COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 23 novembre 1976)
Il est important à plus d'un titre de montrer aux étudiants, peut-être surtout aux débutants, comment ont été acquises les connaissances qu'on leur enseigne, et comment ont été élaborés les cadres, parfois très formels, des Sciences de la Terre. Nous mentionnerons ici trois raisons essentielles sur lesquelles se fonde cette importance.
La première est d'ordre psychologique, on pourrait même dire d'ordre psychique étant donne la part qu'y prennent l'inconscient et l'affectif. En effet, si l'on peut imaginer qu'un étudiant du 17e siècle ou du 18e siècle était encore très proche des quelques grands noms qui étaient à l'origine du savoir de leur époque, qui étaient en quelque sorte les colonnes du temple d'architecture encore très simple dans lequel ils étaient invités à entrer, s'ils étaient assurément familiers d'Aristote et de Pline l'Ancien, s'ils connaissaient, on l'espère du moins, les noms de Tycho Brahé et de Newton, la science a atteint aujourd'hui un tel développement qu'on perd aisément le contact avec ses sources si celles-ci ne sont pas expressément rappelées. Et il y a quelque chose n'écrasant dans cet édifice énorme, si vaste qu'on n'en peut percevoir de prime abord, ni les fondements ni les limites, de sorte que la connaissance, qui devrait être sereine, qui en réalité est humaine, parait entourée d'un mystère un peu inquiétant et que celui qui l'aborde ressent avec quelque malaise sa petitesse relative. Plus tard, d'ailleurs, il cherchera des remèdes à ce malaise dans les certitudes des dogmatismes, dans les systèmes trop bien faits, présentés par les maîtres les plus habiles. Il est donc à la fois rassurant et sain de connaître les figures de ceux qui ont, pas à pas, accumulé ce savoir, de suivre leur démarche et parfois leurs tâtonnements, de connaître les circonstances, parfois anecdotiques, qui ont présidé à la mise au point des cadres qui structurent une bonne part des Sciences de la Terre.
Nous sommes ainsi passés,par un enchaînement bien naturel, à la seconde des raisons pour lesquelles il est important de mentionner les sources des connaissances et des disciplines que l'on enseigne. Celles-ci, une fois leurs origines dévoilées, sont dépouillées de leur mystère et sont dès lors plus exposées à la critique. C'est ainsi que se développe l'indépendance d'esprit dont l'un des éléments est l'esprit critique et l'autre, la confiance dans la possibilité d'aller plus loin, de découvrir encore du nouveau. Sur ce plan, les découvreurs ont valeur d'exemple, parfois même de stimulant; connaître leur démarche, comme leurs limites, rend plus vraisemblable à ceux qui en ont la vocation, l' idée qu'ils pourront,un jour, prendre la relève, au front de la recherche. Tout cela revient à dire en somme, que le but de l'enseignement n'est pas tant de bourrer de jeunes esprits de connaissances toutes faites que de leur révéler les méthodes qui ont permis de les acquérir.
Nous nous arrêterons plus longtemps, sur la troisième des raisons, c'est à dire sur la valeur pédagogique de l'histoire des Sciences et en particulier des Sciences de la Terre. On constate, en effet, que l'enchaînement historique du progrès de la science correspond souvent à l'enchaînement logique le plus favorable à la présentation et à l'acquisition des connaissances.
Les données les plus générales concernant notre Globe en sont un excellent exemple.
