COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (réunion extraordinaire du 20 juin 2003 en Auvergne)
Résumé.
En 1763, Nicolas Desmarest découvre lors d'un voyage en Auvergne que les basaltes ont une origine volcanique. Il identifie les volcans à la source des « courants » de lave qu'il reconnaît et comprend l'importance qu'ont eu l'érosion et le temps pour façonner les paysages volcaniques actuels, en particulier par le biais des inversions de relief. Grâce à leur prismation, les basaltes seront vite reconnus ailleurs, non seulement en Europe mais à l'autre bout du monde. Suivant d'une douzaine d'années la découverte des volcans éteints par Jean-Etienne Guettard, cette seconde avancée accomplie par Desmarest constitue un des actes fondateurs de la volcanologie et de la pétrologie. Elle marque en outre le début de la fameuse controverse entre neptuniens et plutoniens et témoigne de l'essor de la géologie comme science historique.
Mots-clés : basalte - volcanisme - Auvergne - Plutonisme - Neptunisme - XVIIIe siècle - XIXe siècle.
Abstract.
In 1763, Nicolas Desmarest discovers during a field trip in Auvergne that basalts have a volcanic origin. He identifies the volcanoes that gave rise to the « currents » of lava. He recognizes and understands the importance of erosion and time for producing volcanic landscapes, in particular through inversions of relief. Thanks to their prismation, basalts will be rapidly observed elsewhere, not only in Europe, but also on other continents. Following by a dozen years the discovery of extinct volcanoes by Jean-Etienne Guettard, this second breakthrough constitutes one of the founding acts of volcanology and petrology. It also signals the beginning of the famous controversy between Neptunists and Plutonists and is a testimony of the expansion of geology as a historical science.
Key-words : basalt - volcanism - Auvergne - Plutonism - Neptunism - XVIIIth century - XIXth century. |
Depuis les années 1950, on sait que les basaltes tapissent l’ensemble des fonds océaniques [Shand, 1949 ; Heezen et al., 1959]. Ces roches couvrent donc environ 70 % de la surface de la Terre, sans même inclure les plateaux continentaux, parfois très étendus, qu’elles constituent. A lui seul, ce constat suffit à souligner l’importance de la découverte faite en 1763 quand Nicolas Desmarest (1725-1815) établit l’origine volcanique des basaltes. Cette découverte eut très vite un grand retentissement. Elle amena d’abord à porter un regard nouveau sur les roches prismées. Et, surtout, les implications que Desmarest lui-même en tira contribuèrent à donner à une nouvelle science, la géologie, sa pleine dimension historique. A ce double titre, il est donc utile d’examiner de plus près le contexte de cette avancée et d’en mettre en valeur l’originalité.
A l’origine directe des travaux de Desmarest se trouve une excursion qu’effectua le naturaliste Jean-Étienne Guettard (1715-1786) avec Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1794), botaniste à ses heures et surtout homme d’État qui sera le défenseur malheureux de Louis XVI. Quittant Paris le 14 juillet 1751, les deux amis se dirigent vers les marges du Massif central. Guettard veut compléter la carte minéralogique préliminaire qu’il a dressée quelques années plus tôt dans le but de comprendre les lois suivies par la nature pour distribuer les substances utiles ou curieuses à la surface de la Terre. Nivernais, Bourbonnais, Auvergne, Forez et Lyonnais sont des régions qu’il ne connaît encore que par ses lectures et par ouï-dire. En les parcourant, Guettard va donc noter la nature des carrières, des mines, des sources et des fossiles.
A partir de Paris, le chemin est rondement parcouru à raison de vingt lieues environ par jour. Mais l’excursion prend vite un tour inattendu. L’accident heureux se produit à Moulins où les deux naturalistes ne passent pourtant qu’une demi-heure. Dans une ville où coexistent des constructions en grès, en calcaire et en briques, Guettard fixe son attention sur les étranges pierres dont sont faits les bassins de fontaines. « Ce fut à Moulins que je vis des laves pour la première fois, écrira-t-il : je les reconnus d’abord pour des pierres de volcans, et je pensai dès lors qu’il devait y en avoir eu dans le canton d’où l’on disait que ces pierres étaient apportées ». Sans avoir jamais vu de volcan, Guettard connaît en effet les laves de l’Etna ou de l’île Bourbon (la Réunion) qui figurent dans les collections du duc d’Orléans dont il a la charge.
En poussant plus loin, et en séjournant quelques jours autour de Vichy, remarquera donc Guettard, « l’envie que j’eus de voir ce pays, ne fit qu’augmenter dans les différents endroits où la route me conduisait, et où je pouvais enfin retrouver cette pierre employée dans les bâtiments ». Ce jeu de piste conduit les deux amis à prendre la direction de Clermont-Ferrand. C’est peu avant d’y parvenir que le dénouement se produit. « Arrivé enfin à Riom, poursuivra Guettard, je ne pus me persuader que cette ville étant presque entièrement bâtie de cette pierre, les carrières en fussent bien éloignées ; j’appris qu’elles n’étaient qu’à deux lieues : j’aurais regardé comme une perte si je n’avais pas vu cet endroit. J’y allai donc : je n’eus pas commencé à monter la montagne qui domine le village de Volvic, que je reconnus qu’elle n’était presque qu’un composé des différentes matières qui sont jetées pendant les éruptions des volcans ».
