COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 17 décembre 1998)
C'est en qualité d'élève et de protégé du minéralogiste Dolomieu que Pierre-Louis Cordier prend part à l'expédition d'Egypte. Il a 21 ans et est un des plus jeunes membres de l'expédition. Son séjour en Egypte est très bref : Dolomieu, avec Cordier à sa suite, débarque à Alexandrie le 7 juillet 1798, et, dès le début du mois de mars 1799 (soit huit mois plus tard), il obtient de Bonaparte de pouvoir rentrer en France. Il s'embarque, toujours avec Cordier et avec d'autres Français, sur La Belle Maltaise dans la nuit du 7 mars 1799. C'est le début d'une pénible aventure qui va durer plusieurs mois. La Belle Maltaise, sous une belle allure, cache un grave délabrement ; le bateau fait eau de toutes parts. Survient une violente tempête qui le contraint à entrer dans le port de Tarente le 19 mars ; ses passagers sont faits prisonniers de guerre, retenus en détention et spoliés de tous leurs biens (1). Au bout de deux mois, ils sont transférés à Messine où, à l'instigation de l'ordre de Malte qui lui reproche son rôle lors de la capitulation de Malte en juin 1798, Dolomieu est séparé de ses compagnons. Il restera incarcéré pendant 21 mois dans des conditions pénibles et mourra des suites de sa captivité, en 1802.
Renvoyé en France le 19 juin, Cordier joue de malchance car un coup de vent le jette, quelques jours plus tard, le 25 juin, sur les côtes romaines. Il reste bloqué à Rome jusqu'à la fin du mois d'août 1799, date à laquelle il peut enfin partir pour Civita-Vecchia et s'embarquer pour la France. Le retour se fera à petites étapes, au milieu de mille dangers, par la Corse, la côte de Gênes, Villefranche et Nice, où Cordier débarque le 10 septembre. Il regagnera finalement Paris le 5 octobre. « Le retour en France aura duré six mois ! ».
Dans cette aventure, s'il a sauvé sa vie, le jeune Cordier a perdu la majeure partie des notes qu'il avaient rédigées en Egypte, sur le terrain, et qui constituaient son « butin scientifique». En effet, des six carnets de notes avec lesquels il avait quitté l'Egypte, il ne subsiste aujourd'hui qu'un seul (le carnet n° 2), qui se trouve dans les collections des Archives de l'Académie des sciences (2), à Paris.
On dispose, toujours dans les archives de l'Académie des sciences, d'autres documents (3) qui nous renseignent quelque peu sur les péripéties du voyage de Cordier. Il s'agit de la copie d'une lettre, datée du 12 juin 1798, dans laquelle il fait à son père une relation détaillée du voyage d'aller à bord du Tonnant (depuis le 19 mai 1798), et surtout de l'affaire de Malte (10-12 juin 1798). Une autre lettre, beaucoup plus tardive, adressée, après son retour à Paris (5 octobre 1799), à un autre membre de l'expédition d'Egypte, Louis-Magdeleine Ripault (1775-1823), conte les péripéties du long et difficile retour en Europe. Mais le contenu des autres carnets est définitivement perdu, sans même qu'on puisse imaginer de quoi il s'agissait.
Cet unique carnet (4), c'est donc le hasard qui a présidé à sa sauvegarde et nous sommes tributaires de ce hasard quant à l'intérêt du document, puisque tout autre choix nous est définitivement interdit. Il rapporte des événements dont Cordier a été l'acteur ou le témoin, entre le 31 août et au plus tard le 22 novembre 1798 (5), le carnet ne précisant pas davantage cette dernière date. Soit une période très courte (à peine 3 mois) de l'expédition d'Egypte (1798-1801), pendant laquelle se produisent des événements importants auxquels, paradoxalement, Cordier n'assiste pas ou qu'il ne relate pas : entre autres, la parution du premier numéro de la Décade égyptienne (1er octobre), l'expédition militaire au lac Menzaleh (départ le 3 octobre), l'insurrection du Caire (21-22 octobre) (6), le voyage de Denon en Haute-Egypte (novembre), le départ de l'expédition pour l'exploration scientifique de la partie orientale du delta du Nil (le 23 novembre)... De ces événements, dont il aurait été intéressant d'avoir sa relation, il n'y a aucun écho dans le carnet de Cordier. Alors, pourquoi écrire ? Qu'écrit-il ? En quoi ce carnet est-il intéressant ?
