SOUVENIRS

1848-1878

Charles de Freycinet

Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd. (4ème édition)

CHAPITRE V
PRÉPARATIFS MILITAIRES.

Le lecteur aurait une idée trop incomplète de l'effort de la province, si je ne lui faisais pas connaître quelques-unes des mesures qui durent être prises avant que les opérations militaires pussent utilement s'engager. Ces détails sont arides, je l'avoue, et ne sauraient rivaliser avec des récits de bataille; mais le drame auquel ils se rattachent leur servira d'excuse, peut-être même leur communiquera-t-il quelque intérêt.

L'insuffisance du ministère de la Guerre, à Tours, au moment de l'arrivée de M. Gambetta, appelait la refonte de presque tous les services existants et la création de services nouveaux. Je soumis le résultat de mes constatations à M. Gambetta, qui me donna carte blanche pour réaliser les réformes : « Ne vous arrêtez, dit-il, ni à la dépense, ni aux personnes : tout pour la défense nationale ! » Je n'hésitai pas dès lors à tailler dans le vif.

Le premier vice d'organisation qui sautait aux yeux était la subordination effective de l'artillerie au génie. Paris, en expédiant la délégation militaire, avait dispensé le personnel d'une main avare. De deux directions, il en avait fait une seule, confiée au général du génie Véronique [Jacques VÉRONIQUE (né en 1812 ; X 1831) dont un fils, Henri Marie Charles VÉRONIQUE (1855-1917 ; X 1875) fut également officier de carrière dans le Génie]. Pour qui connaît le tempérament des deux armes, cette subordination allait à l'encontre de la logique. Autant le génie est froid, méthodique, souvent lent dans ses opérations — en raison de leur nature —, autant l'artillerie est vive, impétueuse, prompte à engager l'action. Leur rôle respectif sur le champ de bataille explique cette dissemblance. On peut dire que plus ils sont parfaits, chacun en son genre, plus ils diffèrent. Le colonel Thoumas, chargé des bureaux de l'artillerie, étouffait dans ses lisières [Charles Antoine THOUMAS (1820-1893 ; X 1839) termina sa carrière comme général de division d'artillerie ; son père, Alexandre François THOUMAS (1786-1837 ; X 1806) avait été lui-même officier de carrière d'artillerie]. Prêt à s'élancer à tout instant, il était retenu par la circonspection de son chef, par des habitudes un peu méticuleuses qui contrastaient avec sa fougue personnelle. Ils avaient l'un et l'autre les qualités de leur profession, mais leur association les paralysait. Le général Véronique était troublé par son turbulent voisin, qui ne demandait qu'à prendre du champ et se consumait sur place.

Aussitôt affranchi et devenu directeur en titre de son arme, le colonel — bientôt général — Thoumas, aidé par le personnel nombreux que je lui avais octroyé, accomplit de véritables prodiges. Il était remarquablement secondé par un jeune capitaine, qui passait alors inaperçu, et que j'ai retrouvé dix-huit ans plus tard au ministère de la Guerre, où il a laissé la réputation d'un des meilleurs directeurs d'artillerie qu'on ait connus (il a créé, sous mes ordres, de 1888 à 1893, le nouvel armement de l'infanterie et les obus à la mélinite) [Charles Philippe Antoine MATHIEU (né en 1828 ; X 1848) termina sa carrière comme général de division, directeur de l'artillerie au ministère de la guerre]. J'ai souvent admiré la fortune qui avait donné le capitaine Mathieu pour adjoint au colonel Thoumas. Ces deux hommes se complétaient à souhait. Le colonel, ardent, nerveux, susceptible d'efforts énormes, mais sujet à des abattements accrus par son état de santé. Le capitaine, fortement charpenté, bien équilibré, ne se démontant jamais et recueillant à propos le fardeau un instant échappé des mains frémissantes de son chef. Dans cette guerre terrible, où les à-coups étaient nombreux, inévitables, le colonel s'exaspérait des accidents qui contrariaient son action; il entrait chez moi vibrant, irrité, froissant le télégramme qui lui annonçait sa déconvenue, et prêt, semblait-il, à jeter le manche après la cognée. Son fidèle adjoint le calmait par quelques explications rassurantes, moi-même je l'encourageais, et bientôt le colonel, rentré en possession de son sang-froid, se remettait à l'œuvre avec cette lucidité, cette ardeur, cette compétence qui ont fait de lui un collaborateur incomparable. Leur activité combinée a réussi à mettre en ligne deux batteries de six pièces par jour durant le cours de notre administration.

Les services de l'infanterie et de la cavalerie furent l'objet d'une réorganisation analogue. Ils avaient été fondus dans le Secrétariat général, dont le général Lefort assumait personnellement la charge. Je jugeai opportun de donner une autonomie complète à la direction de l'infanterie et je mis à sa tète le colonel de Loverdo, récemment arrivé au ministère, et dont la compétence s'affirma dès notre premier entretien. Si je ne constituai pas une direction spéciale pour la cavalerie, c'est à la demande des intéressés, qui s'entendaient très bien, et qui m'exprimèrent le désir de continuer à travailler ensemble. Je fus ainsi dispensé de rechercher un directeur de la cavalerie, assez malaisé à trouver dans la circonstance. Mais, pour faciliter la mission du colonel de Loverdo, je créai deux sous-directions indépendantes, l'une pour l'infanterie, l'autre pour la cavalerie, auxquelles il n'avait qu'à donner l'impulsion. Il se concertait directement avec moi et assurait, par l'intermédiaire de ses deux sous-directeurs, MM. Templier et Poyer, le programme que nous avions arrêté. Je trouvai chez ces collaborateurs un entrain, une activité féconde, une ingéniosité qui rivalisaient avec les merveilles de l'artillerie. En moins de quatre mois, ils organisèrent et envoyèrent à l'ennemi environ six cent mille hommes, ce qui représentait l'effectif de deux régiments par jour.