Qu’observe en effet Guettard en entamant l’ascension du petit mont, le puy de la Bannière, qui domine Volvic ? Un tableau conforme à l’idée des volcans qu’il avait pu se faire d’après ses lectures : forme conique, pentes couvertes de pierres ponces et de scories, et sommet en forme d’entonnoir… Avant Guettard, nul n’avait pourtant établi ce rapprochement avec des volcans ; la sagesse populaire semblait en fait n’avoir vu en ces scories que d’anciens déchets métallurgiques ! A une époque où l’immensité du temps commence juste à être entr’aperçue, il est vrai que les idées d’une majorité de naturalistes sont encore bornées par un étroit laps de temps de 6 000 à 7 000 ans qui se serait écoulé depuis la création du monde. Dans le cadre de courtes échelles de temps, le monde apparaît tel que Dieu l’a créé. Il est donc difficile d’imaginer que des volcans aient été en activité sans que le souvenir des éruptions n’en eût été conservé…
En compagnie d’un érudit local, l’apothicaire Ozy, Guettard fait ensuite l’ascension du puy de Dôme avant de gagner les monts Dore. Dénombrant près d’une vingtaine de cratères, il observe très vite que la montagne de Volvic n’était pas la seule de son espèce. Le contraste entre l’aspect riant de ces lieux et la désolation qu’ils ont jadis subie le frappe particulièrement. Il écrira ainsi : « Une montagne si riante et si belle pour la vue ne présente, lorsqu’on tourne les yeux sur elle, que des objets tristes, et même effrayants : elle n’est qu’une masse de matière qui n’annonce que les effets terribles du feu le plus violent »…
Ses découvertes, Guettard les annonce aussitôt lors d’une réunion chez l’intendant d’Auvergne tenue pendant son court séjour à Clermont-Ferrand. « Il ne me fut pas difficile de reconnaître d’abord que le puy de Dôme, ainsi que la montagne de Volvic avaient été autrefois un volcan ». L’annonce passera d’autant moins inaperçue que Guettard saute vite de l’observation à la prospective. Il soupçonne que les volcans éteints pourraient un jour se réveiller. Il ajoutera ensuite : « l’on ne sera peut-être pas fâché d’apprendre que ce royaume a eu dans des siècles reculés des volcans pour le moins aussi terribles que ceux dont je viens de parler, et qui ne demandent peut-être, pour s’enflammer de nouveau, que les moindres mouvements et les plus petites causes ». Fidèle aux idées de son époque, Guettard cherche quels combustibles ont pu produire ces incendies dont il observe partout la trace. Plusieurs endroits de Clermont font voir du bitume. Le couvent des Bénédictins de cette ville est par exemple bâti sur un fond de cette matière. Guettard peut donc conclure : « Ce n’est point gratuitement que j’admets du bitume dans ces montagnes ; les environs des volcans l’indiquent presque toujours ». Ainsi, avance-t-il, « il est plus que probable qu’il se rencontre pareille substance inflammable dans les montagnes, et que celles dont les environs n’en indiquent point, devaient en contenir que le feu a consumé ».
C’est douze ans plus tard que de nouvelles découvertes donnent, comme le résumera plus tard Cuvier, une « étendue tout autrement vaste et effrayante » à l’action des anciens volcans. Certes, Guettard a suscité quelque inquiétude en annonçant que « ce royaume a eu dans des siècles reculés des volcans pour le moins aussi terribles » que ceux de Naples ou des Antilles, et qui pourraient s’enflammer de nouveau à tout moment. L’intérêt pour les volcans éteints est cependant retombé assez vite, et leur reconnaissance n’a pas conduit immédiatement à rechercher ailleurs d’autres témoins d’une violente activité passée.
C’est ici que Desmarest entre en scène. Haut-commis de l’État, Desmarest s’est révélé être un des meilleurs naturalistes de son temps. Inspecteur des manufactures du Limousin, il profite d’une tournée d’inspection des papeteries auvergnates pour aller découvrir de ses propres yeux les édifices volcaniques décrits par Guettard avec qui – faut-il noter au passage – il ne s’accorde guère. Comme beaucoup de ses contemporains, Desmarest a été intrigué par les mystérieuses colonnes de la Chaussée des Géants, dans le comté d’Antrim, sur la côte septentrionale de l’Irlande qui, selon Molyneux (1694), étaient faites de la variété Basanos maximus hibernicus du Lapis basaltes… Deux gravures faites en 1740 d’après des tableaux de l’artiste Susannah Drury ont rendu célèbres à travers toute l’Europe ces imposants amas de prismes hexagonaux de basalte, une roche sombre à grain assez fin, parsemée de quelques points brillants vitreux. À défaut d’être l’œuvre de Géants, comme le croyait la sagesse populaire, la chaussée d’Antrim n’a guère pu se former ailleurs qu’en milieu marin. Les basaltes sont des roches déposées dans des solutions ou suspensions aqueuses, pensent en effet les naturalistes. Pour Guettard, en particulier, les productions des volcans ne peuvent être que chaotiques, au contraire des cristaux – aux formes régulières – qui précipitent dans les fluides aqueux ; c’est ce préjugé qui lui a fait porter peu d’intérêt aux basaltes lors de son voyage de 1751.
