COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 2 mars 1994)
Il y a parmi les géologues des individualités originales, des hommes dont le caractère est affirmé et qui ont, outre leur contribution à l'inventaire géologique, pratiqué d'autres recherches originales et inattendues.
C'est le cas de Carl Ludwig GIESECKE qui a fait une carrière de géologue des plus honorables. Il a été l'explorateur du Groenland de 1806 à 1813 et a enseigné la géologie à l'université de Dublin de 1815 à 1833.
GIESECKE avait été, dans sa jeunesse, le principal rédacteur du livret de l'opéra "La flûte enchantée" qui expose d'une manière ésotérique la démarche d'un créateur au sens large. Cet opéra présente les attitudes intellectuelles qui étaient enseignées aux chercheurs du XVIIIème siècle. Le fait que GIESECKE ait ensuite pratiqué avec succès la géologie nous incline à essayer de mieux comprendre le message de cette oeuvre qui est aussi l'ultime message de Mozart.
De son vrai nom Johann Georg METZLER, il naquit à Augsburg en 1761 et mourut à Dublin en 1833. Il fit des études de théologie (1781) puis de géologie auprès de Blumenbach, avant d'étudier le droit à Göttingen. Fin 1883, à 22 ans, il change complètement d'objectif et se consacre pendant 17 ans à une carrière théâtrale.
Il joue alors à Brême, Mayence, Francfort, Augsbourg (1786-1787) et enfin à Salzbourg où il fonde un journal de théâtre. En 1788 il est à Linz puis à Graz et il rejoint enfin en 1789 la troupe de Schikaneder où il restera - à Vienne - jusqu'en 1800 comme rédacteur et figurant ou avec de petits rôles. Il était aussi régisseur du plateau et a tenu cette fonction au moins pour "La flûte enchantée". Il figure dans la distribution de cet opéra "dans le rôle discret ...du premier esclave" (J. Challey).
Auprès de Schikaneder il écrit beaucoup, notamment "Obéron roi des aulnes", traduit en allemand "Les noces de Figaro" (1793) et "Cosi fan tutte" (1794) et écrit des pièces de théâtre. "Sa collaboration au livret de La flûte enchantée a été très discutée, sans être prouvée" (Neue Deutsche Biographie).
S'il "disparaît" du monde théâtral en 1800, c'est pour devenir définitivement géologue... Il est sur le terrain de 1800 à 1813 et occupe des fonctions universitaires de 1815 à sa mort en 1833.
Un ténor français, Cornet, raconte dans ses souvenirs qu'en août 1818, GIESECKE entra un soir dans un restaurant de Vienne où il fut reconnu par Seyfried, l'ancien chef d'orchestre de Schikaneder. Il porte beau, dans sa redingote bleue, les cheveux blancs, et il vient d'être reçu en audience par l'empereur d'Autriche qui lui a donné une tabatière en or décorée de pierres précieuses. Il a en fait apporté au musée d'Histoire Naturelle une collection de végétaux, de minéraux et d'objets artisanaux, provenant des pays nordiques. GIESECKE fait alors des déclarations sans ambiguïté. Il dit qu'il a écrit une grande partie du livret de La flûte enchantée, en a donné l'enchaînement des scènes et que Schikaneder n'a écrit que le rôle de Papageno.
Les circonstances décrites par Cornet sont parfaitement cohérentes avec ce que nous savons maintenant de la carrière de GIESECKE. Les détails du texte (J. Boulaine, 1991) indiquent un rédacteur à la vaste culture. GIESECKE n'était pas à l'époque de la création de l'opéra, le misérable choriste que l'on décrit parfois, mais un garçon de trente ans, très instruit, ayant assimilé ses connaissances ; l'avenir le prouvera. Il connaissait l'italien et probablement le latin et le grec : en effet, les noms des personnages de "La flûte enchantée", très savants, sont constitués de racines provenant de ces deux langues et aussi de l'allemand.
