COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 février 1998)
La question de l'enseignement de l'histoire des sciences est régulièrement posée dans le milieu éducatif. L'enquête, sur les lycées, diligentée par le ministre Claude Allègre en 1998 en est un exemple récent. Examinons quel pourrait être l'intérêt d'une telle formation, pour des enseignants, en nous appuyant sur l'histoire de l'origine du granite dont nous privilégierons deux aspects : la succession des différentes idées sur le mode de formation du granite et l'idée de preuve dans les études sur ce mode de formation.
Le document joint résume les différents niveaux d'explication du mode de formation du granite depuis le XVIIIe siècle. Rappelons qu'avant cette période, le granite était décrit, localisé sur des cartes mais qu'on se préoccupait peu de son histoire. Le terme lui-même est d'ailleurs basé sur sa description : le granite est formé de grains (en latin granum = grain).
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, deux explications dominent :
Nous avons là deux explications opposées (origine ignée contre origine marine), bâties sur un même schéma : une représentation linéaire du déroulement des phénomènes géologiques. C'est le temps sagittal dont parle S.J. Gould (2).
Au niveau suivant apparaît James Hutton pour qui le granite provient de la fusion de roches préexistantes sous l'action de la chaleur souterraine, avant d'être injecté dans les couches sus-jacentes. Cela correspond à une double révolution par rapport aux idées précédentes :
Ainsi à ce niveau de l'histoire, le granite devient une roche qui se forme de manière continue par recyclage d'autres roches.
Un peu avant la moitié du XIXe siècle apparaît, avec Fournet et Durocher (5), la notion de magma, localisé sous l'écorce terrestre. Elle s'appuie sur des connaissances précises sur la chaleur de l'intérieur de la Terre (travaux de Louis Cordier). Les conditions thermodynamiques particulières qui y régnent permettent d'imaginer la présence de cette matière fondue. Deux magmas sont cités, l'un, granitique, superposé à un second, basaltique. Cela veut-il dire que, la théorie de Hutton aidant, Durocher et Fournet pensent que les roches anciennes ont été fondues en quantité suffisante pour donner naissance à ces enveloppes magmatiques ? Rien n'est moins sûr car, pour ces auteurs, le magma est juvénile. Le magma granitique a été injecté en premier à la surface de la planète ce qui, pour Durocher, explique le fait que les roches granitiques soient plus anciennes que les roches basaltiques. Le magma basaltique a, en effet, été expulsé après l'épuisement des réserves granitiques. On a donc là coexistence de deux idées : celle de magma, nouvelle, juxtaposée à un schéma sagittal que l'on pouvait croire disparu depuis les travaux de l'auteur écossais.
A la même époque, certains auteurs n'admettent pas l'origine ignée du granite. C'est la xénomorphie du quartz qui pose problème puisque, à partir d'un mélange fondu, ce minéral devrait cristalliser en premier et donc être automorphe. Il y a donc nécessité de proposer une explication capable de rendre compte de ce fait. On l'attribue à une fusion de roches préexistantes en présence d'eau (fusion aqueuse). Les partisans de cette théorie (tels Théodore Virlet d'Aoust et Scheerer) se placent ainsi dans un schéma cyclique du temps (6).
Au XXe siècle le débat se poursuit entre trois types d'explications nettement tranchées :
L'alternative ne se présente plus sous l'aspect cyclique/sagittal mais transformation à l'état solide contre fusion partielle ou totale de roches préexistantes. C'est la thèse magmatiste qui émergera avec les études expérimentales fusion/ recristallisation de minéraux (Tuttle et Bowen, Wyart et Sabatier, Winkler et von Platen). Elle sera nuancée avec les travaux sur la fusion anhydre. Toutefois la thèse solidiste ne sera pas vraiment réfutée.
Nous conclurons ce rapide historique par trois remarques :
Le modèle de science qui apparaît ainsi n'est pas un modèle cumulatif mais plutôt un modèle de construction par rectification du savoir rendue nécessaire par les blocages résultant de nouvelles données (observations, études expérimentales, etc.). Nous retrouvons ici le concept de révolution scientifique décrit par Kuhn (7).
