SOUVENIRS

1878-1893

Charles de Freycinet

Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE II
LA RÉPUBLIQUE AUX RÉPUBLICAINS. — REVENDICATIONS DÉMOCRATIQUES.

La trêve des partis ne survécut pas longtemps à la rentrée des Chambres. Dès le 28 octobre 1878. les députés reprirent les vérifications de pouvoirs, toujours fertiles en orageux débats. Plus que jamais elles déterminèrent des scènes tumultueuses. Elles portaient sur les élections de ceux-là mêmes qui avaient mené la campagne contre la République. Elections le plus souvent entachées de l'intervention gouvernementale et marquées au coin de la candidature officielle. La majorité, parfois indulgente pour les comparses, se montrait inexorable pour les chefs, pour les véritables complices de MM. de Broglie et de Fourtou. M. Paul de Cassagnac, qui n'avait pas pour habitude de dissimuler sa pensée, fut invalidé après un débat dramatique dans lequel il exhala toute la rancune amassée chez les conservateurs contre le maréchal de Mac-Mahon. La veille il avait dit : « Il n'y a rien de commun entre lui et nous, depuis son parjure. »

L'élection de M. de Fourtou donna lieu, le 18 novembre, à une passe d'armes aussi vive qu'inattendue entre l'ancien ministre de l'Intérieur et le président du conseil. Le premier, après s'être défendu avec talent, eut la malencontreuse idée d'attaquer : « Quand un parti politique ne représente rien, lança-t-il à la majorité, ne dirige rien, ne gouverne rien, c'est le malaise public qui s'accentue, c'est l'anarchie qui règne, c'est la dictature révolutionnaire qui approche. » Cette apostrophe fit bondir M. Dufaure. Avec une ardeur juvénile et une rare présence d'esprit : « Nous qui me parlez, répliqua-t-il, et qui me demandez ce que je représente, voulez-vous bien me dire ce que vous représentez ? ... Oui, messieurs, il y a dans nos Chambres comme dans la presse un parti sans nom, auquel il est impossible de trouver un nom et un programme; qui est puissant par le talent, qui peut créer des obstacles sérieux à tous les gouvernements qui prendront le pouvoir, qui en créerait, s'ils revenaient, au gouvernement impérial, au gouvernement de la Restauration. Voilà le parti auquel appartient l'honorable M. de Fourtou... Quant à nous, messieurs; nous disons très sincèrement ce que nous sommes, notre nom est connu. Nous sommes les représentants de ce principe libéral qui, depuis 1814, a toujours trouvé des organes dans nos Assemblées. A ces principes libéraux, que nos pères nous ont transmis, nous adaptons la forme du gouvernement républicain, telle quelle a été établie par la Constitution de 1875. Nous sommes des républicains libéraux. » M. Dufaure fut acclamé et M. de Fourtou invalidé.

Ces scènes creusaient de plus en plus le fossé entre républicains et conservateurs. Il était aisé de prévoir que le jour où ces derniers se croiraient en force, ils reprendraient l'offensive et susciteraient de graves difficultés à la République. Ce jour-là la France se trouverait de nouveau coupée en deux et notre travail d'apaisement détruit sans retour. Danger plus immédiat, des symptômes de mésintelligence apparaissaient entre le cabinet et la majorité. Nos amis de la Chambre et même ceux du Sénat commençaient à nous trouver trop timides. Ils s'étonnaient de notre extrême circonspection. Il faut reconnaître que, depuis le grand coup frappé par M. de Marcère, notre bras retombait inerte. Peu de changements dans les administrations financières. Moins encore à la Guerre, où des personnalités compromises continuaient de remplir des fonctions importantes. Le ministère de la Justice surtout provoquait les récriminations. On citait tout haut les noms des membres du parquet et des juges de paix qui s'étaient illustrés pendant le Seize-Mai et sur lesquels il semblait que M. Dufaure fermât volontairement les yeux. On exagérait. M. Dufaure n'entendait pas accorder l'impunité, mais, par un scrupule honorable, il ne voulait agir qu'à bon escient. Tenant en suspicion les plaintes qui lui parvenaient, vagues échos de la bataille électorale, il attendait que des rapports hiérarchiques solidement établis vinssent justifier les mesures de rigueur qu'on réclamait de lui. Peut-être ne se méfiait-il pas assez de la fragilité des conversions qui s'étaient opérées dans son personnel, après la débâcle de l'ordre moral. La correction présente masquait trop à ses yeux les méfaits antérieurs. Dans sa méticuleuse procédure, il perdait de vue les souffrances endurées par les républicains et dont les auteurs demeuraient impunis. Nos amis, de leur côté, réduisaient le crédit accordé d'abord à M. Dufaure et ne se disaient pas que les signalés services rendus par le vieil homme d'Etat méritaient des ménagements.

