Source http://picardp1.ivry.cnrs.fr/


Entretien avec Jean Coulomb (1904-1999),
directeur du CNRS de 1957 à 1962


(J.-F. Picard et E. Pradoura, 22 avril 1986)






Quand il a été nommé secrétaire d'Etat à la recherche (1936), il semble que la première idée de Jean Perrin était de faire du CNRS un dispensateur de prix scientifiques.


Jean Perrin a effectivement lancé l'idée des médailles. On sait que c'était quelqu'un de très élitiste. Pour lui, au départ, le CNRS était uniquement un moyen de donner de l'argent aux meilleurs chercheurs. Son idée était de faire de la recherche une profession suffisamment attractive pour attirer les gens. Par conséquent, ce système de médailles consistait à aider les chercheurs en leur autorisant un supplément de revenus et de notoriété. En fait, il était scandalisé que certains soient aussi dépourvus de moyens d'où l'idée suivante : il faut que la France recrute des scientifiques, il faut qu'on arrive à avoir des gens de premier ordre et, à partir de là, tous les systèmes d'organisation de la recherche sont bons. En même temps, on comprend que ce système ait fait réagir des gens qui considéraient que le CNRS ait pu être conçu uniquement comme une sorte de méritocratie réservée à ceux que Perrin considérait comme l'élite. C'est la raison pour laquelle son dispositif de médailles a été violement contesté ceux qui s'estimaient exclus et qui ont lancé une virulente campagne 'anti-médailles'.

Une campagne 'anti-médailles'

Cette campagne a été conduite par des gens comme André Weil et Yves Rocard qui ont réussi à entraîner avec eux nombre de jeunes chercheurs, dont j'étais, et qui estimaient qu'une distribution de médailles n'était peut être pas la première chose à faire. J'ai retrouvé dans mes papiers une lettre de Weil où je lis : " Ton adhésion à notre action anti-médaille m'a fait plaisir, bien entendu. L'affaire marche assez bien. cent quarante quatre signatures (ont été réunies), tout le Muséum, Rivet et Antoni en tête, les Facultés de Clermont, de Strasbourg, Caen, Besançon, Rennes ont voté des voeux dans le même sens. D'autres vont en faire autant. Nous attendons l'audience du ministre. S'il se montrait mal disposé, ce qui est peu probable, on a un député à lui lancer dessus lors de la discussion du budget. Le succès n'est plus douteux.../ Quant à Laugier, je sais par voie détournée que tes conjonctures tombent juste. Il est avec nous au fond, mais ne peu prendre position publiquement contre Perrin, bien sur."

Henri Laugier devient le premier directeur du CNRS

Je peux vous parler abondamment d'Henri Laugier puisque c'était mon cousin germain (sa mère était la soeur de mon père). Médecin et physiologiste, Laugier était très introduit en politique. Vous savez qu'il a été le directeur de cabinet d'Yvon Delbos sous le Front populaire, nommé responsable du service de la recherche à l'Education nationale. En 1939, il a été nommé directeur du CNRS puis révoqué sous Vichy, il est parti au Canada et ensuite à Alger. Au CNRS, il y a eu alors un interrègne assuré par le géologue Charles Jacob. En fait, à la Libération, Laugier aurait du retrouver son poste de directeur, puisque De Gaulle l'avait confirmé dans ses fonctions. Mais quand il est rentré en France en 1944, il a découvert que Frédéric Joliot venait d'être nommé à ce poste par Henri Wallon et il a accepté de s'effacer. Laugier était un homme qui savait reconnaître la valeur des gens. Certes, c'était un bon physiologiste, cependant il ne se considérait pas comme un très grand scientifique et il n'avait pas l'idée de se comparer à un Joliot... Je me souviens qu'il m'a dit : "je ne suis pas candidat au CNRS, je ne veux pas en faire une affaire..." Peut être en avait il discuté avec De Gaulle, mais je l'ignore. Il est donc resté un certain temps sans savoir ce que l'on ferait de lui. Puis on l'a nommé directeur des relations culturelles au ministère des Affaires étrangères. C'est ainsi qu'il a donné une grande extension à un petit service qui existait déjà avant la guerre (le Service des affaires à l'étranger de Marx) en créant, le dispositif des attachés culturels. Le seul problème tient à la définition du mot ‘culture’. Certaines perceptions de la sphère du culturel tendent à ne pas y inclure la recherche scientifique et, en fait, celle-ci est restée quelque peu en dehors du service créé par Laugier. Enfin, on sait qu'il est aussi devenu adjoint du Secrétaire général des Nations Unies chargé des Affaires Economiques et Sociales, c'est-à-dire le second personnage de l'ONU.