Le carnet porte le titre général de « Voyage en Egypte » (7) et Cordier inscrit en exergue de son texte « Notes de voyage ». Et c'est bien de cela qu'il s'agit. Le carnet, qui n'est pas un journal de route tenu au jour le jour, mais qui rassemble des notes, vraisemblablement prises sur le terrain, sous une forme rédigée à la suite, de facture plus littéraire, se concentre en effet sur le récit de trois voyages et une visite qu'accomplissent Cordier et Dolomieu, et sans doute d'autres savants que Cordier ne cite jamais :
- depuis Rosette, la tournée de reconnaissance militaro-scientifique conduite par Menou et Marmont, dans le delta du Nil, du 11 au 14 septembre 1798, expédition brutalement interrompue à Chabbas-Amer par un grave accrochage avec la population locale, qui contraint tout le monde à rentrer d'urgence à Rosette ;
- le voyage en bateau, par le Nil, de Rosette au Caire, du 18 au 22 septembre (très brièvement évoqué) ;
- et le récit de la visite des pyramides et celle des ruines d'Héliopolis, à une date non indiquée par Cordier, entre le 22 septembre et le 22 novembre 1798.
La raison du ton de ce carnet, très descriptif des sites et des paysages traversés, et relativement pauvre en notations minéralogiques, Cordier l'indique d'entrée de jeu, à propos de son séjour à Alexandrie : « La constitution physique du sol n'offrant que peu d'observations à receuillir (8), nous nous sommes occupés de recherches d'antiquités ».
Cordier et Dolomieu, débarqués à Alexandrie le 7 juillet 1798 (9), y séjournent près de deux mois (10) et se livrent aux plaisirs de l'archéologie, faute de trouver de la minéralogie à faire. Ils constatent qu'il n'existe plus guère de monuments antiques dans leur situation première, excepté « la tour dite de Cléopâtre » [l'obélisque dit « aiguille de Cléopâtre »] ; partout ailleurs, on voit la main des « barbares ». Sur la côte du Marabout, au cap des Figues et sur la côte du Pharillon, ils observent l'érosion des rochers par la mer. Le ton de Cordier n'est guère enthousiaste (11) : « Le charme attaché à toutes les observations de ce genre peut seul nous avoir dédommagés de tout ce que le séjour d'Alexandrie a de triste et d'ennuyeux ». Ce ne sont que plaines immenses qui s'étendent à perte de vue, où flottent des « vapeurs blanchâtres », un sol stérile sans végétation « qui puisse reposer la vue fatiguée » ; tout cela contraste avec le souvenir « d'un pays jadis si beau, si florissant». Un tel constat conduit à réfléchir à la vanité des grands empires et des civilisations ; s'il y a « peu de choses à voir, [...on y trouve] au moins matière à beaucoup de réflexions ».
Cordier et ses compagnons quittent Alexandrie le 31 août à onze heures du soir (sans doute pour éviter la pleine chaleur du jour), sous un faible clair de lune. La suite du récit de Cordier fait une fois encore penser davantage à un voyage archéologique qu'à une expédition scientifique. Au camp retranché des Romains, Cordier fait une longue description de l'appareillage des pierres (« Le ciment qui lie les pierres est remarquable en ce qu'il est composé de cendres et chaux »). Dans les ruines de Nicopolis, il note la présence d'« une multitude de tessons, de fragments de pierre calcaire, de granite, de porphire, de marbre de toutes sortes », sans s'interroger sur leur provenance. Le seul vestige à ses yeux un peu remarquable est une partie de voie romaine en lave.
Puis la nature du sol et du paysage change : « avec les sables commencent les palmiers [...] épars ça et là dans la plaine ; ils sont souvent groupés d'une manière très agréable ». La marche est très fatigante « à travers un sable mouvant, qui forme un grand nombre de dunes au pied desquelles végètent les palmiers, quelques soudes, quelques roseaux et quelques aloës ». Au passage, une notation minéralogique : c'est du sable calcaire, formé par la destruction de la pierre calcaire contre laquelle la mer bat continuellement le long de la côte. De plus, il est superficiel et le rocher se trouve à peu de profondeur et se montre en beaucoup d'endroits ; « aussi en quelqu'endroit qu'on creuse, on trouve de l'eau», mais elle n'est pas toujours bonne et peut avoir « une odeur et un goût hépatique ».
Puis c'est l'arrivée à Aboukir, qui ne trouve pas davantage grâce aux yeux de Cordier : « L'aridité et la sécheresse du sol, brûlé et mouvant, la monotonie qu'offre la vue de la mer qui l'environne de tous côtés forme d'Aboukir le désert le plus affreux et on ne peut se deffendre d'éprouver un sentiment de tristesse, lorsqu'on pense que ce malheureux pays a été autrefois un séjour de délices où les arts et les sciences fleurissoient au milieu d'un peuple nombreux ».
