TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XV (2001)
Jean-Paul SCHAER
Le rôle d'Agassiz en glaciologie ou la réussite d'un entrepreneur scientifique ambitieux

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 16 mai 2001)

Résumé.

Aujourd'hui encore, Agassiz reste considéré comme le principal artisan de la révolution glaciaire. L'analyse de sa contribution montre que sa gloire fut principalement due à son charisme. D'abord hostile aux propositions de Charpentier et Venetz associant l'erratique à l'avancée d'anciens glaciers, son discours de Neuchâtel, reprend ces idées en y joignant des propositions excessives d'un nouveau converti. Quelques journées passées sur les glaciers lui permettent ensuite de publier les Études sur les Glaciers, une œuvre de synthèse, qui à l'époque n'a pas d'équivalent. Les fameuses expéditions au glacier de l'Aar renforcent sa célébrité. Elles apportent de nouveaux résultats, mais Agassiz, trop souvent guidé par l'intuition, rejette ceux qui s'écartent trop de sa pensée. Ami bienveillant de ces collaborateurs, il écarte ceux qui ne reconnaissent pas en lui leur chef incontesté. Grâce à ses dons d'animateur, à son sens de la communication et de la propagande, il donne, en moins de dix années, l'élan vital conduisant à l'émergence de deux disciplines nouvelles : la glaciologie et la paléoclimatologie.

Mots-clés : glaciologie - paléoclimatologie - Suisse - XIXe siècle.

Abstract.

Today, as in the time of the triumphant glacial theory, Agassiz appears as the first architect of this scientific revolution. A close-up analysis of his contribution shows that his message is more directly related to his charisma than his new discoveries. At first hostile to the propositions of Charpentier and Venetz associating erratic transport with the ancient advancing glaciers, in his lecture at Neuchâtel he goes back to this idea, joining to it his own excessive propositions of a newly converted. Several days of visits to glaciers allow him to later publish his Studies on Glaciers, a richly illustrated overview that at the time was unequaled. Persuaded of possessing the truth, he pushes aside without a lot of consideration his colleagues who do not recognize his role of uncontested leader. Often guided by his own intuition, he too easily rejects observations that are too far from his own ideas. Thanks to his being a gifted speaker, to his sense of communication and propaganda, it takes him less than ten years to launch a vital momentum that allows the emergence of two new disciplines: glaciology and palaeoclimatology.

Key-words : glaciology - palaeoclimatology - Switzerland - XIXth century.

C'est surtout à partir du XVIIIe siècle que les naturalistes et les artistes portent un regard nouveau sur les Alpes et leurs glaciers et transforment ces régions, jugées jusqu'alors hostiles, en pays digne d'intérêt et bientôt de tourisme. S'agissant des glaciers, il faut attendre l'arrivée de J. J. Scheuchzer (1672-1733), de G. S. Gruner (1717-1778) et surtout de H. B. de Saussure (1740-1799) pour que les premiers regards curieux se transforment en études scientifiques dignes de ce nom. A la même époque, d'autres naturalistes s'interrogent sur la présence des énormes blocs erratiques dispersés au pied des Alpes, mais rares sont ceux qui, comme J. Hutton, envisagent de lier les deux phénomènes.

En Suisse, c'est au cours de la première partie du XIXe siècle que la recherche sur les glaciers s'intensifie pour s'imposer alors rapidement. Louis Agassiz (1807-1873), la figure emblématique de cette révolution qui ébranle la géologie, est curieusement un indiscutable conservateur respectueux de l'autorité. Ce respect de l'ordre établi imprègne du reste la majeure partie de son œuvre, fortement ancrée dans le mouvement spirituel idéaliste et romantique du XVIIIe siècle. Biologiste avant tout, il n'est que peu géologue en dehors du domaine de la paléontologie. Tout au long de sa vie, ce sont les problèmes de classification et de diversité biologique qui sont au centre de ses préoccupations. Très jeune déjà, ses connaissances encyclopédiques, la rigueur et l'élégance de ses travaux descriptifs l'ont placé parmi l'élite des naturalistes. Ses importantes contributions, élaborées en fonction de l'esprit de ses maîtres, Linné, Cuvier, Döllinger et d'autres, lui permettent, très jeune encore, d'être admis parmi les grands scientifiques de son temps. Le respect qu'il a de leurs travaux l'empêche aussi de reconnaître la valeur du message de Darwin, même si de nombreux résultats de sa propre recherche paraissaient bien proche de cette voie.

