TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1978)

Gabriel GOHAU
Constant Prévost et la "géologie positive"

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 17 mars 1978)

Constant Prévost est principalement connu des historiens de la Géologie pour avoir affirmé l'actualisme (ou uniformitarisme) en même temps que Charles Lyell, sinon avant lui. C'est, en effet, dès 1827, dans deux dissertations lues à l'Académie royale des Sciences, que le géologue français, trois ans avant la parution du premier tome des Principles of Geology, chercha à "rattacher d'une manière probable les événements passés aux événements présents, en se servant de la voie de l'analogie et de l'induction" (1).

Mais cette conversion est le terme d'une évolution qu'il est intéressant de suivre. Nous remonterons aux années d'études secondaires de notre auteur. En ce temps, existaient des "écoles centrales", fondées par la Convention, et qui fournissaient aux adolescents un enseignement qui avait les caractéristiques de notre enseignement supérieur. Notamment, il était donné par des personnalités de premier plan. Tour à tour élève des écoles centrales du Panthéon et des Quatre-Nations, Constant Prévost fut l'élève de Georges Cuvier, dans la première, et de Alexandre Brongniart dans la seconde (à partir de 1802) (2).

Devenu étudiant, il retrouva Brongniart dont il devint le disciple. Il le suivit en excursion (1807 à 1812), à une époque où ce savant préparait son Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris. (Ouvrage publié en 1811 sous la signature commune de Brongniart et Cuvier, mais déjà paru en extrait dès 1808, dans le Journal des Mines).

Alexandre Brongniart cherchait à distinguer les faunes du calcaire grossier et de la craie, c'est-à-dire qu'il formait les prémices de ce qu'on nommera plus tard la paléontologie stratigraphique. Constant Prévost, dans son premier travail, suit la voie ouverte par son maître. Et en 1820, après un séjour en Autriche, où il tentait d'installer une filature (1816-1819), il publie un Essai sur la constitution physique du bassin à l'ouverture duquel est située la ville de Vienne.

Il s'efforce d'y montrer que la faune du bassin de Vienne diffère de celle du calcaire grossier et donc que les terrains tertiaires peuvent être divisés en deux niveaux. Lui aussi fait de la paléontologie stratigraphique. Curieusement même, il est plus intransigeant que Brongniart et Cuvier dans sa croyance à la succession des faunes. Utilisant la loi qui dit "que les corps organisés fossiles diffèrent d'autant plus des êtres actuellement existants qu'ils sont enfouis dans des couches plus anciennes", il affirme, contre les auteurs de l'Essai sur la géographie... que la faune des sables supérieurs ne peut être identique à celle du calcaire grossier, puisque le gypse qui les sépare n'a pas la même faune que le calcaire grossier. Prévost exclut tout retour d'une faune disparue (3). Cette affirmation contredit tellement ses thèses futures qu'il n'était pas inutile de la souligner un peu.

Pourtant, les changements de faunes restent difficiles à expliquer. Les destructions peuvent être "l'effet d'un déluge qui aurait anéanti des races entières de grands animaux déjà répandus sur la terre" (4), N'est-ce pas du catastrophisme ? Quant à l'apparition, plus problématique encore, Prévost n'est pas très clair a son sujet. Lorsqu'il dit que le calcaire grossier est antérieur à "la création des mammifères terrestres"(5), on croit entendre qu'il y a eu création successive des formes animales. Mais lorsque Prévost soutient que "depuis la création jusqu'à nos jours, il y a eu dans la chaîne (des êtres)... des modifications graduées" (6), on croit lire, plutôt, une création unique suivie de transformations des espèces.

Nous n'insisterons pas sur les rapports de Prévost avec le transformisme que G. Laurent a traité dans un article très documenté auquel nous renvoyons (7). Notons, pour en finir avec le bassin de Vienne, que M. Laurent, dans l'article cité, remarque que Constant Prévost critique la paléontologie stratigraphique : plusieurs faunes peuvent cohabiter, certaines espèces passent d'une époque à l'autre, la disparition est successive et non simultanée... Mais ces critiques n'attaquent pas les principes de la science nouvelle, elles cherchent seulement à en délimiter le domaine d'application. Ce sont les critiques d'un jeune chercheur prudent devant une méthode neuve, pas encore fondée rationnellement. Elles ne me semblent pas anticiper sur les objections futures de notre auteur.

Celles-ci commencent peu après, mais sur un point très limité : le problème du mélange de faunes marines et dulcaquicoles. Pourtant, elles conduiront rapidement Prévost à refuser la thèse de l'alternance de dépôts marins et fluviatiles.