Or voici que, à peine arrivé en Auvergne, Desmarest remarque la présence de colonnades de basalte en plein terrain volcanique… Et ces prismes reposent sur des scories et des terres cuites, qui elles-mêmes recouvrent du granite ! Observateur perspicace, il ose bousculer les idées reçues : loin de s’être formés dans la mer, pense-t-il, les basaltes sont non seulement des laves, mais les productions les plus abondantes des volcans. Et comme Desmarest résumera lui-même très clairement sa démarche, le mieux est sans doute de lui laisser la plume.
« Sur le chemin de Clermont au puy de Dôme, écrira donc Desmarest, vers le haut de la rampe qui conduit à la plate-forme de Prudelle, j’aperçus d’abord quelques prismes d’une pierre noire et compacte, semblable à celle qui recouvrait une grande partie de la superficie de la plate-forme. Ces prismes étaient placés sur un lit de scories et de terres cuites, et enfin sur un massif de granite qui est à découvert dans les sommets inférieurs à la pointe de Prudelle, et à la plate-forme contiguë (Fig. 1).
Un peu plus loin, je trouvai d’autres prismes encore plus réguliers, et dont quelques débris servaient à ferrer la grande route. Ils appartenaient à cette croûte de pierre noire dont j’ai parlé, laquelle recouvre, jusqu’à la Baraque, la plaine haute qui conduit au pied du puy de Dôme. Je fis ces deux remarques en allant à cette montagne fameuse : occupé d’une infinité d’objets intéressants, je ne tirai aucune conséquence de cette première apparition des prismes ; leur effet fut seulement de me rendre attentif aux phénomènes semblables qui pourraient se rencontrer dans tout le trajet que j’avais à parcourir.
Figure 1. La montée de Prudelle représentée par Scrope (1827).
Mais je restai peu dans le doute à ce sujet. Comme au retour du puy de Dôme, j’avais suivi la route pierreuse, dont les prismes faisaient partie, j’y avais reconnu le caractère des laves compactes et à grain serré. Considérant ensuite le peu d’épaisseur de cette croûte qui était établie sur un lit de scories, et qui, prenant son origine au pied des montagnes dont la forme et les matériaux annonçaient une des cheminées de volcans, avait recouvert un massif de granite non altéré par le feu ; elle se présenta tout aussitôt à mon esprit, comme le produit d’un courant sorti d’un volcan voisin. J’en déterminai, d’après cette première idée, les limites latérales et les extrémités les plus éloignées : je retrouvai les prismes qui m’offraient dans son épaisseur leurs faces et leurs arêtes, et à la surface me montraient leurs bases bien distinctes les unes des autres. Je fus très porté à croire que le basalte prismatique pouvait appartenir aux productions des volcans, et que cette forme constante et régulière était la suite de l’ancien état de fusion où la lave s’était trouvée.
Je ne pensais plus qu’à multiplier les observations et je suivis cet objet dans l’intention de constater d’abord les vraies circonstances du phénomène, et ensuite la conformité avec ce que nous offrait le comté d’Antrim : conformité qui exigeait encore d’autres points de ressemblance ».
Cette démarche minutieuse incite Desmarest à explorer les alentours. En face des fontaines de Royat, il voit des ébauches de prismes articulés, c’est-à-dire sectionnés à intervalles réguliers. Puis il remonte à la bouche qui a émis ces courants de laves et de scories, celle du volcan de Gravenoire. En suivant ensuite la route de Clermont au Mont-Dore, il observe à nouveau des prismes réguliers « à l’extrémité et sur les bords des courants de matière fondue, dont la direction conduisait, par une rampe plus ou moins rapide, jusqu’au centre des éruptions ». Dans les environs de Saint-Genest (surtout sur les bords de la Dordogne), dans la montagne de Ladrebise, et dans les environs de la petite ville de Rochefort, il repère enfin toutes les variétés de forme des prismes de basalte : articulés ou non, en couches plus ou moins épaisses, et séparées ou non par des amas de scories de ponces ou de terres cuites.
Cette conformation est semblable à celle qui avait été décrite « dans la Chaussée des Géants et dans toutes les masses prismatiques qui se montrent sur les bords escarpés de la mer en Irlande ». Elle conduit Desmarest à voir en ces masses « l’ouvrage des éruptions d’un ou plusieurs volcans qui se sont éteints comme ceux d’Auvergne ». Desmarest peut aller encore plus loin en assurant que, « en général, ces assemblages de colonnes polygones étaient une preuve infaillible d’un ancien volcan, pourvu cependant que la pierre qui compose les prismes ait un grain serré, parsemé de points brillants, et une couleur noire ou grise ». Affirmation particulièrement importante et novatrice, car elle permet de conclure, même en l’absence de tout volcan, à l’existence d’un volcanisme éteint d’après la seule observation de roches. Et elle est étayée par le fait que des basaltes prismés ont pu être observés dans deux régions volcaniques actives, le massif de l’Etna et l’île de Bourbon (l’actuelle île de la Réunion).