Madame Mineur la secrétaire générale du CNRS quitte elle aussi ses fonctions

Mme Mineure était la femme de l’astronome Henri Mineur, un drôle de numéro qui a participé à la création de l'observatoire de Haute Provence et de l'Institut d'Astrophysique de Paris (en soi, cela mériterait une étude). Son épouse a joué un rôle important dans les débuts du CNRS. Elle était un peu l'égérie de Perrin. Après la mort de Mineur, elle a épousé quelqu'un qui s'appelait Nager ( ?) et ils sont parti tous les deux à Rio de Janeiro. Plus tard, elle est revenue en France et comme elle avait eu un poste important au CNRS, on a été obligé de la recaser, ce qui a mis l’administration du CNRS dans l’embarras. En fait, quand je suis devenu directeur, je l’ai cantonnée dans des choses un petit peu latérales.

A la Libération, Frédéric Joliot dirige le CNRS

En 1944, Joliot est donc devenu directeur du CNRS, mais il ne l'est pas resté très longtemps puisque qu'il a été chargé de créer le Commissariat à l'Energie Atomique. Cependant, il a entrepris de réorganiser le Centre, par exemple en y installant un conseil de direction scientifique : le directoire. Dans ce premier directoire, il a introduit quelques amis ou des camarades de la Résistance en qui il avait confiance. Puis le directoire s'est étoffé et un jour Champetier qui faisait parti de ce petit groupe est venu me demander si j'accepterais d'y représenter la géophysique, les sciences de la terre, etc., ce que j'ai accepté. Joliot a aussi accru le domaine du CNRS grâce à l'achat du domaine de Gif sur Yvette. Pendant la guerre, il avait travaillé avec Jacques Noetzlin, le fils d'un banquier suisse, avec lequel qui avait fait de la Résistance en s'occupant de déchiffrement, de cryptographie,de trucs comme çà. Or, Noetzlin avait hérité de son père le domaine de Gif-sur-Yvette et Joliot s'est entendu avec lui pour l'acheter moyennant un prix extrêmement raisonnable, mais à condition que le domaine serve à la recherche et que les vieux serviteurs du père Noetzlin soient tous conservés sur place. Vous savez que Gif allait d'abord servir à y installer des biologistes et des généticiens et notamment celui de Georges Teissier qui a pris la succession de Joliot une fois celui ci parti au CEA.

Lui succède le généticien Georges Teissier

Georges Teissier était un pur et un dur. Au point de vue scientifique c'était un très bon scientifique qui avait dirigé les laboratoires de Roscoff d'une façon brillante. C'est lui qui a introduit en France la génétique des populations alors qu'il n'y avait pas beaucoup de généticiens en France à l'époque. Mais c'était aussi un communiste intransigeant qui avait été camarade de résistance de Joliot. C'était donc un homme sur, quelqu'un d'animé par un grand souci du service public, mais certainement pas un diplomate. Je ne me rappelle plus qui m'a dit un jour en sortant de chez lui : "C'est tout de même étrange, quand Joliot me refusait les moyens que je lui demandais, je le quittais tout contant de notre conversation. Quand je vais voir Teissier, il m'accorde ce que je lui demande, mais je le quitte furieux parce qu'il m'a engueulé..." Voilà Teissier! Il a dirigé le CNRS jusqu'en 1950 au moment où il a été obligé de quitter ses fonctions à la suite d'une crise politique. Teissier adhérait à l''Union Française Universitaire' (UFU), un organisme quelque peu 'fellow traveller' du PCF et qui était dirigé par Orcel, un professeur de minéralogie au Muséum. Or l'UFU avait lancé une pétition politique (je ne me souviens plus à quel propos) qui avait déplu au ministre de l'Education nationale Yvon Delbos. Teissier étant signataire, le ministre lui a demandé de publier un désaveu. Evidemment, il a répondu qu'il n'avait pas à dire au ministre s'il l'approuvait ou s'il désapprouvait une pétition politique puisque ceci relevait de sa seule conscience. Delbos ne l'a pas entendu de cette oreille et l'a mis à pied. Il y a eu appel devant le Conseil d'Etat, mais celui-ci a rendu un arrêt (l'arrêt Teissier) très connu des juristes qui établit que tout fonctionnaire d'autorité peut être révoqué 'ad nutum' sur décision du gouvernement.