D'Aboukir, Cordier et Dolomieu vont visiter les ruines de Canope, « deux cents blocs de granite oriental, ayant 3 pieds dans leur plus petites dimensions et 5 ou 6 dans leur plus grande, boulversés les uns sur les autres offrent deux côtés contigus d'un rectangle dont le plus grand a 10 toises et le plus petit 6. La plus part de ces blocs sont des portions d'architrave corinthien. On y voit aussi des tronçons de colonnes de près de trois pieds de diamètre et des masses informes qu'on ne sait à quoi rapporter. Parmi tous ces blocs un seul est remarquable par sa forme et surtout par ses dimentions ; il représente un poing colossal, taillé sur un parallélépipède. Il a 18 pouces depuis le poignet jusqu'à la naissance des phalanges et 14 pouces du petit doigt à l'index. D'après ces dimensions, la statue colossale à laquelle le poing a appartenu devoit avoir 36 pieds de hauteur, en supposant qu'il fut debout »... Ces ruines, Cordier les attribue « au temple de Sérapis, fameux par les guérisons miraculeuses de la folie ». Autres trouvailles archéologiques : « un sphinx auquel il manque la tête, et une Isis à laquelle il manque les jambes. Ces deux morceaux sont extrêmement endomagés et les angles en sont tous arrondis. L'Isis auroit dix pieds de hauteur, si elle étoit entière».
D'Aboukir, les voyageurs se dirigent vers Rosette, en suivant la côte orientale, « beaucoup plus basse que l'autre et sur laquelle les palmiers croissent en plus grande quantité ». Ils empruntent le Passage de la Madié, une ancienne digue « presque toujours couverte d'eau du moins en grande partie [et qui est...] rompue au milieu, sur une longueur de près de trois cents toises ». Cette « digue est construite en pierre calcaire blanche, liée avec un ciment dans lequel entre beaucoup de cendre. Deux rangs de pieux de [croquis] sapin de 4 pouces d'éq. soutiennent la maçonnerie. Des épis en pierres encaissées entre deux rangs de palissades deffendent [croquis] la digue des efforts de la mer et par un heureux hazard le sable en s'arrêtant dans les angles a formé une seconde digue qui deffend la première. La largeur de la digue est de trois toises environ ». Quant au sable qui forme l'atterissement contre la digue, « il est fin, formé de petits grains de quartz, de mine de fer, grise, attirable à l'aimant et mélangé d'un petite quantité de sable calcaire. Sa couleur est grisâtre. Il est le même le long de la côte jusqu'à l'embouchure du Nil au-dessous de Raschid ».
A Rosette, où ils arrivent le 2 septembre, Cordier trouve plus d'intérêt : « sans être une ville régulière et bien construite, Rosette ne laisse pas d'être assez agréable. Sa position sur les bords du Nil en face des campagnes riantes du Delta fait sûrement tout son agrément. Qu'on se figure de hautes maisons construites en briques, sans autre ornement qu'une saillie de 3 à 4 pieds qui indique le principal appartement qu'on nomme divan, des rues étroites mal percées, aucune place publique, la rive du Nil sans aucun lieu de débarquement commode, et on aura l'idée de la plus jolie ville de l'Egypte. Si Rosette n'offre pas à un Européen un assemblage de maisons à comparer à ceux qu'il a chez lui, elle lui offre au moins tout ce qui est nécessaire pour passer une vie douce et agréable, des fruits excellents, du gibier, du poisson, du laitage et avec tout cela une température constamment fraîche, un ciel pur et serein pendant neuf mois de l'année, des jardins charmants plantés de citroniers, d'orangers, de grenadiers, de sycomores, de dattiers, &c, formant des abris délicieux où on vient chercher un fraîcheur exquise ». Et voilà Cordier sous le charme champêtre du Delta (12) : « De quelque côté que la vue s'étende, la plus belle végétation frappe les regards. Le dattier élève de tous cotés sa tige élancée. Le Nil qui donne la vie à cette belle contrée, l'anime encore par ses eaux qui circulent partout. Il faut connoittre Alexandrie pour concevoir le plaisir que nous avons éprouvé à la vue de la belle verdure du Delta ».
Il note les immenses rizières, coupées de bois de palmiers et de haies de grands roseaux, les petits canaux qui font circuler l'eau et les roues qui relèvent. Mais il observe aussi, là où il n'y a pas de riz, que la surface est très salée et que souvent même le sel y forme une légère couche blanchâtre. « La présence d'une aussi grande quantité de sel dans un terrain aussi bien cultivé, nous parut extraordinaire et après avoir bien cherché comment il pouvoit s'y trouver, nous apprîmes à Rosette, que lorsque la crue des eaux du Nil avoit cessée, les eaux de la mer se mélangeaient avec celles du fleuve jusqu'au-dessus de cette ville. Cet accident qui tend à détruire sous peu la végétation [...] n'a lieu que depuis trois ans et cela tient à ce que le canal de Menouf a été fermé par ordre du gouvernement des Mammelouks ».