En 1620 (article précité], il accepte cette alternance comme la façon la plus simple d'expliquer la succession de faunes différentes au même endroit. S'il n'y avait alternance, donc si les mêmes eaux avaient séjourné à l'endroit considéré, il faudrait admettre que des faunes différentes se sont succédées, avec création et destruction de chacune. Il est beaucoup plus rationnel d'admettre une série de transgressions et régressions.

Mais en 1821, Prévost découvre au contact des couches marines et fluviatiles de la région parisienne un mélange de faunes (8). Quelques semaines plus tard (28 juillet 1821 , mais l'article parut en 1822), il s'aperçoit, en étudiant les grès de Beauchamps, que le mélange est plus profond. Il en conclut que tous les fossiles marins supérieurs au calcaire grossier résultent d'un remaniement. La mer quitte définitivement la région après le dépôt de notre Lutétien. Puis les crues fluviales, en érodant les strates lutétiennes ou pré-lutétiennes, détachent leurs fossiles et les mêlent aux dépôts postérieurs, exclusivement continentaux.

Du coup, les fossiles des sables supérieurs (sables de Fontainebleau] sont ceux du calcaire grossier ! Prévost inverse donc complètement sa façon de voir précédente. (9].

Il demeure, cependant, partisan d'une succession des faunes. Et il parle de "la marche suivie par la nature pour la création successive des êtres organisés"(10].

En 1825, il a le même point de vue, puisqu'à propos du fameux didelphe de Stonesfield, c'est-à-dire de ce marsupial trouvé dans des terrains jurassiques et qui faisait remonter très haut en arrière l'apparition du premier Mammifère (que l'on croyait exclusivement tertiaire), il s'étonne de cette ancienneté. Et il présente le point de vue progressionniste en disant que l'on a vu, dans le fait que l'ordre de première apparition des classes est l'ordre de complexité de leur organisation, "la conséquence de l'ordre probablement suivi dans la création" (11). Certes, il est prudent : c'est l'ordre PROBABLEMENT suivi. Et ce n'est pas lui qui l'affirme, car il dit qu'ON a vu... Mais il a tant de peine à croire à des Mammifères secondaires qu'il estime que l'animal de Stonesfield est dans un dépôt remanié, postérieur au Jurassique.

Remarquons, qu'en 1825, le progressionnisme est déjà une idée courante. Peut-être est-il issu de la "gradation" lamarckienne des formes. En tout cas, cette même année, il reçoit l'appui de Cuvier : la 3e édition du célèbre Discours... établit la succession des formes, des Zoophytes, Mollusques et Crustacés à l'homme, par les Reptiles, Paléothériums et Mammouths (12). Encore que la succession cuvierienne soit plus écologique que progressive : ce sont "les animaux qui vivent sur la terre sèche" qui manquent dans les terrains "de transition".

Mais l'idée progressionniste a été présentée par le zoologiste allemand Bremser. Et l'ouvrage, présenté aux lecteurs français par Blainville, l'ami de Prévost, peut avoir eu une certaine influence sur notre auteur (13).

En tout cas, en 1827, son opposition aux alternances de dépôts marins et fluviatiles le conduit à sa profession de foi actualiste, et le mènera, par cet intermédiaire, à nier les créations successives et a rejeter le progressionnisme. Les retours périodiques de la mer sur les continents, imaginés par Cuvier et Brongniart comme des catastrophes, introduisent une discontinuité entre l'état actuel du globe et ses états antérieurs. "Le fil des opérations est rompu" disait Cuvier dans le Discours. Non, répond Prévost, la nature présente ne montre aucune discontinuité avec le passé. "Je n'ai été arrêté nulle part (...) par ce qu'on appelle une limite tranchée entre la nature ancienne et la nature actuelle" (14).

Il en tire quatre conséquences :

Comme pour le monde physique, Prévost tient d'abord à la CONTINUITE. Quand Dufrénoy divise le Tertiaire en 3 étages, il soupçonne qu'on trouvera des "intermédiaires qui serviront à les lier" (20). De même, quand Deshayes divise les temps géologiques en cinq périodes (plutôt qu'en 3 ères), il refuse ces divisions tranchées qui obligent à voir 5 créations "indépendantes", et il assure qu'on trouvera des intermédiaires (21).

Pourtant, à ce thème de la continuité, s'ajoute, à partir de 1839, celui de l'UNIFORMITE. C'est au nom de l'"uniformité dans le plan d'organisation" qu'il refuse les cinq créations (21). En 1645, il est très clair : "les êtres vivants ou fossiles, les plus nouveaux comme les plus anciens appartiennent à un même plan d'organisation conçu dans son ensemble, et non exécuté pièce à pièce et pour ainsi dire suivant les circonstances fortuites ou les besoins de chaque moment" (22).