L'intérêt qu'Agassiz porte aux glaciers fait partie de son désir d'être au front de l'ensemble de la recherche en sciences naturelles. A Neuchâtel où il s'est installé depuis 1832, il sait que la dispersion de l'erratique a été remarquablement traitée par L. von Buch. Celui-ci a montré que ces matériaux proviennent des différentes vallées du Rhône valaisan et, comme de Saussure, il a proposé que de grandes débâcles ont assuré leur transport. Alors qu'il est encore étudiant, Agassiz envisage déjà que des périodes de grands froids sont susceptibles de conduire à l'anéantissement des faunes. Ayant contemplé des os de mammouth au musée de Stuttgart, il écrit à son frère Auguste pour lui signaler que les restes d'un tel animal, conservé avec tous ses poils, a été découvert en Sibérie. " Mais ce que j'aimerais savoir, c'est comment il a pu s'égarer si loin dans le nord en se nourrissant d'animaux [sic] ; ensuite comment il a péri et s'est congelé ainsi, avant de se décomposer, enfin est resté intact depuis peut-être des siècles innombrables ; car il doit avoir appartenu à une création antérieure, puisqu'on ne le trouve plus nulle part vivant et que pourtant, aussi loin que l'histoire monte, nous n'avons point d'exemple qu'aucune espèce d'animaux ait ainsi disparu " (E. C. Agassiz, 1887, p. 36). Cette évocation est peut-être le reflet de ses lectures de Cuvier (1812) qui propose que ce phénomène " a laissé dans les pays du nord des cadavres de grands quadrupèdes que la glace a saisis, et qu'ils se sont conservés jusqu'à nos jours dans leur peau, leur poil, et leur chair. S'ils n'eussent été gelés aussitôt que tués, la putréfaction les aurait décomposés. Et d'un autre côté, cette gelée éternelle n'occupait pas auparavant les lieux où ils ont été saisis, car ils n'auraient pas pu vivre sous une pareille température. C'est donc le même instant qui a fait périr les animaux et qui a rendu glacial le pays qu'ils habitaient " (Cuvier, 1812, p. 11).

