Ces dernières années ont vu naître en Europe un intérêt marqué pour l'histoire des sciences et des techniques, ce qui a suscité un public nouveau friand de rééditions de textes médiévaux ou d'ouvrages anciens épuisés.
Ce public cultivé a maintenant à sa disposition, dans des éditions illustrées parfois luxueuses, des ouvrages tels que Le livre des mines de Schwate (Autriche) ; Agricola De re metallica ; Anglo-norman lapidaries (1924, réimprimé en 1976) de Studer et Evans ; le Lapidaire d'Hildegarde de Bingen, etc.
En 1989 Michel Angel nous offrait sous le titre Mines et fonderies au XVIème siècle un résumé en français du De re metallica d'Agricola, publié presque simultanément avec la traduction française intégrale de France-Lanord.
Poursuivant l'opportunité de mettre à la disposition du public des textes fondateurs de nos disciplines, M. Angel nous offre aujourd'hui la traduction française intégrale du Traité des pierres d'Albert le Grand.
Le texte est important, d'abord en ce qu'il fixe l'état des connaissances pétrographiques et minéralogiques vers 1250, ensuite parce qu'il s'attache plus à décrire les caractères organo-leptiques des substances recensées dans le règne minéral, que leurs propriétés magiques, thérapeutiques ou supposées telles. Pénétrée de la pensée aristotélicienne, cette œuvre d'Albert est une remarquable illustration de l'univers vu par Aristote.
Dans une introduction de qualité, M. Angel situe le personnage d'Albert le Grand dans son époque (1206?-1280). Ce dominicain va parcourir toute l'Europe, de Cologne à Paris, de Fribourg en Brisgau à Ratisbonne, puis à Rome. Son œuvre écrite est considérable : plus de 20 000 pages imprimées. Dans ce foisonnement de traités, celui consacré aux pierres (70 pages) occupe une place modeste : 0,03% de l'oeuvre. Il n'en est pas moins important.
Dès le début (p. 10) le traducteur nous fixe sur les règles de traduction qu'il s'est imposées : s'il refuse les archaïsmes, il conserve les noms d'espèces employés par Albert, en effet la médiocrité des moyens d'identification médiévaux rend incertain le sens des noms attachés aux substances. Albert présente roches et minéraux classés dans un ordre alphabétique. Une première partie traite des pierres en général, une seconde passe en revue les pierres précieuses. Pour chaque substance le texte d'Albert est suivi d'un commentaire du traducteur.
Le traité des pierres d'Albert le Grand a fait l'objet en 1967 d'une importante traduction critique en anglais due à Dorothy Wyckoff. On regrettera que le commentaire d'Angel n'apporte que peu de nouveautés.
Ainsi à l'article saphirus Albert le Grand écrit : "Saphirus lapis est valde notus et secundum plurimum eius venit ah Oriente ex India. Invenitur etiam in hypodromo apud Thodanum provinciae regionem et civitatem, sed non est adeo pretiosus ut per omnia sit similis orientali..."
Angel traduit : "...on en trouve aussi sous terre, dans la circonscription et près de la ville de Thodanum, mais pas aussi précieuse ni tout à fait semblable à celle d'Orient."
Il commente : "La ville de Thodanum n'est pas identifiable. Dorothy Wyckoff pense qu'il s'agit de la ville du Puy et que provinciae doit être lu avec une majuscule pour désigner la Provence. Il est en effet exact que l'on a trouvé à Espaly Saint Marcel, à deux kilomètres du Puy en Velay de petits saphirs connus sous le nom de saphirs du Puy au moyen âge (Larousse des pierres précieuses). Cependant la transformation de Podium ou Anicium, noms médiévaux de la ville du Puy, en Thodanum paraît difficilement explicable. Nous pourrions penser à une erreur de lettre pour lire Rhodanum, ce n'est pas satisfaisant non plus, la ville du Puy étant près de la Loire et non du Rhône. Hypodromus vient du grec upodromos, ce qui peut donner une idée de quelque chose qui est dessous, qui est à l'abri, d'un port même peut-être. Traduire comme Dorothy Wyckoff par "exploitation souterraine" nous paraît un peu hasardeux. Nous penserions plutôt à un abri sous roche, à un endroit où une rivière a sous-cavé une falaise, d'autant plus que ces saphirs du Puy ont été probablement trouvés dans des alluvions".
Or, il se trouve que j'ai publié en 1993 dans les Cahiers de la Haute-Loire un article de 70 pages, diffusé par l'Association française de Gemmologie, reprenant tous les textes concernant le saphir et l'hyacinthe du Puy et donnant la solution du problème évoqué.
Ni Wyckoff, ni Angel ne savaient que, si le gisement des saphirs d'Espaly Saint Marcel se trouve bien dans les sables, graviers et alluvions du Riou Pezoulliou, le point de concentration maximum se trouve à une centaine de mètres au-dessus de très anciennes carrières souterraines de pierre à chaux (faune de Ronzon) exploitées par chambres et piliers et répondant exactement à l'expression utilisée par Albert : in hypodromo. "In" construit avec l'ablatif indique une position supérieure "au-dessus de", et les saphirs se trouvent bien dans les sables de ruisseau, au-dessus de carrières souterraines qui n'ont rien à voir avec lui ! L'information d'Albert est remarquablement précise. Quant à la localisation du gisement au Puy, c'est bien du Puy qu'il s'agit, je renvoie à l'article précité.
Cette remarque souligne combien il est difficile en cette matière de faire une bibliographie exhaustive. On regrettera d'autant plus l'absence d'une bibliographie dans l'ouvrage.
Quoiqu'il en soit, ne boudons pas notre plaisir, grâce à Michel Angel un public de langue française, cultivé en Sciences de la Terre, pourra enfin accéder sans efforts à une œuvre majeure de l'un de nos grands anciens.
Voir aussi : Structure et composition des pierres et des métaux d'après le De Mineralibus d'Albert le Grand, par Michel ANGEL