Quand James Hutton réalise ses observations concernant l'origine du granite, le terrain n'est pas son point de départ. Il ne pratique pas une démarche inductive mais déductive (8). Il considère en effet a priori que les sédiments qui proviennent de l'érosion des montagnes sont si importants en quantité que, depuis le temps qu'ils sont charriés par les fleuves, il ne devrait plus y avoir de montagnes. Or il y en a toujours. Cela signifie que les roches se reforment continuellement. Et Stephen J. Gould rapporte que le chercheur écossais n'avait, en tout et pour tout, réalisé qu'une seule observation de granite avant son exposé à l'Académie royale d'Edimbourg en 1785. Il considère que sa théorie est confirmée quand, plus tard, à Glen Tilt, il observe du granite discordant : c'est, pour lui, du granite injecté.
A propos du rôle du terrain dans l'argumentation d'une thèse, il est intéressant de noter comment René Perrin et Auguste Michel-Lévy utilisent les mêmes observations pour soutenir des thèses contraires. En 1893, celui-ci affirme, à propos d'échantillons recueillis dans le Massif de Flamanville (9) : « [...] nous avons recueilli au sud de la Grande Carrière quelques beaux échantillons des types par superposition, dans lesquels le mica noir, le pyroxène, le sphène des schistes voisins flottent dans un magma microgranitique ». En 1939, Perrin et Roubault affirment à propos d'observations réalisées au même niveau : « A vrai dire, ces phénomènes de bordure invoquent avant toutes choses ces superpositions et cristallisations successives dont nous avons déjà parlé et qui, pour nous, caractérisent des réactions dans le solide (10) ». Michel-Lévy part du principe que le granite a une origine magmatique : il interprète les différentes observations faites en Normandie en fonction de ce qu'il sait. De la même manière, Perrin et Roubault retrouvent dans la même roche tous les arguments leur permettant de rendre compte de la présence des différents constituants observés dans la roche. Les observations du terrain sont donc bien souvent interprétées à la lueur de la théorie à laquelle un chercheur adhère. Elles n'ont de sens que pour celui qui sait ce qu'il cherche. Les analyses de roches, de modes de gisement ne font souvent que conforter l'observateur dans sa théorie. Faut-il prendre cela pour une vérification ?
S'intéresser à l'histoire des sciences ne signifie pas que l'on cherche à retrouver chez les élèves la même évolution des idées que celle que l'on a pu reconstituer dans l'histoire. Ils ne sont pas de petits savants du XVIIIe ou du XIXe siècle : ils ne possèdent pas les mêmes fondements et les mêmes connaissances, ne partagent pas la même culture qu'un Buffon, Gottlob Werner ou Durocher.
Par contre, il est utile de faire prendre conscience, aux jeunes enseignants par exemple, que la différence entre l'élève et l'enseignant ne se réduit pas à une simple soustraction : somme des connaissances du second moins somme des connaissances du premier. Tout comme Werner ou Buffon avaient leur explication sur l'origine du granite, l'élève a ses propres explications sur les phénomènes qu'il étudie. L'enseignant doit donc être persuadé qu'il n'a pas en face de lui des esprits vierges mais des élèves qui ont leur propre système explicatif, conséquence de conceptions naïves du monde. Si Hutton avait face à lui une société avec des opposants accrochés à des thèses où se mêlaient, de manière rationnelle ou irrationnelle, des conceptions rigoureusement étayées et d'autres basées sur les récits de la Bible, l'enseignant exerce dans une classe qui, elle aussi, peut être considérée comme une société où rationnel et irrationnel se mêlent. L'histoire des sciences peut alors être un moyen de prendre conscience de l'intérêt d'analyser les connaissances initiales des élèves en ne cherchant pas à mesurer simplement l'écart avec le savoir savant mais en prenant le temps de rechercher comment elles fonctionnent (ce qu'elles expliquent et ce qu'elles n'expliquent pas).