Le dernier opéra de Mozart, "La flûte enchantée" (K. 620) a été joué le 30 septembre 1791. L'affiche de ce jour-là mentionnait, comme auteur du livret, Emmanuel Schikaneder, le producteur, qui tenait aussi le rôle de Papageno. Depuis, cependant, les historiens s'interrogent sur les véritables auteurs de la pièce et sur sa signification bien que la musique de Mozart soit universellement considérée comme un de ses plus purs chefs-d'oeuvre.
C'est vers 1850 que la littérature mozartienne mentionne comme auteur possible "un certain GIESECKE" choriste de la troupe. Beaucoup de musicologues se sont employés, durant un siècle, à minimiser son rôle. Par contre, à partir de 1950 d'autres auteurs ont peu à peu redécouvert ce personnage, et lui reconnaissent une responsabilité plus grande dans la mise au point du canevas et du texte d'un livret dont l'apparente complexité en a dérouté plus d'un. Jacques Challey (1968, p. 29) a donné un bon résumé du problème et, depuis, certains comme W. Hildesheimer (1979) et H.G. Robbin Landon (1988) y ont apporté quelques compléments.
En bref, il semble que le livret de "La flûte enchantée" soit une oeuvre collective, écrite par les collaborateurs de "la firme Schikaneder", le patron et son musicien, Mozart, ayant collaboré au moins à la conception générale et supervisé le travail de rédaction.
C'est en retournant aux sources sans faire confiance aux textes postérieurs que nous avons été obligé d'admettre l'importance de l'apport de GIESECKE dans la rédaction du livret de l'opéra de Mozart. Nous avons été aussi amené à étudier sa carrière géologique dont la qualité confirme la probabilité de nos hypothèses.
Le catalogue de la British Library comporte la traduction du livret, datée de 1811, donc vingt ans à peine après la parution de l'oeuvre, avec comme auteurs : "Schikaneder et Giesecke". Or, à cette époque les deux hommes étaient encore vivants et GIESECKE n'était pas à Londres mais au Groenland dont il ne reviendra qu'en 1813.
Nous avons fait une lecture cohérente et attentive du livret de "La flûte enchantée" (J. Boulaine, 1991). Le fait que l'auteur du plan de l'action et de l'enchaînement des scènes soit un philosophe cultivé et un homme d'action, géologue de terrain, nous conforte dans notre point de vue. A travers ce voyage du monde du mensonge à celui de la vérité, tout en célébrant la fécondité de l'amour humain et l'échec du célibat (idée chère à Mozart) GIESECKE parvient à nous montrer comment l'imagination créatrice (symbolisée par la flûte) permet de créer de la vérité et de la beauté à condition, pour le créateur, de rester complètement maître de lui-même et de savoir prendre du recul par rapport à l'oeuvre qu'il est en train d'édifier.
Alors que le premier acte se passe dans le monde du mensonge, de l'illusion , de l'erreur, et même de la connaissance immédiate, le second se passe dans le monde de la lumière, de l'intelligence, de la vérité. On peut parfaitement y voir le déroulement des travaux d'une thèse de doctorat. La première scène est à quelques mots près, une séance d'une commission du CNRS pour le recrutement d'un chercheur. Les dernières sont celles de la soutenance de la thèse, de l'attente de la décision du jury et même de la petite fête qui la suit.
Si GIESECKE "disparaît" du monde théâtral en 1800, comme le dit Cornet, c'est pour commencer une carrière de géologue. Il a probablement fait de la géologie à Vienne, comme le pense un de ses biographes, Steenstrup. Mais nous ne savons rien de positif à cet égard. Il est, un moment, secrétaire adjoint de Metternich et étudie les ressources minérales des confins de l'Autriche et de la Hongrie. Il y a dans cette région des minerais de fer d'excellente qualité qui, à l'époque des guerres napoléoniennes, ont un intérêt stratégique majeur. Ces minerais de Styrie permettent la fabrication d'un excellent acier avec lequel on fait des armes blanches qui sont, avec celles des Anglais, les meilleures d'Europe. GIESECKE obtient alors une concession de commerce de minerais, dont on ne sait pas d'ailleurs ce qu'il en a fait.
