TRAVAUX DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VI (1992)

René LETOLLE
La mer d'Aral : découvertes et controverses des origines à 1914.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 26 février 1992)

Un article paru fin 1988 [1] et repris largement par tous les médias a attiré l'attention du public sur l'énorme problème écologique provoqué par le détournement quasi complet des fleuves alimentant la mer d'Aral [2, 3, 4, 5, 6]. J'avais déjà été frappé, lors d'un voyage voici quelques années dans la région, par les transformations considérables de l'hydrographie par rapport à ce que je pensais savoir, et me suis alors intéressé à l'historique de la mer d'Aral. Il y a bien longtemps que géographes, géologues et historiens se sont penchés sur les conséquences des détournements des fleuves, sur le sort de cette mer, et les hydrologues russes se sont alarmés dès la publication des énormes projets modernes d'irrigation, en particulier depuis 1956 [7].

Les avatars de l'assèchement de la mer d'Aral ont une longue histoire et, dès le 18ème siècle, ont soulevé des controverses passionnées. Le texte qui suit est le fruit d'une recherche bibliographique basée essentiellement sur des documents occidentaux relativement accessibles, les documents russes et arabes originaux l'étant peu ou pas sans de longues recherches.

1. La mer d'Aral, quelques rappels


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Rappelons [8 à 14] en quelques mots que la "mer" d'Aral avait (avant 1960) une superficie moyenne de 64 000 km2, une profondeur moyenne de 16 m et contenait 1000 km3 d'eau. Le fond atteignait 68 m dans une zone étroite à l'Ouest du bassin (Fig.l) dont la superficie était étroitement tributaire de l'équilibre entre une évaporation intense (plus d'1 m d'eau par an), et les apports exclusifs des deux fleuves Amou et Syr-Daria (54 km3/an). Les précipitations (10 cm par an) représentaient environ 5,5 km3 par an, et 1,3 km3 alimentaient les aquifères riverains [15]. L'eau avait une salinité d'environ 10 à 11g par litre. Au point de vue hydrologique, l'Aral a toujours représenté un système à l'équilibre très précaire, dépendant essentiellement des apports fluviatiles, modulés par les saisons, les variations climatiques et les détournements pour l'irrigation. Ces apports étaient tombés à quelques m3/sec. ces dernières années.

D'une manière schématique, toute la région comprise entre la Caspienne, la Chine, l'Afghanistan et l'Iran peut être assimilée à une très vaste dépression aux reliefs peu accentués, et qui s'appuie à l'E et au SE sur les grandes chaînes alpines du Centre-Asie, au SW sur leur prolongement du Khorasan. Celui-ci se continue vers le NW par la chaîne du Khopet-Dagh, le Petit et le Grand Balkhan au niveau de Krasnovodsk sur la Caspienne, et, un peu plus au Nord, les chaînons de l'Est du Kara Bogaz. Cette cuvette a connu la Mer Sarmate, dont Humboldt [16] disserta beaucoup au début du 19ème siècle. Sur un socle profond affecté d'accidents majeurs et bien connu aujourd'hui par les forages pétroliers et la géophysique, repose une série sédimentaire presque complète, du Trias au Sarmatien, et qui se termine par des couches plio-quaternaires (dites aralo-caspiennes) et de l'Holocène.

La dépression de l'Aral se situe dans un vaste graben ancien orienté plus ou moins N-S, repris par les plissements d'âge alpin, et qui s'étend depuis la région de Khiva jusqu'à la vallée du Tourgaï, au SE de l'Oural.

Les terrains antémiocènes sont affectés de nombreux brachyanticlinaux et brachysynclinaux. Ceux-ci forment d'innombrables dépressions dont beaucoup ont un fond situé plus bas que le zéro des mers, et qui sont occupées par des lacs actifs, comme l'Aral, ou desséchés, car alimentés seulement par les rares précipitations (100 mm/an) ou d'éventuels débordements des fleuves voisins.

La dépression de la mer d'Aral a été formée sans doute au Miocène par un jeu de failles NS, qui déterminent sur sa rive occidentale une ligne de falaises atteignant 250 m, et qui forme le regard est du vaste plateau d'Oust-Ourt, presque horizontal jusqu'aux abords de la Caspienne. Entre celle-ci et l'Aral, l'escarpement (le Tchink) se poursuit de manière presque continue (Fig.2) selon deux segments latitudinaux, coupé par un segment méridien qui correspond aussi à une faille et qui a déterminé une seconde dépression beaucoup moins étendue que celle de l'Aral, dite de l'Assake-Audan, et dont la partie sud-est est à nouveau occupée depuis 1960 par le lac du Sary-Kamysh ("la roselière jaune") qui atteint -42 m absolus. L'escarpement est longé sur toute sa longueur par une série de lits fluviatiles fossiles, dont il va être abondamment question plus bas. Le plus célèbre est nommé Ouzboï dans sa partie Caspienne, et Darialyk dans la portion qui va du Sary-Kamysh aux abords de l'Aral (Fig.2). Plus au Sud, un second escarpement, moins important que le Tchink, jalonne d'Ouest en Est, dans le désert du Kara-Koum, le tracé fossile de l'Oungouz, très ancien bras de l'Amou-Daria dont des restes subsistaient encore voici 100 ans, sous le nom de Kelif-Daria, à partir de la frontière afghane.

Le modelé fluviatile date au moins du Pliocène, mais a beaucoup été retravaillé aux temps glaciaires. Le désert prédominait bien avant le Quaternaire. Pendant les époques froides, au printemps, les grands fleuves issus de la couronne montagneuse englacée, le Chou, le Syr-Daria (Iaxartes des Grecs, Si-han des Turcs), le Zerafzan (Polytimetes), l'Amou-Daria (Oxus, Dji-han), le Mourghab (rivière de Merv = l'eau blanche), le Teschend (Taschen, rivière d'Hérat : de là vient le nom d'Hyrcanie), charriaient d'énormes quantités d'eau de fonte et d'alluvions fluvioglaciaires. Du Nord arrivait l'eau de fonte des glaces sibériennes et le lac Aral s'étendait très loin au Nord dans la vallée de Tourgaï, qui relie la dépression aralienne aux vallées des grands fleuves sibériens. Les fleuves himalayens formèrent les cônes alluvionnaires géants de ces fleuves, plus ou moins modelés par la topographie antérieure.

De toute éternité, ces deltas intérieurs furent les centres de peuplement humain. Les eaux s'écoulaient dans les dépressions fermées et creusaient des vallées dans les roches tendres de la plate-forme tertiaire. Certaines de ces rivières sont ainsi parvenues à la Caspienne, compte tenu de la pente générale du terrain vers le NW. Le Taschen et l'Oungouz, prolongement de l'Oxus, et le Mourghab se joignaient à l'Ouzboï, lui aussi déjà alimenté par l'Oxus. L'Ouzboï, ensuite, se faufilait entre les deux chaînons Balkhans, avant de se jeter dans la Caspienne dans la baie de Koschou-Odek, à 150 km au Sud de Krasnovodsk. Un second bras a aussi existé vers la baie de Balkhan (Fig.3). Sur les cônes de déjection, les eaux changeaient déjà perpétuellement de chenaux. Le Paléo-Oxus, à plusieurs reprises, a alimenté l'Ouzboï, le Sary-Kamysh et d'autres dépressions plus au Sud de celle-ci. Un bras situé sur sa gauche, le Kelif-Daria, partait près de la frontière afghane et se poursuivait par la vallée fossile de l'Oungouz. Ce bras a historiquement été réennoyé à plusieurs reprises par des crues et son lit supérieur est aujourd'hui occupé par des lacs artificiels. La mer d'Aral, qui était alors gelée la plus grande partie de l'année, sinon de manière permanente, ne recevait, lors des détournements naturels de l'Amou-Daria vers la Caspienne, que le Syr-Daria et des émissaires, aujourd'hui disparus, des glaciers de l'Oural et des zones orientales du Kazhakstan.

