COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 20 mai 1998)
Le 4 juin 1827, Louis Cordier (1777-1861) lisait son célèbre Essai sur la température de l'intérieur de la Terre devant l'Académie des sciences. Il affirmait : « Nos expériences confirment pleinement l'existence d'une chaleur interne, qui est propre au globe terrestre, qui ne tient point à l'influence des rayons solaires, et qui croît rapidement avec la profondeur. [...] Tout porte donc à croire que la masse intérieure du globe est encore douée maintenant de sa fluidité originaire, et que la Terre est un astre refroidi, qui n'est éteint qu'à sa surface ». Ce questionnement sur l'intérieur de la Terre est primordial. En effet, quel est son état : fluide ou solide ? Au début du XIXe siècle un large consensus s'établit pour affirmer que la Terre est une énorme masse en fusion recouverte d'une mince écorce rigide de 40 à 50 kilomètres d'épaisseur. Cette vision d'une Terre majoritairement fluide découlait directement des observations de Cordier sur l'accroissement de la température dans les mines. L'accroissement moyen y était en effet d'un degré tous les 25 mètres de descente. Avec une telle progression, et si l'on supposait qu'elle se poursuivait indéfiniment, la température de l'eau bouillante était atteinte à 2500 mètres de profondeur (ce qui était confirmé, le croyait-on à l'époque, par les sources d'eau chaude) et dès 50 kilomètres de profondeur, on trouvait une température de 1600 degrés, température à laquelle toutes les roches de la surface étaient en fusion. L'intérieur de la Terre ne pouvait donc être qu'un océan de magma... Cette idée d'une Terre en fusion regroupait en outre des conceptions issues de différentes disciplines, aussi bien l'astronomie que la physique du globe ou que la géologie.
En effet, en 1796, Laplace (1749-1827) présentait sa cosmogonie (théorie de la naissance du système solaire) dans son Exposition du système du Monde. La cohérence des mouvements dans le système solaire qui se produisent pratiquement tous dans le même plan et dans le même sens, lui faisait croire qu'une même cause primitive avait contrôlé l'ensemble des mouvements planétaires. Il supposait alors que le Soleil avait été initialement enveloppé d'une atmosphère en rotation uniforme qui, en vertu d'une chaleur excessive, était étendue au-delà des orbites de toutes les planètes. La limite de cette atmosphère était en équilibre à cause de l'égalité entre la gravité et la force centrifuge de rotation. Cependant, au fur et à mesure du refroidissement de l'atmosphère, celle-ci se contractait et voyait, par le principe de la conservation du moment cinétique, sa vitesse de rotation croître. A sa surface, la force centrifuge devenait plus importante que l'attraction et provoquait l'abandon dans le plan équatorial d'un anneau toroïdal de gaz. A chaque contraction, la nébuleuse éjectait un anneau similaire qui se condensait ensuite en une seule masse gazeuse sphérique. Cette succession d'anneaux aurait ainsi formé les différentes planètes où le même mécanisme pouvait se reproduire pour engendrer les satellites. L'essentiel de cette théorie de Laplace, qui allait devenir la cosmogonie de référence pendant tout le XIXe siècle, était qu'elle postulait une origine ignée pour le globe.