Le rôle d'Emile Terroine

Emile Terroine n'avait pas de fonction officielle dans la direction du CNRS, mais il était une sorte d'éminence grise de Teissier. Tous deux avaient du se rencontrer dans la résistance. Terroine était un homme de bien public, un nutritionniste qui avait créé un Centre national d'étude et de recherche sur la nutrition pour développer des activités de santé publique, comme son idée de mettre da la craie dans la fabrication du pain (pain calcique) afin d'éviter la décalcification de la population.Il avait d'ailleurs le génie de l'organisation et même, si j'ose dire, de la super organisation. Il avait mis en place au CNRS toute une série de comité et m'avait demandé d'en faire parti d'au moins une demi-douzaine. Notamment un comité des relations avec l'étranger qui a contribué à organiser les premiers grands colloques CNRS de l'après guerre. Mais toutes ces commissions, cela me donnait le tournis! Le premier souci de Dupouy quand il a succédé à Teissier à la direction du Centre a été de faire table rase de toutes ces instances.

Gaston Dupouy, directeur général du CNRS

Dupouy était quelqu'un de bien assis au point de vue politique, mais beaucoup plus diplomate que Teissier. Il était soutenu par un certain nombre de ministres radicaux, en particulier André Marie, un président du conseil. Dupouy était un homme de très petite taille, extrêmement autoritaire et l’on n'a pas tardé à le surnommer le 'Napoléon' de la recherche. Quand il a pris la direction du CNRS en 1950, sa première décision a été d’organiser de manière collective la demande de moyens financiers au ministère des Finances. Pour cela il a eu l’idée d’un plan quinquennal, c'était la mode à l'époque. Il a demandé aux représentants des différentes disciplines de préparer un rapport sur les besoins de la recherche dans leur secteur. C’est ainsi qu’on m’a confié celui de la géophysique. Il a eu aussi l’idée de développer les relations internationales du CNRS. Il concevait l’organisme comme le représentant de la recherche française à l’étranger et il a noué des relations avec l’’Association Max Planck’ et la ‘Deutsche Forschunsgemeinschaft’ allemandes ou avec le ‘Concejo Superior de Investigaciones Scientificas’ espagnol. Mais nous n’étions guère encouragés par les Affaires étrangères qui voyaient là une atteinte à leurs droits immémoriaux. L'exemple le plus caricatural a été celui des relations du CNRS avec l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. Le Quai d’Orsay n’admettait pas qu’un organisme scientifique puisse traiter directement avec un homologue étranger sans passer par la voie diplomatique.

Henri Longchambon est nommé sous secrétaire d’Etat à la recherche dans le gouvernement Mendés France

Cela n'a guère eu d'incidence sur le CNRS. En 1938, Longchambon avait été directeur de la recherche scientifique appliquée, je crois qu’il avait été choisi parce que très peu de gens s'intéressaient alors à ce domaine. Mais, par la suite, il a perdu de son autorité dans des histoires industrielles qui n’ont pas marchées. Par exemple, il avait le projet de remplacer les haut fourneaux par des bas fourneaux. Un autre de ses projets concernait l'utilisation du genêt comme fibre textile. Il y a eu aussi l’histoire des sables à "ilmenite", un minerai de fer du Sénégal. Voilà le genre de chose qui l’excitaient et, ce qui était plus embatant, étaient liées à des affaires financières pour lesquelles il n'avait pas les épaules assez larges. En 1956, il a réuni une espèce de Conseil de la recherche scientifique, mais qui n’a pas donné grand chose. Longchambon avait d'ailleurs des moeurs curieuses. Plusieurs fois, il m’a fait venir chez lui à 9 heures du soir, on cassait la croûte, il y avait du vin de Saint-Amour et des sandwichs, et il me questionnait. Tout cela en présence de son amie qui faisait la maîtresse de maison, une personne qui a fait beaucoup pour les films scientifiques (c'était la femme d'un des directeurs du trésor dont j'ai oublié le nom). Donc on discutait un peu à tort et à travers et vers minuit, une heure du matin, on commençait à avoir sommeil et il nous laissait partir.

