COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 13 mai 1992)
Anno Domini millésimo, en l'an mille du Seigneur, Gilbert d'Aurillac, ex-archevêque de Reims, devenu le pape Sylvestre II, sanctionna l'entrée de la Hongrie en Europe, en offrant une couronne au premier roi du pays, Etienne 1er. Cette couronne est demeurée jusqu'à nos jours le symbole de l'identité nationale de la Hongrie.
Trois cent cinquante ans plus tard, le royaume de Hongrie atteint son apogée, sous le règne du roi Louis le Grand, de la maison d'Anjou.
La prospérité de la Hongrie reposait alors sur les mines d'or, d'argent et de cuivre situées dans le Nord du pays, dans la Slovaquie actuelle. Elles étaient exploitées par des mineurs d'origine allemande (saxonne), invités et protégés par les rois de Hongrie.
Une de ces mines était celle de Schemnitz (Selmecbànya). Voilà le point de départ de cet aperçu sur les relations franco-hongroises dans le domaine de la géologie, qui était à cette époque inséparable des travaux miniers.
L'histoire de ces relations peut être convenablement subdivisée en six périodes successives.
- Montesquieu visite le district minier du Nord de la Hongrie en 1728. Dans ses "Mémoires..." il mentionne une "machine à feu" qui était en fonction dans la mine d'Ujbànya ("la Nouvelle mine") depuis 1722. Il s'agit en fait d'une machine à vapeur qui précéda celle de James Watt.
- En 1735, une Ecole des Mines fut établie à Schemnitz (Selmecbànya), une des premières de ce genre en Europe. Le premier français à s'y rendre fut Gabriel Jars (1757-1759). De retour en France, il publie ses expériences à Lyon, dans un ouvrage en trois tomes : "Voyages métallurgiques..." (1774-1781).
- Le "Traité sur la science de l'exploitation des Mines", écrit par Ch.T. Delius, professeur à l'Ecole des Mines de Selmecbànya, fut traduit en français et publié à Paris en 1778, aux frais du roi.
- En 1780 un autre livre fut traduit et publié à Paris : celui d'Ignaz von Born, intitulé "Lettres sur des sujets minéralogiques à travers le Banat de Temeschwar, la Transylwanie, la Haute et Basse Hongrie".
- A.M. Lefebvre d'Hellancourt passa une année scolaire entière à Selmecbànya (1782-1783). Il publia ses expériences dans le "Journal des Mines" en 1795 "Sur la nature des monts Carpacks (sic) en Haute Hongrie", etc. Une curiosité : il apporta un échantillon de minéral (rutile) qu'il transmit à Haüy. C'est à partir de ce minéral que, plus tard, Klaproth découvrit et décrivit le titane.
- I. von Born fonda en 1786 la première société savante internationale dans le domaine des travaux miniers, à l'occasion d'une réunion d'experts miniers à Szlenò, en Haute Hongrie (Slovaquie actuelle). Ce fut la "Société de l'art de l'exploitation des Mines". La société eut 15 sections régionales, dont une, siégeant à Paris, était présidée par le baron Philippe-Frédéric de Dietrich.
- On peut lire dans la Gazette nationale ou Moniteur Universel du 8 vendémiaire de l'an trois (le 29 septembre 1794) le compte-rendu d'une séance de la Convention nationale. Dans le rapport présenté par le chimiste Fourcroy, il est écrit : "La physique et la chimie n'ont encore été montrées qu'en théorie en France. L'Ecole des Mines de Schemnitz en Hongrie nous fournit un exemple frappant de l'utilité de faire exercer ou pratiquer par les élèves les opérations qui font la base de ces sciences utiles... Le comité de Salut Public a pensé qu'il fallait introduire dans l'école des travaux publics cette méthode...". La même année était fondée l'Ecole centrale des Travaux Publics. Elle devint plus tard l'Ecole Polytechnique de Paris, considérée comme l'archétype des grandes écoles techniques modernes.
Les idées de la Révolution française furent accueillies avec enthousiasme par les intellectuels hongrois. On fonda même un Club de jacobins hongrois. Mais le pouvoir impérial frappa sans merci. Les cinq dirigeants des jacobins hongrois, avec I. Martinovics à leur tête, furent exécutés en 1795.
A partir de cet épisode tragique, toute liaison avec la France fut considérée comme subversive et, de ce fait, sévèrement sanctionnée.
En conséquence, les relations franco-hongroises furent complètement interrompues jusqu'à la fin des guerres napoléoniennes.