Les volcans représentent l’aspect le plus spectaculaire du volcanisme, mais les coulées de laves en constituent l’expression la plus considérable. Desmarest le réalise vite. Rentré à Paris pendant l’hiver de 1764, il persuade l’intendant d’Auvergne qu’il est important de cartographier la partie de sa province qui a été « ravagée par les volcans ». De Volvic au Mont-Dore, François Pasumot (1733-1804), un ingénieur-géographe du roi, est chargé de le faire ; ayant des notions étendues de minéralogie, il est spécialement qualifié pour cette tâche. De 1764 à 1766, Pasumot et Desmarest vont donc arpenter les « cantons incendiés », à commencer par la région du Mont-Dore. Ce sera un travail de longue haleine. Une première carte paraît en 1771, accompagnant les descriptions complètes de Desmarest, jusque-là restées largement inédites (Fig. 2). La carte définitive ne le sera qu’un demi-siècle plus tard, en 1823 ; Desmarest y travaillera quasiment jusqu’à ses derniers jours, et elle sera publiée par son fils, huit ans après sa mort…
Dans cet inventaire complet du volcanisme auvergnat, une attention particulière est portée aux « courants » de laves, comme Desmarest nomme les coulées. Les représenter ne serait pas très utile, pense-t-il, si les bouches d’où elles proviennent restaient inconnues. C’est ce souci de précision qui va mener à de nouvelles découvertes importantes. La première est celle des inversions de relief. Elle est sans doute liée au fait que Desmarest s’était déjà intéressé de près aux effets de l’érosion dans le contexte du Nord de la France : il avait été le premier à énoncer clairement que les vallées étaient creusées par des cours d’eau. Quand un basalte s’épand, pense ainsi Desmarest, il dévale les pentes pour aller couler au fond d’une vallée. Mais il résiste généralement mieux à l’altération que les terrains sous-jacents. L’érosion attaque donc préférentiellement les flancs de la vallée. Peu à peu, la coulée basaltique est ainsi mise en relief par des vallons qui se forment en contrebas, sur ses côtés, et le surplomb de la coulée s’accroît au point qu’un plateau se trouve finalement formé. Près de Clermont-Ferrand, le plateau de Gergovie et la montagne de la Serre en deviendront des exemples classiques.
Figure 2. « Carte d’une partie de l’Auvergne où sont figurés les courants de lave dans lesquels se trouve le basalte en Prismes ; en Boules, &c. pour servir à l’intelligence du Mémoire de M. Desmarest sur ce Basalte; levée par M.M. Pasumot et Dailley ».
Par endroits, des cours d’eau peuvent cependant entailler plus ou moins profondément le plateau basaltique. Cette action de l’érosion dépend du temps passé depuis l’éruption, et donc de l’âge des coulées. Desmarest remarque alors « que l’approfondissement de ces vallons était en raison de l’ancienneté de ces courants et de l’abondance des eaux de ces torrents ; que les ruisseaux qui séparaient les différentes portions des courants anciens avaient achevé de creuser entre elles des coupures très profondes, au lieu qu’elles n’étaient qu’ébauchées et parsemées de chutes et de cascades, lorsqu’elles se trouvaient entamées entre les parties des courants plus modernes ». Or l’expérience courante indique que l’érosion agit très lentement. Par rapport à Guettard, Desmarest peut de la sorte, comme le note Taylor (2001), souligner la très grande ancienneté des périodes qui ont vu l’action volcanique s’exercer.
A propos de la très grande étendue des « cantons incendiés » par les basaltes, Desmarest note dans le même esprit que la « marche » des feux souterrains a dû être très lente, et que la fonte des laves qui couvrent les « superficies incendiées » n’a pu s’effectuer « que dans des temps très reculés et très antérieurs aux temps historiques ». Il pourra même décrire les différents stades par lesquels un édifice volcanique se désagrège progressivement jusqu’à ne plus laisser de trace au bout de très longues périodes. Les cratères disparaissent les premiers quand les scories s’altèrent, avant que le basalte massif lui-même ne se transforme en substances terreuses, les premiers stades de cette altération étant marqués par la fragmentation des prismes en de grosses boules.
Grâce à une mention faite dans l’Encyclopédie (Fig. 3), les observations de Desmarest sont connues avant d’être publiées dans les Mémoires de l’Académie des sciences. Comme les colonnades de basalte sont beaucoup plus nombreuses que les cônes volcaniques, leur présence fait reconnaître des restes de volcans à travers toute l’Europe. De ce point de vue, les découvertes de Desmarest ont plus de retentissement que celles de Guettard parce qu’elles attirent l’attention sur les vieilles descriptions de prismes basaltiques que l’on considérait jusqu’alors comme de simples curiosités de la nature.