Le niveau de la Caspienne a varié aussi depuis le Pliocène (jusqu'à + 60 m - le niveau "traditionnel" étant - 27 m), ce qui lui a permis de transgresser largement vers l'Est, de sorte qu'un bras de mer caspien a atteint à plusieurs reprises, en suivant les thalwegs des fleuves et les dépressions tectoniques, la mer d'Aral où les terrasses de l'Aralo-Caspien ont précisément la même altitude. L'Aral alors n'a jamais transgressé à l'Est de plus de 100 km et, en tous cas, n'a jamais atteint le lac Balkhach, mais s'est étendu vers le N et le NW du Kazakhstan. [Il est atteste qu'avant l'époque historique, le Syr-Daria, par l'intermédiaire du Yani-Daria, s'est jeté dans l'Amou. On a retrouvé les traces d'un niveau correspondant de la mer d'Aral à 20 m au-dessous du niveau 1960 (Tchernenko I.M., 1989. Geol. i Razvedka, 10,87).]

Pendant tout le Quaternaire, l'Aral a donc été alternativement un grand lac d'eau douce, un lac salé réduit pendant les périodes interglaciaires comme aujourd'hui, et pendant des époques transitoires, un golfe de la Caspienne. Mais depuis les glaciations, le niveau de ses eaux n'a jamais dépassé de 5 m l'altitude de 53 m (au-dessus du zéro moyen) qui était celui du niveau d'avant 1960.

Le matériel détritique apporté par les fleuves, soumis à une intense déflation éolienne des vents catabatiques [Vents provenant des régions très froides en altitude vers les régions basses], a fourni pour l'essentiel le sable des grands déserts de barkhanes de l'Oust-Ourt, du Kyzyl-Koum et du Kara-Koum, qui entourent l'Aral et qui se sont donc formés, comme les paléolits fluviaux, aux époques glaciaires. Les dunes ont effacé de grandes sections des vallées fossiles qui furent repérées par les topographes russes à partir de 1872.

Les grands fleuves de l'Asie Centrale continuent aujourd'hui d'apporter beaucoup d'eau [17-18] et de matériel détritique [19] [L'Amou est le fleuve présentant la plus grande charge en suspensions après le Hoang-He]. Ils érodent vigoureusement leur lit, formé on l'a vu, de sédiments fluviaux et dunaires plus anciens et créent constamment des terrasses nouvelles.

Ils changent souvent de lit et le fond de celui-ci est fréquemment plus élevé que les terrains alentour. Depuis l'Antiquité, les agglomérations humaines se sont déplacées à la poursuite de l'eau des fleuves, dans cette ambiance vigoureusement désertique.

2. Evolution des connaissances sur la mer d'Aral aux temps historiques

Fort curieusement, l'Aral n'a été connue des Occidentaux qu'au 18ème siècle, d'abord grâce aux voyages des marchands russes vers Khiva, Boukhara et l'Inde. Si près de l'Europe, la découverte aussi tardive d'une masse d'eau aussi étendue surprit le monde savant. Et si par hasard, la mer d'Aral n'avait pas existé de tous temps ? Ni Plan Carpin (1245), ni Guillaume de Rubrouck (1252-55), ni les frères de Marco Polo (1255-1269), ni Ibn Battouta (1333), qui tous passèrent très près de l'Aral, et ne sont pas avares de détails géographiques, ne l'avaient mentionnée... La découverte du lit fossile de l'Ouzboï vers la Caspienne conforta cette croyance. L'Ouzboï avait-il détourné l'Amou-Daria vers cette mer, provoquant la disparition de l'Aral ? La controverse a duré plus d'un siècle; et de nombreuses publications, surtout russes, en témoignent. L'Europe occidentale a peu participé à ces discussions, sinon de manière plutôt académique. Le géographe allemand Petermann, fanatique de découvertes nouvelles, accueillit dans ses "Mittelungen" les résultats et opinions relatives au problème de la mer d'Aral depuis 1870 jusqu'en 1914. Après la première guerre mondiale, les géologues soviétiques firent beaucoup avancer le problème qui n'est pas encore entièrement réglé.

La discussion fit essentiellement appel à deux types d'arguments : géographiques et géologiques après les relevés topographiques russes, et paléographiques, par l'étude des cartes et écrits anciens. Voyons d'abord ceux-ci.

2.1. Les cartes

Celles qui furent rédigées sur la base de la Géographie de Ptolémée ou des écrits d'Eratosthène (tous deux du 2ème siècle après J.C.), qui ne connaissaient pas la mer d'Aral, ne montrent jamais celle-ci. La Caspienne (mer d'Hyrcanie) y communique avec l'Océan Boréal par un détroit. A sa rive orientale aboutissent divers fleuves au tracé fantaisiste, venant de Bactriane, de Sogdiane, à travers le pays des Massagètes. L'Itinéraire de Peutinger (394 après J.C.) montre des choses identiques.

Il faut attendre la carte d'Al Idrisi (1154), bourrée de détails, pour voir (Fig.4) à l'Est de la Caspienne un grand lac rond, alimenté par des fleuves venus de l'Est et du Sud, et où on identifie sans difficulté l'Oxus et le Iaxartes, les villes et les montagnes du Turkestan. [Al Idrisi (1100 Ceuta, 1166 Palerme) fut le géographe de Roger II, roi normand de Sicile (sa carte est fréquemment reproduite) : il est étonnant que les cartographes occidentaux l'aient ignorée...]. Il n'y a pas de liaison entre l'Aral et la Caspienne. Cette carte fut constamment copiée par les géographes arabes jusqu'au 16ème siècle.

Inversement, toute la cartographie occidentale jusqu'à la fin du 16ème siècle, fait jeter dans une Caspienne aplatie un fleuve, l'Oxus, ou deux (le Iaxartes en plus), soit séparément, soit dans une embouchure commune (Portulano Mediceo, 1351 ; Pizzigani, 1367, montrent le "FIUME d'Organci - Urgenj - nel mar del Sarra e de Bacu" ; Albertinus de Virga, 1414 ; Apianus, 1530 ; Fine, 1531 ; Ortelius, 1570 ; Mercator, 1587 ; De Jode, 1593 ; Blauen, 1641, etc..) : toutes ces cartes se recopient avec des configurations très voisines. Le très beau document de l'Atlas Catalan de 1375 [Copie dans E. Reclus [33], p. 405] identifie parfaitement la mer de "Bacu", la Volga, l'Oural et l'Emba, avec un flot de détails sur l'embouchure commune de l'Oxus (nommément cité) et de l'Iaxartes et les villes voisines ... [Ces cartes existent presque toutes à la Bibliothèque Nationale et sont souvent (mal) reproduites dans les atlas historiques].

L'Aral existait-elle alors ?

La carte de Jenkinson (1558) montre enfin une Caspienne non déformée. Les Cosaques infiltrés vers le Sud depuis longtemps apportaient des informations. Cette carte montre une large embouchure de l'Oxus, et pas de mer d'Aral ; mais ce nom est donné de manière peu claire à la partie méridionale de la Caspienne.

En 1627, la grande carte de l'empire Russe publiée sur l'ordre du tsar Michel Feoderovich montre enfin la "mer bleu foncé" (Sineye More), indiquée comme communiquant avec la Caspienne. "Il s'en écoule la rivière d'Arzas qui se déverse dans la Caspienne, et dans la rivière d'Arzas tombe du côté de l'orient la rivière Amou-Daria, et vis-à-vis de Boukhara s'écoule une rivière du lac Buik dans la mer Caspienne" [20]. Les Cosaques de l'Oural (Stenka Razine) avaient en 1603 attaqué Khiva, et l'on dit que le Khan avait détourné l'Amou afin qu'ils ne puissent remonter le fleuve depuis l'Aral. La carte de Witsen (1687) la montre à nouveau. En 1697, le nom "Aralskoie more" apparaît. En 1701 Remersov [in Berg (1908, q.v.)] publia un atlas avec une assez bonne carte de l'Aral, sans l'Ouzboï. Depuis cette époque, le lac Aral, plus ou moins mal représenté, a figuré sur toutes les cartes, et l'Oxus ne se jette pas dans la Caspienne, sinon sur des cartes mal adaptées de l'ancien temps. Delisle (1723) la montre pour la première fois sur une carte occidentale, en même temps que le Grec Bazilios affirme à Londres en 1727 apporter en Europe occidentale les premiers renseignements sur la mer d'Aral, ce qui fit sensation.

