COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 8 juin 2005)
Résumé.
Philippe-Edouard Poulletier de Verneuil (1805-1873) peut être considéré comme l’un de ces « gentlemen-amateurs » qui ont contribué de façon déterminante à l’essor de la géologie au xixe siècle. Sa rencontre avec Roderick Murchison en 1835, avec lequel il allait entreprendre deux longues excursions en Europe orientale en 1840 et 1841, le fit s’impliquer plus particulièrement dans la stratigraphie du Paléozoïque. Infatigable voyageur, observateur minutieux sur le terrain, remarquable collecteur de fossiles devenant rapidement un excellent spécialiste des faunes d’invertébrés paléozoïques, de Verneuil a concouru à préciser la stratigraphie des terrains primaires en France, en Espagne, en Amérique du Nord. S’il s’est intéressé, au gré de ses voyages, à d’autres questions comme celle, notamment, des relations du Nummulitique avec le Crétacé, il convient surtout de le placer, et cela à juste titre, parmi les pionniers de la biostratigraphie du Paléozoïque.
Mots-clés
: stratigraphie - biostratigraphie - paléontologie - Paléozoïque - Russie - Espagne - Amérique du Nord - xixe siècle.
Abstract.
We can classify Philippe-Edouard Poulletier de Verneuil (1805-1873) amongst the « gentlemen-amateurs » who have efficiently contributed to the development of the geology during the xixth century. He met Roderick Murchison in 1835 and they were travelling companions for two long missions in eastern Europe in 1840 and 1841, and that was how he took a particular interest to the stratigraphy of the Palaeozoic. Tireless traveller, meticulous observer in the field, outstanding collector of fossils, de Verneuil became an excellent specialist of the Palaeozoic invertebrate faunas, and he was involved in the study of the stratigraphy of the Palaeozoic rocks in France, Spain and North America. During his numerous travels, de Verneuil took also interest in other questions, for example, the relations between the Nummulitic and the Cretaceous; nevertheless he was above all a pioneer of the Palaeozoic biostratigraphy.
Key words:
stratigraphy - biostratigraphy - palaeontology - Palaeozoic - Russia - Spain - North America - xixth century.
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Figure 1. Edouard de Verneuil
Le siècle avait déjà cinq ans lorsque naquit, à Paris, le 13 février 1805, Philippe-Edouard Poulletier de Verneuil. Bien que les péripéties politiques du siècle considéré auront eu probablement moins d’incidence sur sa vie qu’elles n’en eurent sur celle de Victor Hugo, on lit néanmoins dans sa notice nécrologique établie par Auguste Daubrée (1814-1896) que « les événements de 1830 l’arrêtèrent dans la poursuite de ses projets » (Daubrée, 1875). De Verneuil pourra dire lui-même, le 3 mai 1848, que des événements politiques l’empêchèrent d’entreprendre une révision des brachiopodes du Silurien de Gothland et, plus tard encore, en 1855, il écrira à propos de l’Espagne, « … nous avons voulu appelé [sic] votre attention sur une nation qui en général attire moins nos regards par les progrès de ses sciences que par l’instable mobilité de ses institutions politiques… » (de Verneuil et al., 1855, p. 18).
Quoi qu’il en soit, de Verneuil, destiné par ses parents à la magistrature, menait alors, dans les années trente, des études de droit. Dans la liste des membres de la Société géologique de France de 1837, il sera cité d’ailleurs sous la mention « Verneuil (Edouard de), Avocat attaché au ministère de la Justice, rue Vendôme, n. 12, à Paris ». Disposant cependant d’une totale indépendance financière, il lui était loisible de poursuivre des études dans d’autres voies et c’est ce qu’il choisit de faire. Son inclination pour la géologie, discipline alors en plein essor, l’ayant conduit à l’écoute des leçons d'Elie de Beaumont (1798-1874), il devait découvrir là sa véritable vocation. Il allait dès lors, avec un enthousiasme jamais diminué, se consacrer tout entier à de remarquables travaux de terrain qui le conduiront à sillonner l’Europe, mais aussi à exercer ses talents en Algérie et en Amérique du Nord.
À l’abri des soucis financiers, de Verneuil peut être rangé, aux côtés de Roderick Impey Murchison (1792-1871) et de Robert Alfred Cloyne Austen (1808-1884) par exemple, dans la catégorie de ceux que Rudwick nomme des “gentlemen-amateurs” (1979, p. 10). Sa connaissance de plusieurs langues était, par ailleurs, un précieux atout pour le voyageur infatigable qu’il fut en des temps où les déplacements n’étaient pas toujours aisés ni dépourvus de tout danger. Mais notre auteur s’est plu, dans ses narrations de voyages, à dire de préférence son enchantement devant des paysages nouveaux et ne fit que de rares allusions aux difficultés et embûches des excursions. Tout au plus peut-on relever à ce propos quelques brèves remarques. Après son voyage à Alger, il écrit ainsi :
« jusqu’à présent, il n’était pas sans danger de parcourir seul les ravins profonds et les lieux solitaires, mais les mesures vigoureuses que l’on va appliquer aux tribus hostiles ne tarderont pas à établir une sécurité plus grande, et à l’avenir les géologues pourront facilement rapporter de belles suites de fossiles » (1839b, p. 81).
Plus tard, alors qu’il reviendra d’une excursion dans le pays basque espagnol, il commentera son voyage en disant que « les voies de communication y sont plus nombreuses que dans le reste de l’Espagne, les auberges y sont meilleures, les aubergistes plus empressés, et l’on y voyage avec une sécurité aussi complète qu’en France. Sous ce rapport, elles offrent un contraste frappant avec les montagnes de la province de Murcie que nous avions visitées dans notre précédente excursion » (de Verneuil et al., 1860, p. 335).
Dardanelles, Russie, Etats-Unis auront été autant de territoires d’investigations et de Verneuil prendra encore plaisir, en 1872, malgré une vue affaiblie, à escalader le Vésuve.
Pour ses premières investigations de terrain, de Verneuil se rend, en 1835, au Pays de Galles. Muni d’une lettre d’introduction d’Elie de Beaumont auprès de Murchison, il a pour mission de collecter des fossiles dans le Carbonifère et dans le « Terrain de transition ». Cette dernière appellation désignait, depuis Abraham Gottlob Werner (1749-1817), les couches placées dans la colonne stratigraphique entre les strates primaires et secondaires, ce qui permettra à William Whewell (1794-1866) de considérer, en 1831, que le « Terrain de transition » était un produit de la géologie allemande. Pourtant c’est la Grande-Bretagne qui allait jouer un rôle majeur dans l’établissement des divisions conventionnelles du Paléozoïque dont relevait, en réalité, le « Terrain de transition ». Le terme de « Carbonifère » avait été introduit, dès 1822, par le Révérend William Daniel Conybeare (1787-1857) pour désigner les couches contenant du charbon. Murchison allait pour sa part, à partir de 1832, entreprendre dans le Welsh Borderland l’établissement de divisions stratigraphiques plus précises dans ces « Transition rocks », tectonisées et peu fossilifères. Cela aboutit à l’introduction, dans le numéro de juillet 1835 du London and Edinburgh Philosophical Magazine and Journal of Science, du concept et du nom de Système Silurien. Le mois suivant, au congrès de la British Association for the Advancement of Science tenu à Dublin, Roderick Murchison et Adam Sedgwick (1785-1873) présentèrent conjointement les systèmes « Cambrien » et « Silurien ». De Verneuil, qui assistait à cette réunion, allait ainsi se trouver être d’emblée spectateur des premiers débats importants, et qui seront souvent très conflictuels, relatifs à la stratigraphie du Paléozoïque inférieur. Il devait rapidement en devenir un acteur averti. Le mois suivant, en septembre 1835, il participa au congrès annuel de la Société géologique de France tenu à Mézières pour analyser le « Terrain de transition » ardennais aux lumières des nouvelles données britanniques. Il y rencontra un élève de Jean-Baptiste-Julien d'Omalius d'Halloy (1783-1875), André-Hubert Dumont (1809-1857). Ce jeune et brillant géologue belge attachait alors peu d’attention aux fossiles, c’est de Verneuil qui le convainquit de leur intérêt pour les corrélations stratigraphiques (Dumont, 1847).