Avec le comté d’Antrim et la chaussée des Géants, en Irlande, Desmarest est lui-même le premier à établir un tel rapprochement. Il joint dans le même « canton incendié » le nord de l’Écosse ainsi que le détroit séparant les côtes des deux pays, où l’on peut observer des récifs de basaltes prismés. Lors d’un voyage en Italie en 1768, il observe de nouvelles orgues de basalte près de Vérone, de Vicence (en Vénétie), dans la vallée de Ronca et près du lac de Bolsena, entre Viterbe et Rome. Enfin, ses lectures lui en font noter également l’existence à l’autre bout du monde, en Nouvelle-Zélande et même à « Othaïti ».
Figure 3. Les orgues et la chaussée de géants de la Tour-d’Auvergne,
telles que Desmarest les représenta dans L’Encyclopédie : « Face d’une butte toute composée de prismes articulés sur laquelle était situé l’ancien château de la Tour-d’Auvergne, à côté de laquelle on a ajouté la vue du Pavé naturel qui recouvre une grande plate forme où se tiennent les Foires de cette petite ville ».
En Allemagne, la planche de Desmarest figurant les orgues de basalte de La Tour-d’Auvergne dans l’Encyclopédie trouve un lecteur attentif en Rudolf Erich Raspe (1737-1794). Le futur auteur des Aventures du baron Münchausen saisit tout de suite l’origine des prismes basaltiques de plusieurs sites curieux en Hesse (Fig. 4). Goethe salue son mémoire sur le sujet comme une « grande étape de la science allemande », et y fera même allusion dans son Faust. Le nouveau district volcanique qui est découvert est en réalité très vaste, allant de Cologne à Cassel et à la Hesse, et couvre une vaste contrée large de 10 à 15 lieues et longue de près de 80. À l’autre extrémité de l’Allemagne, c’est en Saxe qu’Agricola avait fait à la Renaissance ses influentes descriptions de basaltes prismés. Un ancien volcanisme se révèle jusqu’à la Silésie, suivant les limites de la Lusace et de la Bohême.
Plus au nord, l’intérêt se porte évidemment sur les coulées de basalte islandaises. Vers le sud, c’est en Espagne qu’on détectera également des restes volcaniques, dans la région de Murcie et surtout en Catalogne, près de la frontière française : un naturaliste irlandais, William Bowles (1705-1780) décrira en 1775 la présence de plus de vingt volcans sur un petit plateau près d’Olot, un amas qui se prolonge par une courte chaîne en direction de Gérone. Fait intéressant, dans une région qui avait subi des séismes très destructeurs en 1427 et 1428, la fraîcheur apparente de ces cônes de scories est soulignée par les nombreuses émissions de gaz qui prennent place à leur proximité.
Encore plus inattendu, même la lune est gagnée par le volcanisme ! Dans la partie sombre de la nouvelle lune, William Herschel (1738-1822) observera le 19 avril 1787 à 10h 36 deux volcans « déjà presque éteints, ou bien sur le point d’entrer en éruption », et un troisième « en éruption de feu, ou de matière lumineuse, bien réelle ». Ce sera malheureusement un faux départ. Le plus grand astronome de son époque se méprendra. Un volcanisme planétaire actif devra attendre quasiment deux siècles pour être découvert, ailleurs que sur la lune…
Figure 4. Le château de Feldsberg (Hesse) gravé par Raspe (1771).
Quant à la France, elle donne lieu à de nouvelles découvertes dans le Massif central et en Languedoc. Précédant même Desmarest, le médecin Gabriel-François Venel (1723-1775) avait déjà remarqué la présence de scories et de ponces près de Pézenas. Il s’était toutefois contenté d’en faire état à quelques amis. En 1766, la Société royale de Montpellier voulut déterminer l’origine des pavés des rues de la ville, des pierres noires « très dures, compactes, pesantes, faisant feu avec l’acier, et d’une figure tantôt ronde, tantôt ovale, oblongue ». En se promenant autour de Montferrier, un village perché sur une butte au nord de Montpellier, un des membres de cette Société, le chimiste Jacques Montet (1722-1782) retrouve partout ces pierres : dans la montagne, dans les constructions et le pavage des rues, ainsi que, polies et arrondies, charriées par une petite rivière, le Lez. Poursuivant son exploration, Montet découvre finalement un cordon de volcans qui part du Cap d’Agde, sur la Méditerranée, et gagne Pézenas en passant par les monts de Saint-Thibéry.
Quelques années plus tard, en 1775, on retrouve Guettard à Montélimar. Dans le lit du Rhône, de curieux galets constitués de laves sombres attirent son attention. Il suppose qu’ils proviennent des montagnes du Vivarais. Pour en trouver l’origine, il remonte les cours d’eau en compagnie d’un avocat dauphinois, Barthélemy Faujas de Saint-Fond (1741-1819), qui deviendra en 1793 professeur de géologie au Muséum national d’Histoire naturelle. Les deux naturalistes parviennent vite au plateau basaltique du Coiron. De là, ils gagnent Vals-les-Bains et étudient l’important volcanisme du Vivarais, avant de faire la jonction avec les terrains du Velay, qui avaient déjà été étudiés par Desmarest. Malheureusement, Faujas et Guettard se fâchent pour des raisons obscures ; ils publieront alors séparément leurs observations, respectivement en 1778 et 1779, tout en s’engageant dans une polémique regrettable.