L'intendance subit des réformes encore plus profondes. Elle était manifestement, par l'exiguïté de ses moyens, tout à fait au-dessous de la tâche que les événements lui assignaient. Je dus tripler ses locaux et former quatre sous-directions. Je mis respectivement à leur tête des hommes qui ont tous occupé plus tard des positions éminentes dans leur administration : MM. Panafieu, Roux, Lahaussois et Guy. Une cinquième sous-direction, entièrement nouvelle, mérite une mention particulière.

Le Dr Charles Robin, membre de l'Institut, praticien en renom, était un ami personnel de M. Gambetta : « Je vous envoie, m'écrivit le ministre, un incomparable directeur du service de santé. » En effet, le Dr Robin, outre ses connaissances scientifiques, était pourvu de facultés administratives de premier ordre. Nous nous entendîmes immédiatement pour constituer le service de santé sur des bases analogues à celles qui ont été adoptées depuis. C'est en partie grâce à ses avis que j'ai pu, en 1876, rédiger, au nom de la commission du Sénat, le rapport qui a ouvert les voies à l'organisation actuelle.

Son service reçut donc une autonomie complète. Toutefois, le Dr Robin me pria de l'exonérer de la comptabilité, à laquelle il ne se sentait pas suffisamment préparé; par ce côté, il continua de relever de l'intendance qui respecta d'ailleurs scrupuleusement son indépendance et son initiative. Il en usa avec tant de sagacité que pour les hôpitaux et les ambulances comme pour les trains d'évacuation il ne fut jamais pris au dépourvu. On sait combien cette dernière partie du service est difficile à assurer. Non seulement le transport des blessés exige des précautions spéciales, mais il faut compter avec l'encombrement des voies, réclamées à la fois par les besoins les plus divers. La complication augmente encore si l'on bat en retraite — ce qui fut trop souvent le cas pour nous. A ces moments, les lignes sont débordées et c'est miracle lorsqu'on parvient à faire passer les trains de blessés sans trop de retard. Je ne puis penser à ce collaborateur, que j'ai retrouvé ensuite au Sénat, et qui malheureusement fut enlevé trop tôt à la science, sans me sentir pénétré de reconnaissance pour le bien qu'il a réalisé avec une simplicité égale à sa compétence.

Le sous-intendant militaire, qui dirigeait à mon arrivée l'ensemble des services, ne crut pas pouvoir, devant de pareils remaniements, me continuer son concours. Il me pria de présenter sa démission au ministre. Elle fut acceptée et, malgré la valeur du fonctionnaire, je n'eus pas à regretter son départ. Son successeur, M. Férot, ancien chef du mouvement de la Compagnie de l'Ouest, m'apporta une largeur de vues, une capacité de travail, une aptitude aux vastes opérations, qui me furent extrêmement précieuses. Grâce à l'extraordinaire impulsion qu'il sut donner aux diverses branches de l'intendance, celle-ci, à la fin de la campagne, pourvoyait à l'entretien de six cent mille hommes. Elle avait même réuni, en prévision de l'armistice, des trains de ravitaillement destinés à Paris. Cet énorme effort, n'a entraîné, malgré la hâte déployée, aucune irrégularité méritant d'être signalée.
Une commission do l'Assemblée nationale fut chargée, on le sait, de poursuivre, sur les marchés de la Guerre, une enquête dépourvue de bienveillance.Étonné de n'avoir pas été interrogé alors que ma responsabilité se trouvait en jeu, je me présentai chez le président, M. le duc d'Audiffret-Pasquier : « la commission ne vous a pas convoqué, me dit-il, et il est probable qu'elle ne vous convoquera pas, parce qu'elle a trouvé votre gestion régulière. Les détails qu'on a pu critiquer ne valent pas la peine qu'on vous dérange. »
Le public a beaucoup entendu parler des « semelles de carton » et des « vareuses détrempées ». Ces faits regrettables — exagérés d'ailleurs — n'étaient pas du ressort de l'administration de la Guerre. Ils sont dus généralement à l'inexpérience des communes et des départements qui ont pourvu en hâte à l'équipement des « mobilisés ».

Les résultats obtenus par les différentes directions du ministère sont d'autant plus à leur honneur qu'elles ont eu à lutter non seulement contre la force ordinaire des choses, mais aussi contre des accidents imprévus que ne connaissent pas les administrations du temps normal. Nous y étions sans cesse exposés, par suite de l'invraisemblable pénurie dans laquelle nous nous débattions. Je me rappelle un fait entre mille, qui excitera certainement la sympathie du lecteur. Alors que nous projetions de faire avancer l'armée de la Loire sur Paris, j'avais invité le général Thoumas à ravitailler tous nos corps en artillerie et munitions, de manière à ce qu'ils fussent prêts pour la date fixée. Le délai était court, et il fallait être le général Thoumas pour assumer pareille obligation. Lui, d'habitude soucieux, m'avait dit en souriant : « Monsieur le Délégué, les mesures sont prises. Vous aurez les corps au complet le 20 novembre. » L'avant-veille de l'échéance il entre dans mon cabinet, l'œil en feu, la main tremblante, crispant douloureusement une dépêche : « Monsieur le Délégué, murmura-t-il, les dernières batteries ne partiront pas. Le navire qui nous apporte les harnais est retenu hors du port de La Rochelle par la tempête. » Oui, nous étions réduits à nous procurer des harnais en Amérique; nos arsenaux étaient vides et le temps faisait défaut pour assurer la confection en France. « Et dire, ajoutait le général avec désespoir, que j'avais tout préparé, que les canons sont chargés sur rails ! » Malgré ma déconvenue, je dus m'employer à calmer la douleur de ce brave cœur.