Mais pour le moment, de Verneuil entreprend durant l’été de 1836 une excursion vers l’Europe orientale. Depuis Odessa, il envoie le 1er août une lettre que Jean-Louis Hardouin Michelin (1786-1867) lira à la Société géologique de France et dans laquelle il décrit les paysages traversés avec un enthousiasme que l’on retrouvera dans nombre de ses rapports de voyages ultérieurs. Mais ce texte qui est le premier publié par de Verneuil dans le bulletin de la Société débute aussi par cette curieuse affirmation :
« De Paris à Vienne, le fait géologique le plus important que j’aie observé, c’est la présence de véritables orthocères dans le calcaire alpin. Vous pouvez donc annoncer à M. Deshayes que je possède un échantillon qui offre à la fois les ammonites du grand groupe oolitique et des orthocères, je ne sache pas que ce fait ait encore été observé ailleurs que dans les Alpes du Saltzbourg » (de Verneuil, 1836, p. 315).
Assertion doublement erronée puisqu’il ne pouvait, d’une part, s’agir d’un orthocère et que, d’autre part, une semblable association venait d’être signalée, en 1833, dans un calcaire de La Spezia par Henry de La Bèche (1796-1855).
À l’issue de cette expédition qui le conduisit jusqu’au Bosphore, de Verneuil en présente à Paris une relation toujours marquée par le lyrisme, mais accompagnée aussi d’une « esquisse géologique » des environs de Constantinople et de commentaires qui illustrent ses qualités d’observateur et d’interprète éclectique des phénomènes géologiques tels :
« le mont Olympe de Bythinie, avec sa couronne calcaire percée par d’énormes filons, avec ses déchirures verticales, est un des plus beaux exemples que je connaisse de l’injection du granite à travers des roches calcaires stratifiées » (de Verneuil, 1837a, p. 277-278) ou « l’existence des détroits qui mettent la Mer Noire en communication avec la mer Méditerranée n’est donc pas d’une époque géologique ancienne, et c’est vers la fin de la période tertiaire qu’il faudrait placer la dislocation qui leur a donné naissance » (Ibid., p. 273).
Propos qu’il est intéressant de comparer aux travaux récents sur cette région (Lericolais, 2001).
Ce voyage en Crimée fera finalement le sujet du troisième Mémoire de la Société géologique (de Verneuil, 1837b) dans lequel de Verneuil décrit avec une extrême minutie les caractéristiques de son trajet. Il s’intéresse aussi bien aux volcans de boue, les salses, de la presqu’île de Taman qu’aux tumulus, mais ce sont ses observations géologiques sur le Secondaire et le Tertiaire qui vont retenir l’attention. Il qualifie de « Terrain des steppes » le Tertiaire le plus récent et insiste sur la position du Terrain nummulitique au-dessus de la craie blanche à Belemnites mucronatus sous laquelle il reconnaît aussi un Terrain néocomien et un Système oolitique. Il établit ainsi toute une colonne stratigraphique cohérente. La seconde partie du mémoire est consacrée à la description des fossiles, réalisée par Gérard-Paul Deshayes (1795-1875), qui va initier de Verneuil aux arcanes de la paléontologie dont ce dernier va devenir un spécialiste réputé pour le Paléozoïque.
Notre voyageur s’intéressera encore plus particulièrement au Tertiaire, en 1839, lors d’une exploration autour d’Alger qui lui permet de fournir une liste d’une quarantaine de fossiles de groupes divers et de démontrer au passage ses qualités de collecteur par de pertinentes remarques de taphonomie ou de localisation des gîtes fossilifères. Il écrit ainsi :
« Quand on parle d’une localité à fossiles de manière à encourager les zoologistes à la visiter, je regarde comme un devoir de la bien désigner, pour leur épargner les anxiétés d’une recherche longue et quelquefois infructueuse » (de Verneuil, 1839b, p. 76).
Message qui n’a pas toujours été entendu depuis…
Acquis aux conceptions de Murchison et de Adam Sedgwick, de Verneuil s’absorbe désormais pour l’essentiel dans l’étude stratigraphique des terrains primaires. Il s’attache d’abord à différencier, par les fossiles, le calcaire carbonifère, le « mountain limestone » des Anglais, des couches carbonatées qui lui sont inférieures. Les études menées avec d’Omalius d’Halloy et Dumont dans le Boulonnais lui permettent d’affirmer qu’il « est donc facile de distinguer dans les formations anciennes du bas Boulonnais, deux terrains dont la stratification et la nature minérale ne diffèrent pas, mais qui se séparent entièrement l’une de l’autre par leurs fossiles ; à savoir, le terrain carbonifère et le terrain de transition supérieur, ou système silurien » (de Verneuil, 1838, p. 395) et de conclure que « les espèces de l’époque silurienne lui sont propres, et diffèrent entièrement des espèces qui ont vécu à l’époque carbonifère » (Ibid., p. 396). Parmi ces fossiles du calcaire carbonifère, de Verneuil semble affectionner particulièrement comme marqueur le brachiopode Productus. Cela lui permet, à la suite d’une communication faite par Pierre-Armand Dufrénoy (1792-1857) sur le terrain de transition de l’Ouest de la France (Dufrénoy, 1839), d’affirmer, avec raison, « que le véritable calcaire carbonifère paraît exister aux environs de Sablé » car trois espèces de fossiles qui lui ont été communiquées de cette localité, dont un gros Productus, n’ont pas encore été trouvées dans le système silurien et sont, au contraire, caractéristiques du calcaire de montagne (de Verneuil, 1839a, p. 55), attribution contestée, à tort, en séance par Dufrénoy pour qui ce calcaire restait silurien.
Les travaux stratigraphiques s’accélèrent en Grande-Bretagne pour les divisions du Paléozoïque. L’ouvrage fondamental de Murchison sur le « Silurian System… » a été publié en 1839 et, en avril de cette même année, dans un article passablement polémique, Adam Sedgwick et Murchison ont proposé de distinguer un Système « Dévonien » entre Silurien et Carbonifère. On sait quels violents conflits présidèrent en Grande-Bretagne à l’adoption de ce système, controverses dont Rudwick s’est fait un historien précis (1979, 1985).
L’été 1839 est celui des premiers essais de corrélations dévoniennes hors de Grande-Bretagne et de Verneuil s’y trouve impliqué. Il a, avec Dumont, assimilé dans un premier temps le calcaire de l’Eifel à celui, silurien, de Wenlock et de Dudley. Lors du congrès annuel de la Société géologique de France à Boulogne, puis au cours d’une tournée de terrain en Rhénanie, le trio Sedgwick, Murchison et de Verneuil, suppute que certains coraux qu’accompagne le brachiopode alors nommé Strygocephalus peuvent plutôt caractériser le Dévonien.