Une deuxième conséquence pédagogique découle de la précédente : l'élaboration d'une théorie ne se fait pas forcément par accumulation de faits. Nous l'avons écrit précédemment en décrivant l'évolution des idées sur le granite. C'est d'une rectification du savoir des élèves qu'il faut parler, plutôt que d'une acquisition spontanée de connaissances nées de l'observation. C'est là que l'on peut trouver les raisons de l'échec partiel de certaines méthodes qui consistent à vouloir « faire parler » les roches. Un élève ne comprendra l'origine d'une roche, le mode de formation d'un gisement que par rapport à ce qu'il sait déjà. Ainsi justifiera-t-il l'existence de volcans par la présence de magma sous-jacent au nom du principe que la Terre est entièrement liquide à l'intérieur. Il ne ressentira pas la nécessité d'étudier la formation du magma puisqu'il sait qu'il existe. Par contre, mettre ce même phénomène en regard d'un manteau entièrement solide permet de poser un véritable problème scientifique et de créer une réelle motivation intellectuelle.
Le dernier intérêt de l'histoire des sciences que nous citerons est le travail sur la notion de preuve. On recommande souvent aux enseignants de privilégier le travail sur le terrain et je souscris volontiers à cette idée. Mais pour quoi faire ? L'exemple de la discussion entre les solidistes représentés par Roubault et surtout Perrin et les magmatistes tels que Michel-Lévy doit nous inciter à rester prudents et à considérer comme abusifs des raisonnements que l'on trouve dans certains ouvrages où la disposition du granite sur le terrain, la présence de cristaux sont autant de preuves de son passage par un état liquide. Nous avons vu la faiblesse de tels arguments pour imposer une explication. Il vaut mieux retenir de l'histoire que c'est plutôt un faisceau d'arguments qui permet de rendre une explication vraisemblable plutôt que vraie, c'est-à-dire capable d'expliquer un maximum de faits.
L'histoire des sciences est loin d'être une discipline anecdotique comme elle apparaît parfois. Elle est aussi à distinguer d'un simple énoncé de repères chronologiques. Son intérêt est tout autre : elle permet de prendre conscience des multiples changements de pensée qui se sont opérés dans l'évolution des idées. Nous en avons cité quelques-uns : schéma neptunien contre schéma plutonien, temps sagittal contre temps cyclique, magmatisme contre transformisme. Essayer de se mettre à la place d'un Perrin permet de se décentrer et de comprendre que tous les arguments développés n'ont souvent du sens que pour celui qui est convaincu. C'est sans aucun doute une lecture bachelardienne de l'histoire des sciences. Dans l'enseignement c'est plus souvent le professeur qui est convaincu, l'élève ne faisant souvent que restituer les connaissances sans avoir modifié ses propres conceptions c'est-à-dire sans avoir fait sa propre révolution scientifique.
2) GOULD, S. J. (1987). Aux racines du temps. Trad. Fr., Grasset & Fasquelle, Paris, 1990 ; Rééd. Le livre de poche, Paris, 1997, 318 p.
3) ELLENBERGER, F. (1994). Histoire de la géologie. T. 2, Technique et Documentation, Lavoisier, Paris, 381 p.
4) GOULD, S.J., Op. cit.
5) DUROCHER, J. (1857). Essai de pétrologie comparée ou recherches sur la composition chimique et minéraiogique des roches ignées, sur les phénomènes de leur émission et sur leur classification. Ann. Mines,. (5), 11, p. 217-259.
6) GOHAU, G. In : BONIN, B., DUBOIS, R., & GOHAU, G. (1997). Le métamorphisme et la formation des granites - Evolution des idées et concepts actuels. Nathan, Paris, 317 p.
7) KUHN, T. (1972). La structure des révolutions scientifiques. Flammarion, Paris, 246 p.
8) GOULD, S. J. Op. cit.
9) MICHEL-LÉVY, Aug. (1893). Contribution à l'étude du granite de Flamanville et des granites français en général. Bull. Serv. Carte géol. Fr. topogr. souterr., Paris, T. 5, n° 36, 41 p.
10) PERRIN, R. & ROUBAULT, M. (1939). Le granite et les réactions à l'état solide. Bull. Service Carte géol. Algérie, Alger, 5e série, Pétrographie, n° 4.