COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 mai 1985)
Cuvier, le Fondateur de la Paléontologie des Vertébrés, est aussi en même temps le promoteur de la Théorie du catastrophisme.
Pendant longtemps, ces deux titres lui ont été décernés sans problème. Mais depuis quelques années, pour des motifs qu'il serait intéressant de rendre explicites, certaines réticences se sont fait jour en ce qui concerne le catastrophisme de Cuvier.
L'étude des textes ne permet pas cependant de doutes à ce sujet. Cuvier ne s'est intéressé aux fossiles que parce qu'ils lui permettaient de proclamer le catastrophisme.
Le jeune naturaliste qui, à 26 ans, arrive à Paris au début de l'année 1795, était surtout un zoologiste. Mais, ayant lu Buffon et aussi Blumenbach et De Luc, il ne pouvait pas ignorer l'intérêt que présentaient les fossiles. Cependant il ne semble pas avoir manifesté à leur égard un attrait particulier durant les six années de son séjour en Normandie, car s'il s'était adonné à leur étude, il est probable qu'il aurait pu trouver dans ce pays si riche en fossiles une quantité abondante de "coquilles" et même d'os de "quadrupèdes" - comme on appelait alors les Mollusques et les Vertébrés.
En tout cas il est remarquable, et il était sans doute inévitable, que Cuvier ait senti le premier appel de la Paléontologie en manipulant des Térébratules et en les comparant aux êtres vivants actuels. Nous ne savons pas très bien quelles furent ses réactions devant ces animaux anciens, si polymorphes et si remarquables pour leur stabilité depuis les temps les plus reculés - sinon peut-être justement qu'il fut frappé par les ressemblances des formes (1), lui qui, plus tard, devait tant s'appliquer à les amoindrir.
Il ne s'attarde pas cependant longtemps à l'étude de cet immense domaine, du moins sous son aspect paléontologique, pour des raisons que nous essaierons de mieux connaître dans la seconde partie de notre exposé. Nous le voyons en effet se tourner, dès son arrivée à Paris, vers l'étude des "quadrupèdes" fossiles, et il s'attache alors, patiemment et abondamment, à l'édification de ce célèbre ouvrage qui a fait sa réputation, et qui s'appelle les Recherches sur les Ossemens fossiles de Quadrupèdes.
En Août 1795, en effet, il entreprend de publier les premiers résultats des travaux qu'il a entrepris dans cette direction. Ce sont les éléphants fossiles qui sont l'objet de ses premières communications à la Société Philomathique et à la Société d'Histoire Naturelle de Paris. Le souci maintenant manifesté par Cuvier est de souligner les différences qui existent entre les espèces anciennes et les espèces actuelles. Ainsi, assure-t-il, "le Mammouth, cet animal dont on trouve les ossemens en Sibérie et ailleurs, et qu'on avait toujours regardé comme un éléphant, est bien du même genre, mais..., quoique très voisin de l'éléphant d'Asie, il en diffère assez pour être considéré comme une espèce distincte" (2).
L'année suivante, en 1796, Cuvier fait lecture de ce même Mémoire sur les Eléphants à l'Institut où il vient d'être élu, à 27 ans. Conscient de ce que ses auditeurs pouvaient connaître aussi bien que lui les travaux de Blumenbach sur ces animaux, il est réticent à admettre que le naturaliste allemand ait été le premier à nommer les éléphants fossiles qu'il vient de décrire. Puis il présente à la Société d'Histoire Naturelle une tête d'ours de la caverne de Gaylenreuth, en Allemagne, et il montre que dans ce cas aussi il s'agit d'une espèce qui n'existe plus aujourd'hui.
Déjà Blumenbach, ici aussi, l'avait étudié, et nommé Ursus spoeleus, ce que Cuvier ne précise pas. La même année, Cuvier a étudié "le squelette d'une très grande espèce de quadrupède inconnue jusqu'à présent, trouvé au Paraguay, et déposé au cabinet d'Histoire Naturelle de Madrid". C'est aussi, selon lui, une espèce disparue, à laquelle il attribue le nom de Megatherium americanum (3).
