COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 10 décembre 2003)
Edition publiée et annotée de 122 lettres, 304 pp. 10 ill., 15 fig. Publié dans la revue Lias, 2002, vol. 28, peut être obtenu sous forme de livre broché (50,00 €) auprès de APA , Postbus 806, Nl-1000 AV Amsterdam (Pays-Bas www.apa-publishers.com).
Après des études de médecine à Leyde et un professorat à l’université de Franeker, puis à l’Athénée illustre d’Amsterdam, Petrus Camper épousa une veuve fortunée, ce qui lui permit en 1761 de se retirer dans sa propriété « Klein Lankum », en Frise. Il put alors se consacrer tout entier à sa passion naturaliste, s’intéressant tout particulièrement aux fossiles de vertébrés et aux minéraux. De forte culture classique, maitrisant parfaitement ce que l’on appelait alors les langues modernes (français, anglais, allemand), Petrus Camper eut des contacts suivis avec les principaux savants de l’époque. A la fin de sa vie, il joua un rôle politique actif dans la période troublée de la « République batave », militant farouchement pour le retour du Prince d’Orange et qualifiant les chefs patriotes « d’abominables plaies » pour la nation. Nommé président du Conseil d’Etat, il accueillit à La Haye le stathouder en septembre 1787, deux ans avant sa mort. A cette époque, sa renommée en Europe était très grande, comparable à celle de Buffon, Carl von Linné ou John Hunter. Son fils cadet, Adriaan Gilles, fut un peu son favori, destiné à marcher sur ses traces. Après s’être soucié du détail de son éducation, son père l’envoya à Paris en juin 1785, avec quelques missions précises : parfaire son éducation, devenir l’ami de quelques savants, et surtout « rabattre » pour le cabinet familial tout ce qui pouvait être intéressant : en premier lieu fossiles de vertébrés, mais aussi minéraux, livres ou ouvrages d’art. Il était porteur de nombreux dessins de détails anatomiques de singes et de cétacés, dus à la plume alerte de son père. Buffon, qui en avait reçu quelques exemplaires en 1778, avait alors fait part de son enthousiasme et promis de les insérer dans les Suppléments de son Histoire naturelle. Politesse de pure forme, car si le jeune Camper fut très aimablement reçu au château de Montbard, et traité en fils de la maison – ce qui vaut quelques détails savoureux sur l’ambiance familiale autour de Buffon – les promesses de collaboration tournèrent vite court, le comte « laissant l’étude des cétacés aux collègues naturalistes plus jeunes ». Apparemment les deux Camper ne lui en tinrent pas rigueur, et le jeune Adriaan Gilles passa deux ans à Paris, suivant les cours publics au Muséum et les séances de l’Académie, fréquentant assidûment de nombreux savants, familiers de tous les cabinets de curiosités qui fleurissaient alors à Paris.
Les 122 lettres rassemblées dans ce volume (71 de Petrus, 51 de Adriaan Gilles) ne sont qu’une partie de la volumineuse correspondance échangée entre le père et le fils (290 lettres de Petrus Camper à son fils entre 1779 et 1788). Elles témoignent d’une relation véritablement fusionnelle entre les deux hommes, qui n’empêchait pas critiques et remontrances, surtout lorsqu’il s’agissait d’argent. Ces missives sont ordonnées en lettres du père et réponses du fils, ce qui permet d’en suivre l’enchaînement comme un véritable roman. Notons au passage que les lettres arrivaient à destination en quelques jours (2 à 3). Les indications du père sont très précises, mêlant introductions ou recommandations auprès de personnalités, commandes de minéraux ou fossiles, et considérations familiales ou politiques. Presque toutes les lettres sont dans un français parfaitement écrit, bien rendu par les éditeurs avec l’orthographe d’origine. Quelques expressions néerlandaises (toujours traduites, soit dans le texte, soit en note infrapaginales) ajoutent à la spontanéité du texte, ou correspondent à des termes techniques peu utilisés dans l’une ou l’autre langue. Qui sait encore que les « goortmaakers » sont des « faiseurs de gruau » ou que l’« archure » d’une meule est la bordure en bois autour de la pierre (« de houten rand om den steen ») ? A l’occasion d’un voyage à Londres du père, deux lettres sont en anglais, mais si le fils prend la peine d’écrire dans la langue de la lettre que lui a adressée son père, il dit clairement que c’est pour lui un exercice philologique qui lui cause quelque difficulté.