Cette origine ignée était d'ailleurs confirmée par d'autres indices, en particulier par la figure de la Terre et la répartition de la densité. Les expéditions françaises envoyées en 1735 au Pérou (Godin, Pierre Bouguer, de la Condamine...) et en Laponie (Maupertuis, Clairaut...) pour y effectuer des mesures géodésiques avaient montré que le degré du méridien était plus grand près des pôles qu'à proximité de l'équateur. Cela était en faveur d'une Terre aplatie aux pôles comme l'avait prédit Newton. En effet, si la Terre n'avait pas de rotation propre, elle serait sphérique à cause de l'égale gravité de ses parties. Mais sa rotation propre et la force centrifuge induite tendent à renfler les régions de l'équateur au détriment des régions polaires et doivent donner à la Terre la forme d'un ellipsoïde de révolution légèrement aplati aux pôles. L'aplatissement, rapport de la différence des rayons équatoriaux et polaires sur le rayon équatorial, est d'environ 1/300. L'important était que les observations géodésiques montraient que la figure de la Terre était la même que celle que prendrait une masse entièrement fluide en rotation. D'un autre côté, en 1798, Henry Cavendish (1731-1810) avait pu peser la Terre sans sortir de chez lui. Il déterminait en fait la constante de la gravitation en mesurant l'attraction que deux grosses boules de plomb exerçaient sur deux petites balles suspendues aux extrémités d'un levier mobile. Puis, grâce à la valeur de l'attraction à la surface de la Terre, il pouvait obtenir la valeur de la masse de la Terre, ce qui lui donnait une densité moyenne de 5,48 g/cm3 (la valeur actuellement admise est de 5,52 g/cm3). Or la densité des roches superficielles est de 2,8 g/cm3. Il s'ensuivait que la Terre ne pouvait pas être homogène mais qu'il devait y avoir dans les profondeurs des roches plus lourdes pouvant compenser le défaut de masse de la surface. Laplace, dans son Traité de Mécanique Céleste s'interrogeait sur « la cause qui a donné aux couches du sphéroïde des formes à peu près elliptiques et de densité croissante de la surface au centre, qui les a disposées régulièrement autour de leur centre commun de gravité et qui a rendu sa surface très peu différente de celle qu'elle eût prise si elle avait été primitivement fluide ». Il concluait alors : « si les diverses substances qui composent la Terre ont eu primitivement, par l'effet d'une grande chaleur, l'état fluide, les plus denses ont dû se porter vers le centre ; toutes ont pris des formes elliptiques, et la surface a été en équilibre. En se consolidant, ces couches n'ont changé que très peu de figure et présentent bien les diverses caractéristiques requises ».
Les hypothèses sur l'origine de la Terre, sa figure et la répartition de la densité indiquaient donc que le globe avait été initialement un corps en fusion. Cordier, par sa synthèse des observations de l'accroissement de la température dans les mines, montrait que cette fusion était encore bien actuelle et qu'elle concernait la plus grande part de la planète. Les phénomènes géologiques confirmaient d'ailleurs cette idée. A la fin du XVIIIe siècle, les scientifiques avaient en effet reconnu que les volcans ne résultaient pas de feux souterrains, relativement superficiels et dus à la combustion du charbon comme on l'avait cru pendant tout le siècle mais qu'ils étaient des produits de la fusion des roches terrestres. Les volcans étaient alors considérés comme des communications directes entre la surface et la masse fondue sous-jacente. Radau (1835-1911), un mathématicien du XIXe siècle, écrivait ainsi en 1879 : « les volcans sont des témoins irrécusables de l'existence d'un foyer souterrain : ils semblent vraiment les mille portes de l'enfer où couve le feu éternel ». De la même manière, les tremblements de terre étaient envisagés comme une conséquence des mouvements internes du fluide. Mais la synthèse de cette idée de la fluidité de la Terre fut réalisée par le géologue Léonce Élie de Beaumont (1798-1874). L'écorce terrestre, en se refroidissant, était supposée se contracter. Ce processus créait des contraintes, des ruptures, des plissements qui, finalement, formaient de nouvelles chaînes de montagnes. Bien que la dissipation de chaleur soit continue, Elie de Beaumont estimait que les mouvements de contraction étaient brusques et qu'ils correspondaient aux différentes orogenèses qui se sont succédé au cours de l'histoire géologique.
Ainsi, au milieu du XIXe siècle, l'hypothèse d'une Terre en fusion recouverte d'une mince croûte solide était presque unanimement acceptée. Elle représentait un système global, séduisant, où un seul processus (la déperdition de chaleur) expliquait tout. La synthèse n'était cependant que momentanée. Si la fluidité semblait une nécessité absolue aux géologues pour expliquer les éruptions volcaniques et la formation des montagnes, elle n'allait plus satisfaire les physiciens lorsqu'ils allaient se demander comment un tel corps majoritairement fluide pouvait se comporter par rapport à la rotation et aux forces de marées.