En 1957, vous succédez à Dupouy à la direction du CNRS

Pendant un an, j'ai été directeur adjoint du CNRS. Cela s'est décidé au cours d'un déjeuner où Dupouy et les directeurs adjoints, Champetier pour les sciences, Lejeune pour les SHS m'avaient invité. J'étais surpris d'être invité par le directeur général du CNRS, je ne savais pas ce qu'il me voulait. Au cours du déjeuner, Dupouy me dit que Champetier quittait le CNRS pour prendre la direction de l'ESPC et il m'a demandé si j'accepterais de lui succéder en tant que directeur adjoint pour les sciences. J'ai demandé à réfléchir quelques jours et j'ai accepté. J'ai donc passé une année avec Dupouy comme directeur adjoint. Puis, au bout d'un an, il m'a dit qu'il voulait retourner à Toulouse et il a reconnu qu'il déjà en tête l'idée de me passer la main à la direction générale, lors de mon invitation l'année précédente. Reste que sa décision nous a tous surpris... J'ai donc pris la succession de Dupouy en gardant la manière dont il avait organisé la direction du CNRS. Le directeur et les directeurs adjoints se partageaient les sections du Comité national. Lejeune avait toutes les sections littéraires. Champetier, et moi après, les sections de chimie, de mathématiques et les sciences de la terre. Quand j’ai succédé à Dupouy, j’ai pris aussi la physique. En tant que directeur général, j’assistais aux réunions des sections du Comité national. Et comme je voulais savoir aussi ce qui se passait ailleurs, je suis allé quelques fois dans les autres.

Les sciences humaines

Je suis allé juste une fois en Sciences humaines. J'avais une confiance absolue en Lejeune, mais je voulais me rendre compte. La section qui fonctionnait le plus mal était celle de sociologie, une véritable catastrophe. Les membres se déchiraient à qui mieux mieux, ils traitaient leurs poulains (leurs candidats) respectifs de crétins et autres qualificatifs. Après qu’ils se soient tous bien étripés, le président intervenait alors : « bon, nous sommes tous d’accord pour prolonger monsieur X… » et, malgré les attaques les plus violentes, on finissait toujours par le faire passer. Le sociologue Friedmann, un camarade de l’ENS, disait : « arrêtez, nous nous ridiculisons devant monsieur Coulomb ». En fait, tout cela était assez rigolo.

Les laboratoires propres du CNRS

Le directoire était le seul compétent en ce qui concerne les laboratoires propres. Mais, il est arrivé qu'il prenne des décisions avec lesquelles je n’étais pas d’accord. Par exemple, lors de la succession de Joliot au laboratoire de synthèse atomique à Ivry, j’avais proposé la nomination d’Aïchevski qui faisait de la chimie sous radiation, alors que le directoire m'a imposé Magnan qui travaillait sur le microscope à proton, un appareil qui n'a d'ailleurs rien donné au final. Ce n'est pas le seul problème auquel les laboratoires propres m'ont confronté. A Bellevue, Rose avait succédé à Volkringer au 'Service des inventions et de la recherche', mais comme il était très dirigiste, il s'est heurté à Guillot qui ne supportait pas que quelqu'un vienne fourrer son nez dans les affaires du grand électro-aimant, moyennant quoi on a nommé Rose au Palais de la Découverte. Un certain nombre de grandes opérations prévues par Dupouy ont posé des problèmes. Par exemple le projet de Centre de recherches nucléaires de Strasbourg-Kronenbourg destiné à la physique des particules réunissait des chercheurs qui prétendaient chacun à sa direction. Il y avait là Melle Perret qui avait été travailler chez Mme Curie et qui avait découvert le 'francium' (un transuranien dans le tableau de Mendéliev), mais aussi Serge Gorodetzki un spécialiste des accélérateurs Van de Graff, Cuer un type très brillant qui utilisait des plaques photographiques épaisses embarquées par des ballons sondes pour observer les rayons cosmiques (mais qui a fini par sombrer dans une affaire de détournements de fonds), Vivien un biologiste qui s'intéressait aux applications des isotopes marqués. Mais c'était une bagarre terrible jusqu'au jour où Charles Gabriel, un type remarquable, le secrétaire général du CNRS m'a suggérer de nommer un administrateur au CRN, ce qui a permis d'améliorer progressivement les humeurs...D'autres projets de laboratoires propres m'ont posé des problèmes comme la construction d'un 'biotron' à Strasbourg à l'instigation de Henri Laugier qui voulait un grand laboratoire de physiologie du travail. En fait ce biotron avait des ennemis farouches et s'il a finalement été réalisé, il n'a jamais eu l'ampleur dont rêvait Laugier. Mais sous la direction de Metzinger, il a quand réussi à faire des expériences sur la température optimum de l'homme au travail et autres choses du même genre.