On n'imagine pas, quarante ans après les événements, combien de petites choses, grandes par les conséquences, nous ont entravés. J'en citerai une qui décèle bien l'imprévoyance avec laquelle le gouvernement impérial s'était laissé glisser à la guerre. Paris bloqué, la France entière manquait de capsules pour les chassepots. Un seul homme, hors de Paris, le sous-chef artificier Chatenay, connaissait à fond la fabrication. Sous la direction du colonel d'artillerie Michel, il organisa à Bourges une fulminaterie. Malheureusement l'approche de l'ennemi, maître d'Orléans, ne permit pas de conserver cette unique fabrique d'ailleurs insuffisante. On la déménagea à Toulouse, non sans perte de temps. Mis au courant de ces difficultés, je chargeai M. Marqfoy de créer une grande usine à Bayonne. Assisté de M. Mascart, jeune professeur au Collège de France, qui déjà s'annonçait comme un grand physicien, il réussit en peu de temps à organiser un établissement qui nous a donné soixante millions de capsules et qui était arrivé à en produire par jour plus de douze cent mille. Nous créâmes parallèlement de nouvelles ressources à Bordeaux, grâce à M. Linder, ingénieur des Mines, et à Toulon, par les soins de M. le colonel Dufaure [Jean Baptiste Valentin Jules DUFAURE (né en 1822 ; X 1842) finit comme lieutenant-colonel d'artillerie de marine]. Nous parvînmes ainsi à dominer la situation.

Je n'en finirais pas si je voulais énumérer toutes les lacunes dont nous avons eu à souffrir. Il en est une cependant que je veux rappeler parce qu'elle a été, durant de longues années, la cause de polémiques qui se rouvrent encore incidemment. On nous a reproché, à M. Gambetta et à moi, d'avoir fait des plans d'opérations militaires. « Ils ne s'étaient pas donné, dit-on, un état-major capable de les assister! » Eh! non, nous n'avions pas d'état-major.... ni les éléments pour le constituer. Tous les officiers supérieurs ou généraux de quelque valeur étaient aux armées. Metz et Paris en absorbaient le plus grand nombre. C'est à peine si nous avions pu compléter les services centraux du ministère. Que de fois n'avons-nous pas déploré cette absence de compétences techniqnes ! Mais avons-nous pour cela donné dans le travers de jouer les « stratèges en chambre » ?

Nullement. Quand une opération importante se préparait, je commençais par consulter les collaborateurs militaires qui pouvaient nous éclairer. Puis, si les circonstances le permettaient, par exemple avant la reprise d'Orléans, les généraux intéressés dans l'opération étaient réunis en un conseil, que M. Gambetta présidait. Lorsqu'il s'est agi de la marche sur Paris ou de l'expédition dans l'est, les généraux en ont délibéré et nous étions d'accord avec eux. Nous n'avons marqué notre volonté personnelle que dans des cas très rares, d'importance secondaire, où l'initiative du général ne se manifestait pas en temps utile. Au surplus les témoignages recueillis par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale montrent à quoi se réduit cette accusation.

A côté des services à réorganiser, d'autres durent être créés de toutes pièces. Après en avoir conféré avec M. Gambetta, je lui proposai une série de décrets qu'aucun ministre militaire n'aurait probablement signés. Je n'en ferai pas ici la fastidieuse nomenclature; je me bornerai à en citer deux ou trois qui montreront dans quel esprit nous avons dû administrer.

Le premier en date, et d'aspect assez révolutionnaire, disait : « Des grades militaires pourront être conférés à des personnes n'appartenant pas à l'armée. » Cette disposition, de nature à scandaliser les professionnels, était immédiatement atténuée par la suivante : « Toutefois, ces grades ne resteront pas acquis après la guerre, s'ils n'ont pas été justifiés par quelque action d'éclat ou par d'importants services constatés par le gouvernement de la République. » Telle est l'origine de l'« armée auxiliaire ». Sa création fut suggérée par la nécessité de suppléer à la pénurie déjà signalée de nos cadres, que Sedan, Metz et Paris avaient presque épuisés. L'exemple des Etats-Unis était propre à nous encourager.

On sait les avantages que les États du Nord ont retirés de cette institution pendant la guerre de sécession. Le gouvernement de Lincoln, obligé tout à coup de trouver les cadres d'une armée de sept à huit cent mille hommes, et ne pouvant prétendre à les l'aire sortir du noyau de trente-sept mille soldats qu'il possédait au moment des hostilités, autorisa la collation de grades militaires, mais seulement pour la durée de la guerre, à toutes personnes paraissant en état de les exercer. En deux ou trois ans se formèrent ces capitaines, hier inconnus, qui remplirent le monde du bruit de leurs exploits : les Meade, les Grant, les Sheridan, les Sherman. Le décret du 14 octobre appliqua la même méthode en France, en l'adaptant à nos mœurs. Elle nous procura un nombre considérable d'officiers, empruntés à toutes les classes de la société. Des fils de famille, de jeunes fonctionnaires, des officiers démissionnaires, des étrangers même contractèrent des engagements temporaires. C'est ainsi que les généraux Bonnet, de Polignac, Pélissier, Cremer, Garibaldi, Bossack, Ochsenbein purent commander nos divisions; que Lipowski, Charette, Cathelineau, Keller, Bouras, Carayon-Latour [Philippe Marie Joseph de CARAYON-LATOUR (1824-1886 ; X 1842) fut député et sénateur] se distinguèrent en conduisant des corps de volontaires. Nous dûmes enfin au même décret l'emploi de ces glorieux marins, Jauréguiberry, Jaurès, Gougeard, Penhoat, Payen, Bruat, etc., qui combattirent à côté de leurs camarades de l'armée de terre, et qui n'auraient jamais pu, aux termes des lois ordinaires, occuper les commandements élevés qui leur furent confiés.