L'intérêt qu'Agassiz porte aux glaciers est également précoce. Il est attesté par une communication qu'il présente en 1833 à la Société des sciences naturelles de Neuchâtel. " Il [Agassiz] a également fait part des observations recueillies par notre compatriote, M. Hugi, sur la formation des glaciers qu'il a étudiés dans ses périlleux voyages dans les Alpes ". En 1836, dans ses cours, il rejette avec force les idées de Venetz et de Charpentier proposant que l'erratique a été transporté par les glaciers lors de leur grande extension. La même année cependant, après un séjour prolongé chez Jean de Charpentier et de multiples excursions entreprises en sa compagnie, il se convertit à ces nouvelles idées et en devient le grand défenseur. Au début de l'année 1837, Schimper qui se trouve à Neuchâtel introduit la notion d'" Eiszeit ", alors qu'Agassiz attribue l'erratique des pays scandinaves à l'action et au mouvement d'immenses nappes de glace ayant précédé la création actuelle. C'est donc durant cette année cruciale de 1837 qu'Agassiz met au point, à la faveur de discussions avec ses amis, ses idées sur sa vision du phénomène glaciaire qu'il présente dans son fameux discours de Neuchâtel (Agassiz, 1837). Ce document, avec ses nombreux excès, peut être considéré comme le manifeste de la théorie glaciaire. Dans celui-ci, Agassiz reprend essentiellement les arguments de Charpentier et de Venetz, tout en les contestant cependant sur quelques points, dont ceux touchant le domaine extra- alpin. Il innove aussi en proposant, sur des bases précaires, qu'au cours de l'histoire de la Terre, à plusieurs reprises, de brusques et sévères détériorations climatiques ont conduit à l'anéantissement des faunes. Lors de la dernière de ces catastrophes, l'arrêt de l'écoulement des eaux continentales a conduit à la formation d'une vaste carapace de glace, s'étendant des régions polaires jusqu'à la Méditerranée. Cette surface glacée, basculée par la formation des Alpes naissantes, a alors servi de plan incliné sur lequel les blocs rocheux détachés des sommets alpins émergents ont glissé jusqu'au Jura. En dehors de la mention des stries glaciaires dans le Jura, ses propositions intuitives ne font appel à aucune observation nouvelle. Elles ont par contre le mérite de placer le phénomène glaciaire dans une perspective touchant l'évolution de la Terre entière. De plus, elles introduisent, sur des bases fragiles et encore bien mal définies, les concepts féconds de période glaciaire et envisagent de possibles corrélations entre les grandes catastrophes et l'évolution biologique. La vision qu'Agassiz donne de l'époque glaciaire a peut-être été influencée par les basses températures enregistrées en Suisse à cette époque et tout particulièrement celles de l'hiver 1829-1830. De novembre à mars, un froid vif et tenace, accompagné par un important déficit de précipitations, conduit au gel de tous les lacs alors que les grandes rivières (Rhin, Reuss, Aar), avec des débits extrêmement bas, disparaissent sous une couverture de glace (Pfister, 1999).

Dans l'assemblée qui subit le discours de Neuchâtel, les réactions sont franchement hostiles, surtout celles qui touchent le transport de l'erratique, et celles qui évoquent la formation et l'extension de la carapace de glace. Par contre, au grand regret d'Agassiz, l'anéantissement des faunes par le froid puis leur renouvellement ne sont que peu commentés. Malgré les sévères critiques enregistrées, Agassiz reste persuadé du bien-fondé de ses vues, et il ne voit aucune raison d'abandonner un sujet aussi riche de promesses. Conscient peut-être d'avoir brûlé de nécessaires étapes d'observation, et bien qu'il soit alors surchargé de travail par ses études consacrées aux poissons fossiles, il organise sans tarder ses propres expéditions sur les glaciers. Dès le début, elles se composent d'une solide cohorte de naturalistes, de dessinateurs, de secrétaires et d'amis auxquels se joignent des guides et divers aides.