Installés à Rosette, Dolomieu et Cordier saisissent l'occasion de participer, du 11 au 14 septembre 1798, avec une dizaine d'autres savants, à la reconnaissance militaro-scientifique que conduisent le général Menou et le chef de brigade Marmont, escortés de 200 grenadiers. Cette incursion dans le delta les mène, « en suivant les bords du Nil, [visiter les gros villages de] Berimbal, Métoubis, Saudiou, Foué, Dessouk». Cordier note la grande fertilité du pays due à l'irrigation, les digues, faites de roseaux derrière lesquelles on jette de la terre, qui retiennent les eaux. Les villages traversés ne comportent que « quelques maisons construites en briques, et surtout de misérables huttes en terre, tapissées de disques de bouze de vache, afin de les faire sécher». Çà et là, quelques fûts de colonnes, en granite et en marbre, dans les mosquées. « Le riz est la principale culture, le faux papyrus et une espèce de roseau se cultivent pour en avoir les feuilles qui servent à faire les nattes, les couffes et qui [...] suppléent la plus grande partie de nos ouvrages en osier». On trouve aussi du sésame et de la canne à sucre, et une espèce de roseau qui forme les haies, le sycomore, le dattier, le saule pleureur, le figuier, le grenadier. « Le héron, le corbeau, le gouëlan, la huppe, l'alouette, le moineau, la tourterelle habitent en grand nombre, toute cette rive du Nil. Il y a quelques quadrupèdes remarquables tels que le chacal qu'on rencontre dans les ruines, et l'ichneumon ou rat de pharaon qui se voit très souvent dans les champs au bord des fossés et des canaux ».
Une rare observation sur le peuple égyptien, le grand absent du carnet de Cordier : « On est vraiment étonné lorsqu'on examine le peuple qui habite cette portion du Delta. Il semble qu'il soit encore tel qu'il y a 4 mille ans. Ce sont encore ces hommes qui travailloient à ellever les pyramides et qu'on nourrissoit avec du pain, des oignons et du fromage, ignorants comme ils l'étoient alors, humbles, soumis par l'habitude de l'esclavage, respectants les animaux domestiques sans lesquels ils ne pourroient pas exister et ne connaissant de la religion de Mahomet, que les pratiques journalières, comme ils ne savoient que les pratiques du culte d'Isis. Ils sont si sobres qu'ils ont fait un bon dîner lorsqu'ils ont mangé un petit pain pesant 4 onces et un oignon ou morceau de fromage gros comme le pouce et qu'ils ont bu un verre d'infusion de caroube ou de réglisse. Toutes leurs connoissances s'étendent rarement au-delà de leur village » (13).
L'un de ces gros villages, Foué, sur les bords du Nil, est spécialisé dans la production de briques cuites. Cordier s'attarde longuement sur leur mode de fabrication et de cuisson. Son récit, très précis, s'agrémente de nombreux croquis qui explicitent ses descriptions. Il s'intéresse aussi aux techniques d'irrigation et de labour : « On laboure la terre avec une charrue bien simple, qui consiste en une barre de bois qui part du côté du soc qui est fixé par un antrelas et par un lien qui s'attache au joug avec lequel tirent deux bœufs. Ceux-ci tirent par le moyen d'un collier attaché au joug et en fesant effort l'un contre l'autre ».
Pour une fois, la guerre, pourtant partout présente, fait irruption dans le récit de Cordier, avec le rapport - très laconique - de la funeste embuscade de Chabbas-Amer et de la mort de Joly, le seul de ses compagnons de l'expédition auquel Cordier consacre quelques mots : « l'infortuné Joli, dessinateur recommandable par son talent et par son excellent caractère... ».
Ce n'est que le 22 septembre 1798, que Dolomieu (14) et Cordier arrivent au Caire ; ils vont y rester jusqu'à la fin novembre. « Ce voyage a peu d'intérêt», écrit Cordier. Cependant, « on voit à Ramanie l'embouchure du canal d'Alexandrie et ensuite celui qui va porter la fertilité aux environs de Damanhour. A deux lieues de Ramani est le village de Chabreïs, fameux par le premier combat avec les Mamelouks » (seconde allusion à l'histoire militaire de l'expédition d'Egypte). Du Caire, le carnet ne comporte aucune description, ni impression de voyage. Pas plus de commentaires sur la révolte du Caire à laquelle Cordier assiste pourtant.
Cordier et Dolomieu font l'inévitable excursion, qu'ont faite tous les Français de l'expédition, aux pyramides de Gizèh. Le récit qu'en donne Cordier, plein de notations précises, occupe près de la moitié du carnet (p. 48-85) ; il est d'une expression quasi cinématographique (15). Son ton très vivant, presque jubilatoire, tranche curieusement avec la réserve dont Cordier a fait montre jusque-là. On y voit, pour une fois, Cordier à l'action et il a l'air de bien s'amuser.