Je n'affirmerai pas que, sur le nombre des choix, il n'y en ait pas eu de critiquables. Mais on s'en étonnera moins, si l'on songe à la célérité extrême avec laquelle nous étions forcés de procéder. En quelques semaines, nous avons réuni plusieurs milliers d'officiers ; comment scruter les antécédents de chacun ? Un titre antérieur, le patronage d'une personne connue, des certificats dont nous n'avions pas toujours le moyen de vérifier l'authenticité déterminaient notre acceptation. L'ennemi était à nos portes ; souvent nos soldats n'attendaient qu'un chef pour partir ; une enquête, en ce cas, n'était guère de mise. Nous nous attachions surtout aux qualités militaires, laissant un peu au second plan ces autres conditions qui ont leur légitime part dans les temps calmes, mais qui s'effacent sur le champ de bataille. D'ailleurs la durée limitée de ces nominations en corrigeait les défauts éventuels.

Notre armée auxiliaire, malgré les incontestables services qu'elle a rendus, n'a pas jeté le même éclat que celle des États-Unis. La raison en est simple : la guerre en Amérique a duré plusieurs années, tandis que notre effort a duré quatre mois. Or, c'est seulement après avoir été vaincus pendant trois ans que les généraux du Nord ont appris à vaincre à leur tour. Cela seul explique notre infériorité apparente.

Un autre décret instituait les camps régionaux « pour l'instruction et la concentration des gardes nationaux mobilisés, appelés sous les drapeaux en vertu du décret du 2 novembre 1870 ». — Etaient également admis dans ces camps, « les gardes nationaux mobiles actuellement dans les dépôts, les corps francs en formation ainsi que les contingents de l'armée régulière présents aux dépôts, au fur et à mesure des ordres du ministre de la Guerre ». On saisit la pensée de cette disposition, sans que j'aie besoin de la développer.

Les camps prévus, au nombre de onze, étaient respectivement situés à ou près de : Saint-Omer, Cherbourg, La Rochelle, Les Alpines (d'abord Pas-des-Lanciers), Nevers, Bordeaux, Clermont-Ferrand. Toulouse, Montpellier, Sathonay (Lyon) et Conlie (Sarthe). Les quatre premiers étaient, en même temps que camps d'instruction, camps stratégiques, c'est-à-dire destinés à recevoir des fortifications et à abriter des armées pouvant s'élever à deux cent mille hommes. Leur situation géographique, leur proximité de la mer et leur éloignement du théâtre des hostilités en avaient déterminé le choix. Les autres, nécessairement plus restreints, n'étaient pas fortifiés, et contenaient de cinquante à soixante mille hommes.

Ces camps ont tous reçu un commencement d'exécution, quelques-uns même une exécution avancée. Leur emplacement a été, aux termes du décret, délimité dans chaque cas par le comité militaire du département. Les travaux, mis en train par les soins de ce même comité, ont ensuite été poursuivis par le chef du génie spécialement attaché au camp. Les frais d'établissement étaient supportés, au prorata de leur population, par les départements intéressés. Toutefois, par suite de la difficulté d'obtenir immédiatement de ceux-ci les fonds nécessaires et vu l'urgence des travaux, l'État accorda des avances dans une large mesure.

Chaque camp était gouverné par un conseil administratif spécial, ainsi composé : le commandant militaire du camp, ayant rang de général de division ; le chef instructeur ayant rang de colonel ou de général de brigade ; le chef du génie ayant rang de colonel du génie ; un administrateur ayant rang d'intendant et chargé de tous les services d'approvisionnement; un médecin en chef; enfin un vice-président, choisi dans l'ordre civil et particulièrement chargé des questions d'organisation. La plupart de ces fonctionnaires recevaient leur brevet au titre auxiliaire, afin de ne pas appauvrir les cadres de l'armée régulière.

Plusieurs emplois d'intendant ont été occupés par des négociants qui mettaient fort libéralement au service de l'État leurs connaissances commerciales; d'autres l'ont été par des fonctionnaires appartenant à diverses administrations publiques. En général, ces emplois furent bien remplis. Les titulaires firent preuve d'activité, d'intelligence et d'un sentiment élevé de leurs devoirs. Le ministère de la Guerre s'en félicita d'autant plus qu'un contrôle immédiat était à peu près impossible. Les moyens dont nous disposions suffisaient à peine pour le contrôle des armées actives.

