TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.4 (1986)

Geneviève BOUILLET

De la génération équivoque des pierres et des fossiles d'après les textes anciens (grecs, latins et chinois)

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 28 mai 1986)

Introduction - La génération des pierres est un problème qui a préoccupé les savants de l'antiquité grecque et latine ; ils proposent des solutions variées, parfois obscures, comme dans les plus anciennes cosmogonies, parfois élaborées de façon plus rationnelle, en faisant intervenir divers phénomènes physiques ; mais une notion reste sous-jacente dans la plupart des théories ainsi échafaudées : celle d'une énergie créatrice, allant jusqu'à faire des pierres des sortes d'êtres vivants, aptes à se développer et à se reproduire ; cela crée une manière de continuité entre le minéral, le végétal et l'animal, ce qui explique les idées parfois ambiguës sur une autre question : la génération des fossiles in situ. Il est également curieux de noter certaines concordances entre la pensée occidentale, gréco-latine et médiévale, et la pensée orientale exprimée dans les lapidaires chinois qui, tout en étant de rédaction récente (XIXème siècle), exposent des opinions remontant à une tradition très ancienne.

Certaines observations semblent suggérer une génération spontanée des minéraux dans des conditions particulières. Ainsi, Pline l'Ancien note que les mines de plomb "sont les seules qui, abandonnées, -fait étrange,- renaissent plus productives. Ce qui semble produire ce résultat, c'est l'air qui se répand à satiété par les puits élargis..." (1). Cette idée de la "renaissance des mines" peut sembler légendaire, mais elle cadre bien avec les théories exposées par Aristote sur le rôle des exhalaisons dans la formation des espèces minérales : "Les exhalaisons sont au nombre de deux, la vaporeuse et la fumeuse..., et il y a aussi deux espèces pour tous les corps qui sont dans la terre : les minéraux et les métaux" (2). Chacune des exhalaisons a son rôle propre : "L'exhalaison sèche, en brûlant les matières, produit tous les minéraux, et par exemple toutes les espèces diverses de pierres qui ne se dissolvent pas dans l'eau" (3), alors que "l'exhalaison vaporeuse produit les métaux, qui sont fusibles ou ductiles, comme le fer, l'or, l'airain. C'est l'exhalaison vaporeuse qui, en étant enfermée dans la terre, y produit tous ces corps. Et l'exhalaison agit surtout dans les pierres, lorsqu'elle est pressée en un tout compact, à cause de leur sécheresse même, et qu'elle s'y coagule..." (4). Aristote envisage ici, semble-t-il, les filons métalliques dans une gangue pierreuse, ce qui préfigure nos minéralisations dans des fractures de l'écorce terrestre.

On pourrait comparer ces exhalaisons aux principes chinois du yang et du yn, principe mâle et principe femelle, qui, sous l'influence du principe K'i, esprit vital et créateur, produisent des pierres de natures et de propriétés variées (5). Il en résulte même l'idée du sexe des pierres, ainsi qu'il est exposé dans l'Encyclopédie sino-japonaise (rédigée au siècle dernier, d'après une compilation de notions anciennes effectuée au XVIème siècle par Li Che Tchen, sur l'ordre de l'empereur Kia Tsing) : "On dit que dans ces pierres qui dépendent du principe yang, lorsque le K'i est insuffisant, il se forme une pierre ts'e (femelle) ; lorsqu'il est suffisant, il se forme une pierre hiong (mâle). Elles mettent cinq cents ans à se consolider et à devenir une pierre. Dans ces transformations, elles jouent réciproquement le rôle de mari et de femme, aussi les appelle-t-on ts'e et hiong" (6).

Cette conception, qui peut nous paraître curieuse, était déjà en honneur dans l'antiquité gréco-latine. Ainsi, Pline nous apprend que les aétites, que l'on trouve dans le nid des aigles, "se présentent par couples, un mâle et une femelle , ... et on ne rencontre ces pierres que deux par deux" (7). Conséquence logique : il existe des pierres qui en engendrent d'autres. Ainsi, selon Pline, la gassinade "conçoit, ... et révèle la présence en elle d'un foetus quand on la secoue, et cette conception dure trois mois" (8). Les péanitides, dit-il encore, sont également "enceintes d'une autre pierre, dont elles accouchent... ; elles sont originaires d'un endroit de Macédoine, proche du tombeau de Tirésias ; elles ont l'aspect de l'eau congelée" (9). Ou encore : "La cyitis se forme aux environs de Coptos ; elle est blanche et l'on croirait qu'elle est grosse d'une autre pierre, qui se signale même par un bruit sec" (10).

