LE RADIOGRAMME DE LA VICTOIRE

3 Juin 1918

Publié dans La Jaune et la Rouge, juillet-août 1976.

Le camarade Missenard (X 20 N) nous a fait tenir un extrait de la conférence à l'Ecole Spéciale Militaire de Coëtquidan, faite par le Général de Corps d'Armée Desfemmes (X 23, décédé le 4/4/1975), intitulée " Réflexions sur la guerre électronique " et parue dans la Revue de l'Armée (no 24 de décembre 62). Le Général Desfemmes commence par brosser un tableau de la situation militaire en 1918, situation devenue particulièrement angoissante au mois de mai, mais qui se retourne début juin grâce au décryptage, le 3 juin 1918, d'un radiotélégramme allemand qui permit de savoir où se ferait la prochaine attaque allemande et, par la suite, nous donner la possibilité d'adapter notre dispositif.

Laissons la parole au Général Desfemmes qui va expliquer comment ceci a été rendu possible par les travaux du capitaine d'artillerie Painvin (X 05), dans le domaine du décryptage des codes.

Je pense qu'il vous intéressera de savoir comment on en était arrivé là, c'est-à-dire, examinant l'envers du décor, de voir comment avait été menée la guerre électronique qui devait aboutir à l'interception et au décryptement du radiogramme allemand décisif remis au Deuxième Bureau Français le 3 juin.

Cet événement, s'il fut providentiel, n'est pas en effet un événement accidentel ; il s'insère dans la longue chaîne des mesures et contre-mesures prises par les deux adversaires tout au long de la guerre 1914-1918 dans les domaines des écoutes, de la radiogoniométrie et du chiffre et fut l'aboutissement et la récompense des efforts conjugués des Transmissions et du Chiffre français. C'est pourquoi je pense qu'il est utile, pour situer l'événement à sa juste place, d'effectuer une courte rétrospective, au moins dans le domaine du Chiffre.

Lorsque la Grande Guerre éclata en août 1914, il n'y avait de postes radio qu'aux échelons élevés du Commandement, et en considération sans doute de ce faible nombre de postes, les Allemands n'avaient qu'un seul système de

chiffrement pour l'ensemble du front : états-majors d'armées, de corps d'armée, de divisions de cavalerie et d'infanterie. On l'appelait le système Ubchi.

Nos décrypteurs connaissaient ce système dès le temps de paix, ce qui vous prouve que la guerre du renseignement n'attend pas la déclaration de guerre pour être menée ; plus encore que ce qu'on appelle maintenant la guerre froide, elle est de toutes les époques. Mais connaître la structure d'un système n'est pas tout en matière de décryptement, car chaque système comporte des clés qui changent périodiquement. En ce qui concerne le système Ubchi, nos décrypteurs avaient eu le temps de tourner et de retourner le problème, et avaient mis au point une méthode qui, de perfectionnements en perfectionnements, avait abouti au point suivant : ils pouvaient reconstituer la clé dès que nos écoutes leur fournissaient trois télégrammes, mêmes courts, à la seule condition qu'ils soient à peu près de même longueur.

Pratiquement, le trafic radio ayant toujours été suffisamment abondant pendant la guerre de mouvement de 14, notre chiffre reconstitua toujours toutes les clés dans des délais permettant l'exploitation des renseignements par le Commandement français, ce qui nous fut d'un grand secours, notamment pour la préparation de la bataille de la Marne.

Ces performances méritent, Messieurs, que je salue au passage les grands noms du Chiffre français de 1914 et des années de guerre : son chef le général Cartier, et ses collaborateurs les colonels Olivari et Thévenin, les commandants Givierge et Soudart, lesquels, avec beaucoup d'autres, dont on ne peut citer tous les noms, constituèrent celle admirable pléiade d'officiers, qui dans le domaine de la guerre électronique, qui était le leur, ont si bien su servir leur pays.