Les premières objections contre une croûte de faible épaisseur furent soulevées par un savant anglais, Hopkins (1793-1866), entre 1839 et 1842. il remarquait d'abord que la question de la fusion des roches était délicate car deux paramètres intervenaient : si la température la facilitait, la pression qui, elle aussi, s'accroissait avec la profondeur (poids des roches sus-jacentes), au contraire, s'y opposait. Ainsi, si une roche fond à 1000 degrés en surface, il lui faut une température bien plus élevée pour entrer en fusion à 100 kilomètres de profondeur (le mécanisme est similaire à celui de la cocotte minute qui permet une cuisson à une température supérieure à 100 degrés parce que la pression est plus élevée). Pour connaître l'état des roches internes, il fallait donc savoir qui, de la température ou de la pression, avait la plus grande influence sur le point de fusion et Hopkins notait que seules des expériences en laboratoire pouvaient lever cette indétermination. Devant l'insuffisance des données de l'époque, il s'en tenait alors à différentes hypothèses remarquables :
Pour avancer dans ses différentes hypothèses, Hopkins chercha ensuite des preuves de la fluidité ou de la solidité de la Terre dans un phénomène a priori annexe qui était celui de la précession. Le mouvement de précession est un mouvement de l'axe de rotation de la Terre par rapport aux étoiles qui est connu depuis Hipparque (IIe siècle avant notre ère). L'axe de rotation décrit en 25 800 ans un cône d'ouverture constante autour de l'axe de l'écliptique. Il change donc d'orientation dans le ciel et si aujourd'hui, il passe par l'étoile polaire, dans 7 600 ans il sera aligné avec Alderamin, une étoile de la constellation de Céphée et dans 14 800 ans avec Véga, une étoile de la constellation de la Lyre. De ce mouvement, il résulte que l'année tropique (retour des saisons) est légèrement plus courte que l'année sidérale (retour d'une position identique de la Terre par rapport aux étoiles). Newton, puis d'Alembert, Euler et Laplace avaient reconnu que le mouvement de précession résulte de l'attraction de la Lune et du Soleil sur la protubérance équatoriale de la Terre. En effet, du fait de l'inclinaison de l'axe de rotation de la Terre par rapport à l'écliptique, le bourrelet formé par la rotation n'est pas situé dans le plan de révolution de la Lune et du Soleil. Ces deux astres peuvent alors exercer des forces qui tendent à ramener le bourrelet dans leur plan orbital et cherchent à redresser l'axe de rotation. Cependant, l'effet gyroscopique de la rotation de la Terre s'oppose à un tel effet et similairement à une toupie en fin de course, l'axe de rotation décrit alors un cône autour de l'écliptique. Dans cette explication, la Terre était cependant considérée comme un corps solide dont toutes les parties étaient liées les unes aux autres et qui participait tout entier aux actions perturbatrices. Hopkins remarquait alors que si la Terre était une masse fluide recouverte d'une croûte solide, les actions du Soleil et de la Lune ne concernaient plus que l'enveloppe qui glisserait en quelque sorte sur le noyau fluide. Les forces perturbatrices, n'entraînant dès lors que la croûte extérieure, agiraient sur une masse beaucoup plus faible et devraient provoquer un mouvement de précession considérablement amplifié. Hopkins arrivait alors à la conclusion remarquable (mais cependant inadéquate) que, pour retrouver la valeur observée de la précession, l'écorce solide du globe devait avoir une épaisseur d'au moins 1 300 à 1 600 kilomètres, ce qui représente 1/5 à 1/4 du rayon terrestre. Pour Hopkins, cette condition impliquait que les volcans ne pouvaient donc plus être en communication directe avec la masse fluide interne et leurs réservoirs devaient former des lacs souterrains de dimensions limitées plutôt qu'un seul océan interne.
Les travaux de Hopkins sur la rigidité de la Terre ont été continués par un de ses élèves, William Thomson (1824-1907) - qui deviendra Lord Kelvin - qui est connu pour avoir donné une estimation de l'âge de la Terre. Lord Kelvin soulevait une autre question sur la solidification des roches : se faisait-elle en produisant une expansion ou, au contraire, une contraction ? Dans le premier cas, les roches étaient plus légères que le liquide qui leur avait donné naissance, elles pouvaient donc flotter à sa surface et former une croûte stable surmontant un océan de magma. Au contraire, si, comme le pensait Thomson et comme on le vérifie aujourd'hui dans la plupart des cas, les roches se contractaient lors de la solidification, elles étaient plus lourdes que le liquide en fusion. Dans ce cas, la croûte à peine formée pouvait se fragmenter et couler vers le centre de la Terre ; elle ne put donc se maintenir en surface que lorsque la majeure partie du globe avait déjà atteint une température proche du point de solidification et c'est pourquoi, selon Lord Kelvin, le globe est aujourd'hui pratiquement solide. Lord Kelvin n'en restait cependant pas à ces considérations qualitatives (à cette époque les expériences au laboratoire étaient sujettes à caution, si certaines montraient une contraction lors de la solidification, d'autres indiquaient au contraire une expansion) et il allait développer en 1862 l'argument le plus convaincant pour une rigidité importante du globe et qui était basé sur les marées.