Tout progressionnisme est désormais rejeté, car il lierait les perfectionnements de l'organisation à des "changements successifs ou subits survenus dans la nature des milieux ambiants" (23). Ce n'est donc pas seulement la discontinuité des changements "subits", mais en fait toute modification, même "successive" qui est refusée.

La raison de cette adhésion au plan unique d'organisation semble être dans le rapport établi par Cuvier et Geoffroy entre l'organisation et les "milieux ambiants" auxquels se référait Prévost dans la précédente citation. Cuvier disait, en effet, qu'"il y a donc eu dans la nature animale une succession de variations qui ont été occasionnées par celles du liquide dans lequel les animaux vivaient ou qui du moins leur ont correspondu" (24). Et Geoffroy Saint-Hilaire affirmait, dans le même sens que les espèces perdues s'anéantiraient si elles revenaient "le milieu d'aujourd'hui ne devant plus fournir les conditions suffisantes à leur respiration" (25).

Constant Prévost objecte, et sa réponse paraît directement adressée à Geoffroy : "les êtres actuels auraient pu s'accomoder de l'état extérieur de la terre à l'époque des terrains primaires supérieurs" (26). Certes, il est contraint de reconnaître que les formes actuelles diffèrent de celles qui les ont précédées, et que certains groupes d'êtres vivants "ne paraissent pas avoir fait partie de la création dans ses premiers moments" (27).

nais il est coincé par le lien entre milieu physique et faune. Il ne peut admettre de variation importante des êtres sans accorder à ses adversaires que les milieux physiques ont changé, c'est-à-dire sans reconnaître un évolutionnisme géologique qui contredit les thèses actualistes. Et Lyell s'en tient de son côté à la même position.

Mais le thème de l'uniformité du plan, poussé jusqu'à l'unité de la création, est aussi défendu par Ducrotay de Blainville, l'ami de Prévost, de dix ans son aîné. Il était donc intéressant de comparer les positions du géologue à celles du zoologiste. Jusqu'en 1837, Blainville semble adopter les vues de la paléontologie stratigraphique, qu'il a pratiquée, à plusieurs reprises (28). C'est au moment d'entreprendre sa gigantesque oeuvre (inachevée) de paléontologie, l'Ostéographie... , qu'il rejoint l'actualisme de son ami. Etudiant les Cheiroptères fossiles, il affirme que leurs espèces sont analogues aux espèces actuelles, et en conclut que "les conditions d'existence étaient les mêmes" (29). La démarche est opposée à celle de Prévost. Blainville, en zoologiste, décrit et classe les êtres. Et c'est parce qu'il découvre (ou croit découvrir) une identité entre les animaux actuels et leurs ancêtres qu'il en conclut à l'identité des conditions de vie. Prévost a progressé dans l'autre sens, mais les conclusions des deux amis sont les mêmes.

Ou presque. Car Blainville ne s'arrête pas à 1'UNITE du plan d'organisation.S'il y a identité des espèces c'est qu'il y a eu CREATION UNIQUE, et que, depuis celle-ci le monde vivant n'a fait que s'appauvrir (mort des espèces). Prévost, comme on a vu, ne croit pas à l'identité des faunes anciennes et actuelles. Il adopte donc la thèse des créations répétées, mais continues, avec analogie des espèces perdues et créées.

Et la "géologie positive " ? Pourquoi ce titre, alors que je n'ai pas encore usé du terme ? L'expression n'est pas de Prévost, mais de l'abbé Maupied, le collaborateur de Blainville. Dans un ouvrage intitulé Dieu, l'homme et le monde connus par les trois premiers chapitres de la Genèse, ou Nouvelle esquisse d'une philosophie positive au point de vue des sciences dans leurs rapports avec la théologie (1851), il accuse l'école de Cuvier de favoriser le panthéisme, et loue Blainville et Prévost d'avoir fondé une "géologie positive".

Il faut surtout entendre par là que cette géologie contredit moins le texte mosaïque que celle des catastrophistes (malgré les efforts de ceux-ci pour montrer le contraire) (30). En effet, remarque l'abbé, si les terrains qu'on croyait superposés sont contemporains, il n'est plus nécessaire de faire appel aux milliers de siècles, voire aux millions d'années pour rendre compte de l'épaisseur des dépôts. Et le voilà qui place en parallèle tous les terrains, du Cambrien au Crétacé, comme s'ils n'étaient que les multiples "formations" (les faciès dirions-nous) d'une même époque. On peut, alors, avec un peu de bonne volonté, faire tenir le tout dans les 6000 ou 8000 ans de la lecture littérale de la Bible. Nous revenons, en plein dix-neuvième siècle, aux chronologies courtes !