Théophraste, auquel se réfère Pline à l'occasion, était sans doute plus sceptique, puisqu'il formulait une restriction, en écrivant : "Tout-à-fait admirable et importante est la puissance des pierres qui enfantent, si du moins ce que l'on raconte est vrai" (11). En revanche, Marbode, au XIème siècle, emboîte le pas à Pline, et affirme, lui aussi, que l'aétite "contient une autre petite pierre, comme une femme enceinte" (12). Il s'agit évidemment de divers types de géodes, bien susceptibles d'exciter la curiosité.

La ressemblance avec les êtres vivants se retrouve d'ailleurs dans l'idée de la croissance et de la maturité des pierres. Selon Hermès Trismégiste, les forces créatrices "opèrent non seulement sur les corps animés, mais aussi sur les inanimés, les pièces de bois, les roches et toutes les autres choses du même genre : elles les font croître, leur donnent fruit et les font mûrir, puis se corrompre..." (18). Il y aurait donc une continuité entre le minéral et le végétal, et c'est ce qu'exprime Pline, lorsqu'il écrit que "L'iris (exhumé dans une île de la Mer Rouge) est en partie cristal ; aussi certains ont-ils dit qu'il était la racine du cristal" (14). Et Plotin évoque "les minéraux qui s'accroissent et se font" dans la terre, animée par une raison vivante (15). C'est l'âme de la terre, dit-il encore, qui fait que "les pierres grandissent tant qu'elles sont attachées au sol, et cessent de croître, dès qu'on les sépare en les arrachant. Tout fragment de la terre a une trace de la puissance végétative" (16).

Les pierres sont même, chez les Orientaux, comparées aux générations humaines : "Dans la province de Dewa, au village de Nakashima (Japon), il existe une pierre... qui a des enfants. Un homme ramassa cette pierre, petite, qu'il laissa dans un coin. Au bout de 80 ans, cette pierre était devenue très grande, grâce à son entourage. Elle avait en effet donné naissance à un millier de petites pierres, qui étaient comme ses enfants et ses petits-enfants" (17).

Aussi merveilleuses, selon Marbode, sont les pérégrinations de la sade : "Cette pierre naît au milieu des profondeurs ; elle se dirige, grâce à une certaine influence, vers les navires... et, en se fixant aux planches de la carène oblique, elle se fait emmener au port" (18). Nous voici donc en présence de pierres animées d'une humeur vagabonde !

Toutes ces idées sont basées sur une conception dynamiste de l'univers parcouru dans toutes ses parties par une force vitale, imprégnant même les êtres inanimés ; Plotin insiste sur le fait que notre terre est le reflet d'une terre intelligible, puissance créatrice : "Retranchée de la terre, une pierre est comme une branche d'arbre qu'on aurait coupée ; si elle ne subit pas ce retranchement, si elle y reste rattachée, elle est comme la branche non coupée d'une plante vivante. Ayant trouvé que la nature créatrice intérieure à la terre est une vie dans une raison séminale, nous en tirons facilement la preuve que, à plus forte raison, la terre de là-bas est vivante, qu'il y a une vie raisonnable de la terre, terre en soi ou terre primitive, d'où vient la terre d'ici-bas" (19).

Bien des savants ont considéré que les minéraux sont le résultat d'actions de divers éléments fondamentaux. Ainsi, Théophraste attribue un rôle prépondérant à la terre et à l'eau : "Parmi les objets qui se trouvent à l'intérieur de la terre, les uns proviennent de l'eau, les autres de la terre : de l'eau, les espèces de métaux, comme l'argent, l'or et les autres ; de la terre, la pierre et toutes les sortes de pierres plus précieuses..." (20). Pour Heraclite, cité par Voilquin, c'est le mouvement du feu vers le bas qui forme la terre et ses constituants (donc les roches) : "Le feu, en se condensant, devient liquide, l'eau, en se condensant, se change en terre, et voilà pour le mouvement vers le bas" (21).

Mais si l'on veut passer des cosmogonies théoriques à des conceptions basées sur des éléments plus concrets de l'univers, on note que, sous l'influence probable des Babyloniens, une grande importance est attribuée à l'action des astres.