En 1797, Cuvier présente à l'Institut une communication sur des restes de Rhinocéros, où il montre que ceux qui avaient été trouvés en Sibérie et en Allemagne "différoient essentiellement des quatre espèces qui vivent aujourd'hui" (4).
Les trois années suivantes, - Cuvier est à peine âgé de 30 ans -, marquent les dates les plus décisives dans sa carrière paléontologique. En effet, tout d'abord, en 1798, il révèle à ses collègues de la Société d'Histoire Naturelle de Paris, le projet ambitieux qu'il a conçu "de rassembler autant qu'il lui a été possible, tous les os fossiles qui ont appartenu à chaque espèce, soit qu'il les ait vus par lui-même, ou qu'il en ait seulement trouvé la description dans les auteurs ; de reformer les squelettes de ces espèces, et de les comparer avec celles qui existent à la surface du globe, pour en déterminer les rapports et des différences" (5). Et il se présente comme parfaitement capable de mener à bien ces travaux. Il a déjà travaillé personnellement assure-t-il, sur une douzaine d'espèces, dont il donne la liste : le mammouth de Sibérie, celui de l'Amérique, l'animal de Simore, en Languedoc, l'hippopotame de plusieurs pays, le rhinocéros de Sibérie, d'Allemagne et d'autres pays, l'animal du Paraguay, l'ours de Franconie, l'animal "carnassier" de Montmartre, le cerf d'Irlande, différentes espèces de boeufs fossiles (6).
C'est aussi l'année où Cuvier publie, dans le Bulletin des Sciences de la Société philomathique, ses premières études sur les ossements fossiles qu'il vient de découvrir à Montmartre (7), gisement de fossiles qu'il allait rendre si célèbre, - et qui le lui rendra bien : - que l'on pense seulement à la sarigue ! ou à l'animal auquel il donnera le nom de Palaeotherium.
L'année suivante 1799 est peut-être moins fertile en travaux paléontologiques, du moins en publications, Cuvier se contentant de faire imprimer à nouveau ses Mémoires sur les Eléphans vivans et fossiles, mais cette fois dans les Mémoires de l'Institut (8), saisissant ainsi une occasion prestigieuse de faire connaître davantage ses travaux et ses idées, qu'il présente d'une manière plus précise, se manifestant ainsi, non seulement comme paléontologiste, mais déjà comme maître à penser.
Le rythme de ses travaux et de ses publications s'accélère pendant l'année 1800. Il fait paraître coup sur coup, dans le Bulletin de la Société philomathique, une étude sur des restes d'oiseaux et de quadrupèdes de Montmartre puis une autre sur un hippopotame fossile (9).
Enfin il publie une étude sur un crocodile fossile (10) et une autre sur les crocodiles vivants (11), qui n'est pas un hors-d'oeuvre zoologique, puisqu'un tel travail était nécessaire pour comprendre les restes fossiles. Il s'agissait de restes d'un saurien découvert à Honfleur, et je signale ce fait pour deux raisons : la première est que ce "crocodile" sera, avec d'autres découverts plus tard, l'occasion d'une polémique avec Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui corrigera les erreurs d'appréciation de Cuvier. La seconde raison de la remarque est qu'il aurait été à même de décrire déjà des "quadrupèdes" fossiles dès son séjour en Normandie, si cette étude l'avait intéressé à cette époque. Mais nous y reviendrons.
Mais surtout cette année 1800 (et par extension 1801) est, pour le jeune Cuvier - il a maintenant 31-32 ans - l'année de la consécration internationale. Développant son projet d'étude des "quadrupèdes", il lance en effet, à partir de l'Institut, un appel diffusé par les soins de cet organisme, réputé dans le monde entier, aux savants de tous les pays de lui faire parvenir le plus possible de fossiles, ou de travaux les concernant, pour qu'il lui soit possible de mener à bien l'étude qu'il a déjà commencée, et qu'il espère pouvoir rendre maintenant exhaustive. Ce travail personnel, dont il avait fait part à ses amis des Sociétés parisiennes, il lui donne maintenant une dimension européenne.