Acquis à l'idée que la connaissance des glaciers anciens ne peut se faire que par celle des glaciers actuels, Agassiz choisit de s'immerger directement et durablement dans leur environnement, comme Hügi l'a fait avant lui. Cette attitude lui impose de longs séjours en haute montagne, qu'il supporte sans trop de difficulté. Sa solide constitution et une grande résistance physique l'engagent même dans des initiatives intrépides - longues courses à travers les glaciers, ascension de plusieurs hauts sommets dont la Jungfrau - où l'exploit sportif prend souvent le pas sur les préoccupations scientifiques. Ces prouesses ne sont cependant pas sans conséquences pour faire connaître sa recherche. Largement diffusées et exploitées, elles deviennent le fer de lance d'une propagande destinée à faire connaître la détermination et l'audace de ces chercheurs. E. Desor, engagé par Agassiz comme secrétaire, assume cette tâche. Il s'y montre particulièrement compétent (Desor, 1844 et 1845). Devenu intendant général des expéditions grâce à ses remarquables capacités intellectuelles, il parvient également à s'imposer comme le principal collaborateur scientifique du groupe. Agassiz qui, jusqu'alors, avait pratiqué sa recherche en laboratoire en s'aidant du microscope, se trouve maintenant confronté à des objets d'une tout autre dimension qui, à cette époque, sont encore difficiles à saisir, faute d'une cartographie appropriée. Il réalise facilement cette conversion. Ses capacités analytiques gardent toute leur acuité pour saisir, avec une rapidité étonnante, les grands traits morphologiques aussi bien que les détails du paysage glaciaire. Depuis sa visite à Charpentier, six journées passées sur les glaciers lui suffisent pour rassembler les matériaux servant de base à la rédaction et à l'illustration des Recherches sur les Glaciers (Agasssiz, 1840a). L'impact décisif de cette œuvre bénéficie des belles lithographies de Nicolet qui sont regroupées dans l'Atlas. Elles mettent à la disposition du public cultivé, avide de connaître ces régions alpines, des vues spectaculaires dévoilant la grandeur et la solitude des sites où cette recherche est conduite. Là aussi Agassiz se montre un habile propagandiste, sachant attirer sur sa personne et son équipe l'attention du monde scientifique en général, ainsi que celle de ceux qui le soutiennent. Cette iconographie n'est cependant pas aussi nouvelle qu'on pourrait le croire, mais sa large diffusion dans les milieux scientifiques lui assure une reconnaissance durable. Constatons qu'à cette époque déjà, plusieurs artistes, dont C. Wolf avant 1800, puis J. J. Bidermann et S. Birmann dans les années 1820, avaient donné des représentations saisissantes et fort précises des glaciers et de leur environnement, permettant même d'en bien saisir les fluctuations dans le temps (Zumbühl & Holzhauer, 1988). Les illustrations des Recherches, en dehors de leur rôle de cartes de visite, sont assurément destinées à soutenir le texte pour présenter aux lecteurs les principaux faits que sont les moraines, les roches moutonnées etc. Si les lithographies présentant les roches polies du Landeron et de Zermatt sont bienvenues, celles illustrant les roches moutonnées n'ont pas trouvé chez Bettanier le dessinateur capable d'en dégager les traits les plus caractéristiques. Sur plusieurs épreuves qui nous sont parvenues, Agassiz exprime avec force ses critiques relatives à l'exactitude du dessin et à la qualité du rendu du paysage. Désireux que son ouvrage paraisse avant celui de Charpentier, il renonce à les faire modifier. Ainsi, bien que l'illustration des Etudes soit partiellement décevante sur le plan scientifique, cette iconographie a néanmoins joué un rôle substantiel dans la promotion des travaux d'Agassiz.

A partir de 1840, Agassiz avec ses compagnons, s'installe chaque année pour plusieurs semaines sur le glacier de l'Aar. Il est rapidement conscient de l'importance du problème de la dynamique glaciaire. Pour l'aborder avec succès, il sait que ses propres lacunes dans le domaine des sciences exactes représentent un sérieux handicap pour y parvenir. Il demande même à Humboldt de lui suggérer quelques lectures pouvant lui être utiles. En attendant, durant ses premières missions surtout, il paraît tenté de s'en remettre à son intuition et de pratiquer une sorte de butinage plutôt que de mettre en place une recherche rationnelle et bien structurée. Il est, de plus, prisonnier des théories auxquelles il s'attache, sans en dominer les fondements. Il espère peut-être que, parmi ses nombreux compagnons d'expédition, l'un ou l'autre pourra combler ses propres déficiences. Mais à ce niveau, la rapidité de son esprit et son autorité constituent de sérieuses entraves pour qu'il accepte de modifier sa vision. Ainsi, en 1838, lorsque A. Guyot rapporte de ses tournées dans le Haut-Valais, des observations précises sur l'avancement des différentes parties des glaciers et la proposition que leur déformation est de type plastique. Ces données ne sont pas retenues car elles ne s'accordent pas avec la représentation qu'il s'est faite et qu'il impose à chacun. Dès son engagement dans la recherche glaciaire, il a accepté, sans la critiquer, l'idée soutenue par Charpentier que le glacier avance par la dilatation des infiltrations d'eau, lorsque celles-ci se transforment en glace. Il envisage même que la progression est maximale dans les zones de bordure, là où les apports d'eaux sont les plus importants. Lorsqu'il constate que la température se maintient à 0° lorsqu'on s'enfonce dans la glace, il n'apprécie pas cette donnée à sa juste valeur. Il pense que celle-ci doit s'abaisser dans les parties les plus profondes du glacier. Au moment de la publication des Recherches, il reprend encore, sans les justifier, ses idées sur l'anéantissement des faunes anciennes et celles du glissement des blocs erratiques sur la grande carapace de glace basculée par les Alpes naissantes. Malgré ces écarts, à sa sortie, l'ouvrage n'a pas son pareil et il est fort bien accueilli. Ainsi qu'Agassiz le souligne, c'est du reste le premier ouvrage qui aborde l'ensemble des questions controversées que posent ces objets.