Mais revenons au système allemand Ubchi. Ce système resta en service jusqu'en décembre 1914 ; puis, subitement, changement de système. Les Allemands, en effet, avaient appris que nous déchiffrions leurs messages et ceci dans des circonstances navrantes pour nous. Sur la foi du déchiffrement d'un radiotélégramme, nos aviateurs étaient allés bombarder Thielt, en Belgique occupée, à l'heure précise où l'empereur Guillaume II y faisait son entrée pour passer une revue ; cette coïncidence eût pu passer inaperçue si certains journaux français, notamment " Le Matin ", n'avaient, malgré la censure, signalé au public quelle avait été la source d'information.

C'est ainsi qu'apparut un nouveau système, qui fut baptisé des trois lettres ABC. Mis en service par les Allemands sous la pression des circonstances que je viens de vous indiquer, ce système ABC n'était pas du tout un progrès par rapport à l'Ubchi et, très vite, notre " Cabinet noir " (c'est ainsi qu'on appelait les locaux bien gardés de l'état-major de l'armée de Paris, où s'effectuaient les travaux de recherche en matière de décryptement), mit au point une méthode efficace pour obtenir la clé au moyen de quelques textes interceptés.

C'est alors que se produisit, le 21 janvier 1915, un événement qui devait faire quelque bruit dans ce cabinet noir où régnait habituellement le plus profond silence : l'arrivée d'un mémoire exposant une méthode pour reconstituer toute nouvelle clé du système ABC avec le premier texte intercepté, donc un seul, quelle qu'en soit la longueur ; le mémoire était signé d'un inconnu : le capitaine Georges Jean Painvin, officier d'ordonnance du général Maunoury, commandant la 6e armée à Villers-Cotterêts.

Examen fait, la méthode était parfaitement valable, très ingénieuse, et vous ne serez pas étonné d'apprendre que, dans les jours qui suivirent, le général Maunoury eut la visite du général Cartier, venu s'informer qui était ce jeune cryptologue amateur, nommé Painvin ; et voici ce qu'apprit le général Cartier le 27 janvier au P.C. de la 6e armée.

Painvin, jeune capitaine de réserve d'artillerie de 30 ans, avait suivi les cours d'état-major, où sa brillante intelligence, son dynamisme et son excellente présentation l'avaient fait remarquer et lui avaient valu de recevoir comme affectation de mobilisation les fonctions d'officier d'ordonnance du général Maunoury. Pour vous situer mieux le personnage, je vous dirai qu'il avait mené de front, avec une aisance déconcertante, des études universitaires extrêmement brillantes qui le virent parmi les majors d'entrée et de sortie de la promotion 1905 de l'Ecole Polytechnique, ainsi que des études musicales qui lui valurent un premier prix de violoncelle au conservatoire de Nantes. Sujet d'une ouverture d'esprit extraordinaire et d'une envergure exceptionnelle il sera, après la guerre, président directeur général d'Ugine, président du Crédit Commercial de France, président de la Chambre de Commerce de Paris et seigneur de cent autres lieux qu'il serait trop long d'énumérer. Avant la guerre de 1914, il n'est encore qu'au début de sa carrière ; ingénieur au corps des Mines, il est, à l'Ecole des Mines de Saint-Étienne puis à celle de Paris, professeur de géologie et de paléontologie, ces deux sciences d'observation et aussi d'intuition.

Il part donc en campagne avec le général Maunoury, qu'il ne connaissait pas, mais dont il devint rapidement le collaborateur indispensable. Avec lui, il vit les heures émouvantes et chargées d'angoisse de la retraite, de la difficile coordination des efforts de notre aile gauche avec l'armée anglaise, de la bataille de la Marne, puis les heures glorieuses et chargées, d'espoir de la contre-attaque de l'armée Maunoury, la sixième armée, sur l'Ourcq, l'exploitation en direction de Château-Thierry, enfin la stabilisation puis le début de la guerre de tranchées.