Il étudie d'abord longuement le site : « Les pyramides sont ellevées sur le bord du plateau du côté de la vallée du Nil. Elles auroient pu être placées sur un sol plus haut, si on avoit voulu les bâtir à une demie lieue plus à l'ouest, mais alors étant plus éloignées de la vallée, elles n'auroient pas été dans un aussi beau point de vue. La pierre calcaire qui forme ces collines, est en couches horizontales, comme celles qui forment la chaîne opposée de l'autre côté de la vallée. Elle est blanche, assez tendre, renfermant des vestiges de coquilles surtout de celles qu'on nomme numismates, en quoi elle est principalement remarquable ; la forme lenticulaire de cette coquille dont le diamètre n'est quelquefois pas d'une ligne, avoit fait imaginer que c'étoit des lentilles dont on nourissoit les ouvriers employés à la construction, qui s'étoient ainsi pétrifiées. Toutes les couches n'en contiennent pas la même quantité, outre qu'elles varient par le volume. Quelques unes n'en renferment pas du tout, alors la pierre est plus tendre, plus blanche et a une forte odeur bitumineuse. Cette dernière pierre est celle qui forme le revêtement de la seconde pyramide. Elle contient aussi des coquilles dont la cassure est spathique ; on en trouve plusieurs fragments au pied de la pyr[amide] ».
Saisi par l'ampleur de la grande pyramide, Cordier en entreprend une description minutieuse, qui traduit tout son étonnement. Il en décrit l'« escarpement rapide qui paroit beaucoup plus ellevé qu'il ne l'est en effet », l'usure des assises par les blocs qui ont roulé du sommet. « On monte ordinairement par les arêtes, dont l'inclinaison est de 45 degrés. Par l'examen des trous de voleurs, il réfléchit au mode de construction : On peut y observer la manière dont on a construit. Il paroit qu'on ne s'est pas donné la peine d'équarir les pierres ; on les plaçoit les unes sur les autres, en ayant soin de remplir les interstices d'un ciment qui est devenu très solide et qui a fait corps avec la pierre. Ce ciment qu'on peut observer en beaucoup d'autres endroits, est formé principalement de chaux et de plâtre cuit, mélangés de sable quartzeux, de gypse et de petits fragments feuilletés d'argille cuite et rouge. La pierre est calcaire, blanche ou jaunâtre, tendre, et remplie de coquilles fossiles et principalement de numismates. Il est plus que probable qu'elle a été extraite des couches sur lesquelles reposent les pyramides et que le Sphinx est en quelque sorte le témoin de la carrière dont on les a tirées ».
La description des gradins le retient longuement : « Les dimensions des masses qui forment les gradins ou assises, varient entre 4 pieds et 1 pi. 7 pouces, leur largeur entre 2 pi. 6 et 5 pieds. Quelques uns des gradins sont formés de deux assises sur une certaine longueur et peu après d'une seule en sorte qu'il faut y faire attention pour ne pas s'y tromper». Il compte scrupuleusement les assises : « De l'excavation jusqu'en haut, on compte 98 assises. On trouve sur le plateau carré qui remplace le sommet, les restes de deux autres assises, en sorte qu'en tout la pyramide] a 203 assises [sic] à partir du rocher qui a été plané et entaillé exprès pour la recevoir. En montant un peu vite, on peut arriver au sommet en 20 minutes d'en bas » (16).
« Parvenu en haut, on jouit d'une vue très étendue à l'est. On voit couler le Nil à ses pieds pour ainsi dire et derrière lui est la chaîne des Monts Mokcatam dont les couches horizontales paroissent s'abaisser en se dirigeant au nord-est. Au nord on apperçoit les plaines du delta et les sables qui descendent des montagnes à l'est et à l'ouest pour l'envahir. A l'ouest, les collines calcaires faisant partie de la chaîne lybique, bornent la vue. Elles sont en partie couvertes de ce sable que nous avons décrit. Elles forment des plateaux plus ellevés que celui des pyramides d'au moins 60 toises. Au midi, on voit les deux chaînes qui encaissent le Nil se prolonger à perte de vue. La vallée offre une verdure fraîche qui contraste singulièrement avec leur sécheresse et leur aridité. On apperçoit aussi, à 4 lieues à peu près, les deux grandes pyramides de Sakara ellevées sur le plateau de la chaîne lybique. A leur pied est une plaine sabloneuse immense qui occupe une grande partie de la vallée. C'est sur le sol calcaire, recouvert maintenant par le sable, que sont bâties sept autres pyramides dont une seule est remarquable par sa hauteur. La plaine porte le nom de plaine des momies ».