En 1841, Agassiz pense être sur le point d'apporter la preuve que le mouvement des glaciers est bien lié à la congélation de l'eau. Durant la période froide de l'hiver, ne recevant aucune alimentation en eau de fusion, ils doivent être stationnaires et aucun ruissellement ne doit en sortir. En mars, malgré un épais manteau de neige fraîche et un important danger d'avalanches, il se rend au Grimsel en compagnie de Desor. Leurs observations confirment leur attente. A l'extrémité de la langue du glacier de l'Aar, dans le vaste champ de neige qu'ils traversent avec peine, ils n'observent ni déformation de la neige, ni écoulement. Au glacier du Rosenlaui, déjà dégagé de ses neiges hivernales, ils constatent, comme de Saussure l'avait déjà remarqué en hiver à Chamonix, qu'une eau claire s'échappe de la langue de glace. Ces faits ne sont cependant pas retenus, car pour les deux naturalistes, ces écoulements proviennent d'apports de sources profondes. Persuadés de disposer d'une excellente théorie, ils se sentent dispensés de dégager la neige à l'extrémité du glacier de l'Aar pour s'assurer qu'aucun écoulement n'y était présent. De même, ils oublient que le champ de neige fraîchement tombée ne représente pas un milieu favorable pour reconnaître la possible avancée du glacier. Pour expliquer les écoulements constatés aux glaciers du Rosenlaui et de Chamonix, ils se rabattent sur une interprétation de fortune qui n'est justifiée par aucune donnée contrôlable. Cette façon d'opérer, où l'idée préconçue l'emporte sur la recherche de faits significatifs, conduit même au renforcement de la théorie qui se transforme en dogme. Celui-ci entraîne alors, dans ce domaine, l'abandon de toute investigation plus poussée. Agassiz reconnaîtra finalement le rôle de la gravité dans le mouvement des glaciers, mais il n'abandonnera jamais l'idée que la dilatation est le moteur essentiel de la dynamique glaciaire. Cette aventure illustre la difficulté rencontrée par maints chercheurs à garder un esprit critique, surtout lorsqu'il faut surmonter la fatigue physique ou des conditions de travail précaires.

Durant la campagne d'été au glacier de l'Aar en 1841, Agassiz est tout heureux d'accueillir dans son équipe le jeune et réputé physicien écossais Forbes qui est intéressé par la géologie et qui a déjà une bonne connaissance des Alpes et des glaciers. La collaboration entre ces deux savants ambitieux tourne rapidement à l'aigre, puis au conflit. Leurs façons d'approcher les phénomènes sont si différentes que cette situation n'a rien d'étonnant. Agassiz, homme extraverti guidé par ses intuitions, se plaît à lancer des idées qu'il espère justifier par la suite. Forbes, personnage introverti et prudent, est conscient que la dynamique glaciaire est un problème fort complexe. Pour parvenir à établir les lois qui la gouvernent, il lui paraît nécessaire de disposer de données fiables qui ne peuvent être obtenues que par une analyse rigoureuse de mesures précises et bien ordonnées (Cunningham, 1990, p.121). Désireux de conduire ses propres recherches sur les glaciers de Chamonix, il ne tient nullement à se faire exploiter par une équipe avide de résultats rapides. Agassiz a toujours soutenu que Forbes, durant sa visite, s'est systématiquement refusé à proposer la façon dont les problèmes pourraient être abordés. On constate cependant que c'est après le passage du savant écossais que les recherches d'Agassiz prennent une tournure plus méthodique et précise. Comme le fait Forbes à Chamonix, il organise, sur le glacier de l'Aar, une campagne de mesure au théodolite afin d'en suivre l'avancée dans ses différentes parties et de saisir l'importance de l'ablation. Agassiz engage l'ingénieur Wild pour conduire ces travaux. Ils aboutissent à la publication de la superbe carte du glacier inférieur de l'Aar, un document topographique longtemps inégalé par sa précision et son élégance graphique. C'est également après 1841 qu'Agassiz utilise des colorants pour suivre l'infiltration de l'eau à l'intérieur de la glace.