Fin 1914, la guerre de mouvement est terminée, le P.C. de la sixième armée ne bouge plus de Villers-Cotterêts ; le général Maunoury n'a plus l'occasion de se déplacer beaucoup. Le matin, il fait une longue tournée dans, les tranchées où Painvin l'accompagne ; l'après-midi il reste généralement à son P.C., et Painvin, un peu désœuvré, s'ennuie. C'est alors qu'il se lie d'amitié avec le chiffreur de la sixième armée, le capitaine Paulier et qu'il commence à faire avec lui quelques travaux de décryptement, un peu comme on fait des mots croisés, pour se distraire.

Quels travaux de décryptement pouvait-on faire au Deuxième Bureau de la sixième armée ? Pour répondre à cette question, il suffit de savoir comment était organisé le décryptement dans notre armée à l'automne 1914.

Les travaux de recherche étaient faits à l'état-major de l'armée à Paris, au fameux Cabinet noir ; ils consistaient, lors de l'apparition de tout nouveau système de chiffrement, à reconstituer l'ossature de ce système et à mettre au point la meilleure méthode pour reconstituer les clés, puis à appliquer cette méthode pour retrouver les nouvelles clés chaque fois qu'elles changeaient (parfois tous les jours). Le cabinet adressait les nouvelles clés au " Chiffre " du Grand Quartier Général qui les utilisait à son échelon et les transmettait aux Armées, pour que celles-ci puissent également procéder au déchiffrement des cryptogrammes concernant leur secteur.

Mais il est bien certain que les décrypteurs de Grand Quartier et d'Armée ne restaient pas inactifs en attendant que leur arrivent les clés ; ils essayaient eux-mêmes de reconstituer celles-ci et le premier qui avait trouvé faisait bénéficier de sa découverte tout le reste de la chaîne des décrypteurs.

Voici donc le genre de travail auquel Painvin participait avec le capitaine Paulier à la sixième armée : reconstitution des clés nouvelles, selon la méthode préconisée en haut lieu.

Lorsqu'en décembre 1914 le code allemand Ubchi est, sous la pression des circonstances, remplacé par le code ABC qui est plutôt moins hermétique, Painvin sent qu'il devrait être plus facile d'en reconstituer les clés, et c'est alors qu'il découvre la méthode simplifiée qui aboutit le 21 janvier 1915, sur le bureau du général Cartier.

Celui-ci vient donc le 27 janvier en visite à Villers-Cotterêts et commence par avoir un entretien avec Painvin ; très vite son opinion est faite : la place de Painvin est avec les maîtres de la recherche, à Paris. Mais comment le décrocher de la sixième armée ? Maunoury déclare à Cartier que Painvin est son homme de confiance, qu'il lui est devenu indispensable, qu'ils ont vécu trop d'heures inoubliables ensemble pour qu'il puisse envisager de s'en séparer. L'affaire ira, par l'intermédiaire du général Buat, chef de cabinet du ministre, jusqu'au ministre de la Guerre lui-même, M. Millerand, qui fait pression sur le général Maunoury pour qu'il accepte de lâcher son fidèle Painvin.

Finalement, Maunoury dit à ce dernier : " Allez donc passer quinze jours à la section du chiffre à Paris ; au bout de ce délai, vous me direz franchement si vous pouvez, oui ou non, y faire du travail utile ; si oui, vous y resterez, si non vous viendrez me retrouver ".

Après le départ de Painvin, le général Maunoury continua ses sorties matinales dans les premières lignes ; mais, un jour, dans les tranchées de Nouvron, qu'il visitait avec le général de Villaret, l'officier qui faisait l'intérim de Painvin et qui n'avait pas la même expérience que lui des imprudences du général, n'eut pas le périscope en main pour le lui tendre à temps. Le général Maunoury sortit la tête pour observer une tranchée allemande qui était toute proche et reçut une balle qui, le blessant grièvement, l'empêcha de jamais reprendre son commandement. Dès lors, personne ne pouvait plus réclamer Painvin ; celui-ci restera pendant quatre ans à Paris, dans le fameux Cabinet noir.

