COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 27 février 1991)
La conception moderne des eaux souterraines est l'aboutissement de sept millénaires de cheminement de la pensée, jalonnés de paliers, de stagnations et de mûrissements suivis d'explosions d'idées. En revanche, la technique du captage et de l'utilisation de l'eau, anticipant sur les connaissances scientifiques, a connu ses premières applications pratiques il y a cinq mille ans.
L'homme a utilisé l'eau, indispensable à son existence, dès son origine. A l'époque néolithique, il domestiquait l'eau de surface. Des proverbes mentionnant ce fait sont inscrits sur des tablettes sumériennes datant de quatre mille ans av. J.C. De nombreux passages de l'Ancien Testament traduisent les préoccupations pour les eaux et les sources. Moïse, vers 1400 av. J.C, n'a-t-il pas, d'un coup de baguette magique, fait surgir une source sur les flancs du Sinaï, au milieu du désert ? De grands cataclysmes naturels sont, sans doute, à l'origine des récits relatifs aux phénomènes miraculeux du Déluge et du retrait des eaux de la Mer Rouge. La présence de l'eau a favorisé la naissance des grandes civilisations sur les rives de quatre grands fleuves, plusieurs milliers d'années avant l'ère chrétienne : cinq mille ans dans la vallée inférieure du fleuve Jaune, quatre mille ans dans celle du Nil, trois mille sur les rives du Tigre et de l'Euphrate et deux mille cinq cents sur l'Indus. C'est par l'observation des crues du Nil que les premiers Egyptiens imaginèrent le calendrier de trois cent soixante-cinq jours.
Les premiers captages d'eau souterraine par puits ou par galeries sont très anciens. Les Chinois pratiquent depuis plusieurs millénaires la technique des forages, atteignant 1500 m de profondeur, avec des tiges de bambou assemblées. Le plus ancien ouvrage connu en Egypte a été creusé il y a quatre mille ans. Le puits Joseph's, près du Caire, qui a environ 100 m de profondeur, a en effet cet âge. C'est à la même époque que l'oasis de Ghadames (Fezzan) a été irriguée à partir de puits.
En France, le plus ancien puits de Paris, du VIIème siècle peut être observé à Saint-Julien-le-Pauvre. Les premiers forages jaillissants, exécutés en 1126 à Villiers-en-Artois, sont à l'origine du terme "puits artésiens". Puis cette technique gagna l'Europe du Sud au XVIème siècle. A citer le puits célèbre d'Orvieto creusé en 1527. En 1841, Georges Mulot fore le puits artésien de Grenelle, qui sera pendant plusieurs années, avec ses 548 m, le plus profond du monde. Ce record sera battu, en 1857, par le forage de Passy atteignant 641 mètres.
Le captage par des galeries très longues, s'étendant sur plusieurs kilomètres - les kanats ou foggaras - était pratiqué en Perse dès huit cents ans av. J.C. et dès cinq cents ans avant notre ère en Egypte. Ils sont connus dans toute la zone aride : Chine, Afghanistan, Afrique du Nord.
Le premier aqueduc romain, captant des sources, date de 312 av. J.C. Dans la région parisienne, le captage des sources de Rungis et de Cachan, réalisé sous l'empereur Julien au IXème siècle, alimentait l'aqueduc d'Arcueil.
Les sciences de l'eau se sont développées au cours de quatre grandes périodes : naissance et développement des théories sur l'origine et la circulation des eaux souterraines (IVème siècle av. J.C. - XVIIème siècle) ; les fondements scientifiques (du XVIIème siècle à 1955), la prise de conscience des problèmes de l'eau dans les activités humaines (1955-1975) ; l'hydrogéologie mathématique avec le développement de l'emploi des ordinateurs.
Le développement des techniques de captage a été suivi, mais avec retard, par celui des hypothèses sur l'origine et le comportement de l'eau dans l'atmosphère, en surface et dans le sous-sol. Il s'agit là de la conception du cycle de l'eau, apparue en Chine neuf cents ans av. J.C. Mais c'est aux Grecs, puis aux Romains que nous devons les premières théories sur l'origine et la circulation des eaux souterraines. Trois grandes conceptions se dégagent des textes : origine océanique, origine par condensation des eaux dans le sous-sol et origine météorique.
Origine océanique des eaux souterraines : 650 av. J.C. -1665.
