Henri Fayol organisateur du travail dans les houillères

JL Peaucelle

GREGEOI

 

Résumé : Fayol s’est opposé à Taylor, explicitement dans Administration Industrielle et Générale. Les organisateurs français ont gommé leurs différences en limitant le champ d’application de leurs théories respectives. Dans sa jeunesse, Fayol a eu des actions tout à fait similaires aux interventions de Taylor. L’analyse des similarités et des différences conduit à avancer l’hypothèse que les idées de chacun viennent de la spécificité des conditions des industries dans lesquelles ils ont fait leur apprentissage industriel.

 

Abstract: Fayol was opposed to Taylor, explicitly in Industrial and General Administration.  The French organizers erased their differences by limiting the field of application of their respective theories.  In its youth, Fayol had actions completely similar to these of Taylor.  The analysis of the similarities and the differences supports the assumption that the ideas of each one come from the particular conditions of the industries in which they made their industrial training. 


 

1)     L’opposition entre Fayol et Taylor

 

Tout semble avoir été dit sur l’opposition de leurs pensées. Taylor meurt en 1915. Un an après, Fayol l’attaque. Mais, en 1925, avant de mourir, il accepte une conciliation de leurs pensées, sous l’égide des organisateurs français et européens. Taylor pour l’atelier. Fayol pour la direction générale, Dans ce débat ancien, cet article veut montrer la similarité de leurs démarches et expliquer les différences de leurs doctrines par les spécificités des industries dont ils avaient l’expérience. Il s’appuie principalement sur un article de jeunesse de Fayol.

 

Ce document [7] est un article de 1882, publié dans les Comptes rendus mensuels de la Société de l’Industrie Minérale. Fayol réorganise le travail dans la houillère de Commentry. Et il explique ses décisions. On voit, sur cet exemple, comment il aborde les questions d’organisation. Dans la mine, après avoir retiré le charbon, il faut le remplacer par des cailloux pour éviter les éboulements et les affaissements de terrain. Le remblayage était fait de nuit pendant que l’exploitation du charbon était faite de jour. Fayol organise le remblayage de jour, exécuté par les ouvriers d’exploitation eux-mêmes. Il accroît donc la polyvalence. C’est une démarche contradictoire avec la division du travail. Il justifie cette solution par le coût global et la souplesse dans le travail. Sa solution est d’ailleurs adoptée ensuite dans toutes les mines du centre de la France.

 

Donc, Fayol ingénieur se préoccupe des mêmes problèmes que Taylor. On le voit dans un autre article de Fayol [5] où il cherche le matériau optimal pour étayer les galeries. Face au même problème d’optimisation technique, ils ont eu la même attitude, l’expérimentation scientifique. Alors les différences de leurs pensées sont probablement dues aux terrains où ils ont agi. Ils sont ingénieurs, engagés dans le concret de leur métier. Ils construisent leurs idées à partir d’une pratique. Ces idées sont différentes parce que ces problèmes qu’ils ont rencontrés sont différents. Les houillères et les usines métallurgiques sont des terrains spécifiques. Leurs doctrines d’organisation sont adaptées à chaque cas. Ils ont apporté des réponses contingentes. Ensuite, ils ont, l’un comme l’autre, postulé que ce terrain était représentatif de tous les problèmes industriels. La théorie générale qu’ils ont édifiée était parfaitement pertinente pour ces industries. Le succès de la pensée de Taylor vient du fait que les industries en forte croissance, au 20° siècle, ont été celles qui avaient les caractéristiques des industries métallurgiques.

 

Le présent article ne propose pas de gommer les différences entre Fayol et Taylor. Il veut expliquer leurs oppositions par les circonstances industrielles où sont nées ces pensées. Il conduit ainsi à mieux comprendre les raisons du succès pratique de chacune. Il commence en présentant Fayol comme un expérimentateur pour trouver une solution optimale. Ensuite, il le dévoile comme organisateur du travail sur le front de taille.

 

2)     Fayol expérimentateur scientifique

 

Taylor est d’abord l’homme des 26 années d’étude de la taille des métaux. Il y acquiert tous les réflexes de l’étude scientifique appliquée. Il réutilisera ensuite toutes ces connaissances pour l’étude de l’organisation du travail. Fayol a suivi le même chemin, au départ. Il a mené une étude technique selon les principes de la recherche scientifique. Il a trouvé la meilleure solution. Il l’a fait appliquer uniformément dans sa mine.