Dès 1772, un séminariste et naturaliste autodidacte de talent, Jean-Louis Giraud Soulavie (1752-1813), a également remarqué que des montagnes du Vivarais « avaient brûlé ». Conforté dans son sentiment en ayant eu vent des découvertes de Guettard et de Montet, il développe ses idées dans son Histoire naturelle de la France méridionale qu’il commence à publier alors qu’il est vicaire à Antraigues (Ardèche). Sept tomes paraîtront entre 1780 et 1784. Dans cet ouvrage riche d’observations historiques, ethnographiques et naturalistes, de nombreuses pages sont consacrées au volcanisme du Velay et du Vivarais. Soulavie perçoit en particulier que des lacs se sont établis dans les cratères d’anciens volcans, et que des durées immenses ont été nécessaires pour modeler les reliefs que l’on observe désormais.
En 1776, c’est un discret pointement basaltique qui est découvert par le naturaliste Jean-Baptiste Bernard Grosson (1733-1800) à Beaulieu, en Provence, un peu à l’est de Lambesc. Par la suite, les progrès de la pétrographie feront déceler les vestiges d’une activité volcanique dans toutes les régions où des montagnes se sont jadis élevées, même quand l’érosion en est venue à bout. Hors des grands bassins sédimentaires, parisien et aquitain, le volcanisme est donc présent même s’il est parfois très discret. C’est pourquoi on en retrouve les traces de la Bretagne à l’Alsace, et des Ardennes aux Alpes et aux Pyrénées, sans parler d’autres régions du Massif central où on le détecte jusque dans les Causses.
Avant de conclure, il faut bien sûr rappeler que l’histoire du volcanisme aurait été trop simple si les idées de Desmarest sur l’origine des basaltes n’avaient guère rencontré d’opposition. Ce ne fut pas le cas. Une ardente controverse a éclaté à la fin du XVIIIe siècle. Face à Desmarest, s’est dressé le plus influent géognoste de l’époque, Abraham Gottlob Werner (1749-1817). Werner est professeur à l’École des mines de Freiberg, en Saxe, au pied des monts Métallifères (Erzgebirge) qui ont été pendant près d’un demi-millénaire, jusqu’à la découverte de l’Amérique, la principale source européenne d’argent et de plomb. Werner est un des grands pionniers de la géologie. Il a été l’un des premiers à comprendre que celle-ci est une science historique et qu’un de ses buts est de reconstituer l’empilement des sédiments qui se sont déposés depuis les temps les plus reculés. Et Werner est aussi un pédagogue remarquable, captivant les élèves qui accourent de toute l’Europe pour suivre ses cours.
Lorsqu’il défend les vieilles idées en niant que les immenses masses de basalte sont dues à l’action de volcans, Abraham Gottlob Werner est d’autant plus écouté qu’il sait bien entendu de quoi il parle. Près de Freiberg, il a minutieusement observé les basaltes de Saxe. Or pas la moindre trace d’appareil volcanique n’est détectée dans cette province. Les basaltes qu’on y trouve reposent, sans séparation nette, sur les strates sédimentaires sous-jacentes. Parfois, on croit même remarquer un passage graduel entre basaltes et sédiments par le biais de roches dans lesquelles se trouvent des arbres entiers qui ont conservé leurs racines et leurs branches ! Autant d’arguments pour ne pas renier les idées anciennes sur l’origine aqueuse des basaltes, proclame donc l’école de Werner qu’on qualifia pour cette raison de neptuniste.
Werner affirme ainsi en 1791 : « je suis entièrement dans l’idée que tous les basaltes en général sont formés par voie humide », qu’ils se sont tous déposés en même temps sous la forme d’une « couche d’une grandeur immense et fort épaisse », et que tous les sommets basaltiques actuels sont les vestiges de cette couche épargnés par le temps. En bref, Werner est pris très au sérieux quand il proclame de la sorte que les basaltes sont des roches sédimentaires, et non le produit du feu des volcans.
De son côté, Desmarest reste à l’écart du débat. Il se contente de dire tranquillement « venez et voyez » en invitant chacun à venir marcher sur ses pas dans le Massif central. Lorsque les élèves de Werner se décideront enfin à suivre ce conseil, les derniers dans les années 1820, ils seront en effet tous convertis, l’influent Jean-François d'Aubuisson de Voisins (1769-1841) montrant le chemin dès 1804. Ainsi qu’il apparaîtrait plus tard, l’erreur des neptunistes venait de ce que les basaltes saxons étaient des sills, de grandes lames de lave s’étant mises en place entre les strates sédimentaires. De ce fait provenait l’absence des signes caractéristiques d’épanchements en milieu aérien comme scories, entablement, etc. Tel Guettard et Werner, Desmarest reste en fait un neptuniste. Comme eux, il pensera que l’activité volcanique est le fruit d’incendies souterrains et que l’eau est le principal agent géologique.