Le Grec Thalès de Milet, préoccupé par l'abondance des karsts dans son pays, imagine en 650 av. J.C. que l'eau de la mer, poussée par les vents, pénètre dans le sous-sol des continents ; la pression des roches provoque son ascension dans le flanc des montagnes pour engendrer les sources. Platon (428-348 av. J.C.) complète ce circuit en supposant le retour à l'océan par un gigantesque abîme, le "tatare". Lucrèce (98-55 av. J.C.) explique le dessalement de l'eau de mer par filtration dans le sol. Ces thèses feront de nombreux adeptes jusqu'au XVIIème siècle. En particulier René Descartes (1596-1650) imaginera la présence de canaux souterrains mettant la mer en communication avec les cavités du sous-sol des continents. La chaleur des assises profondes transforme cette eau en vapeur qui monte dans les couches supérieures où elle se condense et alimente les sources. Cette hypothèse est soutenue, en 1665, par le Hollandais Kircher (1601-1680). Il faut sans doute attribuer à une survivance de cette théorie jusqu'à nos jours, une conception erronée de l'écoulement des eaux souterraines dans les fleuves souterrains, ou la généralisation de la circulation karstique dans les cavités.
Naissance des eaux souterraines par condensation de la vapeur d'eau dans le sous-sol : 400 av.J.C-1877.
Aristote (384-322 av. J.C.), également influencé par le karst grec, suppose que la vapeur d'eau du sol se condense dans les cavités refroidies, creusées dans les montagnes. Elle y forme ensuite des lacs souterrains alimentant les sources. Il est suivi par Sénèque (4-65) puis par de nombreux partisans, jusqu'en 1877 avec O. Volger pour lequel toutes les eaux souterraines proviennent de condensations dans le sous-sol. De nos jours, certains auteurs attribuent un rôle à ce type d'alimentation pour les massifs karstiques et les régions dunaires désertiques.
Origine météorique des eaux souterraines par infiltration des eaux de pluie : 100 av. J.C. -1886.
Cette théorie, plus réaliste, en germe dans les travaux du Grec Théophraste (env. 371-288 av. J.C.) contemporain d'Aristote, est avancée dès le 1er siècle av. J.C. par l'architecte Vitruve, lequel admet la formation des sources par la pénétration dans le sol des eaux de pluie et de fonte des neiges, jusqu'à leur interception par une "couche de pierre ou d'argile". Elle est précisée par Léonard de Vinci (1452-1519), génie universel, dont l'intuition fut remarquable dans de nombreux domaines. Ce savant a, en particulier, reconnu l'importance des aquifères des formations géologiques des Alpes.
La première conception moderne du cycle de l'eau est due à Bernard Palissy, pionnier de la paléontologie. En 1580, dans son ouvrage Discours admirable de la nature des eaux et des fontaines, tant naturelles qu'artificielles, il affirme que les eaux souterraines proviennent uniquement de l'infiltration dans le sol des pluies arrêtées en profondeur par des couches argileuses. Cette théorie, soutenue par Vossius (1656), sera confirmée, en 1674, par Pierre Perrault.
Le XVIIème siècle marque la période la plus féconde de l'histoire des sciences en général. C'est le siècle de René Descartes (1596-1650) et de Blaise Pascal (1623-1662). En ce qui concerne les sciences de l'eau, deux Français, Pierre Perrault (1611-1680) et Edmé Mariotte (1620-1684), démontrent l'équilibre des apports et des écoulements, base de l'établissement du premier bilan d'eau, et du rôle de l'infiltration. Ce sont les fondateurs de la pensée moderne en hydrologie. Pierre Perrault, en 1674, dans son remarquable mémoire De l'origine des fontaines, prouve par des mesures précises dans le haut bassin de la Seine que les précipitations sont à elles seules suffisantes pour assurer le débit des cours d'eau et des sources. Edmé Mariotte, dans le Traité du mouvement des eaux et des fluides, publié après sa mort, en 1686, par Philippe de la Hire, confirme les résultats de Pierre Perrault, en comparant le volume d'eau des précipitations tombées à celui écoulé dans les eaux de surface du bassin de la Seine. Le cycle de l'eau est bouclé, dans l'atmosphère, par l'astronome britannique Edmund Halley (1656-1742) qui démontre dans le bassin de la Tamise le rôle de l'évaporation. Dans une application hardie au bilan de la Méditerranée, il constate que l'évaporation est égale aux précipitations.
L'établissement des fondements de la géologie au XVIIème siècle et dans la première moitié du XIXème siècle, a des répercussions sur l'hydrogéologie. Le fondateur de la stratigraphie, l'Anglais William Smith (1769-1839), propose en 1827 une première application de la géologie à l'étude des eaux souterraines. En France, les études et les travaux des géologues, des ingénieurs et des foreurs, avec les puits artésiens de l'Artois et de Paris, aboutissent à une véritable explosion des sciences et des techniques de l'eau. Henri Darcy (1803-1858) établit expérimentalement, à Dijon en 1856, la loi de Darcy, base fondamentale de l'hydrodynamique souterraine. Eugène Belgrand (1810-1878) précise en 1846 la notion de formations perméables et imperméables. L'abbé Paramelle (1780-1875) expose, en 1856, dans son ouvrage l'Art de découvrir les sources, les résultats de ses études et explorations sur les eaux souterraines dans le massif calcaire karstique des Causses.