Plus récemment découvertes, des cartes inédites de l'expédition de Bekowitch (1712-1715) ont été publiées. L'Aral y est assez bien figuré. [Voir plus loin, et les reproductions de ces cartes dans E.A. Knaijetskaia, 1960, Izv. Ak. Nauk, section Géogr., 1, 91-100, et Létolle et Mainguet (1993), chapitre III].

2.2. Les auteurs anciens

On a exhumé et trituré, voire sollicité avec plus ou moins de bonne foi, les moindres bribes de documentation relatives à la question de l'éventuelle disparition de l'Aral. Ce travail ne s'est fait qu'assez tard, vers la fin du 16ème siècle et le début du 17ème siècle, quand il fut avéré que la liaison Caspienne-Amou Daria avait existé mais ne fonctionnait plus. Pierre le Grand attachait beaucoup d'importance au problème, on le verra.

C'est cependant après 1870 que les historiens ont fait le plus gros du travail et il faut citer principalement ici les noms de Lenz [21], Röther [22], De Goeje [23] et Barthold [24, 25, 26]. On reprendra, avec quelques ajouts, l'essentiel des articles du dernier cité, tirés de l'Encyclopédie de l'Islam [27, 28], et qui sont le résumé de ses importantes recherches bibliographiques publiées originellement en russe.

"La mer d'Aral ne paraît pas avoir été connue des Anciens, d'après les renseignements les plus contradictoires qui se rapportent à la Méotide dans l'Asie Centrale - on suppose que le nom de la mer d'Azov a été appliqué ici à l'Aral, de même que le nom de Tanaïs = Don, a été appliqué au Syr-Daria [Quinte Curce et historiens d'Alexandre le Grand], -et d'après ceux qui concernent le marais oxien (oxiane limne, palus oxia), c'est tout au plus si on peut le considérer comme vaguement connu d'eux. Les vieux documents chinois, à partir du 2ème siècle après J.C., ne font mention dans la région d'Aral, dans des termes d'ailleurs très généraux, que d'une "mer du Nord" ou d'une "mer de l'Ouest". On ne peut pas savoir non plus si le lac (limne) mentionné par l'ambassadeur byzantin Zemarchos (568 après J.C.) peut être identifié avec le lac d'Aral". [Lenz, Humboldt et Eichwald pensaient qu'il s'agissait de l'Aral. Chanykow a montré qu'il s'agissait du lac Balkach (Sapiski Soc. Géogr. Imp. Russe, 5, 302)].

Hermann [28] commente de son côté, à propos d'Hérodote (Notices, I, 262) qu' "il y a confusion entre Araxes [L'Araxe est un fleuve se jetant dans la Caspienne au Sud de Bakou] et Araxos, qui est l'équivalent de l'Oxus [Donc à l'Est de la Caspienne ; mais Vidal de Lablache dans son atlas de 1894 dénomme ainsi le Iaxartes (Syr-Daria)]. L'Araxos vient du territoire des Matiens, et de ses quarante bouches se terminant en marais, une seule débouche sur la mer [Caspienne]. On sait qu'Hérodote a confondu Araxes et Araxos". "Strabon (XI, 512) n'ajoute pas grand chose à Hérodote, qui fut sa source essentielle, sinon que l'Araxos coule dans le territoire des Massagètes, et se divise en plusieurs bras, dont l'un va vers la "Mer Septentrionale", l'autre vers la mer d'Hyrcanie". La relation du voyage de Patrocle (vers 285 avant J.C), envoyé par le roi Séleucos 1er, indiquerait que celui-ci a découvert l'embouchure de l'Oxus dans la Caspienne. [Ceci a donné lieu à des interprétations divergentes, de l'ancienne baie de Kenderlik, au NE de la Caspienne, jusqu'au Kara-Bogaz [30, 31, 32]. On n'évoquera pas ici les fumeuses discussions sur la distance entre les bouches de l'Oxus et du Iaxartes].

Hermann cite aussi Varron (16-27 avant J.C), polygraphe toujours considéré comme digne de foi, et Aristobule (fragments cités par Arrien (v. 105 après J.C), narrateur du voyage d'Alexandre en Asie centrale, qui "disent indépendamment que les bateaux allaient de la Bactriane vers la mer Caspienne". [Les adversaires de la liaison Amou-Caspienne ont, non sans raison, estimé qu'il s'agissait plutôt d'un trajet Amou-Sary-Kamysh].

Après ces sources gréco-latines, on s'est tourné vers les Chinois [Rappelons que la route de la soie (seta, sin, chin) passait par Boukhara, très tôt dans l'histoire romaine (cf. Gibbon [29]). Ce dernier n'évoque jamais la mer d'Aral dans son histoire de l'Empire byzantin]. Barthold estimait que la "mer de l'Ouest", indiquée ci-dessus, serait le Golfe Persique [24, 28]. Ce document est le récit du voyage de Chang Kien (126 avant J.C.), texte extrêmement vague, comme les Annales de la Dynastie Han (206-220 après J.C.) sur le même sujet. Il cite le voyage d'un certain Pan-Cheou (94 après J.C.) qui serait allé vers la "mer Septentrionale". Une source -Kouei Choui - donnée par Hermann comme peu digne de foi, signale un canal construit "pour le commerce des Parthes". Le pays de Khiva (Kharizm, Khoramz, Khorastan, c'est-à-dire la région fertile au NW de Khiva, entre l'Oust-Ourt et l'Aral, aujourd'hui) était alors connu des Chinois sous le nom de Yen-Tsai ou Ao-Lan, le pays des Aorses (ou Alains pour les Occidentaux). [C'est aujourd'hui la République autonome des Karakalpaks].

La récolte est maigre. Mais les géographes arabes sont plus diserts. Le Khwarizm (Khorezm), région fertile et peuplée de tout temps, représenta un agglomérat de cités indépendantes réunies semble-t-il pour la première fois en une seule principauté en 621, avant la conquête arabe. L'archéologie soviétique a montré que la civilisation de Keltemira (les Celtes ?) a occupé les alentours de l'Aral dès, au moins, 6000 avant J.C. Citons Barthold à nouveau :

"L'Aral est peut-être mentionné par Ibn Khourdad Bey sous le nom de Lac (buhaira) de Kurdar [Le bras oriental du Delta de l'Amou]. Ibn Roste (début du lOème siècle) donne une description du lac, sans le nommer ; le lac où se jetait l'Amou-Darya aurait eu selon lui 80 parasanges [1 parasange = un peu moins de 6 km] de tour (d'après Al Istakhrit et les géographes ultérieurs, ce serait 100). A l'embouchure du Sir-Darya, à 2 journées de marche, suivant Ibn Hawkal, du village neuf... dont la position est déterminée par les ruines de Djankent, à 22 km au SW de ce qui est aujourd'hui Kazalinsk, le littoral du l0ème siècle ne semble guère différent du littoral actuel [Kazalinsk : Sur le Syr-Daria, un peu au Sud de Novo-Kazalinsk ; c'était le fort n° 1 des Armées russes remontant peu à peu le fleuve au milieu du 19ème siècle]. On peut en affirmer autant de la rive méridionale (Al Mukkadasi). On ne peut pas dire d'une façon positive si les bassins maintenant presque complètement asséchés qui avoisinent le Tchink [La partie la plus orientale, ici, du rebord de l'Oust-Ourt. L'Aibughir est une baie ancienne au SW de la merd'Aral, figurée sur des cartes anciennes : voir Reclus [23], p. 4, et, par exemple, la première édition de l'Atlas de Vidal-Lablache, 1877], comme par exemple l'Aibugir, étaient autrefois réunis au lac d'Aral ; en tous cas, entre le lac d'Aral et le Sary-Kamych, il n'existait pas de communication ; le voyageur qui voulait aller de Khwarizm (le Tchink) au pays des Petchenègues [Le Sud de la Russie] devait, d'après Gardizi, prendre le chemin qui mène à la montagne de Khwarizm (le Tchink), de là traverser le désert de sable (Oust-Ourt) en laissant le "lac de Khwarizm" à droite de ce chemin. Al Istakhri et les géographes de l'époque ultérieure font la description et en parlent, conformément à la vérité, comme d'un lac salé sans communications extérieures [Il pourrait donc s'agir aussi du Sary-Kamysh] ; seul Masoudi admet par erreur une communication entre le lac d'Aral et la mer Caspienne. Dans le "Djahan-Name" (13ème siècle) et les ouvrages qui découlent de cette source (entr'autres Djourdani, mort en 1476/77), on trouve employé à côté du nom de "lac de Khwarizm", celui de "lac de Djand", ville bien connue sur le cours inférieur du Sir".