GIESECKE voyage alors en Suède, en Norvège et au Danemark. En Allemagne, il rend visite aux professeurs Karsten, Werner et Klaproth. Il rassemble une collection géologique, devient conseiller minier en Prusse, et fonde une école de géologie au Danemark, à Copenhague (1806). Le gouvernement de ce pays le charge d'une mission d'exploration au Groenland, où il va rester de 1806 à 1813 ; actuellement c'est encore un exploit, mais il y deux siècles ces explorations tenaient de l'héroïsme. Revenu en 1813, il est nommé chevalier de l'ordre danois de Danebrog et sera commandeur en 1818. GIESECKE, qui a débarqué en Ecosse et qui a des amis en Grande-Bretagne, est nommé professeur de géologie à l'Université de Dublin en 1815. En 1818 il est chargé de transmettre des collections d'histoire naturelle à divers musées d'Europe. C'est alors que Cornet le rencontre à Vienne. Il finira sa carrière à Dublin, anobli - on l'appelle "Sir Charles Lewis GIESECKE" -, vice-président de la "Royal Irish Academy" et son portrait se trouve dans l'église Saint-Georges de Dublin.
Nous avons vu que Cornet, un soir de l'été de 1818 avait assisté aux retrouvailles de GIESECKE et de ses vieux amis du temps de Mozart. Il est devenu à ce moment-là un homme établi dans la vie. Nous avons vu que c'est à cette occasion qu'il a affirmé son rôle majeur dans la rédaction du livret de l'opéra de Mozart.
Un pareil homme n'avait pas intérêt, à 57 ans, occupant une position en vue et de surcroît en mission officielle, à travestir la vérité. Il confirme seulement ce que Seyfried avait d'ailleurs deviné.
GIESECKE a rassemblé des collections importantes de minéraux, de roches et de plantes. Elles ont alimenté les musées de Grande Bretagne et de 1817 à 1819 il est allé, lui-même en offrir des parties aux musées de Copenhague, Augsbourg, Vienne et d'Italie. Il a correspondu avec Goethe à plusieurs reprises sur des questions de minéralogie.
J. Sowerby (1817) (et non Allan) a donné le nom de "Gieseckite" à un minéral du groupe des feldspathoïdes en l'honneur de GIESECKE.
Les publications de GIESECKE, dont nous donnons la bibliographie, sont certes assez modestes. La relation (en danois) de ses observations au Groenland, un article en trois pages sur la cryolite, et surtout des descriptions géologiques, guides d'excursions pour étudiants ou pour collègues en visite. Les notations sociologiques ne manquent pas avec un texte sur le peuplement des côtes orientales du Groenland.
La renommée de GIESECKE dans le Nord de l'Europe a été grande : il a été anobli par la reine et l'un de ses portraits le désigne comme Sir Charles Lewis GIESECKE, commandeur de l'ordre royal du Danemark, Directeur du musée et membre d'honneur de la Royal Society de Dublin. Il a en outre été membre ou correspondant des sociétés savantes d'Uppsala, Copenhague, Dundee, Saint-Pétersbourg, Iéna, Francfort, Munich et Prague.
Les géologues contemporains ont connu les mérites de GIESECKE et les danois ont conservé son souvenir. Ils ignorent par contre pratiquement son oeuvre littéraire, comme d'ailleurs les littéraires ignorent le caractère et la valeur intellectuelle du géologue. Seul Cornet semble avoir eu l'occasion de mesurer la grandeur et la réussite des deux personnages résidant dans le même individu.
Le livret de "La flûte enchantée" dépeint la formation qui était donnée à la fin du XVIIIème siècle à ceux qui cherchaient la Vérité et la Beauté. Maîtrise et oubli de soi donc objectivité ; doute radical et prise de distance pour éprouver le thème étudié et la création en cours ; rejet de tout ce qui apparaît faux après une critique appliquée.
Par contre, on ne trouve pas trace de la méthode expérimentale. Celle-ci reste un procédé connu de quelques chercheurs de pointe, surtout anglais et français. Le jeune étudiant allemand Justus Liebig venu étudier auprès des chimistes parisiens en 1821 la découvre avec étonnement et admiration. Il l'introduit dans son enseignement de chimie à son retour à Giessen avec le succès que l'on sait.