Naturellement, Maupied utilise les travaux de Prévost en lui faisant dire des choses qu'il n'a pas dites. Cette entreprise apologétique, fait au nom d'un courant religieux, ultramontain (nous dirions "intégriste", de nos jours), vise à déconsidérer les "libéraux" qui appartiennent à l'Eglise réformée ou anglicane (de Cuvier à Buckland) ; Prévost n'est évidemment pas responsable de cette "récupération". Pourtant, ses thèses dont le rôle critique est indéniable, ont permis cette utilisation. Parce que Prévost, comme Blainville, en s'opposant à l'école de Cuvier et Brongniart, ont refusé les concepts de la nouvelle géologie. Apeurés par la nouvelle idée d'un monde en évolution, en construction, où les orogenèses successives compliquent les structures physiques et provoquent l'évolution progressive du monde organique, ils se sont réfugiés dans les vieux mythes du monde en ruines, en régression. La faune de Blainville s'appauvrit inexorablement, les mers de Prévost baissent graduellement de volume, ses montagnes se forment par écroulement, comme chez Deluc, qui lui-même en est resté aux idées de Descartes et Sténon.

NOTES :

(1) Essai sur la formation des terrains des environs de Paris, (Acad. Royale Sciences, juillet 1827), in Documents pour l'histoire des terrains tertiaires, s.d. p. 96.

(2) cf. Gosselet (J.), Constant Prévost, coup d'oeil rétrospectif sur la géologie en France..., Annales soc. géol. Nord. Lille, 1896.

(3) Essai sur la constitution physique... Journal de Physique, nov. 1820 ; également in Documents... p. 223.

(4) Ibid., p. 217.

(5) Ibid.

(6) Ibid., p. 223.C'est moi qui souligne.

(7) Laurent (G.) Actualisme et antitransformisme de Prévost, Histoire et Nature, n° 8, Paris, 1976.

(8) Sur un nouvel exemple de la réunion de coquilles marines et fluviatiles dans les mêmes couches. Journal de Phys., juin 1821.

(9) Observations sur les grès coquillers de Beau-Champs et sur les mélanges de coquilles marines et fluviatiles, Journ. Phys., 1822.

(10) Ibid., in Documents...., p. 182.

(11) Observations sur les schistes calcaires oolitiques de Stonesfield... Nouveau bull. des Sciences par la Soc, philom., Avril 1825, p. 56-57,

(12) Cuvier, Discours sur les révolutions,.. 3è éd. Paris, 1825, p. 298 sq,

(13) Bremser, Traité zool. et physiol. sur les vers intestinaux de l'homme, Paris, 1824.

(14) Les continents actuels ont-ils été à plusieurs reprises submergés par la mer ? Acad. Sciences, juin-juil. 1827, in Documents..., p. 6.

(15) Considérations..., B.S.G.F., I, p. 19, 1830.

(16) Ibid., p. 21-22.

(17) Rapport fait à l'Acad. Royale des Sciences sur le voyage à l'île Julia, Paris, s.d., in Candidature de U.C. Prévost, Paris, 1835.

(18) Sur le synchronisme des formations (18-12-1838), B.S.G.F., IX, p. 90.

(19) Communic. verbale sur le sens des mots : sol, roche, dépôt, formation, terrain, (juin 1839) B.S.G.F., X, p. 340.

(20) B.S.G.F., III, p. 413.

(21) Ibid., X, p. 346.

(22) De la chronologie des terrains et du synchronisme des formations, C.R.A.S., XX (2), p. 1070.

(23) Ibid.

(24) Cuvier, Discours..., 3° éd... 1325, p. 14.

(25) Geoffroy Saint-Hilaire, Etudes progressives d'un naturaliste, Paris, 1835, d'après Hooykaas, Continuité et discontinuité en géologie et biologie, Paris 1970.

(26) C.R.A.S., XX, p. 1070.

(27) Dictionnaire univ. d'hist. nat., art. "fossiles", Paris, 1844 (t. V).

(28) cf. Gohau, Blainville et l'unité de la création (à paraître).

(29) Blainville, C.R.A.S., V, p. 820 (1837).

(30) Par ex. Serres, La cosmogonie de noise, 1838, ou Buckland, La géologie et la minéralogie dans leurs rapports avec la théologie naturelle, Paris, 1838.