b) Si la Terre est déformable, les marées océaniques observées ne sont que les différences entre les déformations fluides de l'océan (sans résistance) et les formations élastiques du sol. Si la Terre se déformait sans résistance, les océans ne feraient qu'accompagner les soulèvements et les abaissements du sol, et les marées océaniques n'existeraient plus.
Le phénomène des marées océaniques provient de l'action gravitationnelle de la Lune et du Soleil sur la Terre. Il manifeste simplement que les différents points de la Terre subissent des attractions différentes du fait de leur distance différente par rapport aux astres perturbateurs. Ampère (1775-1836) (cité par Roulin en 1833), avait déjà remarqué que : « Ceux qui admettent la liquidité du noyau intérieur de la Terre, paraissent ne pas avoir songé à l'action qu'exercerait la Lune sur cette énorme masse liquide, action d'où résulterait des marées analogues à celles de nos mers, mais bien autrement terribles, tant par leur étendue que par la densité du liquide ». A l'époque de Lord Kelvin, on avait reconnu en outre qu'il n'existe pas de corps entièrement indéformable (infiniment rigide) mais qu'ils doivent tous se déformer élastiquement lorsqu'ils sont soumis à une sollicitation extérieure brusque. La déformation élastique est une déformation instantanée, elle ne dépend que des propriétés du matériau (plus ou moins compressible, plus ou moins rigide) et elle disparaît entièrement lorsque la force est supprimée. Ainsi, Lord Kelvin remarquait que les marées de la Lune et du Soleil ne devaient pas seulement mettre en mouvement les océans mais devaient également soulever le sol terrestre. La Terre, dans toute sa masse, devait donc changer de forme. Les marées océaniques observées n'étaient d'ailleurs que les différences entre les déformations de la couche fluide et les déformations élastiques du sol. L'argument de Lord Kelvin pour une grande rigidité de la Terre était le suivant : si la Terre était fluide, elle n'opposerait aucune résistance à la déformation et se déformerait totalement; les océans n'auraient plus aucune déformation à assumer, ils accompagneraient les soulèvements et les abaissements du sol en restant toujours à la même distance du fond et les marées océaniques n'existeraient plus. Inversement, le fait que l'on observait réellement le flux et le reflux des eaux indiquait que la Terre ne se comportait pas comme un fluide mais qu'elle possédait un certain degré de rigidité. Celle-ci pouvait s'estimer en comparant l'amplitude réelle des marées océaniques à l'amplitude théorique, calculée pour une Terre indéformable. Cette comparaison, délicate car les marées sont fortement perturbées par les conditions propres à chaque port, était capitale : elle mettait en évidence pour la première fois une déformation élastique du globe et montrait que la Terre devait avoir obligatoirement une rigidité au moins égale à celle de l'acier. Cette conclusion, primordiale, impliquait que la Terre devait être majoritairement solide. Même s'il pouvait encore exister des zones en fusion sous les régions volcaniques, ces zones liquides devaient donc toujours être de faible étendue en comparaison avec l'ensemble. Lord Kelvin rejetait alors catégoriquement toutes les hypothèses géologiques qui, pour expliquer les tremblements de terre ou les volcans actuels, faisaient appel à une croûte solide de 30, 100, 500 ou 1 000 kilomètres d'épaisseur reposant sur un liquide intérieur en fusion.