Aristote affirme : "Du moment que le mouvement de révolution céleste est éternel, ... il s'ensuit nécessairement que, toutes ces conditions étant réalisées, la génération des choses et des êtres est elle aussi continue. Car la révolution entretiendra indéfiniment la génération en amenant et en éloignant périodiquement la course de la génération" (22).

Le Docteur Vergnes, cité par E.-Ch. Flamant, expose ainsi les théories anciennes sur le rôle des astres : "Les astres et les éléments du Feu jetteraient leurs semences métalliques dans le sein de la Terre. Cette semence serait portée par l'Air jusqu'à l'Eau, où elle prendrait une forme palpable ou un corps que la terre nourrirait, couverait, jusqu'à ce qu'elle en ait fait un métal ou une pierre parfaite. Ce serait grâce aux rayons ignés issus des astres par l'intermédiaire de l'Air ou de l'Eau que seraient engendrées les pierres..." (23).

Le soleil, en particulier, vivifie la terre ; Hermès Trismégiste dit que cet astre est "celui de qui les bonnes énergies pénètrent non seulement dans le ciel et l'air, mais aussi sur la terre jusqu'au gouffre le plus profond et à l'abîme" (24).

C'est aussi, selon les Chinois, par "le choc des vapeurs et matières subtiles du soleil et de sa femme" que se produisent certaines pierres (25) dont l'apparition est liée aux orages.

La lune aurait également un pouvoir sur le développement des pierres ; aussi, dit Marbode, la sélénite, "qui marque les phases de la lune : en effet, elle croît avec la naissance de la lune, et décroit avec son déclin, comme affectée par les vicissitudes célestes" (26). On peut se demander, d'ailleurs, s'il n'y aurait pas ici confusion avec l'adulaire ou pierre de lune, dont le reflet interne, symbole de la lune, croît ou décroît selon les phases de cet astre, si du moins l'on se réfère à la légende, -alors que Marbode semble considérer le volume de la pierre.

C'est, plus simplement, à des phénomènes naturels moins lointains que se réfèrent divers auteurs. Ainsi, Platon affirme que la terre "qui s'est purifiée en traversant l'eau devient un corps pierreux" (27). Et il distingue les roches cristallines et les roches amorphes, sans d'ailleurs exposer les conditions particulières de génération de ces deux types minéraux : "Comprimée par l'air et indissolublement unie à l'eau, la terre compose les pierres. La plus belle est celle qui est transparente et formée de parties homogènes ; la plus laide a la constitution opposée" (28). Remarquons que la beauté est liée à la géométrie, et par là même au Nombre, élément constitutif de l'univers selon les Pythagoriciens.

Selon Anaximène, les pierres sont formées par condensation de la matière unique et indéfinie, qui produit successivement "le vent, puis la nuée, ... l'eau, puis la terre et les pierres" (29).

Pour beaucoup d'auteurs, la température joue un rôle important, soit par la fusion due au feu, soit par la congélation.

C'est le feu qui est à l'origine de la lave, dit Platon : "Parfois, il arrive que, conservant son humidité, la pierre se liquéfie, sous l'action du feu : quand elle se refroidit, naît la pierre de couleur noire" (30). C'est aussi la chaleur souterraine qui, pour Pline, explique la formation de la pierre nommée "murra", dont on fabriquait des objets d'art, et qui pouvait être de l'agate ou de la fluorine : "On pense que c'est une substance liquide qui se solidifie sous terre par l'action de la chaleur" (31). Théophraste attribue la concrétion d'où naissent les pierres soit à la chaleur, soit au froid : "La concrétion pour certaines se fait par la chaleur, pour d'autres par le froid : car il semble que rien ne s'oppose à ce que quelques sortes de pierres se forment par l'action de l'un des deux" (32).

La congélation explique la formation de nombreux minéraux, pour les anciens auteurs. Anaxagore attribue au froid la formation de toutes les pierres : "De la terre, sous l'action du froid, les pierres se solidifient et se séparent davantage de l'eau" (33).

Pline expose l'origine de la "pierre spéculaire", que les Romains utilisaient comme substitut du verre pour les vitres, et qui pourrait être un mica ou du gypse (lequel a été employé pour les fenêtres jusqu'au XVIIIème siècle). On extrait, dit-il, cette pierre "en Espagne, ... dans des puits creusés à une grande profondeur. ... Il apparaît clairement que ... l'humidité de la terre se congèle, comme le cristal de roche, et se pétrifie, car, quand des bêtes sauvages tombent dans de tels puits, la moelle de leurs os, après un seul hiver, se transforme en pierre de cette espèce" (34).