Quoi qu'il en fut des torts respectifs, le divorce s'annonçait. Le Maréchal, qui ne l'ignorait pas, en concevait une vive irritation. De plus grands sacrifices, pensait-il, étaient inutiles, il avait affaire à des esprits insatiables. Il se repentait même des concessions déjà consenties. N'aurait-il pas mieux valu tomber tout entier avec M. de Broglie, plutôt que de prêter la main à un replâtrage où il laissait des lambeaux de son honneur? En tout cas, il n'irait pas plus loin et, si M. Dufaure se retirait, il se retirerait aussi. Nous eûmes la révélation de cet état d'esprit vers la fin du mois de décembre. Au conseil du 21, M. Dufaure, qui prévoyait un conflit avec la Chambre et cherchait à le prévenir, dit au Maréchal : « Dans le cas où le ministère serait encore en fonctions à la rentrée de janvier, il y aurait lieu pour lui de se présenter aux Chambres avec un message ou une déclaration qui permettrait d'ouvrir un débat et de faire connaître nos intentions. Nous préparerons ce programme, nous vous l'exposerons et, s'il vous agrée, vous déciderez si vous voulez parler en votre nom ou si nous devons parler au nôtre. La forme importe peu, l'essentiel est que le parlement se trouve mis en présence d'un document à propos duquel on puisse s'expliquer. » Le Maréchal répondit avec une certaine animation : « Je n'admets pas le doute que vous exprimez sur votre existence : tant que je serai au pouvoir, vous y serez aussi, vous, Monsieur Dufaure. Je n'irai pas plus loin. Si vous vous retirez, je me retirerai en même temps. Quant au programme, j'accepte l'idée, nous en reparlerons. » .M. Dufaure ne releva pas l'allusion à la démission du Président et se borna à ces mots : « C'est entendu, Monsieur le Maréchal, nous préparerons le programme et vous le soumettrons dans quelques jours. » Au conseil du 24, l'irritation du Maréchal se manifesta sous une autre forme. M. Léon Say lui proposait le remplacement de deux trésoriers généraux, compromis pendant le Seize-Mai. Le Maréchal, pour lequel cet incident, en somme secondaire, n'était qu'une occasion d'exhaler son mécontentement, s'exclama : « Avec ce système de révocations, vous ruinerez le régime. Les gouvernements forts n'agissent pas ainsi. » — « Il y a des gens, répliqua malicieusement M. Say. qui appellent gouvernements forts ceux qui font des coups d'Etat. Eh bien! Louis Napoléon a mis à la porte tous les serviteurs de la République. » Le Maréchal ne se dérida pas et signa brusquement les décrets.

Avant l' ouverture de la session, fixée au 14 janvier, une préoccupation envahit nos esprits. Nous savions que le Général Borel serait mis bientôt en demeure d'opérer quelques déplacements et de consentir certaines modifications de détail dans son budget. Or nous avions expérimenté que le général Borel, tout d'une pièce, se prêtait mal aux accommodements et ne sacrifiait pas aisément des camarades dont les torts professionnels ne lui apparaissaient pas. D'un autre côté, il n'avait pas l'oreille de la Chambre. Peu habitué à la tribune, il ne gardait pas les ménagements de forme qu'exige souvent la vie parlementaire. Ses refus étaient formulés avec une laideur militaire, il ignorait l'art des sous-entendus. Sa parfaite droiture, que chacun connaissait, ne suffisait pas à pallier ces défauts, de sorte qu'on pouvait prévoir qu'à la première escarmouche un peu vive, les mécontentements accumulés le mettraient en minorité. Dans un conseil où le général n'avait pas été convoqué, M. Dufaure nous fit part de ses inquiétudes. Ne conviendrait-il pas d'avertir le ministre de la Guerre? Peut-être préférerait-il se retirer avant la réunion des Chambres. Le gouvernement aurait ainsi plus de facilités pour l'appeler à un poste important, tandis qu'un vote hostile du parlement retarderait tout au moins sa nomination. Mes rapports affectueux avec le général me valurent la délicate mission de le pressentir. Il m'interrompit aux premiers mots : « Je saurai le plus grand gré à M. Dufaure, s'il me rend ma liberté. Je ne suis entré au ministère que sur vos instances et je n'y reste que pour ne pas le désobliger. La vie parlementaire n'est pas du tout mon fait. Je préfère le contact des troupes. Dites à M. Dufaure que j'accepterai avec reconnaissance le commandement d'une division. » C'était bien là sa modestie ordinaire. Je rapportai l'entretien au président du conseil, et, deux jours après, un décret inséré au Journal officiel du 14 janvier 1879 nommait le général Borel au commandement du 3e corps d'armée à Rouen.

Le choix du successeur fut une opération laborieuse. M. Gambetta tenait particulièrement à la nomination du général Farre. Je lui promis d'en faire la motion au conseil, quoique je ne me dissimulasse pas les objections que je rencontrerais. Mes Collègues pourtant consentirent à le proposer au président de la République. Je vis bien que c'était plutôt par bienveillance pour moi que par conviction : au premier symptôme de résistance du Maréchal, ils abandonneraient la partie; Cela ne manqua pas. M. Dufaure ayant articulé le nom, sans grand entrain, le Maréchal protesta : « Le général Farre n'est pas dépourvu de mérite, mais il s'occupe trop de politique, surtout avec les radicaux. Dans ce cabinet il ne serait pas à sa place. » Je pris vainement sa défense; on passa au vote, je fus seul de mon avis. Je courus chez M. Gambetta, qui me recut fraîchement : il crut que je n'avais pas déployé l'effort nécessaire. J'eus quelque peine à le détromper. Tout s'arrangea cependant et M. Gambetta, avec sa merveilleuse facilité à s'adapter aux faits acquis, me dit : « Eh bien! soit. Va pour Gresley ! (c'était le nom qu'avait prononcé le Maréchal). On aurait pu choisir plus mal. Au surplus, je le verrai; il a trop d'esprit pour ne pas devenir de nos amis. » Effectivement le général Gresley ne tarda pas à donner des preuves non équivoques de son dévouement à la cause républicaine, vers laquelle d'ailleurs il était depuis longtemps porté.

Le 5 janvier 1879 avait eu lieu le renouvellement du premier tiers du Sénat. L'événement est capital dans l'histoire de la troisième République. Quatre-vingt-deux sièges étaient à pourvoir : soixante-six républicains furent élus, et seulement seize conservateurs. La majorité passa brusquement de droite à gauche, avec un écart d'environ quarante-cinq voix. Cette majorité — on l'oublia trop à la Chambre — comprenait, pour une bonne part, des hommes modérés de la nuance Léon Say et Waddington. Résolument républicains, ils répugnaient à la politique radicale.