Dans son argumentation contre la fluidité de la Terre, Thomson pensait au début pouvoir reprendre les idées de Hopkins sur le mouvement de précession. L'astronome français Delaunay (1816-1872), a cependant remarqué que la lenteur du mouvement de précession et la viscosité du fluide interne devaient, par l'intermédiaire des frottements induits, amener le noyau à rester solidaire de la coquille rigide. Il affirmait : « Pour moi, il n'y a aucun doute. Le mouvement additionnel, dû aux causes indiquées est d'une telle lenteur, que la masse fluide qui constitue l'intérieur du globe doit suivre la croûte qui l'enveloppe comme si le tout formait une seule masse solide ». Thomson rejetait l'argument de la viscosité car elle était pour lui beaucoup trop faible pour jouer un rôle déterminant (ce en quoi, il avait raison comme le montrèrent les études ultérieures de Poincaré). Il a cependant reconnu un autre phénomène important lié à l'ellipticité de l'interface entre le noyau et la coquille solide. Si cette interface était parfaitement sphérique, les conclusions de Hopkins resteraient pleinement vérifiées : le fluide interne ne participerait pas à la précession et le mouvement de la coquille se trouverait amplifié. Mais il suffisait d'une très faible déviation de la sphéricité pour que le fluide et la coquille restassent solidaires et eussent la même précession que s'ils formaient un seul corps rigide. Ce comportement singulier a ensuite été expliqué par Henri Poincaré (1854-1912) par le couplage inertiel entre le noyau et l'enveloppe. Toutefois, ce couplage n'avait son plein effet que si la période du mouvement envisagé était grande. Lord Kelvin remarquait ainsi que le mouvement de précession, dont la période est de 25 800 ans environ, n'est pas affecté par la présence d'un noyau fluide, ce qui ne devait plus être le cas pour la nutation de Bradley (la nutation de Bradley est un autre mouvement de l'axe de rotation qui lui fait décrire en 18,6 ans une petite ellipse ; ce mouvement additionnel résulte des perturbations de l'orbite lunaire dues aux marées solaires). Cependant, à son époque, les observations n'étaient pas assez fines pour vérifier ses prédictions (actuellement, on explique en effet un faible écart à la nutation de Bradley par la présence du noyau fluide ; ainsi, ce que Thomson considérait comme une preuve potentielle de la solidité de la Terre s'est donc révélé comme une contrainte sur la présence d'une partie fluide !). Thomson en concluait que, pour l'instant, rien ne pouvait être prouvé de manière définitive avec la précession et la nutation.
En 1870-80, la controverse entre les partisans d'une solidité complète et ceux d'une fluidité partielle restait très vive. L'objection majeure qui était faite aux travaux de Thomson était que ses résultats n'étaient applicables qu'à la Terre considérée dans son ensemble et ainsi, selon Charles Sainte-Claire Deville (1814-1876) « il n'en résulte nullement qu'il ne puisse y avoir dans la section intérieure du globe, une masse non seulement dépourvue de cette rigidité, mais constituant entre l'enveloppe extérieure et le noyau central un anneau sphéroïdal possédant une liquidité parfaite ». De plus, les arguments géologiques restaient très forts et rendaient nécessaire cette couche en fusion sous l'écorce. Radau ajoutait en effet : « il est bien difficile d'admettre que les foyers souterrains qui alimentent les volcans, et dont l'activité se manifeste depuis les époques les plus reculées, puissent n'être que des accumulations locales de matière en fusion. [...] On ne peut échappera la nécessité de chercher la cause prochaine des phénomènes volcaniques dans l'existence d'une nappe incandescente continue au-dessous d'une croûte solide d'une faible épaisseur qui peut d'ailleurs varier de 20 à 100 kilomètres ». Ce modèle d'une Terre composée d'une croûte et d'un noyau solides séparés par une couche en fusion avait le mérite de tenir compte de la contrainte apportée par les marées, tout en conservant l'explication habituelle de tous les phénomènes géologiques.