Le cristal de roche, en particulier, a semblé aux Anciens le résultat d'une congélation. Pline, par exemple, le précise : "Le cristal est le produit ... d'une solidification par congélation assez forte ; d'ailleurs on ne le trouve que là où les neiges d'hiver sont les plus durcies, et il est certain que c'est une glace ; d'où le nom que les Grecs lui ont donné" (35). Si la plupart des auteurs du Moyen-Age, tel Isidore de Seville, adoptent cette affirmation sans la discuter, en revanche on note chez Marbode une manifestation d'indépendance, sous forme d'une objection pertinente : "Le cristal est de la glace durcie pendant de nombreuses années, selon l'avis de certains savants, qui l'ont écrit ; il conserve le froid et la couleur de son antique origine. Quelques-uns le nient, et notent que le cristal se trouve dans bien des parties du monde dont il est prouvé qu'aucun froid intense, aucun hiver glacial ne les a jamais affectées" (36). Il est plaisant de constater que l'objection citée par Marbode est exactement le contraire de la "preuve" alléguée par Pline !

Autres pierres nées du froid : les stalactites. Aristote pense que dans les cavernes les suintements subissent l'action du froid qui chasse leur chaleur ; alors "l'humide en sort en même temps" que la chaleur qui les abandonne (37). Même explication dans l'Encyclopédie sino-japonaise, où, après avoir décrit les stalactites "d'une blancheur semblable à celle d'une neige très pure, ... formant des groupes de proéminences déchiquetées comme le sommet des montagnes" (38), l'auteur expose la formation des stalagmites et des colonnes : l'eau qui suinte de la stalactite et "se congèle (à terre) forme des concrétions comme des pousses de bambous, qui, avec le temps, se joignent avec les fuseaux supérieurs" (39).

Les auteurs grecs attribuaient à l'ambre une origine analogue. Aristote compare sa coagulation dans un fleuve à celle du miel bouillant jeté dans de l'eau ; et il justifie son explication par la présence fréquente d'animaux "qui s'y sont trouvés enveloppés" (40).

Enfin, un phénomène naturel plus rapide et plus spectaculaire, la foudre, est considéré comme responsable de la génération de certaines pierres. Ainsi, pour Pline, la céraunie est "recherchée ardemment par les Mages, parce qu'elle ne se trouve que dans un lieu frappé par la foudre" (41) ; de même, "la brontée, semblable à la tête des tortues, tombe, croit-on, du tonnerre" (42). Marbode, reprenant cette opinion, donne une description épique de la naissance de la céraunie : "Lorsque l'air se soulève, agité par la rage des vents, lorsqu'il tonne de façon horrible, lorsque l'éther enflammé lance la foudre, alors, les nuées s'entrechoquant, cette petite pierre tombe du ciel" (43). Ces descriptions pourraient faire penser à des météorites, mais celle que donne un ancien texte chinois évoque plutôt des outils préhistoriques : "C'est une espèce de pierre qu'on trouve après la foudre tombée, ... ordinairement de la figure du fer d'une hache, à cela près qu'il n'y a pas de trou pour l'emmancher" (44).

Certaines pierres, croit-on, ont une origine animale. Pline, inspiré sans doute par Théophraste (45), rapporte que le lyncurium serait de l'urine de lynx solidifiée (46), les hyènies seraient "extraites des yeux de l'hyène" (47), la sauritis se trouverait "dans le ventre du lézard vert" (48), et la synodontitis "dans le crâne des poissons nommés synodus" (= spare denté) (49) ; mais il prend bien soin de dégager sa responsabilité, attribuant généralement ces opinions aux Mages, et affirmant même clairement à l'occasion qu'elles lui semblent fausses. Marbode, à propos du lyncurium, qu'il appelle ligurium, est plus affirmatif : "Le liquide distillé par la vessie du lynx se transforme en pierre", après que l'animal l'a recouvert d'une "masse de sable entassé" (50). Autre exemple de cette théorie en honneur dans la science médiévale : Albert Le Grand nous dit que "la pierre appelée Rajane est noire et luisante ; on la trouve dans la tête d'un coq quelque temps après qu'elle a été mangée des fourmis" (51). Les origines merveilleuses ont été particulièrement séduisantes, semble-t-il, et se retrouvent aussi chez les Chinois ; selon eux, une pierre "jaune et ronde, qui pèse comme de l'étain" (sans doute de la "pyrite prismatique nodulaire", selon F. de Mély) se trouve "dans le ventre des serpents" (52).