 

Voici le problème dont il s’agit : après avoir creusé une galerie, on étaye la partie supérieure, avec des poutres. Divers matériaux, bois et fer,  sont utilisés. Quel est le meilleur ? Voilà une question fort analogue à celle de la taille des métaux. Fayol y applique la même méthode, de 1867 à 1874, l’expérimentation en laboratoire et l’expérimentation sur le terrain.

 

Ce problème était relativement nouveau. Commentry a d’abord exploité le charbon à ciel ouvert. Il affleurait presque et on ne faisait que creuser. Une gigantesque fosse, proche du cœur de la ville, en est la trace encore visible aujourd’hui. Au 19° siècle, il a fallu exploiter le charbon en souterrain. Les galeries étaient étayées pour une durée longue, de plusieurs années.

 

Fayol a commencé ce travail en 1867, dès qu’il a été nommé directeur de la houillère. Il en parle dans une note technique datée de 1874 [5]. Il a d’abord identifié l’étendue des choix possibles : bois ou rails de récupération. La deuxième solution est chère mais dure plus longtemps. Le problème serait résolu si on utilisait du bois qui ne pourrisse pas. La question technique est donc de rechercher comment le bois pourrit quand il est installé dans la mine. Plus précisément, par quels procédés on peut lui éviter de pourrir.

 

Diverses essences de bois sont disponibles sur le marché. On peut leur faire subir plusieurs traitements préventifs. Ces traitements diffèrent par le produit chimique utilisé, la durée, la concentration. Fayol construit les épreuves pour tester le pourrissement : sous 15 cm de terre durant 3 ans, en position dans une galerie mal aérée, pendant une durée de 2 à 7 ans. Au résultat, le bois est plus ou moins pourri. Fayol se construit une échelle à quatre degrés pour caractériser l’état de pourrissement du bois.

 

Il expérimente toutes les combinaisons de ces paramètres. Douze essences de bois, chêne, sapin, verne, hêtre, acacia, charme, érable, cerisier, tremble, bouleau, peuplier, merisier. Cinq produits chimiques pour imprégner le bois, créosote, sulfate de cuivre, chlorure de zinc, goudron à 140°, sulfate de fer. Il ajoute un traitement thermique de flambage et la situation témoin, le bois non préparé. C’est lui qui pourrit toujours le plus vite.

 

Les expériences montrent que le sulfate de fer n’est pas le meilleur préservatif contre la pourriture ; mais c’est la substance la moins chère et la moins vénéneuse, et ses effets sont encore considérables. Le critère de choix n’est pas celui d’une efficacité technique maximale mais celui d’une efficacité économique. Les bois qui se conservent le mieux sont le chêne, l’orme, l’acacia, le cerisier, le sapin.

 

Parallèlement, il avait focalisé ses expériences sur le sulfate de fer et le goudron qui sont assez comparables en coût et en efficacité. Fayol fait varier la durée d’imprégnation et limite ses expériences au sapin et au chêne. Les effets sont d’autant meilleurs que la dissolution est plus concentrée et que l’immersion est plus longue. Mais, en pratique, une immersion de 24 heures est parfaitement suffisante. Le résultat fait plus que tripler la durée des étais en bois. Dès lors, les vieux rails ne peuvent plus être économiques, et comme ils sont d’un emploi moins commode que le bois, nous n’en étendons pas l’usage. Le coût du sulfatage revient à 0,05F par mètre d’étai.

 

L’étude expérimentale, en 7 années, a montré la meilleure solution et celle-ci est imposée dans toute la mine. En publiant son article, Fayol conduit ses collègues à choisir la même solution, partout. Il n’a nullement le sentiment de détenir un avantage spécifique dans la concurrence avec les autres mines. Sa démarche expérimentale est très similaire à celle de la coupe des métaux pour Taylor.

 

Taylor a étudié la coupe des métaux de 24 à 50 ans. Fayol a commencé ses expériences à 26 ans et les termine à 33 ans. Dans les deux cas, ce sont des hommes jeunes et inventifs qui mènent ces travaux techniques.