Jusqu'à son départ pour l'Amérique en 1846, Agassiz et son équipe poursuivent leurs travaux au glacier de l'Aar. Les forages de la glace atteignent bientôt 65 m. Ils révèlent qu'en s'enfonçant dans le glacier, dont on commence à saisir la forte épaisseur, la température de 0°C ne se modifie pas. La poursuite de nombreuses expériences apporte une amélioration sensible des connaissances en ce qui concerne d'une part, la porosité de la glace, ses impuretés, son contenu en gaz, et d'autre part, l'ablation et l'avancement du glacier dans les différents secteurs. Le Système glaciaire (Agassiz, 1848) regroupe ces données qui ont fait l'objet de nombreuses notes. Malheureusement l'œuvre, rédigée dans les difficiles conditions du départ de l'auteur pour les U.S.A., souffre de cette situation et ne donne souvent que l'impression d'un rapport intermédiaire. En dehors de la carte du glacier de l'Aar de Wild, Agassiz n'a pas trouvé les ressources nécessaires, financières surtout, qui lui auraient permis de compléter son œuvre par des lithographies comparables à celles qui avaient contribué à la réussite des Etudes sur les Glaciers. La sortie de l'ouvrage à Paris, dans la période troublée de 1848, affecte également sa diffusion et par là son succès. Ainsi, bien qu'il soit plus riche de résultats nouveaux et assurés, le Système glaciaire n'a jamais connu la même gloire que son prédécesseur.

Malgré ce dernier revers, les campagnes d'Agassiz au glacier de l'Aar ont été particulièrement déterminantes pour assurer sa réputation, sa gloire et la promotion de la recherche glaciaire. Entretenues et amplifiées par une propagande savamment organisée, elles touchent un public de plus en plus vaste. " L'Hôtel des Neuchâtelois ", qui ne fut la base de ces recherches que durant deux étés, connaît très tôt une grande popularité bientôt transformée en légende (Gos, 1928) qui n'est même pas totalement oubliée de nos jours. Du temps où Agassiz fréquentait cette résidence et celles qui l'ont remplacée, celles-ci étaient devenues d'importantes attractions touristiques de l'Oberland bernois. Toute proportion gardée, elles préfiguraient celle que connaît actuellement Cap Canaveral. En dehors des nombreuses visites qui y passaient durant la journée, parfois plus de vingt personnes y étaient accueillies pour la nuit, des savants, des artistes, des politiciens, et de simples touristes. Après le départ d'Agassiz pour les U.S.A., D. Dolfuss-Ausset (1797-1870), un industriel alsacien qui avait pris une part active lors des dernières études d'Agassiz sur le glacier de l'Aar, a encore maintenu, pendant une vingtaine d'années, la tradition et la flamme de ces lieux.