De son côté, le 2 mars 1840, de Verneuil présente une note importante de synthèse sur la limite inférieure du calcaire de montagne (Carbonifère). Il expose sans ambiguïté ce qu’il considère être l’objectif de la géologie historique, « le but auquel doit tendre toute classification, dans la série des terrains observés à la surface de la terre, est de les diviser en groupes ou systèmes qui correspondent aux plus grandes révolutions dont notre planète a été le théâtre » (de Verneuil, 1840, p. 166) et se montre explicitement adepte d’Elie de Beaumont en écrivant que « les révolutions matérielles ayant toujours sur la création animée une influence proportionnée à leur importance, on a dû rechercher la trace de ces révolutions dans deux ordres de faits distincts », ainsi « les grandes coupes établies dans la série des terrains n’ont eu de valeur naturelle qu’autant qu’elles répondaient à la fois, à de grandes dislocations de l’écorce terrestre, et à de profondes modifications, si ce n’est à une rénovation complète dans les êtres organisés » (Ibid., p. 167). Mais surtout, dressant un bilan des connaissances du moment sur le Silurien et le Carbonifère, il peut conclure que « les mêmes êtres ont vécu à la même époque, et ont disparu pour la plupart pour faire place à d’autres espèces encore semblables entre elles, malgré la distance qui les sépare » (Ibid., p. 178), ce qui deviendra une antienne de nombre de ses textes. Dans cette communication, de Verneuil ne retient encore que les deux systèmes silurien et carbonifère, mais il signale que Sedgwick et Murchison proposent un système dévonien pour désigner ce qui est dans son propre tableau le Silurien supérieur (« Vieux grès rouge » et formations parallèles du Devonshire). En bon disciple d’Elie de Beaumont, de Verneuil en reste à considérer qu’un véritable Terrain, le Système des auteurs anglais, doit être délimité par des discordances, position irritant quelque peu Murchison qui note que pour les Français la règle est « la théorie d’abord [en l’occurrence les révolutions du globe], les faits ensuite » (Rudwick, 1985, p. 355). Murchison viendra d’ailleurs, dès le 6 avril suivant, disserter devant la Société géologique de France sur son nouveau système dévonien en soulignant le rôle joué par le paléontologue William Lonsdale (1794-1871) dans sa définition (Murchison, 1840). Quant à la reconnaissance de ce Dévonien en Boulonnais, elle est illustrée, dans cette communication, par une importante planche de fossiles-index, des Spirifer, préparée par de Verneuil. Ce dernier est en train de s’imposer comme un paléontologue-clé pour cette nouvelle biostratigraphie. Murchison l’a bien compris qui, lors du congrès de Boulogne en 1839, a décidé le Français à l’accompagner dans ses prochaines expéditions car celui-ci saura faire, directement sur le terrain, les déterminations de fossiles nécessaires à l’établissement de corrélations. Dans un courrier à Murchison, Elie de Beaumont, par ailleurs, avait souhaité que, grâce aux travaux d’Edouard de Verneuil, la France puisse occuper une place honorable dans cette entreprise consistant à « déchiffrer ce vieux chaos » de l’ancien « Terrain de transition » (Rudwick, 1985, p. 332).
Les affaires ne sauraient traîner, il convient d’étendre les observations à d’autres régions. En Russie, les strates du Paléozoïque sont réputées n’avoir pas été plissées. Dans son Cours de Géognosie, le géologue russe Dmitry Ivanovich Sokolov (1788-1852) suggérait, dès 1839, que les dépôts du Silurien inférieur et du Silurien supérieur pouvaient être considérés comme des systèmes indépendants (Bassett, 1991, p. 32). Murchison et de Verneuil vont visiter ces régions de mai à septembre 1840. Débarquant à Hambourg, ils passent par Berlin où ils rencontrent Alexander von Humboldt (1769-1859), Leopold von Buch (1774-1853) et Christian Gottfield Ehrenberg (1795-1876), avant d’atteindre Saint-Pétersbourg où les attendent d’autres compagnons de voyage dont un jeune naturaliste russe, le comte Alexandre de Keyserling (1815-1891). Depuis Moscou, ils remontent vers Archangelsk sur la mer Blanche puis en redescendent vers Nijni-Novgorod pour revenir à Moscou après avoir parcouru quelque 4000 km et accumulé nombre d’observations que Murchison et de Verneuil présentent en septembre 1840 au congrès de la British Association à Glasgow, intervention publiée en 1841 (Murchison et de Verneuil, 1841b). De Verneuil expose de nouveau ces résultats à la Société géologique de France le 21 décembre 1840. Des propos de notre auteur il appert que le système cambrien de Sedgwick semble devoir être éliminé tandis que le Dévonien se trouve conforté dans sa position entre Silurien et Carbonifère. C’est surtout « l’association de certaines espèces de coquilles avec les poissons de l’époque du Vieux grès rouge » qui, constituant « un fait particulier à la Russie éclaire d’une lumière nouvelle une partie encore obscure de la géologie européenne », à savoir que « la question du parallélisme du Vieux grès rouge avec certains dépôts schisteux et calcaires est définitivement résolue » (Murchison et de Verneuil, 1841a, p. 59). Une autre question émerge, qui est restée sans réponse lors de ce voyage, reconnaître les dépôts intermédiaires entre le Carbonifère et les formations jurassiques, et pourtant, affirme notre auteur « nous n’avons épargné ni peines ni voyages pour chercher les éléments d’une décision qui pût complètement nous satisfaire » (Ibid., p. 61), aussi « nous ne serions pas éloignés de retourner dans ces contrées et de suivre les formations jusque sur les flancs de l’Oural » (Ibid., p. 62).
Dès l’année suivante effectivement, nos comparses entreprennent une nouvelle course de plus de 6000 km en quatre mois et demi en Russie centrale et jusqu’à l’Oural. Ils quittent Moscou en constituant, rapportera de Verneuil (1842, p. 11), « deux brigades, M. Murchison avec le lieutenant Kokcharos, d’un côté, le comte de Keyserling et moi, de l’autre », qui voyagent par des routes différentes et se retrouvent tous les quinze jours « à 2 ou 300 lieues de distance » pour comparer observations, roches et fossiles. D’importantes publications découlent de cette mission. Dès décembre 1841, dans une lettre publiée au Philosophical Magazine, Murchison introduit officiellement le système « Permien ». Les résultats de ce second voyage seront présentés avec de Verneuil en 1842 à la Geological Society de Londres (Murchison et de Verneuil, 1842) mais seulement le 3 juin 1844 à la Société géologique de France. L’exposé fait par le Français contient diverses remarques dont l’intérêt mérite d’être souligné. En proposant le système permien, nos deux auteurs signalent qu’ils avaient « oublié que Omalius d’Halloy et Huot avaient donné les noms de terrain pénéen et psammérythrique » aux couches équivalentes mais ils estiment « devoir conserver le nom de permien, parce qu’il est formé d’après le principe qui a déjà porté l’un de nous [Murchison] à substituer, dans la partie inférieure du terrain paléozoïque, des noms géographiques aux noms minéralogiques » (Murchison et de Verneuil, 1844, p. 475). On sait que cette convention se trouvera pérennisée. Cependant, la controverse relative au Permien perdurera longtemps et nous y retrouverons de Verneuil impliqué jusque dans les années 1860, lorsque Jules Marcou (1825-1898) aura proposé le terme de dyas (de Verneuil, 1862). Mais pour le moment, dans cette note de 1844, nos deux auteurs écrivent d’autres choses intéressantes comme :
« Les deux plus grandes révolutions, dans le monde organique des temps passés, sont celles qui ont séparé l’époque paléozoïque de l’époque secondaire et celle-ci de l’époque tertiaire. Les deux dépôts qui terminent chacune de ces grandes périodes […] occupent donc une place analogue dans l’histoire des phénomènes dont notre globe a été le théâtre, et doivent exciter au même degré l’intérêt des géologues » (Murchison et de Verneuil, 1844, p. 481).