Divers auteurs, antiques ou médiévaux, envisagent aussi une génération des pierres par transmutations (théorie qui donnera sans doute une base à l'alchimie). Théophraste explique, d'après un exemple précis, que l'émeraude naîtrait du jaspe : "Certains pensent qu'elle provient du jaspe. On raconte en effet que l'on a trouvé à Chypre une pierre dont la moitié était de l'émeraude, et la moitié du jaspe, comme si le liquide ne s'était pas entièrement transformé" (53). Pline reprend cette référence : "Théophraste rapporte qu'on a découvert à Chypre un bloc moitié émeraude, moitié jaspe, le liquide n'ayant pas encore achevé sa transmutation" (54). On trouve même dans les lapidaires chinois une véritable généalogie des pierres, dérivant l'une de l'autre par transmutations successives ; le plomb serait l'origine des métaux ; son nom même (Kin Kin = métal des métaux) est caractéristique : sous l'influence des vapeurs vertes du principe yang, le minium "donne naissance à un minerai qui, au bout de 300 ans, se transforme en plomb, et ce plomb, au bout de 200 ans, se transforme en argent, et ensuite, au bout de 200 ans, après avoir subi l'action du K'i, devient de l'or" (55). L'auteur de l'Encyclopédie sino-japonaise ajoute cependant : "Mais c'est une opinion erronée". Cette conception est néanmoins celle de l'antique minéralogie chinoise.

Certaines pierres présentent des aspects particuliers, rappelant la vie végétale ou animale ; ce sont les fossiles, dont l'interprétation a été fort controversée jusqu'à une époque récente.

Les Chinois ont bien noté qu'"il y a des pierres qui se forment d'arbres ou de plantes, des êtres volants ou marchants deviennent pierres et la transformation se fait d'un être animé en un être inanimé" (56).

Mais qu'en pensaient les auteurs gréco-latins ? Les légendes tendaient parfois à attribuer aux vestiges découverts une origine merveilleuse : ils auraient appartenu à des géants. Ainsi, Pausanias rapporte qu'en haute Lydie, une crevasse s'étant formée dans le sol à la suite d'un orage, "l'on vit apparaître des ossements dont la forme laissait croire qu'il s'agissait d'un homme, mais dont les dimensions empêchaient que ce fût possible. Aussitôt le bruit se répandit partout que c'était le cadavre de Géryon ..., et ils prétendaient que certains en labourant avaient déjà trouvé des cornes de vaches, parce que la légende dit que Géryon élevait des vaches de premier choix" (57). Ces "cornes de vaches" ne seraient-elles pas des Bélemnites ?

De nombreux auteurs ont plus simplement considéré les fossiles comme des restes d'animaux pétrifiés, prouvant même les modifications du niveau de la mer. Encore doivent-ils expliquer comment ces êtres vivants ont été formés dans la terre.

Une solution paresseuse consisterait à dire qu'il ne s'agit pas vraiment de la transformation d'êtres vivants, mais de simples "jeux de la nature", conception qui s'est perpétuée jusqu'au XVIIIème siècle. Ainsi, Voltaire, cité par Furon (58), - qui le qualifie de retardataire parlant "de tout avec une compétence très inégale",-écrit dans les "Questions philosophiques" : "Je ne nie pas qu'on ne rencontre à cent milles de la mer quelques huîtres pétrifiées, des coques, des univalves, des productions qui ressemblent parfaitement aux productions marines, mais est-on bien sûr que le sol de la terre ne peut enfanter de fossiles ? Un arbre n'a point produit l'agate qui représente parfaitement un arbre ; la mer peut aussi n'avoir point produit ces coquilles fossiles qui ressemblent à des habitations de petits animaux marins". On trouve même dans un "Recueil sur l'histoire de la Terre et des fossiles" de E. Bertrand (1766), cité également par Furon, une explication théologique : "Les débris fossiles sont des pierres figurées enfouies dans le sol par Dieu qui a voulu mettre ainsi plus d'harmonie dans ses oeuvres" (59).