Les derniers pas vers nos conceptions modernes ont donc été accomplis par d’autres. C’est ainsi Dieudonné (Déodat) de Gratet de Dolomieu (1750-1801), qui a établi en 1797 l’origine profonde des laves, indépendamment de tout feu souterrain, et la plasticité des zones profondes d’où elles proviennent. Les conceptions plutonistes du médecin et naturaliste écossais James Hutton (1726-1797) gagnent alors du terrain. Là où Werner ne voit que la marque de l’eau, Hutton ne distingue que la signature du feu ! Pour cet ami de James Watt, le grand homme de la machine à vapeur, la Terre est une immense machine thermique dont le dessein est d’assurer la permanence de la vie animale et végétale à sa surface. C’est de ce postulat qu’il a conclu que toutes les roches devaient être le produit du feu.
Puisque l’érosion détruit peu à peu les continents, il faut que de nouvelles terres puissent être créées. Par la chaleur qui règne en profondeur, pense ainsi Hutton, les sédiments sont chauffés à mesure qu’ils sont enfouis. Ils se consolident d’abord, et fondent ensuite. Or ces substances minérales fondues donnent elles-mêmes naissance à des granites, et ceux-ci vont s’élever pour former de nouvelles terres, qui seront à leur tour aplanies par l’érosion… Pour les plutonistes, les granites ne sont donc pas la roche primitive de la croûte terrestre, mais l’étape de « reconstruction » d’interminables cycles géologiques qui se succèdent depuis la nuit des temps. Quant au volcanisme, sa fonction est celle d’une soupape de sécurité, évitant de trop fortes surrections de montagnes et limitant l’ampleur des tremblements de terre. Selon Hutton, les volcans ne sont donc pas des accidents, mais des rouages sans lesquels la grande machinerie de la Terre ne pourrait pas fonctionner. Ainsi, ces grandes perspectives s’accordent avec les idées de Dolomieu et placent les basaltes dans un cadre beaucoup vaste que ne l’a imaginé Desmarest.
Pour conclure, il convient de souligner le bel exemple d’ascension sociale que Desmarest représenta à la fin de l’Ancien régime (Fig. 5). Il naquit en 1725 dans une humble famille d’un petit bourg situé près de Bar-sur-Aube. Il n’avait guère reçu d’instruction quand il devint orphelin à l’âge de quinze ans. Un modeste héritage lui permit de commencer des études à Troyes chez les Oratoriens. Ses maîtres, tout heureux des progrès accomplis, le prirent en charge quand le pécule fut épuisé ; à la fin du collège, ceux-ci l’envoyèrent même chez leurs confrères parisiens pour qu’il y achevât ses études.
Figure 5. Portrait de Nicolas Desmarest âgé de 70 ans environ
Desmarest vécut ensuite de petits cours et de divers travaux d’édition. Le premier tournant de sa carrière se produisit en 1751 quand l’Académie des sciences, belles lettres et arts d’Amiens offrit un prix à qui établirait si la France et l’Angleterre avaient jadis été réunies. Bien que ne connaissant pas la Manche de première main – il ne vit de ses propres yeux le « sublime » spectacle de la mer pour la première fois qu’à l’âge de trente-six ans ! –, Desmarest remporta ce concours en démontrant que l’isthme séparant les deux pays était récent.
Ce succès lui ouvrit la porte des cercles savants parisiens. Il se lia avec D’Alembert et Turgot, devint un proche du duc de La Rochefoucauld (1743-1792), qu’il l’accompagna dans ses voyages, en Italie, par exemple. Alors que Desmarest collaborait à l’Encyclopédie, l’intendant des finances Trudaine le chargea d’une étude de l’industrie drapière française, mission dont il s’acquitta par un précieux rapport publié par l’Académie des sciences. De ce jour, il devint un expert, puis un inspecteur des manufactures, consulté par le gouvernement pour perfectionner les industries les plus diverses (papier, fromage, métier à tricot, etc.), avant d’être enfin nommé en 1788 par Louis XVI au poste très important d’inspecteur général, directeur des manufactures de France.
Au milieu de ces occupations, Desmarest ne perdit pas de vue ses travaux géologiques. Ses tournées d’inspection le firent voyager d’un bout à l’autre du royaume. Mais ses hautes fréquentations ne lui firent nullement perdre la simplicité d’un caractère rude et paysan – peu commode, en un mot ! Cette simplicité, Cuvier l’illustrera dans l’Éloge qu’il prononcera de lui en 1818 : « Reprenant dans ses voyages ses habitudes rustiques, écrira-t-il, il les faisait à pied, avec un peu de fromage pour toute provision : aucun sentier ne lui semblait impraticable, aucun rocher inaccessible. Il ne cherchait point les châteaux, ni ne s’arrêtait dans les auberges : passer la nuit sur la dure, dans quelque cabane de pâtre, n’était pour lui qu’un jeu. Il accostait ceux qui fouillent la terre, ceux qui travaillent aux mines ; il entrait en conversation avec les forgerons et les maçons plus volontiers qu’avec les savants ; et c’est ainsi qu’il s’était procuré cette connaissance détaillée du sol de nos provinces, dont il a nourri ses ouvrages ».