- En 1818, F.S. Beudant entreprit un "Voyage minéralogique et géologique en Hongrie", dont il publia les résultats en 4 tomes à Paris en 1822. Cet ouvrage est considéré comme le premier traité géologique de Hongrie. Il est muni d'une carte géologique en 16 couleurs, à l'échelle 1 millionième, de la totalité de la Hongrie historique. En fait, elle est la première carte géologique proprement dite du pays. (Celle du savant polonais S. Staszic, publiée en 1809, ne couvre pas toute la Hongrie).
- Lill de Lilienbach effectua des voyages "à travers toute la chaîne des Carpathes, en Bukowine, en Transylwanie et dans le Marmarosch", en 1723, 1725 et 1727. Son journal de voyage fut rédigé et publié par Ami Boué en 1833-1834.
Les pionniers hongrois des sciences géologiques "modernes" profitèrent largement du savoir de leurs confrères français.
- J. Szabó, le premier professeur de Géologie et de Minéralogie à l'Université de Pest, entretenait une correspondance avec plusieurs savants français.
- M. von Hantken, le premier directeur de l'Institut géologique de Hongrie, fondé en 1869, devint plus tard le premier professeur de Paléontologie à l'Université de Budapest. En se spécialisant dans l'étude des Foraminifères, il s'appuyait surtout sur les ouvrages d'Alcide d'Orbigny. Il invita en Hongrie, accueillit et accompagna sur le terrain les géologues français Hébert et Munier-Chalmas.
- Les participants hongrois, bien que peu nombreux, contribuèrent au succès du premier Congrès géologique international, qui eut lieu à Paris en 1878.
- En 1886, deux géologues français, A. Daubrée et E. Hébert, furent élus membres honoraires de la Société géologique de Hongrie (fondée en 1848).
Cet épisode réjouissant fut suivi par une interruption presque totale des relations franco-hongroises.
Pendant un demi-siècle, de 1890 environ jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale, toute la vie culturelle de la Hongrie, la science comprise, fut caractérisée par la prépondérance de la langue allemande. Dans toutes les écoles du pays, l'allemand devint la première langue étrangère vivante.
En géologie, cela se traduisit par des relations préférentielles avec les scientifiques autrichiens, suisses et allemands. Les contacts avec la science française ne s'effectuèrent plus que par l'intermédiaire de la science autrichienne.
Cette situation peu favorable se détériora encore davantage entre les deux guerres.
La monarchie dualiste austro-hongroise éclata en 1918. Le traité de paix signé à Trianon démembra la Hongrie qui perdit les deux tiers de son territoire. Tous les districts miniers traditionnels furent perdus, car situés sur le territoire des nouveaux états de Tchécoslovaquie et de Yougoslavie, ou bien en Transylvanie, qui fut incorporée à une Roumanie agrandie.
Les géologues hongrois durent donc concentrer leurs efforts sur l'exploration de ce qui subsistait de la Hongrie historique.
Les géologues des pays "héritiers" constituèrent l'Association de Géologie carpatique, dont les géologues hongrois furent exclus. La politique de discrimination adoptée par la "petite entente" et la politique révisionniste du gouvernement hongrois, poussèrent la Hongrie, presque totalement encerclée, vers la république d'Autriche, l'Italie et l'Allemagne.
Cette orientation aboutit à un nouveau désastre national : la Hongrie entra dans la deuxième guerre mondiale alliée à l'Allemagne de Hitler qui, entre-temps, avait annexé l'Autriche, et avec l'Italie de Mussolini. Elle en sortit vaincue, épuisée, détruite, démoralisée, et se trouva occupée par l'Armée Rouge de l'URSS. Les occupants allemands furent chassés par les russes et les ukrainiens, mais ceux-ci restèrent en Hongrie jusqu'au 16 juin 1991.
Les frontières imposées par le traité de Trianon, partiellement révisées par les dictats de Vienne, furent rétablies par le traité de paix signé à Versailles en 1946. La Hongrie, à nouveau convalescente, bénéficia d'un bref épisode de relative liberté démocratique de quelques années, sous un gouvernement de coalition.
Les géologues hongrois se mirent à chercher de nouvelles relations. Ce fut surtout F. Horusitzky, professeur à l'Université de Szeged, qui s'orienta vers la France. Il proposa même l'établissement d'un étage "Gallien", qui ne fut cependant jamais officiellement reconnu.