Il est hors de mon propos d'évoquer devant vous les mille problèmes que l'ingéniosité allemande devait lui poser pendant les années 1915, 16 et 17 ; je me bornerai à vous dire que, sans que cela diminue en rien le mérite de ses collaborateurs, très rapidement Painvin devint le maître des lieux et se vit confier les tâches les plus ardues. On commença par lui proposer certains codes " Marine " demeurés particulièrement hermétiques. En quelques mois, Painvin vient à bout du code de la marine allemande qui constituait sa première mission. Sa découverte est à l'origine de plusieurs succès des marines alliées dans les mers du Nord ; le gouvernement britannique lui décerne la Military Cross.

En juillet 1915, il s'attaque aux codes de la marine austro-hongroise. Ceux-ci, très hermétiques, avaient jusqu'alors résisté à toutes les recherches faites en Italie et en France. Ils faisaient appel à une trentaine d'alphabets ; Painvin les reconstitue tous et, à la suite de nouveaux succès en Méditerranée, il reçoit la croix de chevalier de la couronne d'Italie.

Quant à l'armée de terre allemande, pendant cette année 1915, ainsi qu'en 1916, elle utilise divers systèmes de chiffrement (notamment un système assez complexe ABCD avec coupures, qui demande à Olivari et Painvin deux semaines de labeur) dérivés du code ABC, qui ne présentent pas de caractéristiques bien particulières. Le seul fait intéressant à signaler est l'emploi, pour nous tromper, de faux messages dont la proportion est couramment de 50 % du trafic, ce qui rendait l'exploitation du renseignement souvent difficile.

En 1917, les Allemands mettent en œuvre, sur tout le front, un nouveau système de codes que nous appelâmes le KRU, lequel présentait la curieuse particularité de ressembler à des systèmes que nous employions nous-mêmes, ce qui était évidemment favorable pour nos décrypteurs. Mais une grave complication apparut car les Allemands, qui avaient toujours employé, pour leurs grands codes (c'est-à-dire ceux employés aux hauts échelons du commandement), un système unique pour l'ensemble du front, se mirent à employer un système différent (ou au minimum un clé différente) vers chaque armée. Ceci nous obligea à des mesures plus compliquées de tri et de classement, qui nécessitèrent notamment l'établissement de deux liaisons particulières entre le capitaine Painvin, chargé de la découverte à Paris, et le capitaine Guitard, chef du décryptement au Grand Quartier Général, chargé de la mise en valeur à Compiègne. C'est à cette époque que fut établie entre eux une ligne téléphonique directe (quand l'un décrochait il avait directement l'autre) et un second poste à poste en téléautographe Belin (ancêtre du transmetteur d'images) réalisé au moyen des deux premiers appareils qui furent construits, dans cette technique ; cette dernière relation était donc pour l'heure impossible à intercepter et par conséquent d'une discrétion totale.

Jusqu'au 5 mars 1918, les codes KRU restèrent utilisés par les Allemands sur le front occidental.

A cette date du 5 mars, la dernière phase de la lutte entre le chiffre allemand et le décryptement français débute par une surprise technique complète pour nous : l'apparition entre le Grand Quartier Général allemand, les groupes d'armées et les armées, de textes chiffrés au moyen des seules cinq lettres ADFGX, alors que tous les systèmes antérieurs utilisaient toutes les lettres de l'alphabet.

Avant de voir opérer Painvin, examinons ce que les Allemands attendaient de ce nouveau code.

- D'abord, une totale herméticité. Certains indices faisaient, en effet, supposer aux Allemands, à juste titre, que leurs codes, depuis l'ABC jusqu'au KRU, ne nous étaient pas restés plus impénétrables que l'Ubchi. Depuis de longs mois, ils avaient donc réuni une commission d'étude composée de leurs meilleurs spécialistes, chargée d'étudier et sélectionner les meilleurs systèmes de chiffrement, de les expérimenter, et enfin de proposer le meilleur des meilleurs.

C'est l'ADFGX qui reçut la palme : même connaissant le système, les décrypteurs allemands qui, pendant des mois, participèrent à l'expérimentation, conclurent que la reconstitution des clés était pratiquement impossible ; ou à la rigueur, si on ne voulait pas employer le mot " impossible ", qu'il faudrait des délais tels que les sujets traités auraient perdu tout caractère d'actualité exploitable.