Ici encore, il fait connaître ses titres à réaliser un tel travail : "J'ai commencé, annonce-t-il, par revoir tout ce qui avoit été fait sur ce sujet par mes prédécesseurs ; j'ai comparé de nouveau aux analogues vivants les os dont ils avoient parlé, et qu'il m'a été possible de me procurer ; j'ai employé des hommes pour me chercher dans les environs les ossemens que recèlent nos carrières ; j'ai visité les cabinets où il y en avoit de déposés ; j'ai ouvert des correspondances en différens pays, et les savans qui les habitent m'ont envoyé des descriptions et des dessins des os fossiles qu'on y a découverts.
Je dois dire que j'ai été secondé avec le zèle le plus ardent et le désintéressement le plus noble, non-seulement par mes amis, mais encore par tous les Français et les étrangers qui cultivent ou aiment les sciences, et qu'il m'a été possible d'interroger". Et le jeune savant livre le bilan de ce qu'il déjà accompli : "De cette réunion d'efforts est résultée la notice la plus complette qui ait encore été rassemblée des divers ossemens qui ont été jusqu'à présent retirés des entrailles de la terre" (12). "Après de longues recherches, et avec le secours de mes prédécesseurs et mes amis, je suis parvenu à rétablir vingt-trois espèces, toutes bien certainement inconnues aujourd'hui, et qui paroissent toutes avoir été détruites, mais dont l'existence, dans les siècles reculés, est attestée par leurs débris"(13).
Le jeune homme n'a pas à être mécontent de sa performance : "cette quantité remarquable, souligne-t-il avec fierté, a été recueillie ou déterminée en deux années seulement, et cela par un homme il s'agit évidemment de lui qui n'a employé d'autre moyen que son zèle et la faveur de quelques amis des sciences" (14).
Mais son appétit de connaissances n'est pas encore rassasié : "il me semble, proclame-t-il, ... que ce que nous avons déjà reconnu est assez important pour nous engager à de nouvelles recherches, et j'espère que les amis des sciences voudront bien continuer à me favoriser. Je ne leur demande que ce qu'il est impossible d'obtenir autrement que de leur amitié : je veux dire des os fossiles qui se trouvent dans leur possession ou à leur portée. S'ils veulent bien me faire faire des dessins de ces os, je me charge de tous les frais que ces dessins exigerons. De mon côté, je m'efforcerai de leur rendre tous les services qui dépendront de moi, en leur faisant connoître les objets que je suis à portée d'observer, et qui pourront être utiles à leurs études et à leurs recherches.
Cet échange réciproque de lumière - on reconnaît ici le style du grand Cuvier - est peut-être le commerce le plus noble et le plus intéressant que puissent faire les hommes. J'aurai le plus grand soin de consigner dans mon ouvrage les noms de tous ceux qui auront contribué à sa perfection, et je ne ferai usage des découvertes qu'on me communiquera, qu'en en reportant la gloire à leurs véritables auteurs" (15). Les appuis célèbres que nous savons qu'il avait déjà obtenus sont un garant de la qualité de ses travaux et du sérieux de son appel : "Les naturalistes étrangers les plus célèbres, MM. Blumenbach, Camper, Fortis, Fabroni, Brugmans, Autenrieth, Jeager, Iviedenman ; mes confrères Lacépède, Faujas, Daubenton, Hermann, Gillet, Lelièvre, Bosc, Brongniard, Dolomieu, Fischer ; les possesseurs des plus belles collections, Drée, Besson, Saint-Genis ; des dépositaires de plusieurs cabinets publics, en France et dans l'étranger, m'ont aidé de leurs conseils, et de faits parvenus à leur connoissance ; m'ont communiqué les objets qui se trouvoient à leur disposition". "De pareils hommes, continue Cuvier, doivent encourager à suivre leur exemple, et je ne doute pas qu'ils ne trouvent de dignes imitateurs".
Cet appel mémorable du 10 frimaire an 9, c'est-à-dire du début de décembre 1800, paru en germinal de la même année du calendrier républicain, c'est-à-dire au mois d'avril de notre année 1801, consacrait Cuvier comme le maître européen -et donc mondial- de la Paléontologie des Vertébrés. Douze années vont encore cependant s'écouler avant que paraisse le livre que Cuvier assurait être presque terminé. Mais ce ne furent pas des années d'oisiveté. Les études paraissaient, en effet, dans les Annales du Muséum d'Histoire Naturelle de Paris, et si le travail ne va pas cependant aussi vite qu'il l'aurait voulu, Cuvier s'en explique : c'est qu'il lui faut mener parallèlement des études sur les êtres actuels, pour être à même de comprendre, et par conséquent de reconstruire, les êtres du passé (16).