« L'entrée de la pyramide est placée sur la face du nord, à la [en blanc] assise et à 30 pieds plus près de l'arête du nord-est que celle du nord-ouest. Elle commence au bas d'une profonde entaille faite dans la face pour la chercher ; elle est surmontée par d'énormes masses qui s'arqueboutent et forment un portail fait pour tromper plus facillement. Le conduit est carré, sur 3 pieds et demi. Son inclinaison est de 30 degrés à peu près. Sa longueur de [en blanc]. Il est formé de masses de pierres calcaires qui ont pris une espèce de poli par le frottement. La voûte, les côtés et le sol sont formés d'une seule masse ».
« A l'extrémité de ce conduit, on trouve au plafond une masse noircie dont une arête vient resserer le passage et sous laquelle on est obligé de se glisser à plat ventre. Là finit le conduit, on entre à droite dans une excavation artificielle pratiquée en pleine maçonnerie ; on grimpe en s'aidant avec les mains la hauteur de deux toises perpendiculaires et on rentre dans le conduit supérieur qu'on avoit laissé sur la gauche. Là on reconnoît que son extrémité est fermée par trois parallélépipèdes énormes de granite dont le dernier a un peu descendu dans le premier conduit qui s'est trouvé resséré de cette manière. On a mieux aimé les tourner que de tenter de les détruire. ... Lorsqu'on est remonté, en suivant le second conduit, à peu près au niveau de l'entrée du premier, on arrive à un reposoir qui le sépare du troisième conduit, qui est tout différent des deux autres soit par ses dimensions soit par sa forme.
« De ce repos, part également un quatrième conduit horisontal semblable aux deux premiers. On est obligé de s'y traîner sur les mains pour parvenir à une chambre placée au centre de la pyramide ; cette chambre est à moitié remplie de décombres provenants d'une excavation inutile qu'on a faite dans le côté qui regarde l'orient. Ses dimensions sont de 16 pi sur 10. Sa voûte est en dos d'âne, formée de deux rangs d'énormes pierres qui s'appuient l'une sur l'autre [croquis]. Tout le revêtement est en pierre calcaire compacte, semblable à celle des conduits.
« On revient sur ses pas jusqu'au reposoir, où on peut observer du côté de l'ouest, l'entrée d'un puits vertical quarré, ayant 1 pi 6 t. de côté ; ce puits, dans le fond duquel il serait bien intéressant de parvenir, doit être à moitié comblé par les pierres que les voyageurs y jettent chaque jour. C'est peut-être par là qu'on descendoit au-dessous de la pyramide dans une immense excavation dans laquelle on avoit amené l'eau du Nil par un conduit souterrain pour former une île sur laquelle étoit le tombeau de Chéops (Hérodote).
« Du reposoir on grimpe la hauteur d'une toise pour parvenir au talus du troisième conduit. C'est le plus difficile, parce que la largeur ne permet de s'accrocher que d'un seul côté et encore est-ce difficile, lorsqu'on tient une bougie à la main ; sans les espèces de mortaises qui sont taillées dans les banquettes, qui sont de chaque côté, on auroit beaucoup de peine à en venir à bout. La hauteur de ce conduit est au moins de 36 pieds. Les pierres qui le revêtent vont en se dépassant progressivement, en sorte qu'il est beaucoup plus large en bas qu'en haut ; les dessins de Maillet (17) sont suffisamment exacts pour faire comprendre cette singulière disposition.
« A l'extrémité de ce troisième conduit long et incliné comme les deux autres, est un autre reposoir d'où part une galerie horisontale dont l'entrée est remarquable par un espace quarré plus large et plus ellevé et dont le revêtement est en masses énormes de granite rouge de Syènne. On voit dans ces masses des rainures profondes et verticales qui font imaginer que tout cet espace étoit fermé doublement par d'autres masses qu'on avoit fait glisser dans les rainures [...] ».