L'une des astuces qui conférait au système cette herméticité estimée inviolable, consistait à couper en deux le chiffrement de chaque lettre

puis à disperser chacune des moitiés, et à les mélanger dans un ordre incohérent.

Je vais vous expliquer cela en deux mots. On écrivait horizontalement et verticalement les lettres ADFGX, puis dans les 25 cases du quadrillage ainsi obtenu, on écrivait les 25 lettres de l'alphabet (I et J étant confondues ce qui ne peut prêter à confusion en allemand) dans un ordre incohérent constituant une première clé (substitution). Une lettre, a par exemple, était alors chiffrée en un bigramme GF, b en DD, etc.

A D F G X

A

D b

F

G a

X

Les bigrammes étaient ensuite mis les uns au bout des autres par lignes de dix (20 lettres), puis les lignes les unes au-dessous des autres ; on numérotait les colonnes ainsi obtenues de 1 à 20 et on réécrivait le texte en lisant verticalement les colonnes à la suite les unes des autres dans un ordre qui constituait la deuxième clé (transposition). Ainsi chaque lettre, moitié de bigramme, se recollait à une autre lettre, moitié d'un autre bigramme. On découpait enfin par groupe de cinq.

En réalité, les choses étaient encore compliquées du fait que toutes les clés n'étaient pas de 20 ; selon les jours, il y en eut de plus courtes, mais aussi de plus longues (celle que nous retrouverons le 1er juin fut de 21). Cela, évidemment, devait être une difficulté supplémentaire pour le décryptement, difficulté à surmonter chaque jour, puisqu'on ignorait quel serait, tel ou tel jour, la longueur de cette clé de transposition.

Voici donc le premier but de ce code : l'herméticité estimée totale. Pourquoi maintenant le choix de ces lettres ADFGX ? Probablement parce que ce sont les lettres de l'alphabet morse qui sont les plus différentes les unes des autres. Donc, même si la transmission radio était mauvaise, ou brouillée, il ne devait pas y avoir d'ambiguïté pour l'opérateur radio à la réception. Or, les Allemands envisageaient, grâce à leurs offensives de printemps, la reprise de la guerre de mouvement, entraînant le déplacement fréquent des postes radio, l'augmentation

des distances, bref l'abandon du confort des installations fixes utilisées depuis trois ans ; il fallait donc faciliter au maximum la tâche des opérateurs, pour éviter les erreurs ou les demandes de répétition.

Enfin, pourquoi cette date du 5 mars pour la mise en service ? Sans doute pour une période probatoire et peut-être pour l'entraînement des utilisateurs et des exploitants, période dont la durée nécessaire fut estimée à quinze jours. Le volume du trafic fut d'ailleurs très réduit et l'on ne sut jamais s'il s'était agi de trafic réel ou de simples textes expérimentaux reproduisant les cinq lettres ADFGX dans un ordre incohérent.

Quoi qu'il en soit, l'anxiété est grande du côté français dans cette quinzaine précédant le 21 mars, car, très vite, on comprend que, cette fois, on se trouve en face d'une situation très grave. Le grand patron, le général Cartier, a demandé aux sapeurs télégraphistes (les transmissions faisaient partie du génie) que les écoutes et la radiogoniométrie à tous les échelons soient appliquées par priorité sur les émissions allemandes en ADFGX. Le général Ferrié a donné les ordres nécessaires : tous les textes interceptés aboutissent dans les moindres délais au Cabinet noir sur la table de Painvin. Celui-ci tourne et retourne le problème, échafaude des hypothèses : aucune n'aboutit.

Le général Cartier, lui-même éminent cryptologue, vient voir Painvin, le regarde triturer les textes, en discute avec lui et, finalement, lui dit : " mon vieux Painvin, je crois que cette fois vous n'en sortirez pas ". Painvin a raconté combien ces paroles, l'avaient ému, et combien il avait été frappé par la tristesse avec laquelle les avait prononcées son chef qui voyait, au moment où la bataille décisive allait s'engager, s'effondrer l'une des principales sources de renseignements.