La découverte par Agassiz du glaciaire de la Grande-Bretagne illustre sa prodigieuse capacité d'anticipation. Avant son voyage de 1840, les informations récoltées certainement auprès de Buckland lui font admettre que les stries décrites dans ces régions par plusieurs auteurs pourraient bien être glaciaires. Il en devient si persuadé qu'à quelques mois d'avoir la possibilité de contrôler cette interprétation, il la livre déjà dans les Etudes (Agassiz, 1840a). Pour donner plus d'impact au message qu'il se propose de délivrer en Grande-Bretagne et préparer ses collègues britanniques à sa vision révolutionnaire, il envoie une note à la Société géologique de Londres où il décrit les roches polies et striées qu'on observe à la base des glaciers alpins (Agassiz, 1840b). Les rapides visites de terrain ne visent plus qu'à confirmer ses pressentiments. Là, il donne encore une fois la preuve de ses remarquables facultés d'anticipation et de l'étonnante rapidité de son esprit. Sur les paysages qu'il traverse pour la première fois, il projette sans difficulté la vision acquise au contact des glaciers alpins. Par rapport à ses collègues britanniques, sa représentation paraît être celle d'un savant particulièrement inspiré, appartenant à un autre monde. Sans effort, il reconnaît que les routes parallèles de Glen Roy situent les différents niveaux d'un ancien lac retenu par un barrage glaciaire. Rejetant une application trop stricte du modèle alpin, il convient que les glaces qui recouvraient anciennement une partie des îles Britanniques présentaient des caractéristiques différentes des glaciers alpins et qu'elles y formaient des calottes assez semblables à celles qu'il avait voulu imposer au pied des Alpes.

Conclusions

Par son Discours de Neuchâtel de 1837 et le volume des Etudes sur les glaciers de 1840, Agassiz est parvenu à imposer au monde scientifique le Manifeste de la glaciologie, ainsi que le premier ouvrage didactique ouvrant la voie aux connaissances modernes dans ce domaine. La plupart des faits présentés dans ces deux contributions reprennent les données de Venetz et de Charpentier. De plus, par un geste manquant d'élégance, il fait paraître les Etudes quelques mois avant les Essais sur les glaciers de Charpentier. Il est ainsi parvenu à faire oublier ceux qui l'avaient guidé et converti. Les preuves apportées par Venetz et Charpentier auraient dû être suffisantes pour que l'ensemble de la communauté scientifique adhère à leurs thèses. Il a cependant été nécessaire qu'Agassiz apporte sa conviction, son charme et le crédit de sa réputation scientifique pour que les chercheurs prennent en considération les données que de plus modestes chercheurs avaient pourtant fort bien présentées. Même après le panache qu'Agassiz donne à son message, plusieurs savants éminents, von Buch, Roderick Impey Murchison, Elie de Beaumont et Charles Lyell, partiellement, resteront toute leur vie hostiles à cette nouvelle façon de voir. En France, la conversion paraît particulièrement rapide puisque le grand opposant qu'est Elie de Beaumont se retire, battu, lorsque Agassiz vient une dernière fois, en 1846, présenter ses vues à la Société géologique de France. En moins de dix années, Agassiz parvient ainsi à imposer ses conceptions sur l'importance des glaciers comme agents de modification du paysage. La rapidité du changement de paradigme tient pour une part au fait que les glaciers étaient, avant Agassiz, des objets méconnus et qu'il a su immédiatement en donner une image vivante.

La réputation acquise par Agassiz par ses recherches biologiques, de même que les contacts privilégiés qu'il a entretenus avec l'élite mondiale de son temps, ont certainement contribué à faire passer son message. Il faut de plus reconnaître qu'il n'a négligé aucun moyen pour convaincre les savants et le public cultivé. Conscient de la force de persuasion qu'il exerce sur ses auditeurs, il ne rate aucune occasion de s'exprimer devant les sociétés savantes. En outre, tout au long de ces années de lutte, il entraîne sur le terrain ses collègues les plus influents, ainsi que de jeunes chercheurs qu'il est toujours disposé à soutenir. Ses très nombreuses notes, largement diffusées et publiées dans toutes les revues importantes de l'époque, ne peuvent pas être ignorées. Sa reconnaissance d'anciens glaciers en Grande-Bretagne a également joué un rôle pour qu'il s'impose, de son temps et face à l'histoire, comme la figure emblématique de la recherche glaciaire. Son renom est également lié au fait que ses expéditions sur le glacier de l'Aar se sont imposées comme un modèle par l'esprit de camaraderie qui y régnait et par le caractère multidisciplinaire de ses entreprises. On a, de plus, admiré l'audace d'une équipe qui a su s'affranchir des difficultés d'un environnement particulièrement hostile.