Au cœur du sanctuaire, « on trouve une chambre rectangulaire, beaucoup plus grande que la première. Elle a 32 pieds sur 16 et 22 de hauteur. Son revêtement est tout en masses de granite rouge, d'un très grand volume. Son plafond qui est plat en est pareillement formé. Ces masses ont quelquefois 6 p.q. sur 4 d'épaisseur. Au fond de cette salle dont la plus grande largeur est de l'est à l'ouest, près de la face occidentale, est un sarcophage rectangulaire, de 6 pieds de long sur 3 de haut et de larg[eur]. [2 croquis]. Sur trois de ses faces, il porte des rebords et sur l'autre il a seulement une rainure profonde ; ce qui indique qu'il a avoit [sic] un couvercle dont on ne retrouve aucune traces. Il est en granite rouge, à gros grains, de Syènne. Ce qui paroit le plus extraordinaire à tous ceux qui le voyent, c'est que lorsqu'on le frappe, il rend le son aigu d'une cloche assez forte. Ce phénomène tient probablement en partie à l'humidité dont il est pénétré. Au reste ce monument, qui est le seul qu'on rencontre dans l'intérieur de la pyramide, semble bien mesquin au milieu de cette chambre et encore plus lorsqu'on le compare à la masse entière de la pyramide. Il est plus que probable que ce n'est qu'un reste qu'on a dédaigné d'enlever, [croquis] Non contents de ce qu'ils trouvèrent dans cette grande chambre, ceux qui l'ouvrirent cherchèrent à pénétrer sous le sarcophage, dans l'espoir d'y trouver encore quelque chose d'intéressant, pour cela ils ont rompu le pavé en levant trois masses de granite du côté nord. En se glissant dans cette excavation, Mr Dolomieu et le Général Vial ont trouvé du sel marin en concrétion ».
La minéralogie n'est jamais éloignée de ses préoccupations : «Il faut de l'attention pour reconnoitre la nature des pierres dans la pyramide ; elles ont acquis un demi poli par l'usure et elles sont tellement noircies par la fumée qu'il n'est pas étonnant que tous ceux qui les ont vues s'y soyent trompés. Il faut absolument faire usage du marteau et c'étoit probablement la première fois qu'il en entroit dans la pyramide, portés par des minéralogistes. ». (18)
Cordier sacrifie au rituel de tous les visiteurs français des pyramides : « Après avoir fait sonner le sarcophage à plusieurs reprises, nous fîmes le salut ordinaire des voyageurs en tirant un coup de pistolet. L'effet qu'il produit ne peut se rendre qu'en le comparant à celui d'une forte pièce de canon, dont le fracas est mille fois répété par des échos éloignés, après la détonation. Le bruit fut entendu par ceux qui étoient à l'entrée ».
Mais laissons Cordier à sa visite des pyramides...
Le 23 novembre 1798, Dolomieu et Cordier quittent Le Caire avec la mission (Nouet, Geoffroy Saint-Hilaire...) qui part explorer le delta oriental du Nil. Les 30 novembre et 1er décembre, ils explorent avec minutie les ruines de San, l'ancienne Tanis. Cordier dresse un plan précis du site (19), et un relevé de l'obélisque de Ramsès (20). Ce dessin est si exactement exécuté qu'un archéologue d'aujourd'hui peut y déchiffrer sans mal les hiéroglyphes que Cordier, plus de vingt ans avant l'invention de l'égyptologie par Champollion, s'est attaché à relever avec tant de minutie et de précision.
Le carnet de Cordier est un document émouvant parce qu'il nous rapporte, au-delà des vicissitudes de l'histoire, le regard qu'un tout jeune « savant », qui n'est pas encore le grand minéralogiste qu'il sera plus tard (21), porte sur un pays qui s'ouvre à sa curiosité. Frais émoulu de l'Ecole des mines et très marqué par l'enseignement qu'il y a reçu, Cordier prend des mesures, fait des relevés, comme la plupart de ses jeunes collègues polytechniciens. Remarquable par l'exactitude de ses descriptions, et surtout l'extrême précision de son regard, Cordier nous étonne aussi par sa grande retenue. Toujours il privilégie l'observation du fait (minéralogique, géographique, technologique...), au détriment de l'émotion qu'il serait bien en droit d'éprouver face à la « patrie des sciences et des arts ».
Notes
1) « Certifions [...] que le Citoyen Pierre Louis Cordier de Paris, ingénieur des Mines de la République française, membre de la Commission des sciences en Egypte, a été totalement dépouillé et que partie de ses papiers qui avoient été pris pour en faire l'examen, ne luy ont pas été rendus [...] », certificat du 18 messidor an VII [6 juillet 1799], Arch. Académie des sciences, Paris, dossier Cordier.
2) Arch. Académie des sciences, Paris, 1 J 7. Le cahier est recouvert de parchemin et fermé par deux cordons de toile. Dimensions extérieures : h. 19,5 cm ; larg. 17 cm ; ép. 1,5 cm. Il est paginé (probablement par A. Lacroix) de 1 à 92, dans le coin supérieur des pages (à gauche pour les pages paires, à droite pour les pages impaires). Le papier employé est un papier de chiffons de bonne qualité, assez épais, sans filigrane, typique de la fin du XVIIIe siècle, réglé à 4,5 cm du bord gauche. On relève des brunissures et jaunissements sur le bord supérieur des feuilles (qui font penser à une mouillure par la pluie) et des traces de mouillures plus importantes (liquide renversé) p. 18-31.
