J'ajouterai que la molasse de Langon a livré en ce siècle une M3 du Suidé Microstonyx major et une cheville osseuse de l'Antilope Protragocerus chantrei. Avec Dinotherium giganteum, ces fossiles donnent un âge Vallésien (partie inférieure du Miocène supérieur). Le champ du géant à Montrigault est un gisement important de Mammifères, qui reste à fouiller.

Bibliographie : On trouvera une bibliographie complète dans : Ginsburg L., 1984. Nouvelles lumières sur les ossements autrefois attribués au géant Theutobochus. Ann. Paléont. 70 (3), 181-219, Paris.