Cette « excitation », on le sait, a effectivement gagné le monde des sciences de la Terre depuis quelque vingt-cinq années…
C’est cependant le monumental traité en deux tomes publié en 1845 par Murchison, de Verneuil et de Keyserling qui va rester comme le fleuron de cette expédition. Le premier volume paraît en anglais à Londres, le second en français à Paris. L’ensemble sera traduit en allemand en 1847-1848, puis en russe en 1849. Le deuxième volume dévolu à la paléontologie est coordonné par de Verneuil qui a reçu la collaboration des paléobotanistes Adolphe Brongniart (1801-1876) et Johann Heinrich Robert Goeppert (1800-1884), de Louis Agassiz (1807-1873) et d’Alcide d'Orbigny (1802-1857). Sa contribution, consacrée aux invertébrés paléozoïques, est remarquable par sa précision. Il y donne au passage un véritable hymne aux Productus qui « sont un des meilleurs guides du géologue » (p. 252) et il dresse un exhaustif « Tableau des fossiles du terrain paléozoïque de Russie » (p. 382-395).
En présentant les cinquante planches de cet ouvrage à la Société géologique, notre auteur énonce quelques généralités qui lui sont chères :
« On acquiert la conviction que beaucoup de classes, et même des plus élevées dans la série, n’avaient pas encore fait leur apparition sur la terre ; que la plupart des genres étaient différents des genres actuels ; que ceux qui sont venus jusqu’à nous présentent dans la proportion des espèces des rapports souvent inverses, et enfin que la population actuelle du globe ne saurait être le reste d’une population jadis plus nombreuse ; mais en même temps on est forcé d’abandonner cette ancienne idée que les premiers êtres n’étaient que des ébauches imparfaites de la nature. S’il y a eu progrès dans la création en ce sens que les différentes classes d’animaux vertébrés n’ont paru que successivement, et que les plus élevées sont aussi les plus nouvelles, il est important de bien établir que les produits de la création, quel que soit le rang qui leur a été assigné, ont présenté à toutes les époques cette admirable perfection qui appartient à tout ce qui sort des mains du Créateur » (de Verneuil, 1845b, p. 572).
Analysant en mars 1846 l’ensemble de l’ouvrage, il est amené à quelques malencontreuses assertions sur les blocs erratiques à propos desquels il soutient « l’inefficacité des glaciers comme cause première du terrain de transport de la Russie ; car l’Oural aurait dû avoir des glaciers plus considérables que la Finlande et contribuer à la formation du diluvium dans une plus large proportion. Au reste, la distance à laquelle ces dépôts sont étendus à travers des pays peu accidentés et éloignés des hautes montagnes exigent une action d’une autre nature que celle des glaces terrestres. » (de Verneuil, 1846a, p. 388). Il adhère ici à l’opinion de Murchison qui avait refusé, en 1840 à la Société géologique de Londres, les conclusions d’Agassiz sur l’origine glaciaire des blocs erratiques péri-alpins.
Mais notre géologue globe-trotter ne saurait demeurer en place. Nous apprenons par une lettre lue par Adolphe d'Archiac (1802-1868) en novembre 1846 à la Société géologique de France qu’il se trouve aux États-Unis, parcourant « l’État de l’Ohio en divers sens » en y entrevoyant « la nécessité de changer les limites des formations telles qu’elles ont été établies » et recueillant « la plus grande orthocère [qu’il ait] jamais vue » (de Verneuil, 1846c, p. 13).
Cette expédition américaine lui permet de rédiger un très important article sur la comparaison des faunes paléozoïques nord-américaines et européennes (de Verneuil, 1847c). Il rappelle d’entrée son désir de « faciliter les études stratigraphiques et donner à la superposition, et par conséquent à la paléontologie, dont elle est la base fondamentale, une certitude véritablement scientifique » (p. 648), qui est donc un objectif de biostratigraphie. De nombreuses autres remarques méritent quelque attention car elle revêtent un certain caractère prémonitoire. Observant qu’entre le calcaire de Trenton et les schistes d’Utica, il y a raréfaction des fossiles, il commente :
« […] mais cette disparition n’est qu’un de ces accidents locaux qu’il faut savoir apprécier et distinguer du phénomène de la succession normale des espèces, car ce n’est en réalité qu’un déplacement. Les espèces détruites par des circonstances qui leur étaient défavorables dans le territoire de New York, ont continué à se propager dans les régions situées à l’ouest, et lorsque les circonstances ont changé de nouveau, lorsque la nature des dépôts a été modifiée, et que les schistes d’Hudson ont remplacé ceux d’Utica, alors les animaux qui composaient la faune de Trenton sont revenus occuper leur ancienne patrie, non pas tous intégralement, mais avec cette rénovation partielle et successive que le temps leur avait imprimée » (Ibid., p. 653).
Cette interprétation ne suggère-t-elle pas les équilibres intermittents ou ponctués d’Eldredge et Gould (1972) ? Plus loin, c’est la notion de subsidence qu’évoquent ses propos puisque « toute la masse du terrain paléozoïque, quelque épaisse qu’elle soit, a été déposée dans une mer peu profonde, dont le fond se déprimait successivement pour recevoir de nouveaux sédiments » (Ibid., p. 662). Et cela le conduit à une autre conclusion capitale :
« Que devient alors l’opinion de certains géologues qui pensent que tous les dépôts siluriens se sont faits dans des mers très profondes, et qui attribuent à cette circonstance plutôt qu’à l’action du temps les différences qui distinguent la faune silurienne de celles qui l’ont suivie ? » (Ibid., p. 663).
Comparant les faunes paléozoïques d’Amérique du Nord à celles d’Europe qu’il connaît si bien, il estime qu’un cinquième de celles examinées sont communes aux deux continents. Il est en mesure de répartir huit groupes de terrains entre les systèmes silurien, dévonien et carbonifère (tableau, p. 664). Ses conclusions sont restées valides depuis, en particulier pour l’attribution au Dévonien de formations importantes comme l’Hamilton Group des géologues américains. Cette étude paléontologique lui permet de dresser, fidèle à ses habitudes, un tableau en un grand dépliant puis de commenter une à une toutes ces espèces. Quelques années plus tard, il pourra aider Marcou de sa connaissance des faunes américaines (Marcou, 1855).
Après avoir terminé en 1845 la carte de la Russie avec Murchison et visité l’Amérique du Nord en 1846, il fut vivement engagé par Henri Ducrotay de Blainville (1777-1850) à aller en Espagne car « Le grand naturaliste ne croyait pas à l’universalité des lois de la paléontologie. La succession des faunes qui les caractérisent ne lui semblait bien établie que pour le nord de nos deux grands continents d’Europe et d’Amérique. ‘Allez en Espagne, me disait-il, dans le sud principalement, et peut-être tout votre ordre de succession sera-t-il renversé ou fortement modifié’. Les prévisions de M. de Blainville ne se sont pas réalisées » (de Verneuil et Collomb, 1869, p. 6).
Notre paléontologue avait déjà eu l’occasion de déterminer des fossiles d’Espagne (d'Archiac et de Verneuil, 1845 ; de Verneuil, 1846b) mettant notamment en évidence la présence du Dévonien. Mais il va effectuer désormais, de 1849 à 1862, quelque douze missions dans ce pays et contribuer de façon marquante au déchiffrage de sa géologie. De cette activité vont résulter 26 publications, une dizaine réalisées seul et les autres en collaboration avec divers auteurs, ainsi que deux éditions de la carte géologique de la péninsule ibérique.
Dans cet ensemble, les travaux consacrés au Paléozoïque lui ont permis d’enrichir, à plusieurs reprises, la connaissance des faunes et d’émettre nombre de réflexions pertinentes. Établissant, en 1850, une liste de 77 espèces de trilobites, brachiopodes et polypiers, il souligne que les calcaires dévoniens de Sabero, Ferrones, Arnao « sont bien, au point de vue paléontologique, les mêmes calcaires que ceux de Viré, d’Izé, de Gahard près de Rennes, de la rade de Brest, de Néhou (Manche) et de Ferques en France » (de Verneuil, 1850a, p. 159). Cette comparaison des faunes ibériques et armoricaines, essentielle aujourd’hui pour nos interprétations paléogéographiques, est reprise et précisée dans l’importante publication faite avec Joachim Barrande (1799-1883) en 1855. Elle est reformulée en 1856 dans le mémoire publié avec Casiano de Prado (1797-1866) découvreur des faunes étudiées par les deux paléontologues français qui écrivent :
« la description des nombreuses espèces […] vient mettre en évidence, d’une part, les relations qui lient les dépôts paléozoïques de France, d’Espagne et de Bohême, et de l’autre, l’espèce de contraste qu’ils offrent avec ceux de l’Angleterre, de la Suède et de la Russie » (Casiano de Prado et al., 1856, p. 27).