"Du 13ème au 16ème siècle, nous ne possédons sur l'Aral aucun renseignement..." Certes, les routes des caravanes, plus directes à travers le désert d'Oust-Ourt - qui contient quelques points d'eau - évitaient les alentours de l'Aral, où sévissaient les pillards nomades. Si les voyageurs du Moyen-Age, déjà cités, évoquent largement certaines des caractéristiques de l'Oxus (son gel pendant l'hiver, sa navigabilité, les prélèvements pour l'irrigation), leurs descriptions s'arrêtent toujours au Khorezm, et non au delta. L'Aral n'avait aucun intérêt pour eux - peut-être, encore une fois, ne se distinguait-elle pas des autres dépressions salées. Hafiz Abou (1417) affirme même que "le lac de Khwarizm dont il est fait mention dans le Livre des Anciens" n'existe plus de son temps. L'Amou-Daria était alors en général considéré comme un affluent de la mer Caspienne ; suivant certains auteurs, le Syr-Daria ne se serait plus jeté dans l'Aral. Déjà au 14ème siècle, le marchand Badr-Al-Din Al Roumi (cité par le géographe Ibn Fadl Allah Al Omari), fait changer le Syr-Daria de direction à 3 journées de voyage au-dessous de Djand [Voir plus bas pour les divagations de ce fleuve. Djand est une cité ruinée sur le bas cours de la Syr-Daria] ; suivant Hafiz-Abrou, ce fleuve a dû se joindre à l'Amou ; dans le Baber-Nama, on affirme que le Syr ne se réunit à aucun autre fleuve mais se perd dans le désert de sable... Abu al Ghazi appelle l'Aral la "mer du Sîr", et ne semble avoir aucun renseignement d'après lequel le Sîr, à une époque quelconque, n'aurait pas rejoint la mer d'Aral. D'après ce même auteur, l'Amou n'aurait qu'après 1572/73 retrouvé le chemin de l'Aral. [Lenz : "Albufeda (14ème siècle) : l'Aral existe ; pour Hamdallah, il y a une bifurcation de l'Amou vers la Caspienne et vers l'Aral" ; même citation pour Abul Hassan (mort en 1497)]

Barthold, à nouveau, dans l'article "Amou-Daria" :

"Une description précise du bas fleuve est donnée pour la première fois dans Ibn-Roste (fin du 9ème siècle)... mais seulement pour la branche de gauche qui n'avait déjà plus qu'une importance secondaire ; elle se serait séparée au-dessous de la ville de Gurgandj [Ancienne capitale du Khwarizm (la région au N de Khiva, entre l'Amou-Daria, l'Oust-Ourt et le Karakoum), près de Kunya-Ourgendj (la vieille Ourgendj), qui lui succéda et fut plus tard remplacée à son tour par Yani-Ourgendj (la nouvelle Ourgendj), près de Khiwa], ... aurait atteint à 4 parasanges de cette ville le Tchink, et aurait formé plus loin près de son embouchure une quantité d'étangs appelés Khalidjan. L'embouchure de la branche principale dans la mer d'Aral n'est mentionnée qu'en termes généraux. Evidemment Ibn Roste... n'a connu de ses propres yeux que le bras gauche ici décrit. Puisque ce bras aurait atteint le Tchink et poursuivi sa route plus loin, le groupe de lacs appelé Khalidjan doit être recherché non pas à proximité de l'Aibuguir, mais près du Sary-Kamysh... Au temps d'Al Mukaddasi (985/6), ou de celui dont il a recueilli le témoignage, le bras gauche semble s'être desséché, et le dessèchement est expliqué par la construction d'une digue destinée à préserver Gurgendj ; l'eau se serait depuis détournée "vers l'Est" et n'aurait plus coulé que "d'un seul côté"...

"Al Mukaddasi connaît déjà l'Ouzboï comme un lit desséché qui était alors considéré comme l'ancien lit de l'Amou-Darya ; on établit une relation entre l'assèchement de ce lit fluvial, la désolation de la contrée des monts Balkhan [voir plus bas] et l'épanouissement du Khwarizm, quoique le fleuve n'ait pu atteindre le Sary-Kamysh et ensuite la mer qu'après sa sortie du Khwarizm... Que les observations notées par Al Mukaddasi aient été communément répandues, c'est ce que démontre le nom d'"ancien Khwarizm" donné par Ibn Al Athir à la région du Balkhan".

"Au 13ème siècle, après l'invasion mongole, il semble que, peut-être en connexion avec la dévastation du pays et la destruction de la plupart des digues, le cours du fleuve se soit déplacé vers la gauche [Donc vers le Sary-Kamysh et/ou l'Ouzboï...]. Plusieurs points de la rive gauche et déjà parmi eux Hazarap [Ville à l'Est de Khiwa, près de Pidniak sur l'Amou] auraient été submergés par les flots. A la prise de Gurgendj, la capitale d'alors (1221), les Mongols [Gengis-Khan] auraient détruit la digue et achevé ainsi leur oeuvre d'anéantissement. Quelques années plus tard, la ville appelée Urgenc par les Mongols et plus tard par les Uzbeks, reconstruite, mais cette fois (de même que la Kunya-Urgenc actuelle) sur la rive droite de la branche fluviale qui l'arrosait. Dans l'espace de trois siècles et demi, cette branche qui coulait vers le Tchink et le Sary-Kamysh a été dans toutes les descriptions de voyage et les relations historiques (et aussi dans l'histoire des expéditions de Timour [Tamerlan]), mentionnée comme étant le fleuve principal, les branches orientales n'étant sous différents noms que de simples ramifications. On devait tout de suite émettre cette hypothèse que le fleuve, après avoir comblé le bassin du Sary-Kamysh, avait trouvé dans le lit de l'Ouzboï une voie d'écoulement vers la mer. C'est ce qui est expressément affirmé par Hamd Allah Kazwini (1339-1340) et Hafiz Abru (1417).

Notes d'après les articles de W. Barthold (Encycl. Islam, 1909-1929) :

GURGANDJ ; arabe Djurdjaniya ; ville septentrionale du Khwarizm. Ville sans doute préislamique ; au 1er siècle avant J.C., la dénomination chinoise du Kh. (Yue-Kien) doit dériver de ce nom. Il n'y a rien dans les récits de la conquête arabe (712). Au lOème siècle, se divise en 2 principautés indépendantes, le Kharizm, avec Kath comme capitale, et le territoire de Gurgandj (Al Biruni, chronologie)...

KHWARIZM : Hérodote (III, 117) : La vallée du fleuve Akes appartenait aux Khwarizmiens avant la souveraineté perse. Hécatée (fragments 172-173) : pays à l'Est des Parthes, capitale Khorasmin. Hérodote (VIII, 66) : les Khorazmiens et les Parthes sont dans la même division de l'armée de Xerxès. Arrien (IV, 15) : Alexandre reçoit à Bactres le roi Khwarizmien Pharasmanes. [Rien de plus jusqu'à la fin du 8ème siècle].

BALKHAN : d'après Al Mukaddasi, il y avait des vaches et des chevaux sauvages. A Nasa et Abiward, il entend dire que les habitants se rendaient sur le Balkhan et y trouvaient beaucoup d'oeufs. Il ne signale pas de ruines dans la région... Région occupée par les Russes en 1869.

DARYA : du vieux Perse DRAYAH ; Pehlevi : DRAYAK = mer, et aussi grand fleuve. Darya-i-Khazar = mer des Khazars ; aussi Bahr-al-Khasar : la Caspienne.