Dans toutes ces missives, le style est extrêmement vivant, fourmille d’indications ou de jugements sur les personnes. Cet échange épistolaire, apporte un témoignage unique sur la société parisienne de la fin du XVIIIe siècle. Au hasard des pages, on retrouve les personnages les plus variés, dont certains ont traversé l’histoire : en premier lieu les naturalistes (Buffon, Balthazar Georges Sage, Romé de l'Isle, Daubenton, le chevalier de la Marck [Lamarck]), mais aussi le Prince Gallitzyn, commandant sans cesse des minéraux au jeune Adriaan, qui a ensuite toutes les peines à se faire rembourser, la « Chevalière d’Eon » (grande femme, robuste, bien faite, etc.). Les jugements sont sans appel, surtout de la part du fils : l’ennui des cours publics de Daubenton ou de La Marck (« de ma vie je n’ay vu ou entendu chose plus stupide ou puérile »), les séances de l’Académie où, en dépit de la clochette de M. le Président « le bourdonnement de ces académiciens surpassoit la voix des démonstrateurs et métamorphosoit l’académie en quelque chose de fort approchant à un caffé ». Les minéralogistes sont mieux traités : Sage a droit a beaucoup d’égard – surtout avant qu’Adriaan ne suive ses cours – et surtout Romé de l'Isle est couvert d’éloges, au point de déclencher chez le jeune Adriaan une véritable frénésie d’achat de minéraux (ce qu’il annonce avec beaucoup de précautions à son père, qui lui fait tenir les comptes au sou près). Quelques savoureux commentaires témoignent d’une solide misogynie. Les femmes, « qui commencent à se montrer aux cours d’astronomie, de chymie ou de mathématiques » sont comparées « aux humeurs aqueuses qui se dégagent les premières dans les opérations de la chymie –. Les parties essentielles se destillent et vous n’avez plus d’eau. – après les premières leçons, de 50 persones [sic] il n’y reste plus que 10 […] ».
A côté de ses études, le jeune Camper déploie beaucoup d’efforts pour enrichir le cabinet paternel. A ce sujet, les tractations avec l’autre naturaliste néerlandais le plus connu de cette époque, Martinus van Marum, qui agit pour le compte de la Société batave des sciences de Haarlem, témoignent d’une rivalité exacerbée. La découverte d’ossements de baleine dans la cave d’un marchand de vin de la rue Dauphine fit grand bruit, et l’histoire se poursuit sur une bonne dizaine de lettres. Van Marum, qui parle très mal français, demande à Adriaan de l’introduire auprès du marchand, tout en lui promettant de lui laisser « la grande pièce » (en fait l’os temporal de la baleine), que Petrus désire. Rendez vous est pris pour le lendemain, mais Adriaan découvre alors que Van Marum l’a précédé et a acheté « la grande pièce » pour dix louis. « En un mot, c’est un homme que je n’aime pas », conclut-il désabusé, réconforté par les commentaires de son père qui lui assure « ne pas être surpris » de la mauvaise conduite de van Marum. Après avoir longtemps cru qu’il s’agissait d’une baleine fossile, on s’est ensuite aperçu que l’animal était actuel, probablement amené à Paris pour récupérer les fanons. L’os temporal, à demi scié, est toujours visible au Teylers Museum de Haarlem.
On pourrait multiplier les exemples, les trouvailles fourmillant à chaque page. La lecture de toutes ces lettres est facilitée par de nombreuses notes infrapaginales, donnant les indications minimales sur les personnages cités. Les renvois d’une lettre à l’autre permettent ainsi de suivre l’histoire, et on peut aisément retrouver l’ambiance parisienne qu’a connue le jeune Camper. Certains personnages (Buffon, Daubenton, Romé de l’Isle) revenant dans un grand nombre de lettres, peut être était-il difficile de faire un index. Le travail du lecteur en aurait cependant été grandement facilité. Une introduction, courte mais précise, retrace l’histoire des deux correspondants et replace leur échange épistolaire dans le cadre de l’époque. L’intérêt de cette correspondance va toutefois bien au delà de la simple page que les éditeurs lui ont consacrée, et il est à souhaiter que de nombreux lecteurs francophones en fassent leur profit.