 

Plusieurs différences cependant. Le problème des bois est probablement moins complexe. Il contient une part d’aléa et Fayol ne multiplie pas les expériences autant qu’un scientifique l’aurait fait. Il se contente de moyennes, car il doit fait des choix simples. Surtout le problème n’occupe pas la même position dans le processus productif. La coupe des métaux est centrale dans la métallurgie. Toutes les pièces non fondues sont façonnées par perçage, alésage, rectifiage, tournage, ajustage, fraisage. Toutes les machines correspondantes taillent le métal. La taille des métaux est au centre de tous les métiers du métal. Au contraire, le centre du métier de mineur est l’abatage. Le boisage des galeries est périphérique. L’étude de Fayol est intéressante mais elle ne porte pas sur l’essentiel du métier.

 

Ces deux travaux de recherche expérimentale dans l’industrie se différencient aussi par la place de celui qui les mène. L’un est le patron, l’autre est commandité par le patron.

 

Fayol (1842-1925) vient d’être nommé directeur de la mine de Commentry au moment où il commence ces recherches. Il n’aurait pas pu les entreprendre en tant que simple ingénieur. Son autonomie hiérarchique lui donne pouvoir de faire de la recherche, c’est à dire les moyens humains et financiers, et surtout la capacité à supporter le risque de ne pas avoir de résultat.

 

Taylor (1856-1915) étudie la coupe des métaux à partir de 1880. Il travaille alors à la Midvale Steel Company. Son propriétaire, William Seller, est le patron qui lui avait fait faire son apprentissage depuis 1874. Il fabrique des machines outils. C’est pour son compte qu’il passe à la Bethlehem Steel Co en 1896 et qu’il y découvre avec White l’acier rapide. L’entreprise de machines outils finance ses recherches et profite directement de ses découvertes sur la taille des métaux [1].

 

Cette comparaison montre une grande similitude entre Fayol et Taylor sur l’attitude intellectuelle de recherche de l’optimisation technique, par l’expérimentation des diverses solutions. Les contemporains parlaient de leur personnalité à peu près dans les mêmes termes. Voici deux citations de témoins rapprochés. Thompson, son propagandiste en France dit que Taylor était « à la fois conservateur et radical. Il appartenait incontestablement au type des positivistes » [13, p 39]. Maurice de Longevialle parle du patron de la société Commentry Fourchambault [9, p 175]. « Ce non-conformisme, cette indépendance d’esprit, cette espèce de foncière irrévérence jointe à un grand respect de l’autorité et des valeurs établies, est un des traits les plus marquants du caractère de Henri Fayol. »

 

Ces deux ingénieurs abordent les questions industrielles avec la même détermination à innover, en s’appuyant sur la méthode scientifique. Cependant leurs pensées vont diverger, parce que les conditions dans lesquelles ils travaillent sont différentes. On connaît les exemples fournis par Taylor. Voici une réorganisation menée par Fayol lui-même.

 

3)     L’organisation du travail dans les houillères

3.1.)          La polyvalence des piqueurs

 

Au fond de la mine, il y a plusieurs manières de travailler, en spécialisant les ouvriers ou en leur faisant accomplir toutes les tâches. En 1920, une commission se penche sur l’organisation du travail dans les houillères. Elle constate une grande polyvalence au fond. Les piqueurs font tout le travail du chantier : abattage, chargement, boisage, remblayage, roulage [4].

 

Cette polyvalence est le résultat de tentatives diverses. Fayol a contribué à la mettre en place. En 1878, il rédige une note technique sur l’organisation du travail au fond [6]. Avant qu’il n’arrive, il y avait une certaine division du travail. Le boisage des chantiers de dépilage était fait autrefois par des boiseurs spéciaux. Aujourd’hui les piqueurs boisent leurs chantiers. Cette spécialisation a donc été abandonnée. Le piqueur abat la houille et boise au fur et à mesure de l’avancement.

 

Il y avait aussi une spécialisation pour le remblayage, c’est à dire la pose de roches à la place du charbon enlevé, avec récupération partielle des bois de soutènement. A Commentry, le remblayage était fait de nuit alors que l’exploitation était faite de jour. Fayol expérimente une autre méthode, le remblayage par les piqueurs eux-mêmes, durant la journée. Cela occupe 10% de leur temps de travail. Leur salaire est modifié en conséquence. Les remblais sont descendus au retour des wagonnets qui ont remonté le charbon. Globalement, on réduit de 20% à 30% le nombre des chevaux nécessaires. L’économie porte aussi sur le coût de la surveillance. Il fallait un contremaître de nuit pour surveiller peu d’ouvriers. L’économie est de 0,05 F à 0,20 F par tonne de charbon.