"... Pour la véracité le premier parle surtout d'une grande cataracte sur l'Ouzboï [Voir profils sur la Fig. 5, et aussi Obroutchev [34]] ; en fait, le lit aujourd'hui à sec, montre les traces de chutes importantes (jusqu'à 9 m de hauteur). Les Anciens nous ont laissé aussi d'obscurs renseignements sur l'existence d'une telle cataracte (Eudoxos, dans Strabon et Polybe).

"La supposition d'une dépendance de Kazwini sur des sources anciennes se trouve détruite par la mention qu'a faite l'auteur du nom turc de la chute (Gördeli = fracas, vacarme, tonnerre)... Hafiz-Abru nous donne l'information inédite [déjà citée] d'après laquelle le Sir-Daria aurait rejoint l'Amou-Daria et coulé avec lui vers la mer Caspienne. Zahir al Din al Marashi raconte comment, sur l'ordre de Timour en 1392, les Saiyids [séides] du Mazandera se rendirent en bateau à Aghrica (lieu où le fleuve débouchait sur la mer Caspienne, et de là, en remontant le Djaihun [Nom turc de l'Amou], jusqu'à un endroit certain (évidemment les chutes) [Noter qu'il n'y a pas de chutes sur l'Amou de l'Aral jusqu'à la frontière afghane]. Le père de l'écrivain avait pris part à ce voyage alors qu'il était âgé de 12 ans... En 1460, Husein Baikara, plus tard sultan d'Astrabad [Astrabad : ville persane près de la frontière russe], se rend de cette ville "à Aghrica et à Adak" [Barthold spécule ici sur la position d'Adak dans la vallée de l'Ouzboï, et qui n'a pas été identifiée jusqu'ici]... où il traverse l'Amou-Daria, fait camper son armée sur le bord du fleuve, avant de s'emparer de la ville de Wezir, à 6 parasanges à l'Ouest d'Urgenc... Nous ne possédons pas une description détaillée du cours du fleuve pendant la période comprise entre le 13ème et le 16ème siècle. Les deux rives de l'Ouzboï jusqu'à la mer Caspienne étaient d'après Abd Ul Ghazi non seulement habitées mais cultivées. Mais il y a lieu, vu que la rive de l'Ouzboï était depuis longtemps déserte au temps d'Abd Ul Ghazi, de supposer que les contemporains de cet auteur se sont représenté cette prospérité passée sous des couleurs beaucoup plus brillantes que l'ancienne réalité. Hafiz Abru fait couler l'Amou-Daria en majeure partie à travers des déserts depuis le Khwarizm jusqu'à la mer Caspienne...".

Hermann ajoute ceci au récit de Barthold : "Au 5ème ou au 6ème siècle, il y eut des changements importants sur le bas Oxus : ensablement du bras caspien, et l'eau coule désormais vers l'Aral et peut-être le Sary-Kamysh, ceci d'après le géographe persan Makdisi (985 après J.C.). Selon Istraki (961), la liaison de l'Aral avec le Sary-Kamish n'aurait pas existé à l'époque, et le Taldyk, bras gauche du delta de l'Amou, s'appelait le Kurder".

Le Grand Duc Nicolas [20] donnait aussi, dans son rapport de 1875 [20], les renseignements suivants : 1) un manuscrit anonyme du Khorasan de 1417 [il cite ici Rawlinson, q.v. [38, 39]] déclare qu'on dit dans les livres anciens que l'Aral recevait l'Amou, mais que ce lac n'existe plus, car le Djihoun s'est ouvert une nouvelle voie dans la mer persane ; 2) en 1330, le persan Mostaoufi dit qu'au 13ème siècle l'Amou coulait vers la Caspienne, et que pendant un siècle le niveau de celle-ci s'élève tant que le port d'Abesgoan fut inondé ; 3) Ruy De Clavijo, ambassadeur de Castille auprès de Tamerlan, écrit en 1404 que l'Amou coulait vers la Caspienne [Ici, Nicolas contredit Lenz qui, citant le même auteur, déclare le contraire].

Faisons le point un instant sur ces sources : elles convergent vers la conclusion qu'à deux reprises au moins, l'Amou s'est détourné historiquement vers la Caspienne et/ou le Sary-Kamysh [A noter que le célèbre voyageur Ibn Battouta [37], qui traversa le désert d'Oust-Ourt jusqu'à Khiwa, et qui décrit par le détail les pays qu'il a traversés, n'a pas une allusion à l'Aral, qui n'était pas loin. Marco Polo et G. de Roubruck, qui voyagèrent dans la région, n'en parlent pas non plus]. Divers auteurs ont prétendu que les voyages cités confondaient ce dernier avec la Caspienne. Les récits arabes ne laissent pourtant guère place au doute.

Passons aux sources européennes maintenant. Aux auteurs consultés ci-dessus s'ajoutent quelques précisions données par Lenz [21].

Après le renversement des Tatars en 1480, les marchands russes reprirent le chemin du Turkestan. La ville d'Orenbourg sur l'Oural était le point de départ traditionnel des caravanes à travers l'Oust-Ourt, dans un pays tourmenté par la neige en hiver et en tous temps par les razzias des diverses ethnies qui dévastèrent la contrée au cours des siècles. En 1520, le Génois P. Centurione, puis en 1537 le Vénitien Foscarini proposèrent à Moscou d'étudier une nouvelle route par la Volga (Astrakhan fut conquise par les Russes en 1554 ; ils construisirent une forteresse près de la ville tatare en 1589), la Caspienne et l'Oxus : la liaison de "la mer de Bakou" avec l'Aral était sur toutes les cartes ! Une route s'établit alors ; les bateaux d'Astrakhan parvenaient à la baie de Kochtchak, sur la presqu'île de Mangyslak au NE de la Caspienne ; de là, les caravanes allaient à Khiva, frôlant la mer d'Aral dont on ne parle toujours pas...

En 1558, Jenkinson [35, 36] pour le compte d'une compagnie anglaise soutenue par Ivan le Terrible et B. Godounoff, construisit un navire à Nijni Novgorod, rejoignit la baie de Kochtchak, et de là, au bout de 20 jours, parvint à un "lac d'eau douce" dont il pensa que c'était une baie de la Caspienne. C'est impossible car toutes les baies de la région sont salées... Selon les critiques, il s'agit soit de la baie d'Aiboughir [qui avait 1 m de profondeur en 1848, était devenue un bourbier en 1870, et un vaste lac d'eau douce après l'énorme crue de l'Amou en 1878 : Voir carte dans E. Reclus, p. 412] (Lenz et Walther), soit du Sary-Kamysh (Barthold, qui reconnaît que ce lac est salé..., ce qui n'a pas toujours été le cas). Peu après, à sa grande stupeur, Jenkinson arrive auprès de la vallée d'un vaste fleuve asséché. Il commente : "J'observe que dans les temps passés, coulait ici le grand fleuve Oxus qui se termine actuellement à peu de distance d'ici. Il se déversait alors vers le fleuve Aidok qui coule vers le Nord et qui se perd dans la Terre" [Marqué sur la carte de Jenkinson (cf. Létolle et Mainguet, 1993, chapitre III), l'Aidok est le bras de l'Amou-Daria qui se déversait dans l'Aral, alors encore très diminué]. Il était bien près de la vérité. S'informant à Khiva de l'histoire de ce fleuve, il apprend que jadis s'y écoulait une partie de l'Oxus, mais que depuis une génération, des digues avaient interrompu ce chenal. Il s'agissait évidemment de l'Aryk-Daria qui mène au Sary-Kamysh.

On n'en sut guère plus sur l'Ouzboï jusqu'au début du 18ème siècle, mais l'Aral était connu, comme on l'a vu, par les cartes. Les Russes étaient trop occupés au 17ème siècle par la conquête de la Sibérie pour consacrer du temps au Turkestan ; mais ils poussaient désormais leurs avantages sur la contrée, et Remesov donna en 1701 une carte raisonnable de la mer d'Aral.