Le CNRS et la recherche médicale

L'institut national d'hygiène (INH) était dirigé par Louis Bugnard. Dupouy le connaissait bien, c'était un homme très sympathique qui a fait beaucoup pour la recherche médicale, avec Robert Debré il se préoccupait de faire venir des scientifiques dans les hôpitaux. Par exemple, il à eu un rôle important pour permettre à Bernard Halpern d'avoir son laboratoire alors qu'il n'était pas interne,il n'avait pu passer le concours du fait de ses origines étrangères. Nous avons passé une convention avec Bugnard prévoyant que seul l'INH permettrait à des cliniciens de faire carrière dans la recherche et qu'en contre partie, le CNRS serait seul habilité à rémunérer les chercheurs en physiologie pure ou en biochimie. Tout ce qui relevait des science pure, mais applicable à l'homme relevait du CNRS, la recherche médicale revenant à l'INH. Ce système marchait d'autant mieux que Bugnard était à la fois directeur de l'INH et président d'une commission du Comité national.

La création de la DGRST (1959) ne remet-elle pas en cause le fonctionnement du CNRS?

A leurs débuts, la DGRST et le Comité des Sages ont suscité une enquête de l'inspection des Finances sur le CNRS. Il en est issu le rapport Chalendar qui ne nous était pas favorable. Simultanément, l'idée du président du comité des sages, Maurice Letort, l'ancien patron des Charbonnages de France, était de créer un 'Office des instituts nationaux de recherche', c'est à dire rassembler toutes les recherches au sein d'un organisme unique comme on l'avait fait pour la physique nucléaire avec le C.E.A. Letort voyait toute toutes les sciences réparties entre une douzaine d'Instituts coiffée par cet office. Ce projet faisait peser des graves menaces sur le CNRS et je m'y suis opposé. Heureusement, il y avait une grosse bagarre entre Letort et le Délégué à la recherche (DGRST), Pierre Piganiol . Qui allait diriger la DGRST, le président du comité des Sages (CCRST) ou le délégué général à la recherche? Finalement ce fut le délégué. Comme toujours, les permanents l'emportent ceux qui président des réunions. En définitive, la Délégation a été favorable au CNRS; elle nous a permis d'obtenir le soutien des pouvoirs publics. Puis, cela a pris suffisamment d'importance pour le gouvernement délègue un portefeuille ministériel à la recherche. Mais finalement, tout cela a fini en eau de boudin. Les Finances trouvaient qu'il n'était pas bon de laisser les scientifiques accéder directement au Premier ministre.

La programmation de la recherche

J'ai retrouvé dans mes papiers un article du physicien Léon Brillouin, un grand monsieur qui résume admirablement, me semble t il, la position des scientifiques vis à vis des excès d'organisation de la recherche scientifique. Ce papier publié 'Solitaire ou embrigadé' a été publié dans la N.R.F. en janvier 1956. Je lis : "jusqu'où irons nous dans cette voie ? Les savants dirigés et contrôlés cesseront peut être de s'intéresser à leurs recherches, deviendront des fonctionnaires plus ou moins zélés. La circulation des idées une fois étranglée, l'émulation tombera, la curiosité s'émoussera, la spécialisation technique survivra seul sous ce régime bureaucratique et, peu à peu, nous nous acheminerons vers une société de fourmis, une ruche bien organisée assez semblable au 'brave new world' prédit par Huxley." Je considère cet article comme un excellent contrepoison pour les abus d'organisation scientifique. En la matière, la seule chose que j'ai faite a été la création des 'Recherches coopératives sur programmes' (RCP). Tout en adhérant au point de vue de Brillouin, il ne paraissait pas souhaitable, financièrement parlant, que plusieurs chercheurs fassent des choses tout à fait semblables sans se concerter. J'ai donc sollicité un financement particulier destiné à aider ceux qui accepteraient de s'entendre pour faire avancer une question particulière. Mais je me permets d’insister sur le fait que j'avais obtenu un financement spécifique pour ces RCP. En effet, la critique qu'on à fait plus tard à Pierre Jacquinot, mon successeur au CNRS, est de ne pas avoir obtenu de moyens complémentaires destinés aux 'laboratoires associés' (1964). Cela a conduit à réduire la part du budget des laboratoires propres au profit des labos associés, bref à déshabiller Jean pour habiller Pierre. A partir de là, la direction du CNRS a d'ailleurs laissé 90 % des engagements budgétaires aux mains du Comité national. Certes, les 10% restant lui permettaient d’assurer la couverture de besoins imprévus, voire de pallier à certaines décisions fâcheuses du Comité national - si celui-ci rend de grands services à la recherche, il arrive que ses sections soient souvent trop perméables à des arguments non scientifiques -, mais, de mon temps, je n'avais pas voulu faire du CNRS le terre-neuva de l'Université.