Une quarantaine d'entre eux se détachaient et votaient avec la droite, quand ils se voyaient en présence d'initiatives quelque peu hardies, ou menaçantes, à leur avis, pour l'ordre et la liberté. De là ces déconvenues si fréquentes qui ont affligé la majorité de la Chambre. Elle votait des résolutions, croyant qu'elles ne rencontreraient pas d'obstacle au Sénat, et puis, lorsque ces résolutions étaient écartées, elle s'en prenait aux ministres qu'elle accusait de maladresse ou de timidité.

Toutefois un grand résultat était obtenu. La République se trouvait maîtresse dans les deux Assemblées. Le Maréchal, le voulut-il, ne trouverait pas dans le Sénat une majorité pour dissoudre la Chambre : les plus timorés du centre gauche s'y opposeraient. Le spectre d'un Seize-Mai était donc à jamais évanoui. Cette constatation si consolante eut un contre-coup fâcheux. Les républicains de la Chambre, n'ayant rien à redouter pour l'avenir des institutions, ne se crurent plus tenus à la même mesure. Ils se laissèrent aller à leur impatience, que justifiaient trop les souffrances endurées, mais qu'il eût été sage de réfréner afin de ne pas ébranler l'équilibre péniblement établi entre les pouvoirs publics. Il était fort désirable que le Maréchal achevât son mandat. Pour la première fois on assisterait au fonctionnement régulier de la Constitution et l'on enlèverait aux partis hostiles leur argument favori : « Le parti républicain est ingouvernable ». A ces considérations se mêlait, dans mon esprit, une question de personnes. Si le Maréchal épuisait ses sept ans de présidence, il demeurerait en fonctions jusqu'en novembre 1880. A ce moment, M. Gambetta aurait de grandes chances de lui succéder. Au contraire, si le Maréchal disparaissait à bref délai, M. Grévy serait infailliblement choisi. Nous étions, en effet, trop près de l'ordre moral et du Seize-Mai. M. Gambetta s'était montré chef de parti, admirable tacticien, entraîneur d'hommes, il avait conduit ses troupes à la victoire : mais on ne lui soupçonnait pas — en dehors d'un cercle d'intimes — les qualités de pondération et de sang-froid, si nécessaires au président de la République. Pendant les deux années qui restaient à courir, il se montrerait sous un autre jour. Qui sait même si le Maréchal ne l'appellerait pas au pouvoir? Il avait déjà été question d'une entrevue entre eux; le projet abandonné pouvait se reprendre. Les préventions du Maréchal s'étaient beaucoup atténuées. Deux ou trois fois je lui avais parlé de M. Gambetta brièvement ; il ne le repoussait plus d'emblée, il se bornait à dire qu'il faisait une politique trop avancée. A quoi j'avais répondu que M. Gambetta était beaucoup plus tempéré et prudent qu'on ne se l'imaginait. M. Gambetta, ministre de Mac-Mahon, devenait son successeur.

Ces calculs n'existaient pas dans l'esprit de la majorité parlementaire. Elle ne voyait que la satisfaction immédiate à donner à ses revendications. Elle s'était tue pendant l'année 1878, maintenant elle pouvait parler. Elle exigeait que le gouvernement opérât dans les administrations tous les changements de personnes dont la lutte du Seize-Mai avait révélé la nécessité. Puisque les élections du 5 janvier avaient émancipé le ministère, pourquoi tardait-il à remplir sa tâche, poursuivie jusqu'ici trop timidement? La rentrée des Chambres,le 14 janvier, s'effectua sous ces fâcheux auspices. Il n'était question dans la presse que de notre mort prochaine. M. Gambetta paraissait trés monté. « Il faut, me disait-il, que le cabinet cesse de piétiner sur place. Tâchez d'ouvrir les yeux à M. Dufaure, qui nourrit de grandes illusions. Il n'est que temps. »

La lecture de la déclaration ministérielle, le 16 janvier, n'améliora pas la situation; loin de là. Elle eut au Sénat un succès d'estime; à la Chambre l'accueil fut de glace. La rédaction de ce document, j'en conviens, n'était pas propre à soulever l'enthousiasme. La méthode adoptée pour le mettre sur pied laissait à désirer. M. Dufaure. par excès de bienveillance, avait autorisé chacun de ses collaborateurs à écrire le paragraphe qui le concernait. Il arriva ce qui devait arriver. Nous donnâmes tous de trop longs développements à la mention de nos propres affaires. M. Dufaure s'était réservé d'ajuster ces lambeaux, en les réduisant au besoin. Il ne prit pas les ciseaux d'une main vigoureuse et se préoccupa modérément d'harmoniser l'ensemble. La pièce achevée était d'une étendue désespérante, avec des solutions de continuité. L'inspiration et le souffle manquaient. J'eus le pressentiment d'un complet fiasco. Toutefois je ne crus pas pouvoir critiquer l'oeuvre de notre vénéré président; d'ailleurs nous allions partir pour Versailles.

Évidemment une crise se préparait. Nous tombâmes d'accord que nous ne pouvions pas rester dans ces conditions équivoques et qu'une explication publique s'imposait. Sur le désir de M. Dufaure, M. de Marcère négocia une interpellation avec M. Sénart, qui, bien que de nos amis, consentit à nous questionner. Il le fit, le 20 janvier, avec une fermeté qui dissimula ses sympathies réelles; on eût pu croire, par moments, qu'il appartenait à l'opposition. La déclaration avait dit : « Nous ne conserverons pas en fonctions les adversaires déclarés de la République »; M. Sénart estima cette formule insuffisante. Il réclama « le dévouement au gouvernement » et, s'adressant aux ministres : « Etes-vous bien sûrs du dévouement de tous vos procureurs généraux? » — « La question du personnel, ajouta-t-il, n'est pas née après l'heureuse journée où les élections sénatoriales ont fait disparaître la possibilité d'un conflit entre les deux grands pouvoirs législatifs du pays » : elle aurait donc dû déjà recevoir une solution. A cette interrogation précise, M. Dufaure répondit un peu évasivement : « Pour l'avenir, les élections du 5 janvier, nos institutions raffermies, l'accord établi entre les pouvoirs publics me rendront plus exigeant. » Puis il laissa tomber cette phrase mélancolique, reflet de la tristesse que lui causait l'ingratitude grandissante dont il se sentait l'objet : « J'ai encore pris part à l'événement qui vient de se passer et qui a été un progrès nouveau. Je ne sais quelle part je prendrai à ses conséquences immédiates, ni si je serai témoin de la dernière épreuve que l'institution républicaine doit subir en 1880 par le renouvellement du pouvoir exécutif; mais je demande au ciel qu'elle se passe avec autant de calme et de fermeté que l'épreuve qu'elle vient de subir le 5 janvier. Et, si je suis encore de ce monde, personne n'y applaudira d'un cœur plus ardent que le mien. »