Ils ajoutent à propos du Silurien et faisant allusion à une intéressante publication de Ribeiro et al. de 1853 :
« il est assez probable que ce même terrain s’avance jusqu’à une grande distance dans l’intérieur du Portugal, car on ne saurait douter que les fossiles des environs de Coimbra, décrits par MM. Sharpe et Ribeiro n’aient vécu dans la même mer que ceux de l’intérieur de l’Espagne, tant il y a de ressemblance entre eux » (Ibid., p. 28).
Sont décrites 56 espèces dans le Silurien (dont un bilobite considéré comme une plante marine) et 62 dans le Dévonien, puis distribution et comparaison de ces faunes avec celles d’autres régions sont longuement commentées. C’est ce souci de compilation qui donnera toute leur valeur aux corrélations biostratigraphiques. À propos du Carbonifère, observé entre Almaden et Cordoue, de Verneuil se fait une fois encore le chantre de l’intérêt de Productus ajoutant cette remarque, quelque peu étonnante par le rapprochement insolite qu’elle contient :
« Dix années auparavant, les mêmes fossiles s’étaient rencontrés sous nos pas dans les calcaires carbonifères des environs d’Archangel, au nord de la Russie, lieux où règnent aujourd’hui un climat et des animaux si différents de ceux de l’Espagne » (Ibid., p. 27).
Ce sont encore des collectes réalisées par Casiano de Prado que de Verneuil et Barrande exploiteront en 1860.
Malgré toute la portée de ses travaux sur le Paléozoïque, on ne saurait réduire à ceux-ci l’activité géologique d’Edouard de Verneuil en Espagne car il y a abordé, avec autant de minutie et de persévérance, de nombreux autres sujets.
Rappelons que sa première intervention regardant l’Espagne à la Société géologique de France concerna le « terrain nummulitique » des Asturies qu’il se félicitait d’avoir ainsi désigné en Crimée, ce qui « ne sera pas si mauvais » (de Verneuil, 1849a, p. 523). La question du Nummulitique et de sa distinction du Crétacé a souvent préoccupé de Verneuil ; il avait, par exemple, adressé une lettre à ce sujet à Laurent-Guillaume de Koninck (1809-1887) que ce dernier lut à l’Académie royale de Belgique en 1847. Il en traitera de nouveau en 1860 à propos d’une note concernant le pays basque espagnol présentée avec Edouard Collomb (1796-1875) et Jacques Triger (1801-1867), note qu’il commente quelques semaines plus tard encore devant l’Académie des sciences en soulignant que « le but principal des auteurs était de distinguer la craie supérieure de la formation nummulitique » (de Verneuil, 1860, p. 1115). Un autre article de 1861 avec de Keyserling analyse cette même question.
Sa collaboration avec Collomb a d’ailleurs donné lieu à de nombreux rapports sur leurs excursions à travers l’Espagne. Leur première note de 1852, modestement intitulée Coup d’œil sur la constitution géologique…, comporte, en réalité, 87 pages. Topographie et hydrographie, description de la colonne stratigraphique du « terrain tertiaire » aux « terrains paléozoïques » agrémentée parfois de dessins de paysages et de petites coupes, roches éruptives et « soulèvements et mouvements du sol », c’est un ensemble exhaustif complété par trois planches à dépliant fournissant deux coupes géologiques à travers l’Espagne et une panoplie de fossiles dévoniens à crétacés. À la suite de cette communication, Paul Gervais (1816-1879) décrit et illustre les ossements de mammifères rapportés par les deux missionnaires. Dans un extrait déposé à la Société géologique, daté de 1853 et considéré comme un complément à la note originelle, les planches I et II sont en dépliants de deux mètres de long pour figurer les coupes géologiques en couleurs à l’échelle 1/555.555e, dont la légende stipule que « l’échelle des hauteurs est autant que possible égale à celle des longueurs ».
En 1853, de Verneuil commente à l’Institut des Provinces une « esquisse provisoire » de la carte géologique d’Espagne. En 1854, avec Gustave de Lorière, il fournit un tableau des altitudes observées durant l’été 1853. Ces questions d’altimétrie l’ont souvent occupé lors de ses pérégrinations espagnoles et il a donné à diverses autres reprises, en 1855 et 1857, tant à l’Académie des sciences qu’à la Société géologique, les résultats de ses mesures orographiques ou hypsométriques pour reprendre ses termes. Le voyage avec de Lorière avait eu aussi un volet paléontologique dont les résultats, relatifs au Néocomien, ne seront publiés qu’en 1868, tandis que d’autres, concernant l’Eocène, l’avaient été par de Verneuil et Louis Lartet (1840-1899) en 1863.
Les efforts d’Edouard de Verneuil et de Collomb aboutirent à la publication d’une carte géologique de l’Espagne et du Portugal au 1/1.500.000e que de Verneuil commentera à l’Académie des sciences en ces termes :
« Prévenu que l’un de nos amis, M. A. Maestre, chef d’une de ces compagnies, préparait une petite carte géologique d’ensemble, nous n’avons voulu perdre l’espèce de priorité qui nous appartenait dans cette œuvre, qui depuis quinze ans est le but constant de nos efforts […]. C’est pourquoi nous publions aujourd’hui notre Carte géologique de l’Espagne. Sans cette circonstance, nous aurions attendu encore une année afin d’avoir le temps de faire graver une carte géographique meilleure […] » (de Verneuil, 1864b, p. 418).
La deuxième édition est publiée en 1869 et les deux auteurs en fournissent une explication qui relève, province par province, les « changements et rectifications introduits ». Ils insistent sur quelques aspects comme « l’étendue des trois grands lacs d’eau douce qui, à l’époque miocène, occupaient une partie considérable de la Péninsule » (de Verneuil et Collomb, 1869, p. 26), « le grand développement du granite, des roches cristallines et surtout des terrains paléozoïques qui s’étendent sur toute la région occidentale » (Ibid., p. 27) et les directions majeures des chaînes et des accidents, pour conclure modestement que cette carte « n’est qu’une ébauche grossière » (Ibid., p. 29). Il s’agissait, en réalité, d’un remarquable travail de pionniers.
Contrairement à ce qui se passait alors en Angleterre et en Allemagne, le Paléozoïque resta, à quelques rares exceptions près, fort peu étudié en France jusque dans les années 1860. De Verneuil a, pour sa part, excursionné dans plusieurs régions et contribué, à diverses reprises, à dater certains terrains par la paléontologie. Nous l’avons vu s’attacher, dès 1838, à distinguer dans le Boulonnais les calcaires carbonifères de ceux qui seront bientôt désignés comme dévoniens. Puis c’est pour la Montagne Noire que l’examen de faunes lui permet de distinguer Silurien, Dévonien et Carbonifère (de Verneuil, 1849b). L’étude de fossiles des Pyrénées l’autorise aussi à y reconnaître la présence de Silurien et de Dévonien (de Verneuil, 1850b, 1855). Ce sont encore des déterminations de trilobites de la Haute-Saône qui lui feront conclure plus tard que « le jour se fait sur la classification des terrains anciens des Vosges, où déjà, grâce à la paléontologie, nous pouvons distinguer deux des étages principaux de la grande série paléozoïque [il s’agit du Dévonien et du Carbonifère à Productus] » (de Verneuil, 1867, p. 129).