Le journal de voyage de GIESECKE est essentiellement géographique. Son article en anglais sur la "minéralogie" est un catalogue des roches qu'il a observées pendant sa mission. Pas de croquis, pas de coupe. Par contre, les collections de végétaux, de roches et d'objets ethnographiques ont été considérables et ont meublé les musées de l'Europe germanophone.
GIESECKE a été ignoré des français et les a d'ailleurs ignorés. Dans le premier tiers du XIXème siècle la géologie est essentiellement germanique. La création de la Société géologique de France en 1830 a rétabli les choses et inauguré une glorieuse période de l'histoire géologique.
Un premier ouvrage consacré à GIESECKE a été publié en 1878 en danois, à Copenhague aux éditions Blanco Lunos sous son nom : KL. GIESECKE et sous le titre "Mineralogiskee Reise I über Grönland". Le texte de GIESECKE comporte 372 pages - Il y a une biographie de 20 pages en danois par F. Johnstrup ; un texte de Rink en danois sur l'étymologie du lexique des noms de lieux dressé par GIESECKE, 14 pages ; un mémoire en anglais de GIESECKE : Mineralogical Geology of Groenland.
En 1910 un autre ouvrage presque identique du précédent, a été publié par la Commission pour l'étude géologique et géographique du Groenland du gouvernement danois. Cet ouvrage, entièrement en allemand, porte le titre : "Moddeleleoe om Groenland", Copenhague 1910. Ce livre existe à la bibliothèque nordique de Paris. Il comporte :
1- Une biographie de GIESECKE, par K.J.V. Steenstrup, pp. I à XXXVII.
2- La traduction du journal de voyage rédigé au retour du Groenland par GIESECKE d'après ses notes quotidiennes et publié en danois en 1818 : "Mineralogische Reisejournal über Groenland".
3- 11 pages du même GIESECKE, adressées au roi du Danemark en 1818 : "Einige wort über und für Groenland".
4- Une étude linguistique de l'important lexique des noms de lieux du Groenland ramené par GIESECKE. Elle figure déjà dans le livre précédent.
5- Des reproductions de tableaux : deux représentent des banquises, deux autres sont des portraits de GIESECKE, l'un avec sa signature, l'autre avec, en anglais ses titres honorifiques.
La "Neue deutsche Biographie" préparée par la commission historique de l'Académie des Sciences de Bavière à Munich et éditée par Duncker et Humblot à Berlin, donne de nombreuses références sur Giesecke dans un article de plus de deux colonnes, pp. 383-384-385 du deuxième volume.
BOULAINE J., 1992 - L'esprit philomatique dans La flûte enchantée, opéra de W.A. Mozart. Les conférences de la Société Philharmonique de Paris, pp. 67-91, Klincksiek, Paris.
CHAILLEY J., 1968 - La flûte enchantée, opéra maçonnique. R. Laffont, Paris, 343 p.
HILDESHEMER W., 1979 - Mozart (traduit de l'allemand). J.C. Lattes, Paris, 343 p.
HOCQUART J.V., 1988 - Ecrits sur Mozart. Séguier, Paris, 223 p.
HOCQUART J.V., 1970 - Mozart. Solfèges/Seuil, Paris.
MOZART W.A., 1781 - Lettere (en italien). Guanda, Milano.
Opéra de Paris, Théâtre National, 1981 - Mozart, La flûte enchantée. Livret de E. Schikaneder. Billaudot, Paris, 157 p.
ROBBINS-LANDON, 1988 -1791, la dernière année de Mozart. J.C. Lattes, Paris, 270 p. SADIE S., 1985 -Mozart. Editions du Rocher, Monaco.
STREICHER R., 1980 - Mozart et ses opéras ; fiction et réalité. N.R.F. Gallimard, Paris, 325 p.
STRICKER R., 1980 - Mozart et ses opéras-fiction et vérité. Gallimard, Paris.
Nota : Sur la même thème, Pour la Science (n°198, avril 1994, p. 8-9) a publié du même auteur "Du sol au sol dièse, ou de la géologie à l'opéra".