Chez les Anciens, certains fossiles ont surtout attiré l'attention par leur forme, sans qu'ils soient reconnus comme des vestiges d'êtres vivants, ce qui a évidemment conforté les partisans des "jeux de la nature". Tels les "doigts de l'Ida", en Crète, que Pline décrit comme ayant "la couleur du fer et figurant un pouce humain" (60). Il pourrait s'agir de Bélemnites.

Cependant, une croyance répandue chez les Anciens, et qui d'ailleurs a subsisté jusqu'au XIXème siècle, celle de la génération spontanée (ou équivoque), justifierait l'apparition dans les couches terrestres d'animaux ultérieurement pétrifiés.

Aristote donne de très nombreux exemples de génération spontanée. D'une façon générale, il note qu'à côté de la génération sexuée, il y a des animaux "qui naissent de terre en putréfaction et de végétaux, comme c'est le cas pour beaucoup d'insectes" (61). Il observe qu'il en est de même pour les plantes, qui parfois "poussent comme si la Nature les produisait spontanément. Elles proviennent de la terre putréfiée, ou de quelques matières végétales qui pourrissent" (62). Rien d'étonnant à cette puissance de la terre, pourvue, selon Plotin, d'une "âme végétative... prouvée par les plantes qui y poussent. Mais, puisque l'on voit aussi bien des animaux naître de la terre, pourquoi ne pas dire aussi qu'elle est un être vivant ?" (63).

Aristote observe cependant une sorte de spécialisation dans les milieux générateurs. Il cite de nombreux cas de production d'animaux dans des environnements variés : laine, bois, neige, excréments... Bornons-nous à quelques cas plus proches de la géologie : terre, rochers, minerais... Ainsi, les vers de vase "se forment dans la boue des puits et partout où se produit un afflux d'eau avec dépôt de terre" (64). La nature du milieu influence la forme des êtres ainsi engendrés : "D'une manière générale, tous les Testacés naissent dans le fond de l'eau, et par génération spontanée, différents suivant la diversité des fonds : dans la vase se forment les huîtres, dans le sable les conques..., dans les anfractuosités des rochers les ascidies, les anatifes et les espèces communes comme les patelles et les tritons" (65). Encore plus extraordinaire : "A Chypre, là où l'on calcine les pyrites de cuivre, qu'on met au four pour plusieurs jours, il se forme, dans le feu, des bestioles qui sont un peu plus grandes que les grosses mouches, qui ont des ailes et qui sautent et cheminent à travers le feu" (66). Aristote insiste sur cette influence des milieux et explique le dynamisme de la génération : "Les animaux et les plantes naissent dans la terre et dans l'eau, parce qu'il y a de l'eau dans la terre, parce qu'il y a de l'air dans l'eau, et que dans tout cela il y a une chaleur vitale, de telle sorte qu'on peut dire que tout est plein d'âme et de vie. Aussi, des êtres ne tardent-ils pas à se constituer dès que cette chaleur est circonscrite et renfermée ; les corps liquides venant à s'échauffer, la chaleur se concentre, et il se forme une sorte de bulle d'écume. Les différences qui font que le genre d'êtres produits est plus relevé, ou qu'il est moins parfait, résultent de la manière dont le principe vital a été circonscrit. Ce qui cause le phénomène, ce sont les milieux où il se passe, et le corps qui y est renfermé" (67).

Les Chinois, plus réalistes, se contentent de décrire des fossiles comme ceux de la montagne nommée "Montagne des limaçons à coquilles" (68), et de donner, à l'occasion, des explications fort simples de leur présence ; ainsi, pour le "crabe de pierre", qui est un "crabe ordinaire" qui "se transforme en pierre, quand il est poussé sur le rivage par le flux et le reflux de la mer", ou encore, dans un lieu où "la terre est très légère, le froid très rigoureux. Le crabe se cache dans la terre, mais il n'en peut plus sortir et, au bout d'un certain temps, il est entièrement pétrifié" (69).

Aristote croit également à la génération spontanée de certains Poissons qui "naissent de la vase et du sable...; c'est le cas, entre autres, dans des marécages comme il y en avait, dit-on, jadis, aux environs de Cnide : ce marais se desséchait au moment de la canicule, et la vase devenait entièrement sèche ; de l'eau commençait à revenir avec les pluies, et des petits poissons se formaient dès que l'eau apparaissait..." (70). Il s'agit manifestement de poissons qui s'enfoncent dans la vase par période de sécheresse, et reparaissent dès le retour de l'eau.