En 1891, un nouveau phénomène vint pourtant renforcer la thèse de la solidité. Euler (1707-1783), avait montré en 1765, que, lorsque l'axe de rotation diffère de l'axe d'inertie (c'est l'axe qui correspond au plus petit diamètre de la Terre), le pôle de rotation se met spontanément à décrire à la surface du globe un cercle autour du pôle d'inertie. Pour une Terre indéformable, la période du mouvement (appelé mouvement eulérien) ne dépendait que de la répartition des masses internes et valait 305 jours. Ce mouvement n'était plus comme la précession, un déplacement de l'axe de rotation par rapport aux étoiles mais un mouvement par rapport à la matière terrestre ; il pouvait donc être théoriquement mis en évidence par des changements de latitude et de longitude de tous les lieux terrestres. Cependant, ce mouvement était si faible que toutes les tentatives faites au début du XIXe siècle pour repérer cette variation de 10 mois des latitudes ont échoué et que les astronomes pensaient que le mouvement eulérien était inexistant. Ce n'est qu'en 1888 que Kustner (1856-1936), alors qu'il cherchait à déterminer précisément la constante d'aberration, remarqua que la latitude de Berlin avait décru au cours de l'année. Seth Chandler (1846-1913) put alors, grâce à une compilation plus importante des données, annoncer en 1891 que le mouvement du pôle de rotation s'observait clairement mais que sa période ne s'étendait pas sur 10 mois mais sur 14 (il donna une période précise de 427 jours, portée aujourd'hui à 430). Cette extension de 120 jours de la période eulérienne avait de quoi surprendre les scientifiques et cependant, moins d'un an après la découverte de Seth Chandler, Newcomb (1835-1909) en donnait l'explication théorique. Il ne considérait plus une Terre indéformable mais faisait intervenir les océans et l'élasticité de la Terre. Le déplacement de l'axe de rotation par rapport à la matière terrestre avait en effet une conséquence importante : il changeait la distribution des forces centrifuges et impliquait que la Terre n'avait jamais une forme parfaitement adaptée. Les océans, par leur facilité de déplacement, réagissaient entièrement et la Terre, par une déformation élastique, se réajustait partiellement à la nouvelle rotation. Ces déplacements et ses déformations perturbaient l'axe d'inertie (autour duquel tourne l'axe de rotation) et rallongeaient la période eulérienne. Ce qu'avait parfaitement saisi Newcomb, c'était que ce rallongement dépend justement de la manière dont se déforme la Terre ; c'était donc un nouveau moyen pour déterminer la rigidité du globe. Il arrivait alors à la conclusion que pour retrouver la période de 427 jours, la Terre devait être légèrement plus rigide que l'acier, et il confirmait ainsi le résultat de Lord Kelvin. De plus, Hough (1836-1909), un mathématicien anglais, reprit les travaux de Newcomb à la fin du XIXe siècle et montra qu'un noyau fluide à l'intérieur de la Terre devait raccourcir la période du mouvement du pôle ce qui rendait encore une fois impossible la présence d'une masse fluide d'une étendue trop considérable.
Au début du XXe siècle, les opinions de Lord Kelvin, renforcées par les conséquences du mouvement du pôle, s'étaient largement imposées : le globe devait être majoritairement solide. Cette conclusion fut confirmée par le développement de la sismologie à cette même époque, puis partiellement infirmée. L'étude de la propagation des ondes émises par les tremblements de terre est en effet un puissant moyen d'investigation de l'intérieur de notre planète. Par les réflexions que les ondes subissent sur les différentes interfaces, la sismologie permit de connaître la profondeur des principales discontinuités et par la distinction des différentes ondes (ondes de compression P qui traversent les liquides aussi bien que les solides et ondes de cisaillement S qui ne se propagent que dans les solides), on put connaître l'état de la matière interne. La sismologie a ainsi montré que la Terre se compose d'une grande partie externe solide (de la surface jusqu'à 2 900 km de profondeur, comprenant la croûte et le manteau), d'un noyau externe fluide (de 2 900 à 5 150 km de profondeur, ce qui représente 15% du volume de la Terre), renfermant encore une graine solide. Ce modèle ressemblait d'ailleurs étrangement à l'un de ceux proposés par Hopkins près d'un siècle auparavant...