Nous avons vu le jeune naturaliste en Normandie, dans sa vingtième année, s'intéresser d'abord, et un peu par hasard semble-t-il, à des fossiles d'Invertébrés. L'idée qui devait guider ses travaux de paléontologie ne semble l'avoir frappé que dans les premiers mois de son installation dans la capitale. Est-ce une conversation, est-ce une lecture, est-ce sa foi protestante qui l'a provoqué en lui ? M. F. Ellenberger nous le dira peut-être un jour. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que ce ne sont pas ses études sur les "quadrupèdes" qui l'ont motivé, car c'est juste l'inverse : à cette époque, comme nous l'avons vu, elles sont encore à faire. En tout cas, nous voyons maintenant Cuvier devenir paléontologiste en s'enthousiasmant pour une théorie de la Terre qu'il fait connaître autour de lui, au monde restreint de ses collègues d'abord, au monde entier ensuite, en même temps que ses descriptions de fossiles. Le jeune paléontologiste de 26 ans, qui se déclare catastrophiste, vient de découvrir, peut-être en même temps, mais en tout cas d'une manière éclairante pour lui, que l'instrument privilégié de démonstration de cette vérité lui est fourni par les fossiles de "quadrupèdes". Et fort de cette conviction, et de son immense talent, il s'affirme capable de réaliser avec éclat le vieux rêve de tous ceux qui croient à une doctrine ou à un dogme : qu'il est possible de les fonder sur des faits scientifiques, qui, ici, apporteront la preuve absolue et indicustable de catastrophes planétaires.
Les fossiles de "quadrupèdes", par leur singularité fournissent, en effet, assure-t-il, les pièces à conviction irrécusables du drame gigantesque qui a affecté la Terre. Ayant nommé le Megatherium americanum, il fait remarquer aussitôt par exemple que ce nouveau fossile "ajoute aux faits nombreux qui nous annoncent que les animaux de l'ancien monde différoient tous de ceux que nous voyons aujourd'hui sur la terre" (17). Le lien d'explication qu'il a découvert entre les deux faits est exposé avec netteté dès ses premiers articles sur les Eléphants fossiles, qui comptent, comme nous l'avons vu au nombre des premiers articles paleontologiques qu'il ait fait paraître après son arrivée à Paris en 1795.
Il avait montré soigneusement que ces êtres du passé n'avaient pas non plus de représentants dans le monde actuel, et c'était pour en conclure : "tous ces faits, analogues entre eux, et auxquels on n'en peut opposer aucun de constaté, me paroissent prouver l'existence d'un monde antérieur au nôtre, détruit par une catastrophe quelconque" (18). Et il continue encore, convaincu qu'il est de tenir vraiment dans ces fossiles de "quadrupèdes" la clef merveilleuse qui permet d'ouvrir la porte du passé - clef qu'il a lui-même découverte, qui est désormais entre ses mains, et qu'il applique à tous les cas pour montrer comment elle s'adapte parfaitement à cette serrure et donne accès à un domaine qui jusque-là n'était que celui des "idées populaires" (19) : dans la présentation du même mémoire sur les Eléphants vivants et fossiles, dont nous avons vu qu'il l'avait repris et augmenté pour le présenter aux membres de l'Institut, il s'écrie en effet : "Qu'on se demande pourquoi on trouve tant de dépouilles d'animaux inconnus, tandis qu'on n'en trouve presque aucune dont on puisse dire qu'elle appartienne aux espèces que nous connoissons, et l'on verra bien combien il est probable qu'elles ont appartenu à des êtres d'un monde antérieur au nôtre, à des êtres, repète-t-il encore, détruits par quelques révolutions de ce globe ; êtres dont ceux qui existent aujourd'hui ont rempli la place, pour se voir peut-être un jour également détruits et remplacés par d'autres" (20).