Mais ces paroles furent aussi pour Painvin un extraordinaire stimulant.

Dès lors, il travaille sans relâche, avec acharnement, avec passion. A la fin mars, après trois semaines d'efforts, il n'a encore rien trouvé de précis ; la seule chose dont il soit à peu près sûr, c'est que les clés changent tous les jours et qu'elles n'ont pas toujours la même longueur. Il lui faudrait donc un volume aussi important que possible de textes chiffrés, du même jour.

C'est seulement le 1er avril que cette condition se trouve remplie, à l'occasion d'une opération allemande sur l'Avre ; Painvin concentre alors tous ses efforts sur les interceptions de cette journée, et en cinq jours il a gagné, il a reconstitué le système et les clés du 1er avril.

Messieurs, j'ai eu l'occasion, il y a quelques mois, de présider une réunion au cours de laquelle Painvin lui-même, en présence de nos meilleurs chiffreurs et décrypteurs d'aujourd'hui, et en présence de son vieil ami Guitard (tous les deux restent jeunes et alertes bien que les ans aient passé), a fait la démonstration technique de la manière dont il s'y était pris pour réaliser ce tour de force. J'étais, sans doute le seul des officiers présents qui ne fût pas un spécialiste du décryptement, et cependant les deux heures de la démonstration de Painvin resteront pour moi un moment passionnant de ma carrière militaire, car j'ai vu ce qu'était le génie d'un cryptologue ou si vous préférez un cryptologue de génie.

Or, ne croyez pas que le problème était définitivement résolu le 5 avril 1918. La valeur du système ADFGX était telle que, même en connaissant sa contexture, il fallait des jours pour en reconstituer les clés ; une certaine clé en avril a demandé à Painvin vingt jours de travail.

Néanmoins, celui-ci perfectionne sa méthode, et aboutit de plus en plus vite. Lorsque se déclenche l'attaque du 27 mai, il reconstitue ces clés en trois jours ; il s'attaque aussitôt à celles du 31 mai qu'il donne le 1er juin : l'épée a-t-elle de nouveau vaincu la cuirasse ?

Pour répondre à cette question, voyons ce qui se passe en ce 1er juin 1918...

Vous vous rappelez que ces journées du 1er et du 2 juin sont des journées d'incertitude et d'angoisse au Deuxième Bureau. Or, le 1er juin débute par une catastrophe pour le Chiffre français ; les Allemands viennent en effet de mettre en service un nouveau système à six lettres au lieu de cinq, le sixième lettre étant V, c'est l'ADFGVX.

Il est alors permis de se demander à nouveau si le Deuxième Bureau ne va pas être privé de renseignements au moment décisif : rappelez-vous qu'à cette date, Soissons est pris et la Marne est atteinte.

Eh ! bien non, Painvin, outre son génie, a maintenant la chance avec lui ; elle ne le quittera plus. La première hypothèse qu'il formule est la bonne : les dix cases supplémentaires procurées par cette sixième lettre sont destinées aux dix chiffres de 0 à 9. Le 1er juin , à 17 heures, il a reçu des Transmissions, copie de tous les textes interceptés dans la matinée ; il remarque immédiatement deux messages qui ont de curieuses particularités de ressemblance. Il s'attaque à ces deux textes, passe la nuit au travail et le lendemain 2 juin, à 19 heures, il a de nouveau gagné : en vingt-six heures, il a reconstitué le nouveau système et les clés du 1er juin. Il transmet ces clés par belinogramme à son ami Guitard, puis s'effondre d'épuisement et de sommeil sur son lit de camp (il ne surmontera d'ailleurs pas cette fatigue, et devra être hospitalisé, puis, envoyé en convalescence pour plusieurs mois).

Mais c'est maintenant au Grand Quartier de jouer. Guitard rassemble tout son personnel (quatre officiers décrypteurs), chacun reçoit les clés et s'attaque aux messages interceptés le 1er juin pour en traduire le texte en clair. Parmi ceux-ci se trouvait le fameux message ordonnant à l'armée allemande de Remaugies d'accélérer la montée en ligne de ses munitions, texte qui apparut au matin du 3 sous la plume de Guitard et fut aussitôt remis par lui au colonel de Cointet dans les circonstances que je vous ai racontées.