La conclusion semblait définitive : la Terre était solide puisqu'elle transmettait les ondes de cisaillement. Cette solidité, qui ne pouvait plus être niée, eut des conséquences importantes pour les géologues. Ceux-ci, ne pouvant plus postuler la présence d'une couche en fusion juste sous la croûte, ont en effet été forcés d'abandonner leurs anciennes explications des volcans et de la formation des montagnes et furent ainsi obligés de modifier profondément toutes leurs conceptions des principaux phénomènes géologiques. Cette notion de solidité restait cependant ambiguë. En effet, si la partie externe de la Terre était entièrement solide, comment expliquer les phénomènes isostatiques qui ont été observés depuis le milieu du XIXe siècle ? Ces phénomènes isostatiques correspondent aux racines des chaînes de montagnes et aux réajustements de la croûte qui s'enfonce lorsqu'elle est surchargée (par exemple un delta qui reçoit les sédiments apportés par un fleuve) ou qui se soulève lorsqu'elle est allégée (remontée de la Scandinavie suite à la fonte de la calotte polaire qui la recouvrait lors de la dernière glaciation du Wurm, il y a 10 000 ans). Ces compensations suggéraient assez fortement un comportement fluide du substratum sous-jacent. Comment également concevoir des mouvements de convection dans un manteau solide, mouvements qui avaient pourtant été postulés après la proposition de la dérive des continents par Alfred Wegener en 1910 ? Ce paradoxe ne put être résolu qu'au cours du XXe siècle. La notion essentielle à faire intervenir est celle du temps. En effet, le comportement de la Terre est complètement différent en fonction des durées qui sont impliquées. Ainsi, la Terre réagit comme un solide élastique pour des sollicitations brèves : elle transmet les ondes de cisaillement et se déforme élastiquement sous l'action des marées et des changements de rotation. Cependant, lorsque les sollicitations sont beaucoup plus lentes, le comportement de la Terre change entièrement de nature et devient plastique. Comme un glacier, qui pourtant paraît rigide à l'échelle de la journée, se déforme et avance au cours des mois (on dit qu'il flue), la Terre peut « couler » lorsqu'elle est soumise à des excitations constantes pendant des temps très longs. Elle se comporte alors comme un fluide visqueux. Ainsi, aux constantes de temps où surviennent les mouvements isostatiques (dizaine de milliers d'années) ou les mouvements de convection (dizaine de millions d'années), le matériau solide à l'échelle de temps humaine, peut fluer et se comporter comme s'il était fluide (c'est bien sûr le « comme si» qui importe). De la même manière, aux constantes de temps de la rotation, la Terre, tout en étant parfaitement rigide, a pu s'adapter entièrement et acquérir la même figure que celle que prendrait une masse entièrement fluide sans pour autant avoir eu besoin de passer par une origine ignée.
Le comportement de la Terre est donc multiple : solide à l'échelle humaine, il devient fluide pour des temps géologiques. Et ainsi, la controverse sur la fluidité de la Terre qui anima tant les scientifiques au cours du XIXe siècle s'estompe à la lueur des connaissances actuelles puisque la solidité affirmée avec tant de vigueur par Lord Kelvin n'est relative qu'aux durées considérées.
DELAUNAY, Ch. E. (1868). Sur l'hypothèse de la fluidité intérieure du globe terrestre. C. R. Acad. Sci., Paris, 67, p. 65-70.
ÉLIE DE BEAUMONT, L. (1829). Recherches sur quelques-unes des révolutions de la surface du globe... Ann. Sci. nat., 18, p. 5-25 ; 19, p. 5-99 + p. 177-240.
HOPKINS, W. (1839-1842). Researches in Physical Geology. Phil. Trans. Roy. Soc. London, 129, p. 381-423 ; 130, p. 193-208 ; 132, p. 43-55.
HOUGH, S. S. (1896). The oscillation of a rotating ellipsoidal shell containing fluid. Phil. Trans. Roy. Soc. London, (A), 186 (for 1895), p. 469-506.
NEWCOMB, S. (1892). On the dynamics of the Earth's rotation, with respect to the periodic variations of latitude. Monthly Not. Roy. Astron. Soc., 52, (5), p. 336-341.
LAPLACE, P. S. (1796). Exposition du Système du Monde. Réédition Fayard, 1984, Paris.
LAPLACE, P. S. (1799). Traité de Mécanique Céleste. Tome II ; réédition américaine, Alk. Paper, 1966, New York.
RADAU, R. (1879). La constitution intérieure de la Terre. Revue des Deux Mondes, 35, p. 886-920.
ROULIN, (1833). Théorie de la terre d'après M. Ampère. Revue des Deux Mondes, 3, p. 96-107.
SAINTE-CLAIRE DEVILLE, Ch. (1878). Coup d'oeil historique sur la géologie et sur les travaux d'Élie de Beaumont. Leçons professées au Collège de France. Masson, Paris, VII + 597 p.
THOMSON, W. (Lord KELVIN) (1863). On the secular cooling of the Earth. Trans. Roy. Soc. Edinburgh, 23 ; réédition in Mathematical and Physical Papers by W. Thomson, p. 295-311, C. J. Clay and Sons, 1890, London.
THOMSON, W. (Lord KELVIN) (1863). On the rigidity of the Earth. Phil. Trans. Roy. Soc., London, 153, p. 573-582.