 

Deux avantages qualitatifs s’y ajoutent. Les conditions de travail des mineurs : La suppression du poste de nuit est un bienfait, parce que dans les modestes logis exposés à tous les bruits du dehors et du ménage, il leur est difficile de trouver pendant la journée un sommeil réparateur. Surtout, les piqueurs remblayent quand le besoin s’en fait sentir, quand le chantier a trop avancé et que la sécurité n’est plus assurée, quand ils ne peuvent plus écouler la houille par les wagonnets.

 

Henri Fayol se félicite d’avoir ainsi pu atteindre plusieurs objectifs à la fois. Une mesure qui permet à la fois d’améliorer le sort des ouvriers, d’obtenir un travail plus parfait et de diminuer le prix de revient, constitue bien […] un véritable progrès. On voit ici le rôle de l’ingénieur ou celui du chef d’industrie selon la doctrine de Henri Fayol. Essayer diverses solutions d’organisation du travail, adopter celle qui conduit au meilleur prix, en comptant tout, la main d’œuvre directe et la main d’œuvre indirecte, la surveillance et le transport. Si, en plus, la sécurité est accrue et les conditions de travail améliorées, il a bien fait son travail de chef.

 

3.2.)          Les tentatives de taylorisation des houillères

 

Cette spécificité du travail dans la mine est remarquée par ceux qui tentent d’y introduire le taylorisme. Un texte officiel fait de telles recommandations. Après 1918, la France est confrontée à un manque de main d’œuvre. Des commissions enquêtent pour trouver des solutions. Celle du bassin du Tarn préconise une division du travail [4]. Quatre méthodes d’exploitation, à Carmaux et à Albi, sont étudiées précisément. Les diverses tâches des piqueurs ont été chronométrées. L’abattage et le boisage ensemble forment de 43% à 54% de leur temps de travail. Le remblayage, le chargement et le roulage en constituent de 57% à 46%. Face à la pénurie de piqueurs, la commission préconise de spécialiser les ouvriers actuels sur les tâches d’abatage et de boisage. D’autres ouvriers, ayant besoin de moins de compétence, seront utilisés aux tâches complémentaires. On revient donc à la spécialisation.

 

Cependant, la commission comprend qu’il s’agit d’un retour en arrière. Elle note : Nous rejetons la solution des remblayeurs indépendants du chantier et travaillant au poste de l’après-midi : pratiquée autrefois à Albi, a donné des résultats déplorables au point de vue de la sécurité. On retrouve ici une des raisons de la polyvalence, la sécurité du chantier.

 

Chronométrage et spécialisation, deux techniques de Taylor, sont proposées par la commission conjointement avec une mécanisation. Abatage par marteaux-piqueurs à air comprimé, haveuses, convoyeurs oscillants ou par bande transporteuse, remblayage hydraulique, locomotives au fond, encagement mécanique des wagonnets, toutes ces solutions mécanisent le travail humain des mineurs. Elles ont été introduites progressivement. En 1920, on voit leur utilisation à lointaine échéance. Il paraît plus rapide de changer l’organisation du travail.

 

Le thème de l’application des techniques de Taylor pour augmenter la production est partout d’actualité à cette époque. Le Bulletin de la Société de l’Industrie Minérale y consacre un article en 1919 [8]. Il parle d’abord du machinisme. Il note que son « rôle reste nécessairement borné. En l’état de la science minière, c’est donc au travail humain qu’incombe l’œuvre prépondérante dans la production de la houille. » Il s’en suit un intérêt potentiel considérable pour l’application des méthodes de Taylor.

 

Comment les mineurs travaillent-ils ? Ils sont polyvalents. « Quantité de travaux divers pour un petit nombre d’ouvriers. » Il existe « des empêchements génériques à pousser à fond la division du travail. Ainsi le piqueur qui abat le charbon est appelé aussi à boiser son chantier, d’abord parce que c’est sa propre vie qui est en jeu, et aussi parce que ce boisage ne souffre souvent ni prévision ni attente, et qu’il est généralement incompatible avec la continuation de l’abatage du charbon. D’autre part, la matière même du travail est soumise aux brusques variations qualitatives et quantitatives de la couche, et à tous les imprévus que l’on englobe sous le nom de dérangements. D’où une irrégularité et une discontinuité qui entraîneraient de grosses pertes de temps si les ouvriers n’avaient la possibilité de changer immédiatement d’occupation, et de se suppléer rapidement. »

 

Les aléas du travail du mineur empêchent la mise au point d’un mode de production unique optimal. La structure sociale gêne aussi le taylorisme. Voici comment l’ingénieur voit ses mineurs : « c’est une petite société très égalitaire où l’association est du mode horizontal, la hiérarchie toute morale, et où […] doivent régner la bonne entente et l’harmonie. » Sur les chantiers, éloignés les uns des autres, « la surveillance y est plus difficile et plus diluée. » L’autonomie des personnes se nourrit de la difficulté de surveiller et elle génère des relations humaines fortes dans les équipes.