Mais c’est surtout pour la stratigraphie du Paléozoïque armoricain que les interventions de Verneuil ont été les plus percutantes. Nous avons signalé qu’il attribua, en 1839, contre l’opinion de Dufrénoy, le calcaire de Sablé au Carbonifère. C’est sur cette base qu’il put, en 1844, soutenir que le « terrain anthracifère » de la Basse-Loire appartient au système carbonifère car il est superposé au système dévonien, « opinion qu’il s’est forgée » lors de « l’excursion qu’il a faite en Bretagne et en Normandie avec M. d’Archiac » (de Verneuil, 1844, p. 143). Trois ans plus tard, communiquant le catalogue des fossiles trouvés en Bretagne par Marie Rouault (1813-1881), il enchaînait en commentant ces résultats pour séparer Silurien et Dévonien (de Verneuil, 1847a). L’année 1850 fut pour lui une année armoricaine. Au cours de l’été, l’excursion de la Société géologique de France lui permit de présenter une remarquable synthèse sur les assises paléozoïques de l’ouest de la France (de Verneuil, 1850c) tandis que, dans un courrier d’octobre à de Koninck, il tint à réitérer pour l’Académie royale de Belgique son point de vue sur l’âge carbonifère des couches houillères de Bretagne (de Verneuil, 1850d). Il aura encore l’occasion (de Verneuil, 1856), en déterminant des trilobites et mollusques reçus de Cherbourg d’y montrer la présence de Silurien inférieur (notre Ordovicien), et l’opportunité (de Verneuil, 1858), après une excursion avec Triger, de contester à juste raison certains résultats de Rouault.
La contribution d’Edouard de Verneuil à la connaissance du Paléozoïque de France n’a donc pas été négligeable, on le voit, malgré les nombreuses pérégrinations plus lointaines de notre auteur.
De Verneuil a été un acteur talentueux de la paléontologie des invertébrés à laquelle, selon Daubrée, il fut initié par Deshayes. Il est rapidement devenu l’un des meilleurs spécialistes des fossiles paléozoïques de son époque. Étant de ceux qui regrettent que « l’étude des fossiles n’a pas toujours été faite avec cet esprit d’examen, propre à l’étude de la nature vivante, que les zoologistes apportent dans leurs travaux et [que] de là sont nées ces espèces fautives, mal déterminées, accompagnées de descriptions incomplètes et de dessins plus incomplets encore […] » (Murchison et al., 1845, p. VIII), il s’est appliqué à fournir des descriptions minutieuses et des illustrations précises. Les descriptions sont accompagnées de synonymies, de comparaisons, de la liste des gisements et des répartitions connues. Bref, ses travaux de systématique revêtent un agréable caractère de modernité, ce qui n’était alors pas le cas chez beaucoup de ses contemporains. Auteur de nombreux taxons, spécifiques notamment, il n’en est pas moins resté préoccupé par les notions taxinomiques elles-mêmes, comme le montre l’essai de justification suivant :
« des genres, n’étant, à notre avis, que des coupes plus ou moins artificielles, des créations de notre esprit de méthode pour nous reconnaître au milieu de l’infinie variété des espèces, celui-ci [le trilobite Cryphaeus] nous paraît mériter d’être conservé à cause de son utilité pratique […] » (de Verneuil, 1869, p. 23).
Exerçant ses talents sur la plupart des groupes, il a laissé en particulier de notables travaux sur les brachiopodes (de Verneuil, 1845, 1848a, b, c) mais a fait aussi de pertinentes réflexions sur d’autres groupes. À propos des mollusques bivalves paléozoïques par exemple, si Barrande et lui furent de ceux qui s’enfermèrent dans une erreur qui a subsisté jusqu’à tardivement au xxe siècle en écrivant que « quelque rare qu’il soit de voir un genre, qui vit encore, remonter jusqu’à une époque aussi reculée, il faut reconnaître ici que non-seulement la présence du genre Nucule est incontestable à l’époque silurienne, mais que le nombre d’espèces en est déjà assez considérable » (Casiano de Prado et al., 1856, p. 80), ils surent, par ailleurs, déceler que « quand on a des échantillons incomplets, on s’efforce de les rapporter à des genres connus ; puis lorsque arrivent des échantillons meilleurs où l’on peut voir les dents et les autres caractères intérieurs, on reconnaît que, dans la plupart des cas, il y a nécessité de créer des genres nouveaux » (de Verneuil et Barrande, 1855, p. 990), ce qui demeure d’une parfaite actualité pour les bivalves de l’Ordovicien inférieur.
Il est piquant, en revanche, de faire constat des ennuis que de Verneuil rencontra avec les orthocères et cela mérite qu’on s’y attarde. Rappelons-nous qu’il annonçait, avec quelque fierté, dans sa première communication en 1836 la présence d’orthocères dans le Mésozoïque alpin. Il s’enferrait dans cette position, contre divers avis dubitatifs, lors de la réunion de la Société géologique du 19 février 1838 (Bull. Soc. géol. Fr., 1e sér., t. IX, p. 185-188). Convenons à sa décharge que la signification d’Orthoceratites était, à l’époque, confuse, le genre ayant été placé en 1822 par Thomas Edward Bowdich (1791-1824)) avec Belemnites, Nodosaria, Hippurites et Baculites dans la Division IV. Orthoceraceae des Univalves. Mais trente ans plus tard, de Verneuil présentera de nouveau à la Société, lors de sa réunion du 12 août 1867, des « orthocères » trouvés dans le Lias d’Andalousie et y rencontrera en John William Salter (1820-1869) un contradicteur éclairé qui « est disposé à admettre que l’exemplaire de M. de Verneuil est, non pas un Orthocère, mais une forme très-extraordinaire de Bélemnite » (Bull. Soc. géol. Fr., 2e sér., t. XXIV, p. 847-848). Pourtant, de Verneuil fit aussi de judicieuses remarques à propos des orthocères. Sa description « d’une Orthoceratite gigantesque » le conduisit à affirmer :
« de pareilles proportions ne semblent-elles pas inconciliables avec l’idée que conservent encore certains paléontologistes, que les Orthocératites ont été des coquilles internes ? » (de Verneuil, 1847b, p. 557).
Ailleurs, il saura utiliser les structures intérieures des coquilles, notamment celles d’un orthocère du Bosphore, comme caractères spécifiques discriminateurs, expliquant « nous avons eu la pensée de le faire scier, et le siphon à lui seul nous a fourni des caractères suffisants pour en faire une espèce nouvelle » (de Verneuil, 1869, p. 25).
Sur le terrain, il a été un remarquable collecteur, attentif à la disposition des fossiles en notant l’orientation de tentaculites « sous l’influence de courants marins » (de Verneuil, 1847c, p. 656), à la qualité de l’échantillonnage en relevant, par exemple à propos des faunes de l’Eocène d’Aragon que « le mélange dont parle M. Aldana dans une localité voisine, n’a lieu, sans doute, que par suite d’éboulements sur les pentes » (de Verneuil et Lartet, 1863). Il semble avoir soupçonné l’importance des aléas de la fossilisation lorsqu’il écrit que « les lacunes signalées dans la succession des fossiles sont dues peut-être à des interruptions dans la continuité des causes auxquelles ceux-ci doivent leur conservation » (de Verneuil, 1862, p. 613).
Adepte des monographies paléontologiques régionales, il a présenté ses travaux, nous l’avons vu, d’une façon résolument moderne. Il s’était insurgé contre les « confusions » et les « mélanges » faits dans les collections (de Verneuil, 1840, p. 168) et il a été, pour sa part, un conservateur soigneux, comme le démontre l’impressionnante collection qu’il légua à l’École des mines (Barrande, 1873) avec un catalogue raisonné de celle-ci ; l’ensemble se trouve désormais déposé dans les collections de paléontologie de l’Université Claude-Bernard Lyon I où il est consultable par les chercheurs.