On aurait pu s'en tenir là et accorder à l'illustre vétéran un vote de remerciement pour ces élections bienfaisantes auxquelles son nom n'avait pas peu contribué. Mais les passions s'étaient donné rendez-vous, elles ne consentaient pas à retarder l'explosion de leurs griefs. M. Madier de Montjau, éloquent et fougueux, montra que le programme ministériel était l'écho affaibli de celui de 1870, que le vague était plus grand encore sur la question du personnel. Il s'en prenait à la même influence despotique qui se faisait sentir partout, dans la permanence des commandements militaires comme sur tout le reste. Il rappelait en passant que le choix du général Gresley n'émanait pas du ministère. Il constatait que l'écart entre le cabinet et la Chambre allait toujours s'élargissant, et concluait à la séparation : « Cette séparation, dit-il, nous avions cru qu'entre le ministère et nous elle pourrait s'opérer plus avantageusement, plus dignement, plus doucement pour, tous, si l'on se séparait avant de discuter. » M. Floquet, avec plus de ménagement dans la forme, et non moins de vigueur, reprit la même thèse. Tout en protestant de son « très grand et très profond respect » pour le chef du cabinet, il évoqua la séance significative où la déclaration, dit-il, « tombant sur vos têtes comme la glace » n'avait pas recueilli un signe d'approbation : « Pensez-vous, demanda-t-il. que le cabinet qui siège sur ces bancs, tel qu'il est constitué et dirigé, soit en harmonie avec la situation nouvelle créée par les élections du 5 janvier? « Il y eut une suspension de séance pendant laquelle on nous apporta plusieurs formules d'ordre du jour entre lesquelles on nous pria de choisir : « C'est bien simple, remarqua M. Léon Say, il faut voir lequel de ces ordres du jour contient le mot : « confiance », et prendre celui-là. Le reste est secondaire. » Hélas! aucun ne le contenait. Enfin M. Jules Ferry nous présenta ce texte assez vague qu'il venait, dit-il, de faire agréer par son groupe : « La Chambre des députés, confiante dans les déclarations du gouvernement et convaincue que le cabinet, désormais en possession de sa pleine liberté d'action, n'hésitera pas, après le grand acte national du 5 janvier, à donner à la majorité républicaine les satisfactions légitimes qu'elle réclame depuis longtemps au nom du pays, notamment en ce qui concerne le personnel administratif et judiciaire, passe à l'ordre du jour. » — « La confiance s'y trouve, dit vivement M. Say. nous pouvons accepter. Nous rentrâmes en séance. L'ordre du jour pur et simple, dont nous ne voulions pas, fut écarté par 200 voix contre 155, et la motion Ferry adoptée par 208 voix contre 116. La majeure partie de la droite et la plupart des amis personnels de M. Gambetta s'étaient abstenus dans le second scrutin. Pour qui connaît les moeurs parlementaires, ce succès équivalait à un arrêt de mort certain, avec un sursis tres court.

Le surlendemain du vote, M. Gambetta me confia : « Gresley vous proposera de retirer leur commandement de corps d'armée à tous les officiers généraux qui ont plus de trois ans d'exercice. La Chambre vous attend à ce tournant. » Effectivement la question était dans l'air depuis la rentrée. Plusieurs officiers généraux s'étaient compromis pendant les ministères de Broglie et surtout de Rochebouët. L'enquête ordonnée par la Chambre en novembre 1877 avait révélé leurs torts. Certains commandants de corps d'armée n'étaient pas défendables. Le jour où la Chambre réclamerait des sanctions, il ne serait pas possible au gouvernement de les refuser. J'aurais souhaité que le débat ne fût pas soulevé, parce que la révocation de ces grands chefs, c'était, pour moi, la démission de Mac-Mahon. Je ne manquai pas de le dire à M. Gambetta, le suppliant dans son propre intérêt de conjurer une telle éventualité. « Le Maréchal ne donnera pas sa démission, me répliqua-t-il ; il hésitera deux ou trois jours, comme il a fait avant d'accepter le ministère Dufaure, puis il signera. Car il doit bien comprendre que, Président constitutionnel, il ne peut que s'incliner devant la décision du cabinet, qui seul est responsable. » — « Vous ne tenez pas compte, insistai-je, de cette circonstance que le Maréchal désire se retirer et n'attend qu'un honorable prétexte. La question des commandants de corps d'armée le lui fournira. Le Maréchal a été sincèrement avec nous jusqu'au mois de novembre. Depuis cette époque, il est convaincu que la majorité de la Chambre veut l'entraîner au delà de ce que lui permet sa conscience. Il aimera mieux partir aujourd'hui que dans six mois. » M. Gambetta ne se laissa pas convaincre. Peut-être s'était-il trop avancé pour pouvoir reculer. Peut-être aussi le courant parlementaire lui paraissait-il trop fort.