 

Alors, l’ingénieur des mines abandonne la méthode taylorienne d’augmentation de la productivité par l’expérimentation des manières de travailler. Le chronométrage en revanche peut être utilisé comme moyen de contrôle : « donner à l’ouvrier l’indication exacte du travail à accomplir chaque jour. » Mais, l’auteur sait la force des organisations syndicales des mineurs et leur opposition au chronométrage. Il réduit les ambitions du chronométrage dans les houillères à la formation de l’encadrement et au règlement des litiges.

 

Appliquer le taylorisme dans les mines présente bien des embûches. « La hiérarchie fonctionnelle est aussi à écarter. Dans la houillère, où les questions de sécurité et de responsabilité ont une importance primordiale, une telle organisation fonctionnelle n’est pas possible. […] La solution est de leur donner des adjoints ou aides spécialisés. »

 

Tout empêche les ingénieurs des mines d’appliquer le taylorisme. Mais c’est un courant à la mode. Alors l’article le soutient, paradoxalement. « Plus encore que les procédés de Taylor, [l’ingénieur] devra pratiquer l’esprit de Taylor ». « Le taylorisme […] peut trouver dans la houillère un champ d’action extrêmement étendu et varié. Par contre les conditions spéciales à l’exploitation souterraine […] rendent extrêmement difficile l’emploi de quelques-uns des procédés qui concrétisent habituellement le taylorisme. »

 

Même avec la bonne volonté, les spécialistes des mines ne pensent pas pouvoir appliquer les préceptes de Taylor. Quelles en sont les causes ? Ce sont des causes techniques et des causes sociales.

-        Causes techniques : imprévisibilité des conditions concrètes du travail (d’où une incertitude sur les rythmes de production), irrégularités des tâches à faire à chaque moment (d’où une polyvalence), exigences de sécurité très fortes (d’où l’unité de commandement).

-        Causes sociales : force des syndicats, solidarité humaine des équipes de piqueurs, habitudes du salaire proportionnel à la quantité produite par l’équipe (« système de l’entreprise »).

 

Ces conditions de travail dans les mines rendent inopérante la science taylorienne du travail. Fayol y avait acquis sa formation. Il ne pouvait pas accepter le taylorisme en tant que principe universel d’organisation scientifique du travail. Pour lui, ce n’était pas la solution aux situations qu’il connaissait.

 

Il existe des conditions d’application du taylorisme. Ce sont celles du contrôle de toutes les conditions du travail, comme dans une expérience scientifique où on contrôle tous les facteurs pouvant influer sur le phénomène étudié. Les expériences et les normes du travail optimal ne correspondent au travail concret que dans la mesure où les conditions sont les mêmes. Ces conditions sont multiples : aménagement du poste de travail, approvisionnement en pièces et rangement des produits ouvrés, température, humidité, bruit, lumière, formation, santé, fatigue etc.. Il s’agit du travail en atelier où le bâtiment constitue un environnement artificiel pour contrôler tout ce qui est périphérique au travail. Le travail en plein air, dans la mine ou sur le champ de bataille ne répond pas à ces conditions de standardisation et de reproductibilité.

 

4)     Les différences entre les situations de travail

 

L’opposition entre Fayol et Taylor, entre leurs doctrines, est alors beaucoup plus intéressante qu’il n’y paraît. Tous deux connaissent bien les réalités industrielles de leur temps. Tous deux prétendent à l’universel à travers les cas particuliers qu’ils ont eu à connaître. Mais leur base expérimentale est différente. D’une part la mine, d’autre part l’usine métallurgique. Les conditions objectives du travail y sont différentes. Leurs doctrines sont contingentes à ces conditions.