Le tsar Pierre le Grand désirait contrôler les voies vers les riches contrées du Sud-Est, et de là, les routes vers l'Inde et la Perse orientale, et il envoya en 1715 les marchands Evenski, Fedoroff et Taranovski, partis d'Astrakhan, reconnaître le pays. Ils découvrirent le lit de l'Ouzboï, apprirent que le fleuve avait été coupé par les habitants de Khiva, qui craignaient les Russes. La nouvelle fit sensation. Pierre le Grand résolut alors de remettre en eau le chenal mythique de l'Oxus pour assurer, de manière continue, la circulation maritime entre la Russie et les confins de l'Inde. Il eut l'occasion de présenter en 1717 ses projets devant l'Académie des Sciences de Paris, où il dessina de tête, dit-on, devant les académiciens passionnés (dont Delisle), la carte de la région et le tracé de l'ancien Oxus...

Il avait entre temps envoyé au débarcadère de "Tjiik-Karagan" (Manghislak) le prince Bekowitch Tcherkassy faire une enquête sur l'ancien Oxus ; amené dans le Balkhan, Tcherkassy contempla la rivière desséchée se perdant dans le désert : l'Ouzboï des Turkmènes, ou Kouna Daria ("l'ancienne rivière" des Khorzemiens). Dix-sept jours plus tard, il atteignit les bords de l'Amou où on lui montra le barrage de terre, fascines et briques brûlées, long de 5 km, large de 3 m et haut seulement de 1 m, qui maintenait le cours de l'Amou vers le delta aralien. Tcherkassy dirigea plus tard une expédition militaire vers Khiva. Il y fut tué et une grande partie de ses troupes retenues prisonnières. Ceux qui revinrent rapportèrent ensuite toutes sortes de traditions khiviennes concernant les digues : les détournements de l'Amou ou, inversement, celui des innombrables canaux de déviation depuis Khiva jusqu'à Noukous (le début du delta actuel) paraissant presque toujours avoir été le fait des princes de Khiva, comme mesure de rétorsion contre ses adversaires du bas-pays khorzemien, voire de ceux qui vivaient sur les rives de l'Ouzboï. En 1722, Benverini, envoyé de Pierre auprès du prince de Khiva, apprit que la moitié des eaux de l'Amou coulait alors vers l'Ouest...

Pierre le Grand envoya plus tard quelques autres missionnaires, sans grand progrès pour les connaissances. A sa mort, toutefois, l'Aral était assez bien connu et le problème de son alimentation clairement cerné. L'atlas russe de Mouravin (1740), le premier Occidental à explorer la rive orientale avec Gladyschev, donne alors une carte assez précise de la région.

Avec le renouveau de la pression russe qui suivit la mort du tsar Pierre Ier, les expéditions reprirent : Thomson et Kogg (1743), Boukhavkine (1743), Blankenhagel (1794), Mouraviev (1819) qui parcourut une partie des anciens chenaux menant à la Caspienne et dont le récit fut reçu à Moscou avec incrédulité, Eversmann (1820-21), Mouraviev encore en 1822, Berg en 1826, Basargine et Eichwald [42] qui virent le delta de l'Amou en 1826, Connolly en 1830, Karelin, Flechner et Baremberg qui revisitèrent le delta en 1836, Kowalesky et Gergross en 1839, les envoyés anglais Abbott et Shakespear en 1840, Nikiforoff en 1841, Danilewski et Basiner [43] en 1842, Lemm en 1846, Boutakov qui donna une carte de référence de l'Aral, en 1848/49, avec le détail du delta et et beaucoup de renseignements géologiques el hydrologiques. Puis Sevetsov, Alenitzine, Darendt, Schultz, Abich [44] et d'autres, en particulier H. Vambery [45], un Hongrois qui visita incognito Khiva en 1863. Tous ces voyageurs étaient plus ou moins des espions russes, mais dans leurs rapports se trouve toujours quelque renseignement d'intérêt pour la science. A noter que les grands voyageurs de l'Asie à l'époque, Gmelin, Pallas puis Humboldt, passèrent toujours très au large de l'Aral dont les confins restaient peu sûrs pour des voyageurs occidentaux. Gibbon [29, p.757] disait encore, par erreur, que "l'Oxus et le Iaxartes... se dirigent vers la mer Caspienne" !

2.3. L'époque contemporaine

Les années 1870 furent décisives. Le Khwarizm (ou Khorezm) était le dernier territoire non soumis aux Russes et il fut conquis en 2 ans à partir de Tachkent et de la Caspienne dont la rive orientale était désormais bien tenue par leurs armées, ce qui donna l'occasion à Sievers [46] d'effectuer au SW les premiers levers réguliers de l'énorme contrée : émerveillement de découvrir plus de 1000 km de fleuve à sec, jalonné de ruines anciennes, d'époques différentes. Il décrit déjà dans le détail la structure géologique de ce lit abandonné : rives abruptes, taillées dans les marnes et calcaires du Tertiaire supérieur, méandres, bras-morts, rapides abandonnés, petits lacs résiduels, d'eau douce [alimentés par des eaux souterraines provenant du Khopet Dag au Sud (Kwozhayev N.K., 1973. in Int. Geol. Rev., 191 A, p. 247)] ou saumâtre, oasis de roseaux et de peupliers.... L'Ouzboï paraissait asséché d'hier ; d'autres parties étaient ensablées, en particulier toute la section entre Kouzounek et Gaur-Kala (Fig.2). Glukhovski [47, 48] et Koslovski levèrent la région Aral-Sary-Kamysh, et Loupandine le segment central de l'Ouzboï. A cette époque, les études russes prolifèrent, auxquelles s'attachent surtout les noms de Kausbars [49], Konshkin [50, 51], et surtout Obroutchev [52]. Je n'ai malheureusement pas eu accès jusqu'ici à la littérature originale, parue essentiellement dans les annales des sociétés russes de géographie et de géologie de Saint-Pétersbourg entre 1871 et 1900.

Les Russes revinrent à leur vieux rêve de rouvrir le lit ancien de l'Ouzboï. D'abord, on s'interrogea sur la réalité d'un ancien Oxus caspien. Etait-ce l'Ouzboï ? Certains (Konshkin [50], Walther [53]) l'ont nié farouchement. Pour les tenants de l'Ouzboï ancien Oxus, plusieurs théories de l'assèchement se livrèrent bataille.

Phénomène climatique ? Une théorie de l'assèchement général de l'Asie (Ritter, Zimmerman, Kankrine, Semenoff, Kropotkin [54, 55, 56], sinon du monde entier, était confortée par les découvertes d'une hydrographie ancienne et de villes abandonnées, faites au Turkestan, mais aussi en Mongolie et au Sinkiang [Les voyages d'Aurel Stein et de Sven Hedin ont particulièrement marqué cette époque]. Elle ne fut guère réfutée qu'en 1914 [57]. On fit appel, pour expliquer la séparation de l'Ouzboï de l'Aral, à des mouvements du sol, à la suite soit de tremblements de terre (Meyendorff [58]), soit d'accidents locaux et temporaires (Mouraviev, Meyer, Felkner), soit de mouvements lents et continus (Alexine, Bogdanoff [59]). Barbot de Marny est assez fréquemment cité comme tenant de ces théories tectoniques. [Ce géologue russe, auteur de l'étage "Pontien" (1869), a publié plusieurs articles sur la géologie de l'Aral (Russische Revue, 1875) que je n'ai pu trouver].

Une autre hypothèse, basée sur la théorie de Baer selon laquelle les fleuves ont tendance à dévier leur cours vers l'Est, en conséquence de la rotation de la Terre, a été défendue par Lenz [21], de Goeje [23] et Kostenko. Peu à peu, l'Amou se serait infléchi vers l'Est, comme pouvait le montrer la prédominance accrue des bras orientaux du fleuve pendant les temps historiques. Il semble effectivement d'après les divers récits que peu à peu l'Amou avait tendance à s'infléchir vers l'Est. Hulsen [60] déclare qu'en 1896 le bras oriental devenu alors le plus important du delta de l'Amou a gagné 5 km vers l'Est et qu'on a dû travailler à consolider le cours de ce bras par la construction de nouvelles digues à l'Est du cours principal. Wood [61, 62, 63] pensait que l'énorme masse de dépôts terrigènes amenés par l'Amou suffisait à colmater les lits anciens ; Stumm [64] que l'ensablement dunaire en était la cause majeure.