La première question qui se pose,concernant notre Globe, est en effet celle de sa forme et de ses dimensions. C'est effectivement la première question qui fut posée et il est plus important de savoir comment Eratosthène a résolu le problème, en 345 avant Jésus-Christ, que de connaître à 3 décimales près la longueur des rayons de la Terre. Il n'est pas moins instructif de savoir comment, quelque 2000 ans plus tard, on est parvenu, par le moyen bien plus indirect de l'observation du retard, à l'Equateur, de la pendule de Jean Richer (1673), à la notion du renflement équatorial; et comment Clairaut, 70 ans plus tard, en tira cette idée, qui fut si importante par la suite, que la Terre se comporte comme un fluide vis à vis de contraintes prolongées (théorie de la figure de la Terre, où il est traité de l'équilibre des fluides (1743). C'est encore en suivant le cours de l'Histoire, que nous pouvons aborder la deuxième question qui se pose, celle de la masse et de la densité de la Terre. Et sur ce seul point, quelle merveilleuse leçon d'abstraction et de rigueur peut-on tirer du cheminement qui mène, par Copernic, Galilée et Newton, à la mesure expérimentale de la constante gravitionnelle G, effectuée modestement, presqu'en secret par Henry Cavendish (1797), cent ans après que Newton l'ait introduite sans la connaître dans, sa formule
F = G m m' / r2
On pouvait alors, enfin, calculer la masse et, partant, la densité de notre Globe; on était dès lors conduit à poser le problème de sa constitution interne, du fait de l'insuffisante densité des roches de surface. Notons en passant que les approximations remarquables faites entre-temps par Pierre Bouguer (1738), au moyen du fil à plomb et du pendule, ne sont pas moins instructives. Il est d'ailleurs déplorable que tant d'étudiants connaissent la correction et l'anomalie de Bouguer sans rien savoir -une rapide enquête l'a preuve- de leur auteur..Si celui-ci connut le succès puisque son nom est passé à la postérité, son demi-échec est aussi révélateur d'une loi assez cruelle du développement de la pensée qui est qu'une découverte trop précoce, en avance sur son temps porte rarement ses fruits. En effet, les mesures remarquablement précises qu'effectua Bouguer dans les Andes avec le fil à plomb et le pendule, furent accueillies avec scepticisme et n'eurent guère d'écho, alors que cent ans plus tard les mêmes mesures, exécutées par Pratt, au pied de l'Himalaya, conduisirent à la théorie de l'isostasie. La notion d'une relative plasticité de la Terre, proposée par Clairaut, se trouvait ainsi confirmée et conduisait aux deux premiers modèles dynamiques de la croûte terrestre, dynamique verticale avec le rééquilibrage isostatique, dynamique tangentielle avec la théorie de Alfred Wegener. C'est en effet - et Wegener le spécifie clairement - la notion de la plasticité du Sima qui autorisait celle de la dérive des continents. C'est donc une erreur, tant historique que logique, que d'enseigner, comme on le fait trop souvent aujourd'hui, la théorie de Wegener comme une simple introduction à la théorie des plaques. Celles-ci fut l'aboutissement d'une tout autre aventure, celle de la Séismologie. Cette dernière,commencée vers 1920 devait d'abord conduire au rejet de la théorie de Wegener, puisqu'elle entraînait et exigeait le concept d'un Globe rigide. C'est de la synthèse de ces deux exigences, celle de la plasticité et celle de la rigidité, qu'est née la théorie des plaques; mais son intérêt exemplaire vient surtout de ce qu'elle a résulté d'un extraordinaire effort convergent de toutes les disciplines des Sciences de la Terre: Séismologie, Océanographie physique, Pétrologie, Paléomagnétisme, Géochronologie et Micropaléontologie et aussi de ce que, pour la première fois dans l'histoire, tant de moyens aient été mis en oeuvre pour vérifier des hypothèses qui avaient le mérite d'être vérifiables. Mais on doit bien dire, en arrivant ainsi à une histoire strictement contemporaine, qu'une attention portée au développement extraordinaire de cette théorie, fondée, il faut le rappeler, sur l'observation de phénomènes actuels, conduit à une appréciation nécessairement critique du tournant qui a été pris lorsqu'on a cherché à l'appliquer aux phénomènes du passé.
Quoi qu'il en soit, le fait que la Géophysique ait introduit pour la première fois le Temps et le Passé dans ses méthodes de pensée a représenté un événement considérable dans l'histoire des Sciences de la Terre par la convergence désormais possible entre la Géophysique et la Géologie, La Géologie est en effet, dans son essence, une science fondée sur la méthode historique, celle qui consiste à voir dans la reconstitution du Passé la condition de la compréhension du Présent. Cela n'est pas surprenant puisque tous les objets que la Géologie prend en considération sont nés dans le Passé, qu'il s'agisse de roches sédimentaires, de roches d'origine magmatique ou de réserves de manières premières et d'énergie. Ici encore, on pourrait montrer comment la première idée du temps et de la pérennité du développement terrestre a été perçue par les Grecs et profondément exprimée par Aristote et comment il a fallu, encore une fois, 2000 ans, pour qu'on retrouve cette idée. Nous nous bornerons ici à rappeler le rôle remarquable et souvent sous-estimé qu'a joué la Géologie dans l'éveil de la pensée moderne et même, plus qu'on ne pense, dans le développement de notre Société. En effet, l'introduction par la Géologie de l'importance du Temps et de l'évolution de toute chose a beaucoup passionné les esprits éclairés du 18è siècle et a contribué à la mise en cause de la stabilité d'institutions qui se présentaient comme immuables puisque de droit divin. On voit bien, avec le recul, qu'il n'y a pas d'autre raison à la longue hostilité de la science officielle vis à vis de la théorie de l'Evolution que cette crainte du changement et que ce ne fut pas le remarquable homme de science que fut Cuvier qui s'opposa à Lamarck ou Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, mais, bien le Baron Cuvier.
Il y a donc intérêt non seulement à considérer l'histoire d'une Science en elle-même, mais à la replacer dans le contexte plus général de l'histoire de la Société.