3) Ces documents sont entrés dans les archives de l'Académie des sciences grâce à Alfred Lacroix, minéralogiste, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences pour les sciences physiques de 1914 à 1948, et à son intérêt pour l'histoire de sa discipline (il collectionnait les documents anciens s'y rapportant).
4) Nous préparons actuellement l'édition de ce document inédit, en vue d'une publication.
5) Le 23 novembre 1798, Dolomieu, Cordier et quelques autres savants partent du Caire vers Damiette ; ils sont chargés d'explorer la partie orientale du delta. Cette commission a pour but de déterminer par l'astronomie la position de plusieurs points importants dans la géographie de l'Egypte, dont Damiette et les ruines de Péluse, et de s'occuper des canaux. Y. Laissus, L'Egypte, une aventure savante, 1798-1801, Paris, Fayard, 1998, p. 209-210.
6) On sait que Dolomieu, pendant l'insurrection du Caire, refuse de prendre la responsabilité de l'organisation de la résistance française. Vivant Denon fait aussi mention de l'activité de Cordier pendant cette période (Y. Laissus, L'Egypte, une aventure savante, op. cit., p. 139), mais nulle trace de cet événement dans le carnet de Cordier.
7) Sans doute ajouté après coup, et peut-être longtemps après son retour, par Cordier. Très affecté par la perte de tous ses papiers au cours de son voyage de retour, Cordier est revenu à plusieurs reprises sur son unique carnet, l'a corrigé et complété de pièces annexes, comme une chronologie de son séjour en Egypte.
8) Pour toutes les citations, on a scrupuleusement respecté l'orthographe, parfois fantaisiste, du texte original.
9) Soit trois jours après la prise de la ville par l'armée. La plupart des membres de la Commission des sciences et des arts avaient débarqué dès le 4 juillet.
10) Dès le 7 juillet, Monge et Berthollet avaient rejoint les troupes en marche vers Le Caire. Les autres membres de la Commission des sciences et des arts reçurent l'ordre de rester à Alexandrie jusqu'à ce que le général en chef les autorise à suivre la marche de l'armée.
11) Contrairement à d'autres savants qui, selon le capitaine Bemoyer, ont trouvé de quoi s'occuper: « Si Alexandrie m'a paru abominable au premier abord, elle a offert un grand intérêt à nos savants. [...] Pour te dire, nos privations ne semblaient pas les atteindre. Les ruines de l'Antiquité auxquelles ils attachent le plus grand intérêt, les nourrissent assez», cité par Y. Laissus, L'Egypte, une aventure savante, op. cit., p. 79.
12) D'autres, Savary notamment, ont beaucoup vanté le charme agreste et les ombrages odoriférants de Rosette, voir Y. Laissus, L'Egypte, une aventure savante, op. cit., p. 89.
13) D'autres savants, notamment Geoffroy Saint-Hilaire, ont été sensibles à la misère du peuple égyptien des campagnes.
14) Dolomieu est un des derniers savants à gagner Le Caire.
15) Le récit est construit comme un « travelling avant» de la vue générale des pyramides à la descente à l'intérieur de la Grande pyramide.
16) Notation très véridique. J. Grobert (Description des pyramides de Ghizé, de la ville du Kaire et de ses environs, Paris, an IX, p. 27-28) signale que « quelques uns de nous ont pu monter jusqu'à la portion du revêtement que le tems a respectée. [...] Mais il a fallu le secours d'un arabe pour descendre. [...] L'élève studieux du Cit. Dolomieu a pu monter et descendre sans secours ».
17) Description de l'Egypte... composée sur les mémoires de Monsieur de Maillet, ancien consul de France au Caire, par M. l'abbé Le Mascrier, Paris, 1735.
18) En souligné, annotation ajoutée postérieurement.
19) En 1818, Cordier publie la première « Description des ruines de San (Tanis des anciens) » dans la Description de l'Egypte (partie Antiquités. Descriptions, t. II, chap. XXIII). Mais c'est le plan dressé ultérieurement par Jacotin, en 1800, qui sera imprimé dans l'ouvrage. Voir Y. Laissus, L'Egypte, une aventure savante, op. cit., p. 210, et renseignements aimablement fournis par Patrice Bret.
20) « Ruines de San. Voir mes dessins et ma description de ces ruines » (depuis imprimée dans le g[ran]d ouvrage sur l'Egypte). Dessin à la plume, 12,5 x 19, sur papier fin tramé, sans filigrane, rapporté.
21) Elu correspondant de l'Institut national en 1808, Pierre-Louis Cordier (1777-1861) remplaça Haüy à l'Académie des sciences en 1822. Professeur de géologie au Muséum de 1819 à sa mort, il démontra la nature des roches volcaniques. Sous Louis-Philippe, il fut aussi un ardent promoteur des mines de houille et des chemins de fer.