L'ampleur du retentissement des recherches glaciaires d'Agassiz paraît devoir une large place à ses qualités d'entrepreneur. Même si ce n'est pas toujours lui qui assure la direction des opérations, il en reste l'inspirateur, l'âme. Il a le don de s'entourer de collaborateurs fidèles, qui, comme Desor, Guyot, Vogt, ou Wild, acceptent d'effectuer, sous son autorité de chef incontesté, des besognes d'intendance, des travaux de routine ou des recherches qui doivent contribuer à l'avancement des travaux qui seront publiés sous son nom. Il se montre d'une remarquable efficacité pour faire reconnaître la valeur, l'audace de sa recherche et de ses initiatives. Plus tard (Agassiz, 1866), pour donner encore plus de poids à ses résultats, il prétendra même que ses expéditions sur le glacier de l'Aar, n'étaient en fait que les distractions de quelques amis qui cherchaient à s'occuper durant la période d'été : " I have worked upon glaciers as an amateur, devoting my summer vacations, with friends desirious of sharing my leisure, to excursions in the Alps, for sake of relaxations, from the closer application of my professional studies, and have considered them especially in their connection with geological phenomena, with a view of obtaining, by means of a thorough acquaintance with glaciers as they exist now, some insight into the glacial phenomena of past times, the distribution of drift, the transportation of boulders, etc. It was, however, impossible to treat one series of facts without some reference to the other ; but such explanations as I have given of the mechanism of the glacier, in connection with its structure, are presented in the language of the unprofessional observer, without any attempt at the technicalities of the physicist. I do not wonder, therefore, that those who have looked upon the glacier chiefly with reference to the physical and mechanical principles involved in its structure and movement should have found my Natural Philosophy defective. I am satisfied with their agreement as to my correct observation of the facts, and am the less inclined to quarrel with the doubt thrown on my theory since I see that the most eminent physicists of the day do not differ from me more sharply than they do from each other ".

On doit souligner que, pour s'engager dans ces expéditions et en assurer la poursuite, il ne dispose alors d'aucune ressource personnelle. Il est totalement dépendant des soutiens extérieurs qu'il obtient de généreux donateurs et des faibles exigences dont se contentent souvent ses collaborateurs. Au cours des ans, avec l'accroissement des engagements en personnel et en moyens techniques, les dépenses subissent une sensible augmentation. L'aggravation des dettes entraîne la faillite de l'atelier de lithographie de Nicolet qui travaillait essentiellement pour Agassiz. Dans ces moments difficiles, les recherches au glacier de l'Aar se poursuivent sous la direction d'un patron qui parvient à maintenir la ferveur, la cohésion de ses troupes et à renforcer les liens avec Dolfus-Ausset.

Dans les Alpes, Venetz est incontestablement celui qui doit être reconnu comme le savant ayant apporté les preuves du dynamisme des glaciers, de leur potentiel de transport, des variations de leur étendue en fonction du climat ainsi que de leur grande extension dans les temps anciens. Par contre, dans ces domaines, même s'il a rectifié plusieurs interprétations trop hâtives, l'apport d'Agassiz paraît modeste, surtout lorsqu'on prend en considération l'importance des moyens engagés par son équipe. C'est cependant lui qui, grâce au crédit qu'on lui prête, est parvenu à imposer à la communauté scientifique l'idée de la dynamique glaciaire. C'est également son exemple qui a provoqué le rapide accroissement de la recherche dans ce domaine. De plus, en plaçant le phénomène glaciaire dans la perspective de l'histoire de la Terre, en empruntant à Schimper la notion d'âge glaciaire (Eiszeit), et même en associant l'anéantissement des faunes aux grandes catastrophes, Agassiz, plus que tout autre, a introduit un levain propice aux recherches futures. Sa contribution est surtout considérable par les répercussions qu'elle a provoquées.

Références