COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 10 décembre 2003)
L'œuvre scientifique d'Edouard Desor présente un indéniable intérêt tant par la diversité des sujets que ce savant a abordés (glaciologie, paléontologie, stratigraphie, géologie régionale, archéologie) que par les milieux dans lesquels son œuvre s'est développée (Neuchâtel, Paris et Boston). De plus, ce personnage complexe est également attirant par l'importance de ses actions sociales, religieuses et politiques dans lesquelles la science occupe le plus souvent une place centrale. En réunissant des fonds d'archives d'une étonnante richesse, Marc-Antoine Kaeser a pu placer ce savant dans le contexte politico-social de son temps pour nous offrir une analyse particulièrement attrayante, constamment examinée en fonction des multiples paysages sociaux et culturels dans lesquels il a été actif.
En science, Desor est un autodidacte ; entré comme secrétaire auprès de Louis Agassiz, il en devient rapidement un collaborateur apprécié parmi ceux qui, comme lui, travaillent dans la " fabrique scientifique " qu'Agassiz dirige alors à Neuchâtel. Avec le temps, les paroles de reconnaissance, les rétributions, la table et le logement que lui accorde son patron, pas plus que la gloire de participer à une aventure scientifique incomparable ne parviennent à satisfaire ce réfugié ambitieux que la vie a déjà souvent blessé. Le conflit conduit à un procès qui se déroule aux USA où les deux anciens amis sont alors établis. Face au savant qui est considéré comme la force montante de la science américaine, Desor sort coupable de cet affrontement, en partie en raison d'un rapport de force qui ne lui est pas favorable.
Après sa rupture avec Agassiz, Desor est engagé comme géologue chargé de la reconnaissance du territoire et se trouve, pour un temps, l'assistant d'Henry Darwin Rogers. C'est à cette époque qu'il rencontre le révérend Theodore Parker qui, par sa foi humaniste, son admiration pour la science et sa vénération de la Nature, deviendra son guide spirituel. Desor revient en Suisse à l'appel de son frère malade. Au décès de celui-ci, sous l'influence de Parker et avec l'aide de la large fortune héritée, il s'engage dans tout ce qui peut contribuer à l'amélioration des connaissances, donc au progrès : de l'enseignement élémentaire à celui des hautes écoles, de la vulgarisation de la science à sa pratique au niveau le plus élevé. Par le rôle d'animateur scientifique qu'il va occuper dans la petite ville de Neuchâtel, Desor reprend le flambeau qu'Agassiz avait abandonné à son départ pour l'Amérique. Il redonne ainsi vie à la Société des Sciences naturelles. Par ses interventions parlementaires, il conduit à la réouverture de l'Académie que la révolution locale de 1848 avait fermée. Avec l'aide de Gressly, il prend une part active dans les travaux géologiques nécessaires à la construction des lignes de chemins de fer à travers le Jura.
Dès 1860 et jusqu'à la fin de sa vie, Desor place l'archéologie au centre de ses préoccupations scientifiques. L'analyse consacrée à cet engagement et à aux multiples répercussions qu'elle provoque chez Desor et dans son entourage, occupe plus de la moitié de l'étude de Marc-Antoine Kaeser. Elle est particulièrement intéressante. Grâce à un certain recul et à l'excellente documentation dont il dispose, l'auteur peut ainsi nous montrer, sans passion, que les conflits qui prennent naissance lors de l'émergence de concepts scientifiques nouveaux sont largement dépendants des situations sociales et culturelles. On suit ainsi les particularités des premiers pas de cette nouvelle science, alors encore pratiquée par des amateurs qui ne cherchent dans ces activités qu'une promotion culturelle, souvent très locale. Beaucoup ne sont que des collectionneurs, des antiquaires d'objets étranges, alors que d'autres s'efforcent, comme Desor, de placer cette nouvelle discipline sur des bases scientifiques solides afin d'intégrer les résultats nouveaux dans une meilleure approche de l'histoire de la Terre et du développement de l'humanité.
Comme le fait remarquer Marc-Antoine Kaeser, une bonne partie de la production scientifique de Desor a mal résisté à l'usure du temps. Cette situation paraît liée à plusieurs facteurs : dispersion, manque de cohérence et de principes unificateurs d'une bonne partie de ses œuvres, auquel s'ajoute le fait qu'il ne fut jamais un chef d'école. Comme le montre l'étude, l'influence de Desor fut pourtant très importante de son vivant. Animateur de premier plan, disposant de relations internationales multiples dans des disciplines variées, plusieurs de ses initiatives et intuitions furent l'amorce d'heureux développements. Soucieux de sa postérité, ce solitaire manifestait peut-être trop de passion pour la confrontation scientifique idéologique et politique immédiate dans laquelle il trouvait sa façon de se faire reconnaître et de compenser l'isolement où le conduisait son caractère.
Géologue, l'auteur de cette analyse ne peut que vivement recommander la lecture de cet ouvrage à ses collègues, mais également aux archéologues et à tous ceux qui s'intéressent à l'émergence de disciplines scientifiques nouvelles.