La plupart des chefs du génie, n'ayant pu être empruntés au génie militaire, étaient de simples ingénieurs des ponts et chaussées ou des agents voyers des départements. Les uns et les autres, à la faveur de leur nombreux personnel et de leurs relations avec les entrepreneurs de travaux publics, exécutèrent avec une rapidité surprenante les premiers aménagements ainsi que les baraquements en planches destinés à loger les troupes. En moins d'un mois, ces fonctionnaires réussirent, malgré l'extrême rigueur de la saison et la difficulté de se procurer les bois, à ériger des baraques confortables pour cent cinquante mille hommes. MM. Croisette-Desnoyers à La Rochelle, Domenget à Bordeaux [Théodore Jean François DOMENGET (né en 1821 ; X 1839) terminera comme ingénieur en chef des ponts et chaussées], Dormoy à Toulouse [Henri Louis DORMOY (né en 1828 ; X 1847) devint ingénieur en chef des ponts et chaussées, puis inspecteur général de la colonisation ; il est le frère de Ernest Emile DORMOY (1929-1903 ; X 1849 corps des mines) qui fit une brillante carrière dans le secteur des assurances], Meissonnier aux Alpines, Robaglia à Clermont, se firent remarquer par les bonnes dispositions et l'heureux agencement de leurs constructions. Un ingénieur aussi distingué que dévoué, M. Théodore Lévy, attaché à mon cabinet, centralisait cet important service [Théodore LÉVY (né en 1837 ; X 1856) devint par la suite inspecteur général des ponts et chaussées].

Un troisième décret organisa le Génie civil des armées. Il avait pour but de fournir aux troupes en campagne les moyens de développer les fortifications passagères, de réparer ou, en certains cas, de détruire les ouvrages d'art, de défoncer les routes devant le passage de l'ennemi. Nos ressources en génie militaire étant absolument insuffisantes, nous y suppléâmes à l'aide de l'élément civil. La direction de ce service ne fut pas offerte au général Véronique dont les idées et les habitudes s'y seraient difficilement pliées; il parut préférable de créer une direction spéciale. Elle fut confiée à M. Dupuy, ingénieur des ponts et chaussées, qui s'était signalé dans la fortification d'Orléans et qui relevait de mon cabinet. [Jean Charles Pierre DUPUY (né en 1826 ; X 1844) devint par la suite inspecteur général des ponts et chaussées]

Aux termes de ce décret, complété par quelques dispositions additionnelles, chaque corps d'armée comprit désormais un ingénieur en chef et trois ingénieurs ordinaires, neuf chefs de section, neuf piqueurs, dix-huit chefs de chantier et une compagnie d'ouvriers de soixante hommes, pouvant être portée à trois cents. Ce personnel était à volonté réparti par tiers, entre les trois divisions du corps d'armée. Il fut pourvu de tous les outils et accessoires nécessaires aux travaux, et même de piles électriques, de lunettes d'approche, de fusées, etc. Les ingénieurs eurent d'ailleurs tous droits de réquisition et furent spécialement chargés de réunir sur les lieux les travailleurs, les chevaux, tombereaux, bois, cordes, agrès, etc., que fournissait la contrée.

A la fin des hostilités, le corps du génie civil comptait en activité cinquante-deux ingénieurs de tous grades et de toute provenance et deux cents chefs de section. On ne saurait trop louer le patriotisme avec lequel ces volontaires ont rempli des fonctions très pénibles et qui n'étaient pas exemptes de danger. Des hommes du plus grand mérite, M. Bruniquel, connu par ses travaux d'art dans les Pyrénées [fils d'un pasteur de Toulon, Eugène François BRUNIQUEL-RECOULES (1836-1910 ; X 1854) fut ingénieur en chef des ponts et chaussées puis directeur de la société lyonnaise d'éclairage ; sa fille épousa Albert Charles PETSCHE (1860-1933 ; X 1879 corps des ponts et chaussées) qui construisit des centrales électriques et fut le premier président d'Alsthom], M. Fargues, chargé des travaux de la Garonne, M. Delanney. agent voyer en chef de la Sarthe, M. Brunfaut, ingénieur civil, M. Lebleu, ingénieur des mines [Louis Albert LEBLEU (X 1846), originaire de Belfort, fut après la guerre le premier directeur de l'Ecole des mines de Douai], et tant d'autres qu'il faudrait citer, n'ont pas hésité à quitter leurs familles et leurs intérêts pour s'associer aux hasards de ces rudes expéditions. Leur concours a été fort apprécié; il l'aurait été davantage encore si le temps avait permis à quelques préventions de s'effacer, et aux généraux de s'habituer à un instrument aussi nouveau pour eux. Quelques-uns l'ont habilement manié et nous ont remerciés de les en avoir dotés.

Cette institution avait eu le don de plaire à M. Gambetta. Il aimait à recevoir les ingénieurs qui revenaient du théâtre des opérations ; il les interrogeait avec cette netteté et cette précision qui étaient un des traits de son esprit. Plusieurs m'exprimaient • l'étonnement où les avaient laissés ces entretiens. Il ne se bornait pas d'ailleurs à leur parler de leur art, mais il obtenait d'eux des informations sur remplacement des troupes, sur les conditions d'hygiène, sur les facilités d'approvisionnement. Souvent un de ces petits croquis dont les ingénieurs aiment à accompagner leur description restait entre les mains du ministre, qui le consultait avec intérêt. C'est de là, je crois, que date son estime pour les polytechniciens, dont il s'est complu à louer « les éminents services » dans une dépêche bien connue à Jules Favre.