En dehors des phénomènes climatiques, c'est tout de même l'action humaine qui emportait la majorité des opinions : donnons en vrac quelques noms : Basiner, Ivanine, Khaninoff, Severtsoff, Vambery [45], Rawlinson [38, 39] sont d'avis que l'excès d'irrigation a produit l'assèchement de l'Ouzboï. Jenkinson déjà, Blankennagel, Velitchko, Danilevsky, Grigorieff, Ivanshintsoff, Barande [65], Venioukoff, Gloukhovsky, et déjà Humboldt (1843), pensent qu'il s'agit d'une action délibérée.

Chez les tenants d'un Ouzboï vrai fleuve, il y a aussi dispersion des avis : l'arrêt s'est produit aux "temps primitifs" pour Kiepert, Humboldt et Klaproth - les géologues ! -, au temps des Acheménides pour De Goeje [23], au 6ème siècle pour Hellwald, au 10ème pour Röther [22] ou Lenz [21], au 16ème pour Lerch, Wood [62] et Severtsov, et à plusieurs époques pour Rawlinson [39], Hellwald encore, Vivien de Saint Martin [40], Woiekoff [41], Grigoviev, Ivanshinstoff, Obroutchev [52] et Barthold [28]. Ont nié que l'Ouzboï fût un fleuve : Malte-Brun, Barnes, Fraser, Parisner... et Cuvier.

3. L'Ouzboï

Mais qu'en est-il exactement ?

Au niveau de Khiva, l'Amou-Daria est à 100 m d'altitude (50 au-dessus de l'Aral, qui est à 400 km de là, 130 m au-dessus de la Caspienne, à 1000 km). Le delta commence à Noukous à 60 m absolus. En fait, la plus grande partie du delta (que les anciens Arabes appelaient l'île Aral - d'où le nom de la mer) est fossile, et formé au Pléistocène, comme on l'a vu. Il en reste des buttes témoins importantes, au-dessus du marécage presque plat ; les dépôts holocènes n'existent qu'à proximité (10 km) du rivage d'avant 1960. L'Amou coule sur une paléomorphologie convexe, héritée de l'époque glaciaire, où son lit peut divaguer de gauche à droite, comme sur tout cône torrentiel, et être facilement dévié par l'action humaine. Humboldt disait que c'était largement dans les possibilités des habiles Khiviens. Sur la rive gauche de l'Oxus s'étendait un vaste champ incliné parsemé de buttes témoins, et qui se termine au NW dans la dépression du Sary-Kamysh à 250 km, mais s'étale aussi vers l'Ouest de manière insensible jusqu'à 300 km, à un niveau bien inférieur à celui de Noukous (cf. Fig.2). Un détournement mineur, s'accélérant avec les crues, pouvait fort bien dévier l'Oxus, en tout ou en partie, vers l'Ouest. En 1836, l'eau s'écoula dans l'Ouzboï jusqu'à 5 jours de marche de la Caspienne, et encore en 1838. En 1840, l'eau atteignit le Sary-Kamysh, mais n'y dépassa pas 2 m de profondeur, et y resta 4 ans. On a vu que Mongols et Turcomans, en leur temps, détournèrent par leurs destructions le cours principal du fleuve vers le Sary-Kamysh et ennoyèrent la contrée. En 1878, une crue gigantesque fît couler dans l'Aryk-Daria, l'émissaire du Sary-Kamysh qu'avait vu Jenkinson, 875 m3/sec, dont une dizaine seulement atteignait la dépression, le reste se perdant dans les alluvions et les canaux collatéraux. En 1879, avant la réparation des digues détruites, il coulait encore 40 m3/sec. La régularisation rapide par les Russes des digues et des canaux autorisant un débit moyen de 400 m3 dans les plaines du Khwarizm, permit de mieux contrôler des crues ultérieures d'une importance comparable. La crue de 1878 apporta assez d'eau pour ennoyer la dépression d'Aibughir, on l'a vu, qui fut à deux doigts de se déverser dans le Sary-Kamysh. Elle n'influa guère sur le niveau de l'Aral : tout se dispersa aux alentours, y compris dans des bras abandonnés et de petites dépressions à l'Est du delta... Aujourd'hui, le Sary-Kamysh reçoit les eaux de drainage issues des zones irriguées au long de l'Amou-Daria, avec un débit moyen de l'ordre de 40 m3/s.

Laissons de côté le propos de Wood [61] (1875) qui déclare que, selon les indigènes, l'Oungouz se séparait jadis de l'Oxus près de Chardjoui, ce qui paraît, on l'a vu, peu crédible à l'époque historique. Un mot sur Elysée Reclus, le génial polygraphe libertaire qui écrivit seul dans les années 1880 sa Géographie Universelle. Il consacra à l'affaire de l'Aral-Oxus [33] une vingtaine de pages très documentées, toujours d'actualité car il y évoque les dégâts que créerait le détournement de l'Aral vers la Caspienne, ce qui était encore le projet à la mode dans les sphères dirigeantes russes.

Trois théories relatives à l'Ouzboï subsistaient vers 1910 :

a) celle de Konshkin [50] : Le bas Ouzboï n'a été occupé que par la Caspienne, de Igdy à Balai Ischem (Fig.2) ; le cours avait été tracé par la surverse du lac Sary-Kamysh en période de très hautes eaux.

Morgan [66], lui, fait remarquer que la ligne de partage des eaux de l'Amou vers la Caspienne et vers le Sary-Kamysh sont à la même altitude et que les crues de l'Amou pouvaient aller indifféremment vers l'un ou l'autre.

b) celle de Walther [67, 68], qui dit que le bas Ouzboï, comme l'Oungouz d'ailleurs, est aussi un ancien bras marin, mais que ce fleuve n'a jamais été qu'un Oued intermittent. D'ailleurs, il ne trouve pas de sédiments de l'Amou dans l'Ouzboï, et il n'y a pas de tourbe aux abords de la baie des Balkhans [la tourbe existe plus au Sud [69] ]. Walther attribue au climat désertique le façonnage des escarpements du Tchink et de l'Oungouz.

Ces deux auteurs dénient toute valeur aux récits arabes ; les voyageurs, selon eux, auraient confondu Caspienne et Sary-Kamysh.

c) celle d'Obroutchev [52] : Le célèbre géologue russe avait sillonné tout le territoire transcaspien, dont une partie porte aujourd'hui son nom (steppe d'Obroutchev). Ulcéré de n'être pas cité par les précédents, il écrasa la théorie de Walther [67] qui a fait d'énormes erreurs de nivellement. Il décrit la nature géologique des rives de l'Ouzboï, les deux cascades mortes d'Igdy et Kurtysch, les ruines des caravansérails, des entrepôts, les canaux d'irrigation qui jalonnent l'Ouzboï, les alluvions où il trouve des éléments provenant du Sary-Kamysh. Il concilie ses observations avec les travaux de Barthold et d'Hermann : la navigation était réalisée de la Caspienne jusqu'aux chutes, un transbordement s'effectuait entre les deux localités jusqu'au cours supérieur de l'Ouzboï et vice-versa. A Kurtysch, les caravanes pouvaient charger et gagner vers le Sud, en quelques jours, Kyzil-Arwat puis le Khorasan.