A la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, les hydrogéologues français et allemands apportent une importante contribution à l'hydrologie scientifique moderne. Auguste Daubrée (1814-1896) montre, en 1887, les relations entre les structures géologiques et la présence et le mouvement des eaux souterraines. Edouard Alfred Martel (1859-1938) publie, en 1921, son Traité sur les eaux souterraines, qui fait autorité pour les formations calcaires. L'hydrogéologie doit beaucoup à E. Imbeaux, dont l'Essai d'hydrogéologie, édité en 1930, établit les bases de la géologie appliquée aux eaux souterraines. Une première "Banque des données du sous-sol" est présentée avec la publication, en 1939, de l'ouvrage de Paul Lemoine, R. Humery et R. Soyer sur les Forages profonds du Bassin de Paris. En Allemagne, A. Thiem (1836-1908) met au point des méthodes de pompage d'essai pour l'évaluation de la perméabilité des terrains, méthodes développées dans le monde jusqu'à nos jours. L'Europe n'a pas l'exclusivité et de nombreux travaux sont effectués aux Etats-Unis, à cette époque, par Allen Hazer, Muskat, Telmann et O.E. Meinzer. Les savants soviétiques ont également apporté largement leur contribution par leurs travaux sur le cycle et le bilan de l'eau.
Le développement de la prospection et de l'exploitation des eaux souterraines en Afrique du Nord, de 1945 à 1955, a créé une véritable école française d'hydrogéologie. Celle-ci accède aux Sciences et Techniques. A citer en Tunisie, J. Archambault, E. Berkaloff, G. Castany, H. Schoeller ; en Algérie, G. Drouin, M. Gauthier, P. Gevin et au Maroc, R. Ambroggi, J. Margat, L. Monition et A. Robaux. On soulignera, en particulier, l'exécution d'Inventaires systématiques des ressources en eau, le développement de l'hydrodynamique souterraine et de l'hydrochimie (H. Schoeller). Les méthodes de prospection géophysique de subsurface et les diagraphies dans les sondages sont utilisées systématiquement. Les techniques de forages d'eau sont développées. La législation administrative de l'eau est instaurée dans tous les pays, alors qu'en France le seul texte réglementaire concerne le décret-loi de 1936 protégeant l'aquifère des sables albiens du Bassin de Paris.
Au terme de cette période l'hydrogéologie est essentiellement descriptive, consacrant une large place aux monographies régionales, à l'identification stratigraphique des aquifères et à l'évaluation des ressources en eau.
Au cours de cette période, 1955-1975, l'hydrogéologie, tout en consolidant ses bases scientifiques, prend une place importante dans les techniques du développement. L'étude de l'influence de l'homme sur le cycle de l'eau devient la préoccupation des chercheurs. La géochimie isotopique prend son essor. L'UNESCO crée, en 1965 avec l'Office météorologique mondial, la Décennie hydrologique internationale. L'hydrogéologie est alors reconnue comme partie intégrante des Sciences de l'eau. Une institution permanente fait suite à la Décennie avec le Programme hydrologique international et la création au sein de l'UNESCO d'une Division des Sciences de l'eau. Le nombre des publications, dans tous les pays, est en accroissement très important, de quelques dizaines à quelques centaines. La contribution française est prédominante avec près de cinquante pour cent.
Cette dernière période est marquée par la mise en place de la gestion des ressources en eau et la protection de l'environnement. Une préoccupation particulière est portée à la protection des eaux souterraines contre la pollution. Les actions des Nations Unies prennent de l'ampleur. Le Programme hydrologique international augmente son action vers l'hydrologie des ressources en eau au service d'un "développement durable dans un environnement évolutif. Les aspects socio-économiques sont pris en compte pour l'élaboration des grands projets. Mais c'est surtout dans le domaine de l'Informatique hydrogéologique, notamment avec l'apparition des microordinateurs que les progrès sont les plus décisifs. Ils déterminent une nouvelle étape avec l'extension de la quantification des paramètres, le développement de la cinématique des écoulements souterrains et de la cinétique des échanges hydrochimiques. Les applications à la géothermie prennent une place prépondérante. La prolifération des publications prend un tel essor que celles-ci deviennent difficilement abordables à l'hydrogéologue isolé. C'est pourquoi un effort est porté à l'organisation de l'information.
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