Le 27 janvier, dans un conseil tenu chez M. Dufaure, le général Gresley, ainsi que M. Gambetta me l'avait annoncé, proposa le remplacement de neuf commandants de corps d'armée, savoir : Clinchant, Montaudon, Deligny, Bataille, Douay, duc d'Aumale, du Barail, Cambriels, Bourbaki, qui exerçaient leurs fonctions depuis plus de trois ans, et du général Ducrot, alors à la tête d'une division. Cette liste comprenait des amis aussi bien que des adversaires du régime: le caractère politique lui était donc retiré, du moins en apparence. Le seul motif invoqué résidait dans le respect dû à la loi du 14 juillet 1873, qui n'avait voulu, en principe, que des commandements de trois ans. Le ministre de la Guerre espérait de la sorte prévenir les objections du président de la République. Nous délibérâmes longuement. Chacun sentait qu'il y avait dans l'argumentation de Gresley un côté faible : l'application du principe à des généraux qui se trouvaient régulièrement investis, en vertu de nouveaux décrets rendus selon les prescriptions de la loi, et qui n'avaient pas épuisé leur second bail. Au fond et quoi que nous en disions, c'était bien la politique qui nous guidait. Nous désirions atteindre des chefs militaires qui s'étaient compromis sous le Seize-Mai et contre lesquels le parti républicain élevait de légitimes réclamations. Les noms amis ne figuraient que pour pallier la mesure aux yeux du Maréchal. Il était à craindre que celui-ci, avec son clair bon sens, ne replaçât la question sur son vrai terrain. Néanmoins, le général Gresley fut autorisé à présenter sa proposition au conseil du lendemain à l'Elysée. Je crois que nous regrettions tous de voir une pareille discussion s'ouvrir, mais il était impossible de l'éluder, dès l'instant que nous nous trouvions saisis officiellement par le ministre de la Guerre. La Chambre aurait dit avec raison que nous manquions aux engagements contenus dans l'ordre du jour du 16 janvier.

Le lendemain, mardi, le général Gresley lut ses projets de décrets, en les appuyant des mêmes motifs qu'il avait donnés la veille chez M. Dufaure. La surprise du Maréchal égala sa colère. Eh quoi ! c'était le ministre que lui-même avait choisi qui prenait une telle initiative! Il l'interrompit à chaque mot, disant que le raisonnement ne tenait pas debout, que les commandants réinvestis se trouvaient dans le même cas que les autres, qu'ils avaient le même droit à terminer leur période ; qu'on voulait le déshonorer, lui faire renier sa signature, qu'il n'assumerait pas la responsabilité de jeter le trouble dans l'armée. Bref il refusa de signer les décrets. Nous nous séparâmes fort soucieux et prîmes rendez-vous chez M. Dufaure, dans la soirée, pour nous concerter à nouveau. L'argument qui nous avait déjà décidés ne cessa pas de peser sur nos esprits. La question, dont nous n'étions plus maîtres, ne pouvait être résolue que dans un sens : celui qui permettait l'éviction des chefs signalés par l'enquête parlementaire. Le ministre de la Guerre ne s'était pas engagé de son plein gré; il avait cédé à des considérations puissantes pour aller à l'encontre du Maréchal, qui lui inspirait un dévouement respectueux. Le cabinet se voyait dans l'obligation de persévérer. Ce fut l'avis fort net de M. Dufaure, qui se regardait comme personnellement lié par ses déclarations.

Afin de ménager autant que possible l'amour-propre du Maréchal, il fut convenu que le président du conseil l'entretiendrait en particulier le mercredi matin et lui démontrerait l'impossibilité où nous étions de soutenir son interprétation à la tribune. Or, lui expliquerait-il, nous serions amenés à nous prononcer, car l'abandon du projet Gresley susciterait sûrement une interpellation. Cette entrevue, sur laquelle nous comptions un peu, ne donna pas de résultat. M. Dufaure, malgré son crédit auprès du Maréchal, ne réussit pas à l'ébranler. Il l'avait trouvé non moins ferme que la veille et résolu à se démettre, si nous persistions dans notre dessein : « Il nous convoque pour demain, une heure, à Versailles, ajouta M. Dufaure. afin de nous donner sa réponse officielle. Il ne s'est pas départi un instant du plus grand calme et d'une parfaite courtoisie. Il semblait jouir, par avance, de la liberté qu'il allait reconquérir. »

Le jeudi 30 janvier, nous étions réunis à Versailles dans notre salle habituelle et nous attendions la venue du Maréchal. A une heure précise, ponctuel comme à l'ordinaire, il entra, plutôt souriant, et d'un geste aisé nous invita à prendre nos places : « Je suppose. Messieurs, que vos résolutions n'ont pas changé?... » Et, comme nous gardions le silence : « Les miennes non plus. En conséquence je vous apporte ma démission, sous forme d'une lettre aux présidents des deux Chambres. Je veux vous en donner lecture, afin que, si quelque mot vous déplaisait, je puisse le corriger. » Aussitôt il déplia un papier, le lit et nous demanda si nous n'avions rien à y reprendre. M. Léon Say lui signala une phrase qui semblait contenir une plainte à l'adresse du ministère : « Qu'à cela ne tienne, dit le Maréchal; je vais la supprimer, car telle n'est pas ma pensée. » Il la biffa, ce qui d'ailleurs n'altérait pas le paragraphe. Il passa dans son cabinel et revint au bout de vingt minutes avec la lettre corrigée, en double exemplaire; il remit l'un à M. Dufaure et l'autre à M. de Marcère : « Maintenant, Messieurs, je tiens à vous remercier du concours que vous m'avez prêté. » Il se leva et serra la main de chacun de nous : « Vous, Monsieur Dufaure, vous connaissez mes sentiments; j'aurais voulu partir avec vous, car, depuis votre rentrée au ministère, je n'admettais pas la possibilité de gouverner sans vous. » Nous étions très émus et M. Dufaure put à peine prononcer quelques mots d'adieux.