Pour mettre en mouvement tous ces rouages, j'avais, dès les premiers jours, renforcé mon secrétariat et constitué un cabinet solide, où se trouvaient réunis des concours d'élite, que d'heureux hasards m'avaient procurés. Plusieurs de mes jeunes collaborateurs sont parvenus à des situations élevées, quelques-uns aux premières charges de l'Etat. Je citerai : M. Cuvinot, ingénieur des ponts et chaussées, aujourd'hui inspecteur général et mon brillant collègue au Sénat [Louis Joseph CUVINOT (1837-1920 ; X 1855) est le grand-père de Pierre MAILLET]; M. de Serres, élève externe des ponts et chaussées, devenu directeur général des chemins de fer autrichiens; M. Rabel, mort prématurément, directeur au ministère des Travaux Publics [Paul Camille Alfred RABEL (1848-1896 ; X 1868) fut inspecteur général des ponts et chaussées et directeur du personnel au ministère des Travaux Publics]; mon neveu de Selves, ministre des Affaires étrangères, après avoir été longtemps préfet de la Seine; M. de Basire, inspecteur général des ponts et chaussées [Paul Louis de BASIRE (né en 1840 ; X 1857)]; enfin, celui qui les domine tous par sa haute magistrature et sa mort tragique, M. Sadi Carnot, successivement député, ministre et président de la République. Mon cabinet comptait aussi le distingué chimiste Xaquet (que son initiative en faveur du divorce devait plus tard rendre célèbre); M. Eugène Byse, ancien chef du Bureau central de l'exploitation des chemins de fer du Midi; M. Amilhau, ancien membre du parquet de Toulouse; le commandant de gendarmerie Desnouettes, ces deux derniers chargés surtout d'interroger les prisonniers et déserteurs ennemis.

Certains de mes collaborateurs ne se contentaient pas de la tâche que je leur avais assignée. Leur imagination inquiète leur suggérait des travaux de la plus haute utilité, pour lesquels je dus leur laisser toute latitude dès que je vis le parti que nos chefs militaires en pourraient tirer. MM. Rabel et de Serres, à l'aide de documents empruntés de divers côtés, avaient entrepris d'établir une carte murale, très vaste, sur laquelle, avec des crayons de couleurs différentes, ils reproduisaient les accidents du sol, les cours d'eau, les routes, en un mot tout ce qui pouvait intéresser la marche des troupes. Ce tableau était utilement consulté par les généraux de passage à Tours, et des extraits destinés à compléter les indications de la carte d'état-major étaient fournis aux commandants de corps d'armée qui en exprimaient le désir.

Mais rien n'égale, en originalité et en invention, le service des reconnaissances, tel que M. Cuvinot l'avait spontanément créé. On sait que cet euphémisme désigne l'ensemble des moyens mis en œuvre pour recueillir des informations sur les forces et les positions de l'ennemi. Ce genre de travail ne se poursuit pas en général au grand jour; il exige beaucoup de finesse et de prudence, sans compter une acuité de vision singulière pour séparer le vrai du faux, pour ramener les choses à leurs réelles proportions. M. Cuvinot montra une remarquable vocation et ce qu'on peut appeler l'amour de l'art. Il avait dressé, en peu de temps, des émissaires fort experts. L'un d'eux vécut, pendant deux mois, au sein d'un quartier-général prussien et nous en rapportait les renseignements les plus minutieux. Un autre nous procura, dans le mois de décembre, un plan des travaux d'investissement autour de Paris, dérobé, à Versailles, chez l'un des officiers de l'état-major du maréchal de Moltke. M. Cuvinot s'était mis en relation, par signes convenus, avec nombre d'agents en province, qui l'informaient ponctuellement, au péril parfois de leur vie. A l'aide de tous ces éléments, il envoyait chaque soir par télégraphe aux chefs de corps une circulaire faisant connaître les positions de l'ennemi et même en certains cas les numéros des régiments.

J'avais coutume, quand M. Gambetta était présent, soit à Tours soit à Bordeaux, de me rendre auprès de lui, à la préfecture où il siégeait, pour le mettre au courant des événements de la journée et pour discuter les mesures importantes. Je recherchais ces tête-à-tête, qui non seulement m'intéressaient, mais aussi m'instruisaient. L'esprit vif et lucide de M. Gambetta saisissait rapidement les questions et allait aux points délicats avec une sûreté incroyable. Ses réflexions éclairaient toujours le sujet. Souvent je me demandais comment, sans préparation, étranger par ses antécédents à la pratique administrative, hier encore orateur d'opposition et tribun, il pouvait être à ce point pénétré des idées de gouvernement et traiter les affaires avec ordre et méthode. Par un heureux privilège, il était dispensé du labeur qui s'impose à la plupart des intelligences; il avait la vision directe des choses et discernait sans effort le bon et le mauvais côté d'une solution.