De Verneuil jouissait d’une excellente notoriété en qualité de paléontologue et ses avis étaient souvent sollicités. À titre anecdotique citons, par exemple, la lecture qu’il donna, en 1852, d’une lettre d'Edouard Desor (1811-1882) lui écrivant « Vous m’obligeriez infiniment […] si vous vouliez bien me faire connaître votre opinion sur ce sujet » (Desor, 1852, p. 318), il s’agissait de l’éventuelle présence d’empreintes de vertébrés dans le Cambrien. Cette requête permettait à de Verneuil de faire un exposé exhaustif des connaissances du moment pour répondre négativement à la question posée, mais il ajoutait, ce qui paraît prémonitoire à l’aune de nos récentes interprétations, « en sera-t-il de même des dents microscopiques que M. Pander a découvertes près de Saint-Pétersbourg ? » (de Verneuil, 1852, p. 322) puisque c’étaient des conodontes que Christian Heinrich Pander (1794-1865) venait ainsi de signaler.
Comme tout paléontologue, de Verneuil se trouva confronté, observant les changements des flores et des faunes qu’il utilisait aux fins de datation des terrains, à la question des mécanismes de ces transformations des espèces dans le temps. Ses réflexions contradictoires témoignent d’une pensée passablement fluctuante sur le sujet. Ainsi, la confusion règne parfois dans ses déclarations de 1838 puisqu’il soutient, par exemple, à la Société géologique, le 5 février, que les fossiles des systèmes cambrien, silurien et carbonifère sont très distincts mais qu’il adhère, le 19 février, aux idées des conchyliologistes allemands qui « ont admis des mélanges d’espèces appartenant à des époques géologiques très éloignées » (Bull. Soc. géol. Fr., 1re sér., t. IX, p. 185).
Par ses propos des premières années, de Verneuil se rangeait plutôt, nous l’avons vu, sous la bannière du catastrophisme (1840, p. 167). Mais dès 1844, dans la note avec Murchison sur le système permien, les auteurs insistent sur les dissimilitudes qu’offrent continuité ou discontinuité des faunes d’une part, concordance ou discordance des strates d’autre part, dans les relations du Carbonifère au Permien et du Permien au Trias ; ils concluent que « C’est là, sans aucun doute, un fait important sur lequel nous ne saurions trop appeler l’attention, car il nous fournit la preuve que les distinctions les plus profondes entre les fossiles de deux terrains ne peuvent pas toujours être attribuées à de violentes révolutions de notre globe, par lesquelles, d’ailleurs, on n’explique que la destruction des animaux d’une époque, et non la création de ceux qui leur succèdent » (Murchison et de Verneuil, p. 481). Le filet des difficultés se referme ainsi sur lui, dont tout le travail biostratigraphique est fondé sur le renouvellement des faunes, ce dont pouvait aisément rendre compte une vision catastrophiste de l’histoire de la vie. Notre paléontologue n’est, par ailleurs, pas acquis aux idées lamarckiennes d’une transformation progressive des espèces bien qu’il ait écrit :
« les Limulus, qui se montrent pour la première fois dans les couches houillères […] ont survécu à toutes les nombreuses révolutions qui ont suivi leur création, et quelques-unes de leurs espèces, assez éloignées, il est vrai, des types primitifs, existent encore de nos jours » (Ibid., p. 488).
À de rares occasions, il semble même avoir envisagé quelques filiations comme le suggèrent ces « modifications de forme auxquelles le genre Productus a été soumis […] » puisqu’il « paraît qu’après l’époque carbonifère, qui fut par excellence celle des Productus, ces animaux subirent des modifications qui les rapprochèrent des Leptaena » tandis que le « genre Aulosteges semble être une déviation des Productus vers les Orthis » (de Verneuil, 1848a, p. 301).
La conception de la durée de l’espèce exprimée en 1845, selon laquelle « l’espèce, comme l’individu, a reçu en naissant une certaine somme de vitalité propre, qu’elle naît, se développe et meurt après s’être propagée pendant sa vie sur une plus ou moins grande partie de la surface du globe » (Murchison et al., 1845, p. VI) rappelle furieusement la célèbre formulation (1754, p. 190) de Denis Diderot (1713-1784). La vision de l’évolution du monde vivant qu’avait de Verneuil reste finalement confuse et sa perplexité est souvent patente. Nombre de ses écrits ont une connotation gradualiste tels :
« Suivant cette manière de voir, les espèces n’auraient pas été détruites toutes ensemble pour être créées de nouveau après un intervalle où la mort seule aurait régné sur le globe. Les changements seraient dus à des causes lentes, à des modifications et à des créations partielles, en rapport avec l’état de la terre, des eaux et de l’atmosphère, interrompue sur des points de notre planète par des accidents locaux, mais permanents sur d’autres et ne formant qu’une série continue, une chaîne dont quelques anneaux, il est vrai, sont encore à retrouver » (de Verneuil, 1862, p. 613) ;
et :
« l’action incessante de cette loi d’amélioration et de partielle modification dans le règne animal, dont les effets sont lents et successifs, et paraissent souvent indépendants, particulièrement en Russie, de ces grandes révolutions physiques qui ont affecté la surface de notre planète » (Murchison et de Verneuil, 1844, p. 489).
Mais il est curieux, dès lors, de voir de Verneuil paraître adhérer, contre l’avis des autres auditeurs présents, à une curieuse hypothèse présentée à la Société géologique en 1852 par une lettre de Keyserling qui « présume que des molécules d’une constitution particulière, capables d’altérer les éléments de germination, se sont répandues de temps à autre autour de notre planète » ce qui n’est pas sans suggérer de véritables sauts macroévolutifs.
Quoi qu’il en soit, notre auteur fit souvent allusion à une « loi » présidant à une modification simultanée des organismes sur l’ensemble du globe, ce qui le confortait dans la valeur de l’utilisation des fossiles à des fins de corrélations des terrains car « on sera convaincu que toutes les modifications des espèces, leur extinction et leur renouvellement ne sont pas dus à des changements de courants ou à d’autres causes plus ou moins locales ou temporaires, mais dépendent de lois plus générales qui gouvernent le règne animal tout entier » (Murchison et al., 1845, p. XXX). Mais cette notion de « loi générale » ne fait que masquer son embarras et il ne s’est jamais exprimé clairement sur les causes inductrices, sur les facteurs mis en jeu, si ce n’est, comme nous l’avons vu plus haut, et cela en un raisonnement quelque peu circulaire, pour faire allusion « à l’action du temps » (de Verneuil, 1847c, p. 663). En définitive, il s’agit de « l’action d’une loi générale dont la cause est et sera longtemps pour nous un mystère » (Murchison et de Verneuil, 1844, p. 487).
Mais de Verneuil était avant tout géologue. Il a, nous l’avons vu, publié des cartes géologiques d’Espagne, mais contribua aussi à dresser une carte de la Campagne romaine en 1872, communiqua à plusieurs reprises sur des éruptions du Vésuve de 1858 à 1872, formula diverses remarques tectoniques sur ce que nous qualifions maintenant de phase palatine et de phase ouralienne, soupçonna le concept de cycle sédimentaire en notant qu’il « faudrait supposer des oscillations considérables, suffisantes pour élever le sol au-dessus de la mer […] et ensuite pour le submerger et y laisser accumuler les dépôts […] ces oscillations, si grandes […] auraient été assez lentes et assez uniformes pour ne pas déranger l’horizontalité des couches […] » (Murchison et de Verneuil, 1841, p. 62).
L’objectif affiché de ses remarquables analyses paléontologiques était donc avant tout d’ordre stratigraphique. Il le dit sans ambages dès ses premiers travaux :
« Le but auquel doit tendre toute classification, dans la série des terrains observés à la surface de la terre, est de les diviser en groupes ou systèmes, qui correspondent aux plus grandes révolutions dont notre planète a été le théâtre » (de Verneuil, 1840, p. 166).