Descendu avec M. Bardoux, je me dirigeai vers la Chambre des députés. Au bout de quelques pas nous rencontrâmes M. Gambetta avec Spuller. « C'en est donc fait!... » dit M. Gambetta. « Quel parti prend M. Dufaure? »— « Vous n'avez pas lu la note Havas ? répondit M. Bardoux. M. Dufaure décline absolument la candidature à la Présidence. Je l'ai catéchisé toute la soirée, il s'est montré inébranlable. Il m'a répété qu'étant la cause, par sa persistance, de la démission du Maréchal, il ne voulait pas en être le bénéficiaire. Il paraît fort affecté, de toute façon, et va se tenir à l'écart. » Nous continuâmes d'avancer et nous fûmes accostés par Proust et Allain Targé. qui venaient en sens inverse. « Eh bien! qu'y a-t-il de décidé? » questionna ce dernier. « Le Maréchal se retire, dit M. Gambetta, et Dufaure ne se porte pas. Tout est pour Grévy! Je veux être le premier à poser sa candidature, il ne faut pas qu'il y ait de divergence. » - « Et toi? reprit Allain Targé. Que fais-tu? » — « Moi, je lui succéderai sans doute à la présidence de la Chambre. » — « De là-haut, observa Spuller, tu ne pourrais plus parler. » « Non, mais j'observerais et me préparerais à agir. » Nous entrâmes à la Chambre, où les députés se pressaient dans les couloirs. « Nous allons nommer Grévy à la présidence de la République », annonça M. Gambetta. De leur côté, Allain Targé et Proust répandaient le même mot d'ordre, en ajoutant que Gambetta devrait remplacer Grévy à la présidence de la Chambre.

La séance s'ouvrit à trois heures un quart. Le procès-verbal adopté, M, Grévy lut, avec un léger tremblement dans la voix, la lettre suivante qui fut écoutée dans un silence respectueux :

Monsieur le Président de la Chambre des députés,

« Dès l'ouverture de cette session, le ministère a présenté un programme des lois qui lui paraissaient, tout en donnant satisfaction à l'opinion publique, pouvoir être votées sans danger pour la sécurité et la bonne administration du pays. Faisant abstraction de toute idée personnelle, j'y avais donné mon approbation, car je ne sacrifiais aucun des principes auxquels ma conscience me prescrivait de rester fidèle.

« Aujourd'hui, le ministère, croyant repondre à l'opinion de la majorité dans les deux Chambres, me propose, en ce qui concerne les grands commandements militaires, des mesures générales que je considère comme contraires aux intérêts de l'armée, et par suite à ceux du pays. Je ne puis y souscrire.

« En présence de ce refus, le ministère se retire. Tout autre ministère pris dans la majorité des Assemblées m'imposerait les mêmes conditions.

« Je crois dès lors devoir abréger la durée du mandat qui m'avait été confié par l'Assemblée nationale. Je donne ma démission de Président de la République.

« En quittant le pouvoir, j'ai la consolation de penser que, durant les cinquante-trois années que j'ai consacrées au service de mon pays connue soldat et comme citoyen, je n'ai jamais été guidé par d'autres sentiments que ceux de l'honneur et du devoir, et par un dévouement absolu à la patrie.

« Je vous invite, Monsieur le Président, à communiquer ma décision à la Chambre des députés.

« Veuillez agréer l'expression de ma haute considération.

« Mal de Mac-Mahon. »

La séance fut levée immédiatement; elle avait duré dix minutes. Même cérémonial au Sénat. L'Assemblée nationale était convoquée pour le même jour, à quatre heures et demie. Une réunion préparatoire de sénateurs et députés républicains se tint, vers quatre heures, sous la présidence de M. Féray; le nom de M. Grévy fut acclamé. Le vote dans le Congrès commença vers cinq heures. A sept heures et demie M. Grévy était élu par cinq cent soixante-trois voix contre quatre-vingt-dix-neuf données au général Chanzy, non candidat.

M. Grévy se rendit aussitôt dans une pièce aménagée derrière la salle du Congrès et reçut le conseil des ministres qui lui apportait ses félicitations. M. Dufaure ajouta que les ministres donnaient leurs démissions, mais restaient à la disposition du Président jusqu'à ce qu'il eût formé son cabinet. M. Grévy me parut un peu froid et gêné; bien qu il assurât le cabinet de sa confiance, je n'eus pas l'impression qu'il le garderait. Sénateurs et députes se présentèrent ensuite, M. Gambetta l'un des premiers. Nous apprîmes que le Maréchal en personne avait rendu visite à son successeur et l'avait complimenté dans les meilleurs termes. A huit heures, la Chambre se réunit de nouveau pour recevoir la démission de son président. Le lendemain, 31 janvier, M. Gambetta fut nommé sans concurrent, par trois cent quatorze voix.
(Cette correction était innée chez le Maréchal. J'en eus le témoignage, neuf ans plus tard, dans une sphère plus modeste. Je venais d'être nommé ministre de la Guerre. Beaucoup d'officiers, inquiets de voir pour la première fois un civil à la tête de l'armée, se tenaient à l'écart. La première carte de visite que je trouvai en arrivant rue Saint-Dominique fut celle du maréchal de Mac-Mahon. La seconde fut celle du maréchal Canrobert, mon collègue au Sénat, dont les encouragements ne m'ont jamais manqué.)