Il m'a été donné, dans ma carrière politique, d'approcher quatre hommes supérieurs, que je considère, à des degrés divers, comme les fondateurs de la République : M. Thiers, M. Dufaure. M. Jules Grévy et M. Gambetta. Il est difficile et je n'essayerai pas de comparer des talents si dissemblables. Mais je crois pouvoir dire que des quatre M. Gambetta était le mieux doué. C'est lui du moins qui m'a produit l'impression la plus forte. Certes j'ai admiré, comme tous mes contemporains, la compétence quasi universelle de M. Thiers, la sobre éloquence et la solidité de M. Dufaure, la pondération et le sens aiguisé de M. Grévy. Aucun ne m'a donné le sentiment de la puissance au même degré que M. Gambetta. Il s'imposait par la vigueur de ses aflirmations et par la décision qui se révélait dans toute sa personne. Derrière le charme et la séduction, on sentait l'énergie prête à déborder. Ainsi s'explique l'ascendant extraordinaire qu'il a exercé, dès sa jeunesse, sur les âmes. Son éloquence, moins parfaite à certains égards que celle de ses illustres rivaux, avait une chaleur et une abondance qui la rendaient irrésistible. Elle était secondée par un timbre de voix qui gagnait tout de suite l'auditeur et le prédisposait à se laisser convaincre. Quelques-uns de ses discours, qu'il s'était astreint à préparer, sont des modèles de logique et d'habileté; tel celui qui marqua ses débuts au Corps législatif sur le suffrage universel, tel aussi celui qui précéda sa chute, en faveur du scrutin de liste. Habituellement, la forme était improvisée; il ne s'occupait à l'avance que de l'enchaînement des idées. Un jour, à déjeuner, il nous fit, à M. Péphau et à moi, le discours qu'il comptait prononcer, dans l'après-midi, à I A-semblée nationale et qui nous parut excellent. M. Péphau, frère de l'amiral, était à cette époque administrateur de la République française; il a depuis dirigé l'Hospice national des Quinze-Vingts, dans lequel il a réalisé des progrès très remarqués. Il le prononça non moins bon. mais tout différent. Les idées s'y retrouvaient, la forme était nouvelle. La première fois que j'eus à parler au Sénat, je lui demandai conseil. « Préparez, me dit-il, les deux ou trois premières phrases; de même les deux ou trois dernières; au milieu mettez tout ce qui vient. Ayez soin seulement de bien posséder votre sujet. » L'éloquence, chez M. Gambetta, n'était pas un but, elle était un moyen; son but, c'était l'action. Sa vie a été une action continue : depuis son premier plaidoyer pour la souscription Baudin, vers la fin de l'Empire, jusqu'à son discours sur l'Egypte, en juillet 1882. Il ne perdait pas son temps en contemplations. Il tournait rarement sa vue vers le passé, mais il la tendait sur l'avenir. « Il faut, disait-il, prendre les choses au moment où l'on est, et partir de là. » Il se préservait ainsi de tout regret et de tout abattement. Du reste, il n'avait guère besoin de revenir sur le passé pour en tirer des enseignements. Sa mémoire était telle que les moindres détails des faits accomplis lui restaient présents, sans qu'il les recherchât. Cette mémoire prodigieuse s'appliquait à tout, depuis les choses les plus importantes jusqu'aux plus futiles. Ses lectures lui laissaient d'abondantes moissons qui se classaient d'elles-mêmes dans son esprit. Il possédait avec une exactitude déconcertante un certain nombre d'auteurs favoris. Un soir, après la guerre, il dînait chez moi avec quelques-uns de ses amis, et en compagnie de M. Surell et de M. Henri Sainte-Claire Deville, le célèbre chimiste, dont il avait désiré faire la connaissance. A un certain moment, M. Surell lit une citation de Rabelais. « Tu n'es qu'un apprenti », lui dit Sainte-Claire Deville, qui le tutoyait, et il compléta la citation, assez longue. « Messieurs, leur dit à son tour M. Gambetta, je vois que vous aimez Rabelais; je peux vous en servir de derrière les fagots. » Il en débita près de deux pages, sans hésiter sur un mot. Ses deux partenaires ébahis rendirent les armes.

Indépendamment des conférences que j'avais avec M. Gambetta sur le service, je déjeunais assez souvent chez lui. Il se donnait volontiers une heure de distraction entre le travail très lourd du matin et celui non moins lourd de l'après-midi. Nos rapports d'abord officiels avaient pris insensiblement un caractère d'intimité, de sorte que ces réunions avaient pour moi plus de charme. J'y rencontrais quelques-uns de ses amis, qui lui prêtaient un concours assidu et qui depuis ont joué des rôles en vue. La conversation ne languissait guère, toute hiérarchie disparaissait, chacun avait son franc-parler. La défense nationale en était habituellement le thème. La conduite des principaux acteurs était appréciée avec beaucoup de verve; le gouvernement lui-même n'échappait pas aux remarques satiriques et l'on commentait sans grand respect les dépêches de Jules Favre ou de Trochu.

Une des figures qui m'a le plus intéressé, malgré sa modestie et sa réserve, est celle d'Eugène Spuller. Quoique ses attributions fussent nominalement restreintes à celles de « secrétaire particulier » de M. Gambetta, il possédait en réalité une grosse influence, dont il ne tirait pas vanité et qu'il s'efforçait même de dissimuler. Il aurait pu affecter les dehors d'une Eminence grise, il s'effaçait au contraire soigneusement derrière son chef et l'observateur superficiel n'aurait pas soupçonné son importance. Il n'avait d'autre préoccupation d'ailleurs que de la faire tourner au profit de la chose publique. Attentif à faciliter les rapports entre M. Gambetta et ses collaborateurs, ménageant des audiences aux personnes qui venaient traiter de graves questions, éconduisant doucement les simples solliciteurs, il savait rappeler au besoin, par un mot discret, les affaires dont la solution devenait urgente. Il se formait une opinion sur chacune d'elles et cette opinion était marquée au coin du bon sens et du désintéressement. M. Gambetta n'avait garde de la négliger; elle était pour lui un des éléments de sa résolution. J'ai eu personnellement à me louer des interventions de M. Spuller. Quand le ministre était en voyage et que je ne pouvais communiquer que par correspondance, je trouvais en lui un avocat éclairé. Je ne me suis jamais heurté à un parti pris ou à une erreur de jugement.