Cette manière d’être n’empêcha pas la Révolution de menacer Desmarest. Il est vrai que son nom était associé à ceux de Malesherbes et de La Rochefoucauld, qui tous deux connurent un sort tragique. Mais, la Terreur passée, les nouveaux gouvernants firent à leur tour appel à ses avis. C’est paisiblement qu’il s’éteignit à l’âge de quatre-vingt-dix ans, membre assidu d’une Académie des sciences qui l’accueillit en son sein en 1771, après ses premiers travaux sur le basalte.
Jusqu’au bout, toutefois, Desmarest garda ses manières un peu sauvages en restant indifférent aux honneurs et aux privilèges. « Il ne fatiguait pas davantage les dispensateurs des richesses que ceux de la renommée, ajouta Cuvier. Avec son pain et son fromage, disait-il, il n’avait pas besoin du gouvernement pour visiter des fabriques ou des montagnes. En un mot, en étudiant tous les procédés des arts, toutes les forces de la nature, il avait complètement négligé les ressorts qui conduisent le monde, parce que rien de ce qui agite le monde ne pouvait l’émouvoir. Les œuvres mêmes de l’esprit, les arts de l’imagination lui restaient étrangers, tant qu’ils ne touchaient pas à ses études. Ses amis disaient, en plaisantant, qu’il aurait brisé la plus belle statue pour constater l’espèce d’une pierre antique, et cette opinion s’était si bien répandue qu’à Rome les gardiens des Musées ne l’admettaient pas sans effroi… ».
La prismation des basaltes joua un grand rôle dans la découverte de Desmarest. Quelques mots sur cette question sont donc nécessaires. Selon Pline l’Ancien, les Égyptiens « découvrirent en Éthiopie le marbre nommé basanitès qui a la couleur du fer et sa dureté ». A la Renaissance, le terme fut repris sous la forme de basalte par un des pères de la minéralogie, le médecin et naturaliste saxon Agricola (1494-1555), pour désigner une roche sombre se débitant en prismes qu’il observa à Stolpen, près de Dresde (voir Larouzière, 2001). Ceux-ci, souligna Agricola, ont de 3 à 9 faces (le plus souvent de 5 à 7), une longueur variable mais sont tels que les côtés contigus de deux prismes sont toujours égaux.
Comme les cristaux sont caractérisés par leurs faces planes, la forme régulière des prismes de basalte représenta longtemps une source de confusion. Dans son Essai de Cristallographie, Jean-Baptiste-Louis Romé de l’Isle (1736-1790), un des fondateurs de cette discipline, tombe lui-même dans le piège en 1772, en notant qu’on « trouve les cristaux basaltiques, tantôt solitaires et détachés, tantôt groupés assez régulièrement entre eux depuis le dernier degré de petitesse jusqu’à des grosseurs énormes ». Mais alors que les angles formés par les faces données d’un cristal sont constants et caractéristiques d’une espèce cristalline, ceux des prismes de basalte sont hautement variables, illustrant donc la différence entre roches et minéraux.
Desmarest ne commet pas cette erreur. Et s’il rejette les anciennes idées sur l’origine aqueuse du basalte, auxquelles Guettard resta longtemps fidèle, Desmarest demeure évidemment tributaire des connaissances de son temps. Il a tendance à appeler basalte toute roche qui peut se présenter sous forme d’orgues ou de colonnades. Dans son inventaire des basaltes prismés, il inclut ainsi les roches Sanadoire et Tuilière que, depuis les descriptions de d’Aubuisson de Voisins [1803], on sait être faites de phonolite (une trachy-phonolite, selon la nomenclature actuelle).
Dans le Massif central, Desmarest note que les prismes ont « depuis 1 jusqu’à 100 et 150 pieds d’une seule pièce, et depuis 1 pouce jusqu’à 5, 7 et 12 pieds de diamètre » (N.B. 1 pied = 30 cm, et 1 pouce = 2,5 cm). Comme il l’avait bien compris, en observant par exemple comment une même inclusion se trouve partagée par deux prismes contigus, le débit prismatique apparaît quand la lave se contracte lors de son refroidissement. Desmarest remarque aussi que, selon les conditions, le basalte peut se présenter sous forme de boules, de tables ou d’amas sans forme propre. Les facteurs déterminant la formation des prismes sont cependant beaucoup plus complexes qu’il ne pouvait l’imaginer ! On distingue de nos jours trois parties dans une belle coulée de basalte : à la base, la colonnade de prismes réguliers ; puis l’entablement, en général plus haut que la colonnade et prismé de façon chaotique ; et parfois, au sommet, une mince fausse colonnade assez bien prismée et souvent bulleuse.
Dans cet inventaire, Desmarest distingue en outre prismes articulés [segmentés], inclinés, et formés d’une seule pièce. L’altération, la reforestation, l’urbanisation et des travaux en tous genres dissimulent malheureusement – quand ils ne les ont pas fait disparaître – beaucoup des sites qu’il mentionna. Plutôt que de chercher à suivre pas à pas Desmarest, il vaut donc mieux découvrir soi-même, au hasard des chemins, les nombreuses colonnades de basalte qu’on observe en fait plus fréquemment en Velay et Vivarais, par exemple, que dans l’actuel département du Puy-de-Dôme.
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