Le même jour, au Sénat, M. Dufaure était très entouré. La sympathie générale allait à l'homme désintéressé qui avait rempli si noblement son devoir. Les républicains lui savaient gré de sa fermeté, qui ne s'était pas un instant démentie. Beaucoup, même de ceux qui professaient des opinions avancées, le voyaient partir avec regret. Le bruit courait que M. Grévy lui avait, dans un entretien particulier, exprimé le désir de le conserver ; aussi les instances devenaient-elles trés vives pour qu'il y accédât. Moi-même, malgré mon impression de la veille, je parlai dans le même sens. C'est alors qu'il prononça le mot, bien souvent répété : « A une situation nouvelle, il faut des hommes nouveaux. »

La démission du Maréchal ouvre, en effet, une ère nouvelle dans l'histoire de la troisième République. Pour la première fois, les pouvoirs publics se trouvent en communauté d'opinions. Sénat, Chambre, Présidence sont — et resteront — entre des mains républicaines. Les conflits, qui avaient tant entravé la marche des affaires et parfois menacé l'existence du régime, ne sont plus à redouter. On ne pourra plus dire qu'une volonté mystérieuse, comme celle qu'on prêtait au Maréchal pendant le ministère Dufaure, s'oppose aux réformes les plus urgentes. Les Chambres, libres désormais, pourront tout tenter. Les cabinets seront sommés de réaliser les aspirations démocratiques et, suivant l'expression consacrée, de faire de la République une vérité.

Le danger, on l'aperçoit. Il résidera dans la hâte avec laquelle les innovations viendront au jour, et dans leur multiplicité. Il faudra, ainsi que le voulait Gambetta, « sérier » les questions, c'est-à-dire les aborder successivement et renoncer à tout entreprendre à la fois. Un danger plus grand encore, et qu'on voyait poindre aussi, consistait dans la dispersion du parti républicain. Le propre des armées victorieuses, en politique, c'est de se débander ou de se diviser. Tant que l'ordre moral avait dominé, les nuances républicaines se confondaient sous le même drapeau. L'ordre moral vaincu, chaque fraction voulut obéir à ses tendances. M. Dufaure venait de succomber sous la pression de la fraction avancée. Les ministères prochains seront menacés de se voir ballottés entre des forces contraires, et cela au moment où, malgré les invalidations, la Chambre comptera deux cents adversaires du régime. La défection d'une centaine de républicains pourra rendre tout gouvernement impossible. Telle était la perspective qui s'ouvrait, au moment même où la victoire semblait avoir assuré l'existence paisible de la République.

Un seul homme était capable de retarder, sinon d'empêcher la scission du parti : c'était M. Gambetta. Lui seul pouvait, au moins pour un temps, associer radicaux et modérés. Quoique fondateur d'un des groupements de la Chambre, il n'était, en réalité, inféodé à aucun. Sa politique, depuis 1870, avait eu le caractère national: il inspirait confiance aux uns et aux autres, et chacun, plus ou moins, le revendiquait. Par surcroît, il offrait cette particularité qu'élu président de la Chambre il représentait officiellement la majorité républicaine. Le choisir pour gouverner était donc un hommage rendu à cette Chambre, en même temps qu'un acte de politique prévoyante. Son avènement avait cet autre avantage de prévenir une complication, dont la vue ne pouvait échapper aux moins perspicaces. M. Gambetta, maintenu au fauteuil de la Présidence, constituait, inévitablement, une cause de trouble dans le mécanisme constitutionnel. Comment empêcher qu'il fût la plus grande personnalité du monde politique? Les ministres en fonctions tourneraient naturellement les yeux vers lui; ils chercheraient à connaître ses idées, à se ménager son appui. Lui-même, comment refuserait-il les consultations discrètes qui lui seraient démandées dans l'intérêt de la chose publique? Un tempérament tel que le sien ne pouvait se renfermer dans une abstention systématique. Si peu qu'il laissait deviner sa pensée, elle servirait en bien des cas d'inspiration et de guide aux hommes en quête d'une majorité. De là à la légende du « pouvoir occulte " la transition était facile et ainsi l'on allait au-devant d'une éventualité qui devait nuire à la fois au régime et à M. Gambetta. La première conséquence d'une telle anomalie serait d'imprimer aux ministères un caractère provisoire : ils apparaîtraient comme des combinaisons d'attente, tenant lieu de celle à laquelle tout le monde aspirait. Le gouvernement se trouverait donc atteint dans son principe et personne n'occuperait sa vraie place.

Comment un esprit aussi avisé que M. Grévy, aussi profondément observateur, n'a-t-il pas été frappé de ces considérations? Je n'étais pas admis, à cette époque, à causer librement avec lui. Plus tard, quand j'ai commencé à pénétrer dans son intimité, j'ai cru reconnaître qu il a cédé à un penchant qui lui était assez habituel. M. Grévy choisissait ses présidents du conseil d'après ses appréciations personnelles, non d'après les indications données par la majorité parlementaire. Il ne se demandait pas quel était l'homme qui répondait le mieux au sentiment des Chambres, mais quel était celui qui ferait la politique que lui, Grévy, jugeait la meilleure pour le pays. Cette conception aurait pu être en harmonie avec la constitution américaine, qui crée un président indépendant et responsable. Elle ne l'était pas avec la Constitution de 1875, qui établit un régime analogue au parlementarisme anglais, dans lequel les ministres émanent des Chambres et couvrent l'irresponsabilité du chef de l'Etat. Lorsque j'ai eu l'occasion, par la suite, de parler à M. Grévy de M. Gambetta, il a rendu hommage à ses hautes qualités; il ajoutait : « La politique qu'il suivrait ne conviendrait pas à ce pays ». — « On le verra bien, disais-je; en ce cas, il sera bientôt renversé et vous n'aurez plus à compter avec lui. En le tenant à l'écart, vous créez un grief contre vous dans les Chambres. » Parfois il a terminé par ces mots : « C'est une reserve, n'en disposons pas prématurément. »

M. Grévy. après son élection, resta quelques jours sans nous communiquer ses intentions. Ce retard me laissait espérer que s'il n'appelait pas M. Gambetta il garderait provisoirement M. Dufaure jusqu'à ce qu'il eut mieux étudié la situation. Personne ne s'en serait étonné et je crois que M. Dufaure s'y serait prêté. Le 4 février, il nous informa qu'il acceptait nos démissions. A la sortie de l'Elysée, M. de Marcère, qui avait eu avec lui une conversation particulière, nous invita à nous réunir dans l'après-midi au ministère de l'Intérieur. Nous supposâmes qu'il était chargé de former le cabinet, mais il nous détrompa. Exacts au rendez-vous, nous causions depuis quelques instants, lorsque M. de Marcère fut mandé à l'Elysée. Il revint au bout d'un quart d'heure disant que M. Grévy réclamait M. Waddington. Notre collègue à son retour nous apprit qu'il venait d'accepter, à son corps défendant, la mission qui lui était offerte. Il avait dû céder aux instances de M. Grévy, qui « tenait à continuer la politique du cabinet précédent, conforme aux voeux du pays ». Nous nous séparâmes, convaincus que les choix étaient déjà arrêtés dans l'esprit de M. Waddington.