 

Taylor a cherché l’esprit scientifique en rendant reproductibles toutes les conditions d’exercice du travail. Alors ce qui est le meilleur lors des expérimentations l’est toujours. Fayol ne néglige pas de comparer diverses manières de travailler. Il sait cependant que face aux aléas, il convient de laisser une marge de manœuvre importante aux exécutants. De plus, le critère de comparaison n’est pas uniquement celui de la productivité des ouvriers productifs mais celui, plus global, du prix de revient.

 

Conditions du travail

Mines

Ateliers métallurgiques

Contrôle des conditions du travail

Aléas imprévisibles

Reproductibilité, donc capacité à expérimenter de manière représentative

Mécanisation

Difficile

Difficile

Risques

Considérables, la sécurité est primordiale

Maîtrisés

Rythme des tâches

Irrégulier selon le terrain (donc polyvalence)

Régulier selon la planification des tâches si l’approvisionnement est assuré (donc spécialisation)

Capacité à surveiller

Faible (lieux éloignés)

Forte (même lieu rapproché)

Tableau 1 Les conditions du travail où Fayol et Taylor ont acquis leur expérience

 

Organisation recommandée

Travail fayolien

Travail taylorien

Contrôle des personnes

Unité de commandement

 

Initiatives souhaitées

Par de multiples contremaîtres fonctionnels

Pas d’initiative

Formation

Longue, pour toutes les tâches

Courte, sur une tâche

Division du travail

Polyvalence 

Spécialisation

Planification

Globale pour toute la période de travail

Détaillée pour la succession des tâches

Salaire

Elevés

Aux pièces

Elevés

Hyper proportionnalité

Préoccupation principale

Sécurité et prix de revient

Productivité

Représentation ouvrière

Pas de syndicat

Pas de syndicat

Outils

Appartiennent aux ouvriers

Appartiennent au patron

Méthode de travail

Libre

Imposée

Tableau 2 Les préconisations d’organisation de Fayol et Taylor

 

Si on peut se mettre dans le cas de Taylor, on obtient une meilleure productivité. L’industrie du 20° siècle le fait. D’où le succès des idées de Taylor, elles correspondent mieux à la situation quantitativement la plus nombreuse.

 

Les industries minières n’ont été taylorisées que tardivement, même aux Etats-Unis. Nelson y retrace l’adoption du taylorisme [10, p 55]. « A ses débuts [avant 1914], le taylorisme a pénétré partout, à l’exception des mines » Après la guerre, le succès de Taylor est général. Les mines ne peuvent rester à l’écart de cette mode [10, p 63]. « Le meilleur exemple du succès de l’OST est son introduction dans les mines de charbon restées à l’écart du mouvement de rationalisation avant la guerre. Afin de réduire leurs coûts et d’éviter le déclin, les compagnies charbonnières introduisirent la parcellisation des tâches, accrurent le contrôle ouvrier et essayèrent de substituer des ouvriers « spécialisés » aux « généralistes » alors en place. L’OST fut introduite dans quelques mines de façon concomitante à des innovations d’ordre technique. Celles-ci permirent d’imposer des changements sociaux que le taylorisme n’avait fait qu’encourager. »

 

De même, l’industrie du bâtiment, en France, a attendu les années 70 pour une taylorisation des travaux de chantier [2]. L’histoire de la taylorisation montre une plus ou moins grande perméabilité des industries. Probablement les conditions du travail ne correspondaient pas alors à la théorie taylorienne. La mécanisation est en général l’occasion pour forcer la porte. Il est intéressant de noter que ce n’était pas prévu par la théorie de Taylor.

 

Réciproquement, notons que les premières grandes expériences tayloriennes ont lieu selon une méthode fayolienne, c’est à dire sous la protection directe de la hiérarchie. Nelson rapporte que durant la première guerre mondiale [10, p 59] « Winchester Repeating Arms Co, un des principaux fabricants d’armes, a mis sur pied un groupe d’experts pour standardiser et chronométrer 150 000 tâches. Ce projet a été le plus ambitieux dans le domaine de l’application des méthodes de Taylor. Seule la nomination de John Offerson, un des disciples de Taylor, à la tête de Winchester a permis cette réalisation. Peu d’industriels ont suivi cet exemple. »

 

5)     Conclusion

 

Les organisateurs français des années 20 sont placés devant les contradictions entre Fayol et Taylor. Ils ont cherché à réduire ces antagonistes, d’une part en abandonnant la notion taylorienne de chef fonctionnel d’autre part en distinguant deux domaines, l’un pour chaque auteur. Le CNOF (Centre National de l’Organisation Française) s’est créé en 1925 avec cet esprit de conciliation. Jean Chevalier exprime très bien ce compromis [3, p.23]. « La doctrine de Fayol et celle de Taylor ne s’opposent pas mais se complètent. » Leurs champs d’application sont disjoints. « L’une au sommet pour la direction, l’autre à la base, pour le travail. » Cette vision permet de supprimer leurs oppositions.