Théophraste envisage bien le cas où des poissons peuvent vivre hors de l'eau dans des conditions climatiques particulières : certains s'enfoncent dans la terre encore humide, lorsque les lacs ou les rivières où ils vivent s'assèchent momentanément ; d'autres subsistent dans la glace... Mais il met complètement à part le cas des "poissons fossiles" de Paphlagonie : "On peut en effet en déterrer beaucoup, et de bons, dans des endroits assez profonds ; mais ces endroits ne sont pas inondés par des rivières, et n'ont pas d'affluence d'eau, par lesquelles, ainsi que nous l'avons dit, les oeufs et les principes générateurs subsistent habituellement... La terre serait capable, par un mélange adéquat de chaleur et d'humidité, d'engendrer des animaux de cette sorte". Mais il envisage aussi la possibilité d'un apport de germes par infiltrations (71). Ce passage célèbre est d'autant plus ambigu que le terme "fossiles" utilisé ici n'a pas le sens que nous lui attribuons aujourd'hui, mais seulement le sens étymologique de "déterrés en creusant".

Comme pour les pierres, la génération des êtres, tant vivants que fossiles, serait liée à l'influence des astres. "Nous observons que, quand le soleil s'approche, il y a génération, qu'il y a destruction quand il s'éloigne", écrit Aristote (72).

Hermès Trismégiste insiste sur le rôle générateur du Soleil, qu'il assimile d'ailleurs au Démiurge : "De même que le Soleil répand sans arrêt sa lumière, ainsi continue-t-il indéfiniment de créer la vie sans jamais s'interrompre ni quant au lieu ni quant à la production" (73).

Des fossiles bien particuliers, les glossopètres, que Pline prend pour des pierres, bien que ce soient en fait des dents de Requin (reconnues pour telles au XVIIème siècle seulement), auraient une origine céleste : "La glossopètre, semblable à la langue de l'homme, ne se forme pas, dit-on, dans la terre, mais elle tombe du ciel quand il y a éclipse de lune" (74). Notons à la décharge de Pline qu'il ajoute qu'il n'y croit pas...

Ces formes curieuses, "jeux de la nature" ou vestiges d'êtres vivants engendrés de façon plus ou moins mystérieuse, ont évidemment alimenté les légendes et les superstitions. E.-Ch. Flamand note que les Oursins fossiles, entre autres, ont été utilisés comme objets magiques, symbolisant l'Oeuf du Monde, ou le coeur ; on en trouve dans de nombreux tumulus de l'époque néolithique ; ainsi, au Mont Vandois, près de Héricourt (Haute-Saône), on a découvert une sépulture recouverte d'une masse de 2 à 3 m d'Oursins fossiles ; de nos jours encore, ils sont parfois considérés comme des talismans. Les Bélemnites, souvent prises pour de l'urine de lynx pétrifiée, étaient encore récemment utilisées par les sorciers du Berry pour guérir, entre autres, les ophtalmies, les Lynx ayant une vue perçante (75).

Pline, sans en connaître la vraie nature, nous apprend que "La corne d'Ammon est parmi les pierres les plus sacrées de l'Ethiopie ; elle a la couleur de l'or ; elle représente une corne de bélier ; on assure qu'elle procure en songe des visions prophétiques" (76). Il s'agit évidemment d'Ammonites pyriteuses.

Conclusion - Les conceptions antiques concernant la génération des pierres et des fossiles semblent basées sur les principes d'une métaphysique dynamiste, faisant de la Terre un être vivant, et ne distinguant pas nettement les êtres animés des êtres inanimés ; les fossiles constitueraient une sorte de chaînon entre le monde minéral et le monde vivant. De la pierre à l'homme, il existe une continuité. Selon Jamblique, "il faut considérer que le tout est un vivant unique. Ses parties sont distantes localement, mais, en vertu de leur nature unique, s'empressent les unes vers les autres" (77). Ce foisonnement de la vie, brassant tous les êtres en un perpétuel mouvement, est affirmé par Epictète : "Cet univers n'est qu'une seule cité, ... la substance dont il est formé est unique et ... il doit y avoir une révolution périodique où les choses se cèdent mutuellement la place, où les unes se dissolvent tandis que d'autres viennent au monde, où les unes demeurent au même lieu tandis que d'autres se mettent en mouvement" (78). La terre fait naître le vivant, le vivant redevient pierre, fermant le cercle...


REFERENCES