Le fossile sera son outil de référence dans cette démarche et l’on peut adhérer au jugement de Jules Gosselet (1832-1916) selon lequel c’est de Verneuil qui instaura « pour la première fois, la paléontologie stratigraphique sur une base inébranlable » (Gosselet, 1896, p. 204).
La géologie ne l’intéresse donc qu’à partir de l’apparition des couches fossilifères « celles que M. Sedgwick désigne en Angleterre sous le nom de protozoïques » qui ont succédé aux « roches fondamentales sur lesquelles s’est déposé le système silurien » (de Verneuil, 1846a, p. 382), les roches plus anciennes « azoïques […] ne renferment aucunes traces [sic] de fossiles, et il est assez probable qu’elles sont antérieures à la première apparition des êtres animés » (Ibid., p. 381).
Sa confiance dans la valeur du fossile caractéristique ne fit que s’affirmer avec l’extension de ses investigations. Cette méthode fut à maintes reprises, en butte à de vives critiques. Barrande pouvait ainsi lui écrire :
« Votre nom est plusieurs fois cité parmi ceux des paléontologues qui sont un peu rudoyés dans le texte. M. Schafhautl, pour reconnaître les horizons géologiques, annonce deux moyens qu’il emploie avec plus de succès que les fossiles, savoir l’étude des roches par le microscope et par les acides. Si ces moyens peuvent rendre service en certaines circonstances, ce que j’admettrai volontiers, il est peu probable qu’ils supplantent la paléontologie » (Bull. Soc. géol. Fr., 2e sér., t. IX, 1852, p. 308).
Un autre censeur de la méthode avançait, non sans quelque raison, que l’ « on conçoit très bien que les fossiles d’une même formation doivent varier suivant les localités et surtout suivant la nature du sol qui les renferme. Pour peu qu’on ait voyagé et regardé attentivement les plages de nos mers actuelles, il est facile de reconnaître que les bivalves se rendent de préférence sur la vase […] tandis qu’un peu plus loin, des univalves garnissent les rochers et les grèves […] » (Robert, 1841). À tout cela de Verneuil répondait, non sans raison également, que « nous ne devons pas attacher une trop grande importance à la structure minéralogique des couches, quand nous cherchons à établir leur synchronisme dans des contrées éloignées les unes des autres ; car l’examen comparé de la Russie avec le reste de l’Europe nous démontre qu’avec la plus frappante similitude, quant à la distribution générale des êtres organiques dans chaque grand système paléozoïque, il peut y avoir cependant de très grandes différences entre les roches qui les contiennent » (Murchison et de Verneuil, 1844, p. 480).
Notre biostratigraphe sut aussi après avoir, depuis longtemps déjà, abandonné le schéma catastrophiste cuviéro-beaumontien, souligner l’indépendance des fossiles d’avec la tectonique :
« La discordance qui règne entre les stratigraphes et les paléontologistes sur les limites de ces divisions a ébranlé mes croyances. Les dislocations du sol, sur lesquelles elles avaient d’abord été fondées, ont beaucoup perdu de leur importance. Le nombre de dislocations, qui augmente chaque jour, leur enlève ce caractère d’universalité qu’on réclamait pour elles et on peut affirmer aujourd’hui que la discordance des couches n’est pas nécessairement la preuve qu’une période géologique finit et qu’une autre commence » (de Verneuil, 1862, p. 612).
Admettant que quelques fossiles pouvaient franchir des limites des divisions stratigraphiques, « transitions rares, il est vrai, mais que la science découvre à mesure qu’elle progresse » (de Verneuil, 1869, p. 29), il n’en soulignait pas moins, à toute occasion, l’importance des fossiles index. S’étonnant, par exemple, d’un désaccord avec son ami Carl Ferdinand Roemer (1818-1891), il regrettait que celui-ci n’ait pas « formé son opinion » sur « l’existence de quelques espèces décisives » car « nous croyons cette méthode dangereuse en général et dans le cas particulier elle nous paraît avoir égaré M. Roemer, ainsi que nous allons essayer de le prouver […] » (de Verneuil, 1864a, p. 149). L’établissement de corrélations à distance repose sur sa conviction que, sans nier de réels endémismes, de nombreuses formes ont eu une vaste extension géographique et dès 1847, par exemple, il combattit à la Société géologique l’opinion de Dumont qui n’attribuait qu’une valeur locale aux caractères paléontologiques. Sans doute exagérait-il néanmoins à ce sujet lorsqu’il écrivait que « C’est un phénomène propre aux temps anciens que cette homogénéité dans la distribution des êtres à la surface du globe […] » (de Verneuil, 1840, p. 178).
De Verneuil sut, par ailleurs, reconnaître la valeur stratigraphique de fossiles énigmatiques comme les tentaculites et les graptolites puisque « Si, sous le point de vue zoologique, la place des Graptolites est encore incertaine, leur position dans la série des couches est au contraire si bien déterminée, qu’ils sont d’une grande utilité en géologie » (Murchison et al., 1845, p. XII).
Tous les travaux d’Edouard de Verneuil révèlent un homme modeste et d’une totale honnêteté à l’égard tant de ses pairs que de ses prédécesseurs. Il consultait les publications anciennes, parfois en s’extasiant :
« Il est assez singulier que […] l’Espagne ait produit un ouvrage remarquable à une époque que l’on pourrait appeler les temps fabuleux de la paléontologie. L’ouvrage du P. Torrubia, publié en 1745 sous le titre de : Apparato para la historia natural española, accompagné de 14 planches de fossiles, est certainement fort curieux pour son temps, et, par les Trilobites, les Ammonites, Bélemnites et Pholadomies qu’il renferme, il donne une idée de la constitution géologique des environs de Molina de Aragon […] » (de Verneuil et al., 1855, p. 5).
Ses bibliographies témoignent du même souci, 147 références depuis 1746 dans sa note avec Collomb en 1852 !
De Verneuil semble avoir été considéré comme un homme ouvert, de commerce agréable si l’on en croit ses contemporains, Humboldt seul portant peut-être un jugement plus réservé en 1841 lorsqu’il écrivait à François Arago (1786-1853) que « Le marquis Silurien [Murchison] tout épris des grandeurs de Russie a passé par ici pour aller à l’Oural chercher le Mythe du système Cambrien, Le Léopard [c’est la manière qu’avait Humboldt pour désigner tout Anglais] a avec lui un François, son aide de camp, M. Verneuil, bien doux, instruit et taciturne », mais on peut penser que l’orgueilleux, puissant et hautain Murchison évinçait volontiers son compagnon en accaparant la conversation…
De Verneuil savait communiquer son enthousiasme et partager avec affabilité ses connaissances et informations. Il « était éminemment ce que les Français appelleraient un bon enfant [en français dans le texte], simple dans ses goûts, toujours de bonne humeur » (Anonyme, 1873). Sociable et à l’esprit associatif, de Verneuil fut dès 1831 membre de la Société géologique de France. Il s’y montra particulièrement actif avec de nombreuses interventions, discutant avec aménité de divers sujets et des opinions opposées aux siennes, il en fut élu Président à trois reprises, en 1840, 1853, 1867, « son attractive bienveillance [y] encourageant puissamment les jeunes géologues qui venaient présenter les résultats de leurs recherches » et leur apportant « le secours désintéressé de ses lumières » (Daubrée, 1875). De cette conduite altruiste attesteront encore le don de ses riches collections paléontologiques à l’École des mines et le legs qu’il laissera à la Société géologique.
Esprit méthodique, infatigable explorateur, observateur minutieux et talentueux tant sur le terrain que dans la description des fossiles, Edouard Poulletier de Verneuil a contribué, plus particulièrement, de façon déterminante au développement de la biostratigraphie du Paléozoïque dont il doit être considéré comme l’un des pionniers.
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