D'une plume prodigieusement facile, il rédigeait les dépêches ministérielles; quelques indications, parfois sa seule inspiration le guidaient. Il connaissait admirablement les idées de M. Gambetta. Leur relation remontait à la prime jeunesse et, malgré la différence des tempéraments, leurs vies paraissaient avoir été intimement mêlées. Le rôle volontairement effacé dans lequel il se renfermait était d'autant plus méritoire qu'il pouvait aisément — la suite l'a prouvé — remplir un rôle plus important. Mais tant que son ami vécut, il se consacra exclusivement à sa gloire. Son désintéressement fut mis en lumière plus tard, lorsqu'il eut à gérer le ministère des Affaires étrangères et celui de l'Instruction publique. Il se montra même homme d'Etat; son mot d' « esprit nouveau », si mal compris, et dans lequel on crut voir un recul bien éloigné de sa pensée, attestait des préoccupations élevées.

Le plus notable des commensaux de M. Gambetta était M. Clément Laurier, directeur général du personnel au ministère de l'Intérieur. Nous nous étions rencontrés à la commission d'armement, mais je n'avais pas eu le temps de l'étudier. Son type appelait l'attention au plus haut point : il était fortement accusé et plein de contrastes. Esprit subtil et pénétrant, verve mordante et satirique, grand bon sens hérissé de paradoxes, scepticisme plus apparent que réel, instincts conservateurs sous des dehors hardis et insouciants, supériorité en finances, qui lui valut la délicate mission, tout à son honneur, de négocier l'emprunt Morgan. Il ne laissait point soupçonner alors l'évolution qu'il effectua dans l'Assemblée nationale et dont s'affligèrent tous ses amis. M. Gambetta n'en fut pas le plus surpris, soit qu'il eût deviné ses perplexités secrètes, soit qu'il eût reçu des commencements de confidence. Leur affection mutuelle, très vive, résista à cette épreuve. Je me suis trouvé seul avec eux, deux ans plus tard, dans un dîner que nous offrit Laurier, au Palais-Royal. Le point douloureux ne fut qu'effleuré dans la conversation. M. Laurier parlait des horreurs de la Commune et de la nécessité d'assurer le relèvement de la France; M. Gambetta écoutait avec tristesse, sans commentaires.

M. Ranc était à l'opposé de M. Laurier. Autant celui-ci causait volontiers, autant celui-là paraissait peu communicatif. Nous l'appelions familièrement « le conspirateur », à cause de son air grave, réfléchi et comme soucieux. Il eût été, je crois, assez exubérant par nature, mais il avait contracté l'habitude de se contenir et de ménager l'expression de sa pensée. On sentait en lui une volonté ferme, sans grande propension à s'accommoder aux idées d'autrui. Il voyait juste et son conseil était bref, quelque peu impérieux. Il y avait presque toujours profit à en tenir compte. Caractère loyal et rapports très sûrs. Incliné aux extrêmes, mais ramené par une haute raison à des solutions plus tempérées. Je ne suis point étonné du rôle qu'il a joué à la Chambre auprès du ministère Ferry; sa forte main aidait, en 1883 et 1884, à réunir les éléments de la majorité. A Tours et à Bordeaux, il exerçait avec tact et fermeté les fonctions de préfet de police. Sa perspicacité m'a souvent aidé non seulement dans des choix de personnes, mais même dans la préparation de certaines mesures de guerre. Attentif à tout ce qui se passait dans l'armée, il signala la présence des princes d'Orléans qui, dans un but honorable, mais de façon intempestive, avaient entrepris de servir sous des noms d'emprunt.

M. Steenackers, que ses fonctions aux Postes et Télégraphes appelaient souvent au dehors, se montrait néanmoins assidu. Son entrain, les anecdotes qu'il rapportait égayaient le repas. Nos rapports administratifs étaient continuels. Il s'employait, avec un zèle inlassable, à établir auprès des corps d'armée des postes télégraphiques qui ont pu servir de modèles. J'ai rencontré peu d'hommes aussi dévoués à leur tâche. Toujours en mouvement, tantôt dans les bureaux, tantôt sur le terrain, il ne cessait d'inspecter et de contrôler. Il avait su conquérir l'estime du personnel un peu ombrageux, tout d'abord en défiance. Son esprit d'équité, sa bonne humeur, son endurance avaient eu raison des préventions. Son départ fut salué par les regrets à peu près unanimes de ses collaborateurs.

La petite salle à manger de M. Gambetta a vu défiler d'autres personnages, avec lesquels mes contacts étaient moins directs. M. Jules Cazot, secrétaire général du ministère de l'Intérieur, parlait peu mais était entouré du respect dû à la fermeté de ses principes et à son érudition profonde. Je ne me doutais pas que je coudoyais le futur garde des sceaux de mon cabinet de 1880. M. Allain-Targé, qui succéda à M. Larrieu comme préfet de la Gironde, apportait une note animée. Esprit essentiellement parisien, publiciste alerte, au fond très laborieux, il était en état de parler de tout et volontiers condensait le sujet dans une phrase à la Beaumarchais. M. Challemel Lacour, préfet du Rhône, ne fit qu'une courte apparition; elle suffit pour me laisser deviner le puissant esprit et le grand orateur que j'ai fréquenté depuis.

M. Gambetta, qui dominait tous ses convives et devant lequel chacun s'effaçait, n'abusait pas de l'attention générale. Il causait ordinairement à mi-voix avec le nouveau venu, l'hôte de passage, qu'il avait fait asseoir à son côté et duquel il lirait des informations. Il ne se mêlait que par moments à la conversation et toujours sous forme brève. Souvent il abandonnait ses convives et passait dans son cabinet avec celui d'entre nous qui avait une question à traiter.

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