 

Or, sur bien des points, ils se sont exprimés tous les deux. Ils sont souvent d’accord : sur les hauts salaires, sur la sélection, sur la formation, contre les syndicats. Ils s’opposent sur la direction fonctionnelle. Ils s’opposent aussi sur les critères de gestion. Taylor privilégie la productivité directe. Pour cela, il chronomètre. Fayol calcule toujours le prix de revient. Enfin l’expérimentation détaillée des gestes opératoires n’appartient pas aux préoccupations de Fayol. Dans la mine, il serait impossible de les imposer strictement.

 

Les préceptes que Fayol et Taylor ont exprimés n’ont pas le degré de généralité qu’ils croyaient. Ils sont fortement dépendants des conditions dans lesquelles leur formation industrielle s’est faite. Leur opposition est riche pour revenir sur l’hypothèse d’universalité de leurs théories. Selon les conditions dans lesquelles un travail se réalise, il existe différentes manières de l’améliorer. Ces deux théories normatives s’appliquent à une classe de problèmes, mais pas à toutes les situations de travail. Il existe beaucoup de situations de travail où les préceptes de l’une comme de l’autre sont inopérants. Ce sont les champs des recherches ultérieures sur le travail humain : les services en contact avec le client, les projets, la navigation et le pilotage, les services d’urgence et de veille, le travail en équipe, et la liste n’est pas exhaustive.

 

6)     Bibliographie

 

[1]    Bogla-Gökalp, Lusin, 1998, Sociologie des organisations, La Découverte.

[2]    Campinos-Dubernet Myriam, 1984, « La « rationalisation » du travail dans le secteur du bâtiment : des avatars du taylorisme orthodoxe au néo-taylorisme », in Le taylorisme, sous la direction de Maurice de Montmollin et Olivier Pastré, éditions La Découverte, 211-226.

[3]    Chevalier, Jean, 1928, La technique de l’organisation des entreprises, Langlois, 457p.

[4]    Commission du bassin du Tarn, 1920, Enquête sur les moyens techniques susceptibles d’augmenter le rendement des ouvriers mineurs, Bulletin de la Société de l’Industrie Minérale, tome XVII, 105-118.

[5]    Fayol, Henri, 1874, «Note sur le boisage aux houillères de Commentry (emploi du fer et des bois préparés)», Bulletin de la Société de l’Industrie Minérale, 2° série tome III, p. 569.

[6]    Fayol, Henri, 1878, «Note sur le boisage, le déboisage et le remblayage dans les houillères de Commentry», Comptes rendus mensuels de la Société de l’Industrie Minérale, juin.

[7]    Fayol, Henri, 1882, «Note sur la suppression du poste de nuit dans le remblayage des grandes couches», Comptes rendus mensuels de la Société de l’Industrie Minérale, octobre.

[8]    Laligant, Georges, 1919, Du taylorisme dans la houillère, Bulletin de la Société de l’Industrie Minérale, tome XV, 237-274.

[9]    de Longevialle, Maurice, 1954, La Société Commentry-Fourchambault et Decazeville, 1854-1954, Introduction du baron Pierre Hély d’Oissel, conclusions de Louis de Mijolla, Office de propagande générale à Paris, 336p.

[10] Nelson, Daniel, 1984, « Le taylorisme dans l’industrie américaine, 1900-1930 », in Le taylorisme, sous la direction de Maurice de Montmollin et Olivier Pastré, éditions La Découverte, 51-66.

[11] Taylor, Frédéric Winslow, 1903, « Shop management », traduction française 1907, « La direction des ateliers », Revue de métallurgie, édité ensuite chez Dunod, 1913.

[12] Taylor, Frédéric Winslow, 1911, « Principes d’organisation scientifique des usines », Revue de métallurgie, édité ensuite chez Dunod, 1912.

[13] Thompson, C. Bertrand, 1925, Le système Taylor (Scientific Management), Payot, 127p.