Nous comprenons maintenant pourquoi le jeune Cuvier a choisi la voie de la Paléontologie des Vertébrés, ou des "quadrupèdes" : le monde des Invertébrés, en effet, trop vaste et trop incertain, ne pouvait lui servir d'instrument de preuve. Les quadrupèdes étaient au contraire adaptés à ce but : "les faits qu'il m'a été donné de découvrir, assure-t-il, ne forment sans doute qu'une bien petite partie de ceux dont cette antique histoire devra se composer ; mais plusieurs d'entre eux conduisent à des conséquence décisives, et la manière rigoureuse dont j'ai procédé à leur détermination, me donne lieu de croire qu'on les regardera comme des points définitivement fixés et qui constitueront une époque dans la science (21).
Les restes de Vertébrés lui fournissent, en effet, assure-t-il encore, des arguments irréfutables pour sa démonstration : "Les ossemens de quadrupèdes peuvent conduire, par plusieurs raisons, à des résultats plus rigoureux qu'aucune autre dépouille de corps organisés" (22). Ici, insiste-t-il encore, "tout est précis... Le nombre des quadrupèdes étant borné, la plupart de leurs espèces, au moins les grandes, étant connues, on a plus de moyens de s'assurer si des os fossiles appartiennent à l'une d'elles, ou s'ils viennent d'une espèce perdue" (23). Ou encore : "Parmi ces étonnants monuments des révolutions du globe, il n'y en avait point qui dussent faire espérer des renseignements plus lumineux que les débris de quadrupèdes, parce qu'il était aisé de s'assurer de leurs espèces, et des ressemblances ou des différences qu'elles peuvent avoir avec celles qui subsistent aujourd'hui (24).
A 26 ans, dès son arrivée à Paris, le jeune Cuvier est donc en possesion de sa philosophie, et de sa méthode de démonstration. Son raisonnement est simple, - et même "lumineux", comme il vient d'employer le mot - comme c'est le cas des preuves convaincantes apportées par un esprit convaincu, que ce soit la preuve de l'horloge de Voltaire, ou celle de la Sélection Naturelle de Darwin. Et ce raisonnement le voici : la comparaison des quadrupèdes fossiles avec les quadrupèdes actuels fournit la preuve qu'ils n'existent plus. S'ils n'existent plus, c'est qu'ils ont été tous détruits, et je pense que vous avez remarqué cette insistance de Cuvier à employer ce mot. Mais comment peuvent-ils être tous détruits, si ce n'est par une catastrophe ? "La question principale", proclame-t-il en effet, en lançant en 1800 son appel aux savants pour qu'ils lui communiquent le plus possible de "quadrupèdes" fossiles, est "de savoir jusqu'à quel point est allée la catastrophe qui a précédé la formation de nos continens actuels". Et comme toujours, il insiste et précise, de peur de n'être pas bien entendu : "Il s'agit surtout de rechercher si les espèces qui existoient alors ont été entièrement détruites, ou seulement si elles ont été modifiées dans leur forme, ou si elles ont simplement été transportées d'un climat dans un autre" (25).
De ces trois hypothèses que Cuvier fait envisager, on a évidemment reconnu celle de Lamarck d'une part, celle de Pallas, ou de Faujas d'autre part, et aussi bien sûr celle de Cuvier : pour lui les espèces ont été entièrement détruites.
Les études qu'il a déjà menées, et celles qu'il poursuit grâce aux documents qu'il a ramassés de tous les points de l'Europe et du monde, lui permettent, et lui permettront, d'établir définitivement, est-il assuré, la réalité des catastrophes, dont il est évident dans son esprit qu'elles ont été universelles. Il envisage en effet des cataclysmes où "l'irruption" des mers "a été générale", et où les eaux qui se sont précipitées sur les continents ont pu "détruire la classe entière" (26). Ces bouleversements ont été fréquents, et Cuvier s'attache surtout à marquer la place de la "dernière catastrophe du globe" (27), de la "dernière inondation universelle" (28). A ces moments terribles, "le fil des opérations est rompu, la marche de la nature est changée" (29).