Retournons donc trouver Guitard dans le bureau de ce dernier, où il vient d'assister aux premières réactions d'enthousiasme des officiers du Deuxième Bureau. Il me suffira d'achever la lecture du récit de l'événement dans la relation que Guitard en a faite : " Alors je leur ai expliqué " ...suivait l'explication que je vous ai moi-même donnée... Ces officiers étaient littéralement hors d'eux-mêmes. Le colonel de Cointet m'a dit : " Guitard, le Chiffre vient de rendre à la Patrie un service sans prix, car maintenant une chose est certaine pour nous : l'attaque allemande se fera sur Compiègne. Nous pouvons donc articuler dans cette région toutes les divisions, les rares divisions, dont nous pouvons disposer ".

" Le Chiffre n'aurait-il rendu que ce service, le Chiffre n'aurait-il déchiffré que ce message au cours, de son existence, tous les sacrifices qui ont pu être faits pour lui, sont aujourd'hui largement payés. "

Suivirent des éloges pour les Transmissions, en l'espèce les écoutes et la radiogoniométrie. Il convient d'ailleurs de noter que sans cette dernière, le fameux message, non situé dans l'espace, aurait été sans portée.

Les événements confirmèrent l'espérance du colonel de Cointet, et c'est pour cela que le texte intercepté reçut du Deuxième Bureau français le nom de " radiogramme de la victoire ".

Voici, Messieurs, comment, au printemps de 1918, la guerre électronique influença la conduite et le sort de la bataille. Ces faits furent et demeurèrent peu connus, car le Deuxième Bureau français en interdit la publication entre les deux guerres. A cette époque, en effet, c'étaient toujours des codes qui étaient utilisés, pour le chiffrement aux hauts échelons du commandement et il y avait grand intérêt à ce que les Allemands ne sachent pas lesquels de leurs systèmes avaient été décryptés, ni par quels procédés ils l'avaient été.

Mais maintenant, me direz-vous, il existe des machines à chiffrer, le problème ne serait donc plus le même ? Certes, mais il y a aussi des machines électroniques que l'on peut utiliser au décryptement ; et ainsi la lutte entre l'épée et la cuirasse reste ouverte dans le domaine du chiffre. Remarquez que j'ai dit machines électroniques, je n'ai pas dit machines à décrypter, car la machine seule ne peut rien, elle n'a pas d'intelligence, et encore moins de génie ; tout au plus a-t-elle de la mémoire.

C'est l'homme qui construit la machine d'une certaine manière, pour lui faire traiter certaines questions bien déterminées ; ensuite c'est encore l'homme qui conçoit le programme, les étapes à franchir pour la solution du problème, la machine ne faisant que répondre aux questions, effectuant très rapidement des additions, des multiplications., fournissant des statistiques, répondant aux questions qui lui sont posées. La machine ne fait qu'accélérer les réponses, gagner du temps ; elle effectue en quelques secondes les calculs qui demandaient des heures à Painvin. Mais le cerveau ce sera toujours l'homme, pas la machine. Même si un jour la machine acquérait un certain esprit de géométrie, il lui manquerait encore l'esprit de finesse.

C'est pourquoi je pense qu'il y a encore de beaux jours pour ceux qui seront attirés par les problèmes de guerre électronique. Ces problèmes dépassent maintenant le cadre de la radio, leur domaine s'est élargi, puisqu'il s'étend désormais aux câbles hertziens, aux radars, aux engins. Mais le but à atteindre et la ligne de conduite à tenir restent les mêmes et le transmetteur, dans la guerre électronique moderne, devra conserver pour lui et s'efforcer de maintenir très haute la devise qu'avaient choisie les grands anciens du Chiffre de 1914 à 1918 dont je vous ait parlé ; cette devise était : vaincre l'impossible.