A l'Université de Budapest, le Traité de Paléontologie de Jean Piveteau remplaça celui de K. Zittel, et les ouvrages de Henri et Geneviève Termier furent beaucoup lus et très appréciés.
Avec la prise du pouvoir par le parti communiste en 1949, les contacts avec l'Ouest devinrent de plus en plus difficiles à maintenir. Le rideau de fer et toutes sortes de restrictions empêchèrent la plupart des géologues hongrois de voyager. L'influence de la science soviétique, basée sur la grande tradition russe remontant jusqu'à Lomonossov, s'imposa avec force. De nombreux géologues hongrois furent formés et se spécialisèrent dans des universités de l'URSS. D'autres quittèrent la Hongrie en 1956.
En 1960, F. Horusitzky réussit à faire élire Jean Roger membre honoraire de la Société géologique de Hongrie - à côté de quatre géologues soviétiques et de deux tchécoslovaques, dont un d'origine russe.
Le seul moyen de sortir de l'isolement presque hermétique fut l'adhésion de la Hongrie à l'Association de Géologie carpatique, transformée en Association géologique carpato-balkanique.
Au milieu des années soixante commença la libéralisation du régime politique en Hongrie.
Les premiers stagiaires hongrois furent accueillis en France, parmi eux J. Kiss qui, plus tard, devint professeur de Minéralogie à l'Université de Budapest.
Un géologue hongrois, O. Csillag, devint le directeur du Centre culturel français à Budapest.
La Compagnie Péchiiney et le Trust hongrois de bauxite et d'aluminium établirent une coopération dans les domaines de l'exploration et de la recherche des bauxites.
L. Egyed, professeur de Géophysique à l'Université de Budapest, s'efforça d'établir des relations de travail avec des collègues français.
La "grande percée" fut la célébration, en 1969, du centième anniversaire de la fondation de l'Institut géologique de Hongrie, qui attira entre autres de nombreux participants français. Cinq livrets-guides d'excursions furent rédigés et traduits aussi en français. A cette occasion, de nombreux contacts personnels furent établis.
En 1970, j'eus la chance de faire un stage de courte durée auprès du B.R.G.M. à Orléans. On mit au point une coopération bilatérale entre le B.R.G.M. et l'Institut géologique de Hongrie dans plusieurs domaines, dont la bibliographie géologique informatisée, la géothermie, et la géochimie. Cette coopération se poursuit toujours.
Après le Congrès géologique international de Prague en août 1968 (interrompu par l'intervention militaire du Pacte de Varsovie), ce fut le 26ème Congrès géologique international qui se tint à Paris en 1980 et vit une participation massive des géologues hongrois. A cette occasion, le Professeur André Cailleux offrit généreusement son hospitalité à plusieurs d'entre nous.
Les années qui suivirent furent celles de l'épanouissement et de la diversification accélérée des relations franco-hongroises.
Le professeur Ch. Pomerol, avec qui nous avions collaboré depuis 1964, entreprit en 1983 d'organiser en Hongrie (à Visegràd) une réunion du projet 174 du Programme international de corrélation géologique (PICG), "Terminal Eocene Events".
Une coopération s'établit entre l'Université de Budapest et l'Université Paris VI (P. et M. Curie).
B. Géczy, professeur de Paléontologie à l'Université de Budapest, donna des conférences à Paris sur les ammonites jurassiques et Gy. Bàrdossy sur les bauxites et les latérites. Ce dernier fut élu Associé étranger de la Société géologique de France.
Le professeur J. Dercourt et son équipe se rendirent en Hongrie pour effectuer des recherches conjointes avec des géologues hongrois sur la structure et le développement géotectonique des Carpates.
A l'Institut géologique de Hongrie, une révision systématique de la collection de mollusques fossiles de H. Coquand fut entreprise, dans le cadre d'une coopération triangulaire entre la Hongrie, la France et la Belgique.
Les visites mutuelles, les stages, les soutenances de thèses et les publications conjointes se sont multipliés au point qu'il devint, fort heureusement, tout à fait impossible de les énumérer tous.
En 1991, la Hongrie s'est associée au projet "Géoenvironnement - Carpates", dont la deuxième réunion aura lieu en septembre 1992 à Màtrahàza en Hongrie.
Au 7ème Congrès de l'Association des Sociétés géologiques européennes, tenu à Paris en 1991, la Hongrie s'est vue confier l'organisation de la 5ème réunion de l'Association à Budapest, du 19 au 26 septembre 1993.
L'avenir ne dépend que de nous, de notre volonté de coopération à bénéfice mutuel.