En vain, Kielmeyer, alerté comme tous les savants d'Europe par le message de Cuvier au monde, essaiera de retenir son jeune ami, il est déjà trop tard. Lui manifestant tout l'intérêt que son entreprise provoque chez lui, il ne peut cependant s'empêcher de lui faire remarquer que les restes de quadrupèdes ne sont pas les seuls fossiles qui existent, et que les invertébrés apporteraient une information complémentaire, et même peut-être différente. Il ne faudrait pas limiter, recommande-t-il à Cuvier, la recherche et la comparaison des fossiles aux seuls quadrupèdes, mais il serait nécessaire de l'étendre aussi à tous les monuments organiques qui nous viennent du passé, pécialement aux plantes et aux coquilles (30). Il y aurait dans ce cas, souligne-t-il encore, des ressemblances à noter qui modifieraient sans doute son jugement.
Mais Cuvier était trop impétueux pour être retenu - et c'est sans doute heureux. Il ne faut pas, en effet, regretter que le passé ait été tel qu'il a été - et non tel que nous l'aurions voulu. Et assurément, si Cuvier eût douté de lui-même, et du bien fondé de sa démonstration et de ses convictions, il est bien probable qu'il n'aurait pas poussé plus loin l'étude de tant de quadrupèdes fossiles.
Sans doute non plus n'aurait-il pas écrit cet admirable Discours préliminaire aux Recherches sur les Ossemens fossiles, discours qui devait devenir si célèbre sous le nom de Discours sur les Révolutions de la surface du Globe, Bible de référence pour tous les catastrophistes du XIXème siècle. Il n'était pas, en tout cas, écrit dans le ciel que Cuvier, à 30 ans, fût devenu le grand spécialiste du passé qu'il est devenu grâce à la doctrine du catastrophisme, dont il avait cru lire la preuve dans les documents que lui fournissaient la Paléontologie des Vertébrés qu'il a fondée.
Vous avez eu raison de souligner qu'il serait absurde de nier que Cuvier fût catastrophiste. J'y suis d'autant moins enclin que je tiens le catastrophisme pour une idée neuve et positive en 1800. Quoique les cosmogonistes aient imaginé les cataclysmes les plus gigantesques lors de la formation de la terre, tout le monde admettait, au XVIIIème siècle, que le globe présentait depuis lors un état stable avec les mêmes espèces, homme compris. La grande nouveauté du catastrophisme est d'introduire l'idée que le monde ancien différait notablement du nôtre.
Cependant Cuvier n'est pas, selon moi, le promoteur de ce catastrophisme, surtout si l'on considère les catastrophes physiques (dont les bouleversements biologiques ne sont que la conséquence). Saussure parle de "révolutions", de "débâcles" ou de "secousses" qui font le passage d'une époque à une autre. Mais il ne dit jamais explicitement ce qu'il entend par là. Dolomieu, en revanche, est clair : il admet qu'un choc, frappant l'écorce, aurait fait surgir toute la masse du Mont-Blanc. Et il fait le rapprochement avec la comète de Whiston, le cosmogoniste. Il s'agit donc d'un catastrophisme de première grandeur. D'autant que pour expliquer que cette écorce arcboutée soit recouverte de sédiments, notre auteur, au lieu de placer le dépôt avant le soulèvement préfère imaginer que des vagues de "deux mille toises" sont montées à l'assaut des bancs redressés. Or Dolomieu est dans toute sa gloire quand Cuvier arrive à Paris.
Le catastrophisme est aussi soutenu en pays francophone par J.-A. De Luc dont Cuvier s'est inspiré (ainsi que F. Ellenberger et moi avons tenté de l'établir). La grande différence est que les catastrophes de De Luc sont plus modérées que celles de Cuvier. Mais il y a là une source peu discutable aux idées de l'auteur du Discours sur les révolutions. Par ailleurs, De Luc en tire déjà des conséquences biologiques. Si elles ne sont pas celles de Cuvier c'est qu'il craint qu'en admettant la destruction des espèces il soit contraint de conclure à la génération spontanée de formes nouvelles. Aussi préfère-t-il se résoudre à la transformation des espèces.