Les arguments d'Obroutchev sont presque tous valables, sauf un. Ce n'est sans doute pas le Sary-Kamysh qui a alimenté l'Ouzboï, car il en est séparé par un seuil situé à 55 m (Fig.5). Le remplissage total de la dépression, jusqu'à cette altitude, implique que toute la contrée à l'Ouest du Sary-Kamysh soit elle-même ennoyée (cf. Fig.2). Les anciens tributaires du Sary-Kamysh, dont l'Aryk-Daria est le principal, ont laissé dans la dépression du Sary-Kamysh un biseau deltaïque qui atteint précisément cette hauteur, et qu'il a entaillé depuis sur près de 30 m de profondeur. Cela n'implique pas que la dépression ait été constamment remplie d'eau jusqu'au bord, et, historiquement, même la grande crue de 1878 n'a jamais rempli celle-ci, n'arrivant qu'à une trentaine de mètres sous le rebord du seuil.

d) Une alternative déjà préconisée par Woiekoff en 1879 pour l'alimentation antique de l'Ouzboï est l'existence, au Sud du Sary-Kamysh, d'autres chenaux fossiles, tel le Ton-Daria ou Dodaoun-Daria, qui s'écoulaient 100 km plus au Sud et parallèlement à l'Aryk-Daria, jusqu'au Nord de la localité de Koujounek, au Sud du Sary et dont Mouraviev avait commencé l'exploration dès 1817. Dès 1881, le général Glubowski, qui relevait la région - toujours en vue de l'éventuel détournement de l'Amou - fit la carte de ces chenaux avec, tout au long, une série de villes mortes, qu'il attribua à deux périodes différentes (la plus ancienne étant la plus riche), jusqu'au chenal proprement dit de l'Ouzboï. Nous avons mentionné l'existence d'étroites et profondes dépressions au Sud du Sary-Kamysh (telle celle de Akskaja) qui, de moins vastes proportions, ont aussi été atteintes par les grandes inondations de l'Amou-Daria. C'est par là que celles du 19ème siècle, évoquées plus haut, ont atteint l'Ouzboï, comme Hermann [28] le pensait déjà. Beaucoup de ces lits fossiles sont effacés par la progression rapide des champs de dunes du Kara-Koum dans la direction générale du Sud-Ouest, et depuis au moins 3500 ans.


Fig. 5 Le profil des thalwegs entre le delta de l'Amou-Daria et la Caspienne.

4. Conclusion

Nous avons arrêté ce survol des travaux historiques à 1914, car cette date marque la fin des travaux des pionniers de l'Aral. Après la Grande Guerre, la plupart des recherches géologiques et géographiques furent essentiellement menées dans une perspective appliquée. Presque tous les géologues furent affectés au levé systématique de la Carte Géologique, à la prospection minière ou à l'hydrogéologie. On perfectionna l'inventaire des traces de rivières fossiles. C'est à la grande expédition archéologique du Khorezm [70] qu'on doit de 1936 jusqu'à nos jours, une moisson de résultats nouveaux sur l'histoire des divagations de l'Aral. Les méthodes modernes de sédimentologie ont permis en même temps d'apporter beaucoup d'informations nouvelles sur les relations Aral-Ouzboï. Aujourd'hui, personne ne discute plus le fait que l'Ouzboï ait été à de nombreuses reprises le lit principal de l'Amou-Daria.

Nous avons peu parlé du Syr-Daria [le Iaxartes, Sai-hum des Arabes, Yao-cha ou Sin-Tchou-He chinois, Yincou-Ougouz des anciens Turcs (Barthold)], moins abondant des deux tiers que l'Amou (17 km3 par an pour 50 à l'Amou vers 1900) et qui, lui aussi, a alimenté beaucoup de villes antiques [71 à 74]. On a déclaré qu'il avait pu, à une certaine époque, se jeter dans l'Amou. En tous cas, il n'a jamais eu d'embouchure séparée dans la Caspienne, le relief de l'Oust-Ourt s'y opposant (Wood, 1876). Le "Sultan Baher", dans ses mémoires (trad. Pavet de Courteilles t.l, p.2), affirmait que le "Si-Houn" se perdait dans les sables au 10eme siècle. Un bras se détachait 12 km en aval de Perovsk, la Yani-Daria (ou nouveau fleuve). Il coulait au 14ème siècle ; en 1740 il était à sec, mais se rouvrit de 1760 à 1770, permettant aux habitants d'ouvrir de nouveaux canaux d'irrigation. Un barrage en 1820 lui coupa l'eau, la digue fut emportée en 1848 et la Yani se remit à couler, atteignant le lac Kouktcha-Denghiz, à l'Est du delta de l'Amou. Un chenal desséché contourne le Sud de l'Aral et aboutit aux lacs de Koungrad et Daou-Kara. D'autres lits pré- ou antéhistoriques ont été repérés dans le désert du Kyzyl-Koum, ainsi que de nombreux affluents, issus des régions de Tachkent et Timkent, entièrement récupérés depuis longtemps pour l'irrigation.

Au moins deux niveaux historiques très bas de l'Aral sont attestés par la présence de gypse et de mirabilite dans les sédiments de la fosse ouest. Ils correspondent en âge aux invasions de Gengis Khan et de Tamerlan : on ne sait rien encore d'épisodes plus anciens. Il est probable que l'Aral fût une sebkha résiduelle, et on peut calculer que l'équilibre hydrique du lac correspondant à ces bas niveaux est obtenu avec des apports fluviatiles annuels de l'ordre de 15 à 20 km3 - ce qu'il est prévu d'apporter dans quelques années pour stabiliser le nouvel Aral résiduel.

A ces deux détournements historiques, un troisième est attesté par l'archéologie et la sédimentologie du Sary-Kamysh, vers le 5ème siècle avant J.C. il y en eut sans doute d'autres : mais l'enchevêtrement des chenaux fossiles et leur sédimentation entrecroisée, la difficulté des corrélations entre données sédimentologiques et archéologiques compliquent beaucoup la reconstitution de cette histoire des divagations des fleuves et des conséquences sur l'Aral.

Depuis deux siècles que l'Aral est bien connu, le niveau du lac n'a guère varié jusqu'à 1963 (Fig.6). Il apparaît que la fluctuation n'a pas dépassé quelques mètres en plus ou en moins que le niveau mesuré avec précision par Tillo en 1874, puis Berg en 1901 [75, 76, 77, 78]. Le niveau moyen de l'Aral, défini comme 50 ± 2 m par Tillo, était rectifié à 53 ± 0,5 m ultérieurement (1930). Il a varié de plus ou moins 2 m depuis 1800, compte non tenu d'une fluctuation annuelle de 0,34 m (Fig.6). Mais le très faible gradient altimétrique permettait déjà avant 1960 de larges divagations du rivage. On a vu le cas de la baie d'Aibughir qui n'était peut-être pas une baie de l'Aral, mais un lac latéral à l'Amou-Daria. La carte de Mouravin et Gladichev en 1840 montrait en eau la baie de Kamsy-Bash (au Sud d'Aralsk). Elle était desséchée en 1860, mais la remontée du niveau vers 1900 l'ennoya à nouveau, ce qui obligea à déplacer le tracé de la voie ferrée Orenbourg-Tachkent alors en construction. Il n'y a pas de corrélation, à l'époque historique, entre les variations de la Caspienne et de l'Aral.

L'essentiel de ces variations était lié au bilan évaporation-apport fluviatile, auquel l'Aral répondait instantanément, en moins d'un an. Il n'est donc pas nécessaire d'évoquer des fluctuations climatiques cycliques : on a calculé qu'autour des années 1960, le régime de hautes eaux aurait abouti, en l'absence des prélèvements pour l'irrigation, à une remontée suffisante de l'Aral pour que celle-ci envahît à nouveau la baie d'Aiboughir, et de là, atteignît le lac Sary-Kamysh...

Mais remplir complètement cette dépression, lui faire atteindre le seuil de débordement (Fig.6) et faire couler l'Ouzboï jusqu'à la Caspienne, impliquerait, dans l'hypothèse d'une durée suffisante d'un épisode climatique plus humide, beaucoup plus de temps qu'un détournement direct de l'Amou-Daria vers le Sary-Kamysh... Il n'y a pas d'évidence que de tels épisodes, d'une durée suffisante, se soient produits à l'Holocène. C'est à l'homme qu'il faut attribuer l'essentiel des avatars historiques de l'Aral [79].

L'histoire de l'Aral s'est révélée être d'une étude passionnante. Cette première approche donnera, j'espère, aux spécialistes de l'histoire des sciences l'envie de fouiller davantage les archives.


Fig. 6 Evolution du niveau de la Caspienne et de l'Aral, d'après diverses sources. A : Aral ; B et C : Caspienne. Sur B (Khanikov) les croix correspondent au fonctionnement supposé de l'Ouzboï d'après les chroniques historiques.

Références citées

Celles marquées d'une astérisque n'ont pu être consultées jusqu'ici.