Il aboutit en effet rapidement à mettre sa combinaison sur pied. M. Dufaure eut pour successeur à la Justice M. Le Royer; l'amiral Pothuau et M. Teisserenc de Bort, qui désiraient se retirer, furent remplacés par l'amiral Jauréguiberry et par M. Lepère, ami de M. Gambetta; M. Bardoux dut s'effacer devant M. Jules Ferry, que poussaient de nombreux amis et qui d'ailleurs s'imposait par son intervention du 20 janvier. Un ministère spécial des Postes et Télégraphes fut créé pour M. Cochery. Les autres titulaires furent conservés. On trouva généralement que ce cabinet, enregistré au Journal officiel du 5 février, ressemblait beaucoup au précédent et que M. Grévy avait négligé de donner son empreinte. En somme, le début ne parut pas très heureux.

Le lendemain, M. Gambetta prononça son discours d'installation à la présidence de la Chambre. En raison des bruits qui couraient sur le manque de sympathie entre lui et M. Grévy, il affecta de le louer, peut-être avec exagération : « Je succède, dit-il, au grand citoyen, à l'homme d'État que les suffrages des représentants du pays ont spontanément appelé à la présidence de la République française, où le suivent l'irrésistible adhésion de la France, la fidélité inébranlable du parlement et l'estime du monde. S'il est aujourd'hui le chef de la nation, il reste ici notre instituteur et notre modèle.» Puis, jetant un regard pénétrant autour de lui, il insista sur la nécessité de renoncer aux querelles stériles, de se placer résolument en face des questions et de les résoudre. A son insu, le chef de gouvernement se trahissait dans ces appels : « Nous pouvons, nous devons tous, à l'heure actuelle, sentir que les gouvernements de combat ont l'air leur temps. Notre République, enfin sortie victorieusement de la mêlée des partis, doit entrer dans la période organique et créatrice. » Je regrettais d'autant plus, en l'écoutant, que celui qui donnait de si sages conseils ne fut pas admis à les appliquer et que cette grande force demeurât désormais enchaînée.

Le cabinet dont j'étais membre me semblait bien peu adéquat à la situation. Dans mon esprit s'établissait un parallèle entre l'homme qui parlait ainsi et le président du conseil. M. Waddington personnifiait l'effort consciencieux et la droiture. Très versé dans les questions extérieures, il ignorait les difficultés de l'échiquier parlementaire. Il connaissait à peine la Chambre où l'avaient rarement conduit ses fonctions antérieures. Il n'en avait pas manié le personnel. Il ne soupçonnait pas les intrigues et la guerre sourde par lesquelles on mine un ministère avant de le renverser. Sa voix honnête avait peu de prise sur cette Assemblée houleuse, dans laquelle il fallait s'adresser aux passions au moins autant qu'à la raison. Du haut de la tribune il répandait la lumière, moins souvent la chaleur. Quel contraste avec la nature vigoureuse, le verbe éclatant, le geste dominateur de M. Gambetta! Lui seul, on le sentait capable d'assouplir ces éléments refractaires et de les faire concourir au but commun. D'avance il éclipsait le ministère bien intentionné qui se présentait à sa place, il le reléguait au second plan.

Après cette harangue, vivement applaudie, M. de Marcère donna lecture du message présidentiel, que M. Waddington, de son côté, communiquait au Sénat. Il était sobre et court, comme tout ce qu'écrivait ou disait M. Grévy, expert en l'art d'enchâsser sa pensée dans quelques phrases lapidaires : « Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n'entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels... Dans l'application des lois, qui donne à la politique générale son caractère et sa direction, le gouvernement se pénétrera de la pensée qui les a dictées; il sera libéral, juste pour tous, protecteur de tous les intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l'Etat... Tout en tenant un juste compte des droits acquis et des services rendus, aujourd'hui que les deux grands pouvoirs sont animés du même esprit, qui est celui de la France, il veillera à ce que la République soit servie par des fonctionnaires qui ne soient ni ses ennemis ni ses détracteurs. »

L'allusion au respect des volontés du parlement fut comprise de tous et particulièrement goûtée. L'ère du gouvernement personnel était close: M. Grévy ne la rouvrirait pas. Ses antécédents donnaient toute garantie à cet égard. Dès 1848, il voulait placer toute l'autorité chez les représentants de la nation, réduisant même le chef de l'État au rôle d'un fonctionnaire révocable à merci. Lors de la discussion de la Constitution, il avait proposé un amendement ainsi conçu : « L'Assemblée nationale délègue le pouvoir exécutif à un citoyen qui reçoit le titre de président du conseil des ministres. — Le président du conseil des ministres est nommé par l'Assemblée nationale, au scrutin secret et à la majorité absolue des suffrages. — Le président du conseil des ministres est élu pour un temps illimité. Il est toujours révocable. »

Comment renouvellerait-il les luttes auxquelles le maréchal de Mac-Mahon nous avait fait assister? Nous entrions dans la période, en apparence apaisée, de laquelle M. Gambetta dira : « Le danger est passé, les difficultés commencent. »

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Mis sur le web par R. Mahl en 2006