Mais la voie des transformations est fermée à Cuvier : le transformisme généralisé de Lamarck le heurte. Comme les générations spontanées le feraient accuser de panthéisme, voire d'athéisme, il ne lui reste... qu'à ignorer superbement le problème ou à le traiter de façon manifestement insuffisante par des migrations.
(1) Cf. S.W. Lee : Mémoires du Baron Cuvier, Paris, 1833, p. 22, et Paul Ardouin : Georges Cuvier, promoteur de l'idée évolutionniste et créateur de la Biologie moderne, Paris, 1970, p. 51.
(2) Sur les espèces d'Eléphans, Bullet. Soc. Philomat., t. 1, 1791-1798, 1ère partie, thermidor an 3 (1795), p. 90.
(3) Notice sur le squelette d'une très grande espèce de quadrupède inconnue jusqu'à présent, Magasin encyclopédique, 2ème année, 1796, t. 1, p. 310.
(4) Bullet. Soc. Philomathique, t. 1, 2ème partie, an 5 (1797), p. 17.
(5) Extrait d'un Mémoire sur les Ossemens fossiles de Quadrupèdes, Ibid., an 6 (1798), p. 137.
(6) Ibid., p. 137-138.
(7) Sur les ossemens qui se trouvent dans le gypse de Montmartre, t. 1, 1791-1798, 2ème partie, p. 154.
(8) Mémoire sur les espèces d'Eléphans vivans et fossiles, Mém. de l'Institut des Sciences et des Arts, t. 2, an VII (1799), p. 1-22.
(9) Bullet. Soc. Philomat., t. 2, 1799-1800, p. 129, 141 et 142.
(10) Ibid., t. 2, 1799-1800, p. 159 et t. 3, 1801-1804, p. 17.
(11) Ibid., t. 3, 1801-1804, p. 41.
(12) Extrait d'un Ouvrage sur les espèces de Quadrupèdes dont on a trouvé les ossemens dans l'intérieur de la terre, adressé aux savants et aux amateurs de sciences, par G. Cuvier, membre de l'Institut, Professeur au collège de France et à l'école centrale du Panthéon, etc., Journal de Physique, t. 52, 1801, p. 257. Remarquer la solennité de l'adresse, avec les titres de Cuvier.
(13) Ibid., p. 261.
(14) Ibid., p. 265.
(15) Ibid., p. 266.
(16) Recherches sur les Ossemens fossiles..., t. 1, 1812, Discours Préliminaire, p. 1-2.
(17) Notice sur le squelette d'une très grande espèce de quadrupède inconnue jusqu'à présent..., Magasin encyclop., 2ème année, 1796, t. 1, p. 310.
(18) Mémoire sur les espèces d'Elephans..., Magasin encvclop., 2ème année, 1796, t. 3, p. 444 ; souligné par nous.
(19) Extrait d'un ouvrage sur les espèces de Quadrupèdes..., Journal de Physique, t. 52, 1801, p. 254.
(20) Mém. sur les espèces d'Elephans..., Mém. Institut National, an 7 (1799), t. 2, p. 21.
(21) Discours sur les Révolutions..., 1825, p. 4.
(22) Recherches sur les ossemens fossiles de Quadrupèdes, t. 1, 1812, Discours prélim., p. 37.
(23) Ibid., p. 37-38.
(24) Rapport historique sur les Progrès des Sciences Naturelles, édit. 1808-1828, p. 177 ; les mots soulignés dans ces citations l'ont été par nous.
(25) Extrait d'un ouvrage sur les espèces de Quadrupèdes..., Journal de Physique, t. 52, 1801, p. 256 ; c'est nous qui soulignons.
(26) Recherches sur les Ossemens fossiles..., t. 1, Discours prélim., p. 38.
(27) Discours sur les Révolutions..., 1825, p. 335.
(28) Ibid., p. 330.
(29) Ibid., p. 27-28.
(30) Kielmeyer : lettre du 9 mai 1801, citée par Hermann Brauning Oktavio : "Cuvier und Goethe", Neue Folge des Jahrbuches der Goethe-Gesellschaft, Weimar, 21 Band, 1959, p. 198.
Transformé en html et mis sur le web en 2009 par R. Mahl