SOUVENIRS

1848-1878

Charles de Freycinet
Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE X
L'ORDRE MORAL. - FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE.

L'attitude des monarchistes de l'Assemblée nationale, leurs conciliabules, leurs menées souterraines, nonobstant les leçons du suffrage universel, étaient pour le parti républicain un sujet incessant d'inquiétude. Nous nous demandions si M. Thiers, malgré l'investiture que lui avait value la proposition Rivet, aurait la force de résister jusqu'au bout à la poussée de la majorité. Lui-même paraissait en douter, car son message du 7 décembre 1871 trahissait une sorte de lassitude. Il se résignait à ce que l'Assemblée usât du pouvoir constituant et semblait se mettre à sa discrétion. Quelle était au fond sa pensée? M. Gambetta ne se trouvait pas en mesure d'échanger avec lui des explications nettes. Bien qu'il l'appuyât parlementairement toutes les fois que l'intérêt républicain le réclamait, il régnait entre eux de la froideur. Les propos offensants sur la continuation de la guerre n'avaient pas facilité les relations directes. M. Thiers s'était, par contre, dans des conversations privées, exprimé sur mon compte en termes bienveillants. Il avait même, récemment, témoigné le désir de me revoir. M. Gambetta que j'en avisai me dit : « Profitez de la circonstance et tachez de tirer quelque chose de lui. Peut-être causera-t-il plus librement avec vous qu'avec un membre de l'Assemblée. »

Je me présentai chez M. Thiers peu de jours après son message présidentiel. Son accueil fut aussi cordial que simple. Selon son habitude, il commença par me faire parler et se mit ensuite à parler lui-même avec beaucoup d'abondance et de variété, ceux qui l'ont approché savent quel art enchanteur il mettait dans la causerie, tantôt effleurant les sujets d'une touche légère, tantôt appuyant et résumant volontiers sa pensée par une expression pittoresque et familière. Il n'y avait plus alors qu'à l'écouter et à lui donner de temps en temps la réplique. Semblant deviner le sentiment que j'avais en l'abordant : « Votre ami, dit-t-il, n'a pas été content de moi, mais je ne pouvais m'exprimer autrement que je l'ai fait. La politique qu'on suivait à Tours conduisait la France aux abîmes. Comment vouliez-vous, avec vos hordes indisciplinées et sans cohésion, résister aux armées régulières de l'Allemagne? » Et comme je lui objectais que nous avions cependant vaincu à Coulmiers et que nous aurions pu et même dû vaincre à Orléans : « Ce sont là, interrompit-il, des hasards sans lendemain. Cela n'a servi qu'à rendre plus onéreuses les conditions de la paix. Si vous aviez renoncé à obtenir le succès éphémère de Coulmiers, comme je vous le demandais, nous aurions conservé la Lorraine. Bismarck me l'a déclaré. C'est la continuation de la guerre après Sedan qui l'a obligé à nous traiter si durement. Mais ce qui est fait est fait, et je ne songe plus maintenant qu'à leur voir les talons (sic). J'espère que l'Assemblée m'en laissera le temps. Vous n'imaginez pas à quel point ces gens-là (les monarchistes) sont pressés. Ils voudraient déjà rétablir le trône. Néanmoins vos amis peuvent être tranquilles. Tant que je serai là, je ne laisserai pas toucher à la forme du gouvernement. Après moi, ils s'arrangeront. Si vos amis sont sages, ils seront les maîtres. La France est avec eux et ne veut pas de bouleversement. Travaillons courageusement à réparer les désastres de la guerre, hélas ! de la guerre civile autant que de la guerre étrangère. » Il passa ensuite à d'autres sujets. Il émit quelques réflexions sur la réorganisation militaire, dont les bases le préoccupaient beaucoup. « Revenez me voir, termina-t-il, nous en causerons. Vous devez avoir des idées là-dessus. Nous ne serons pas du même avis, car je suis de la vieille école, et je vois, d'après votre livre, que vous êtes pour le système prussien. Vous m'exposerez vos raisons. »

Je pris congé sur ces mots et je me hâtai de rapporter à M. Gambetta l'impression très encourageante que cet entretien m'avait laissée : « En résumé, lui dis-je, M. Thiers voit la République comme la forme définitive du gouvernement de la France. Dans les limites de son mandat, il fera tout son possible pour amener ce résultat. Il souhaite que les républicains ne contrarient pas sa politique, car la situation est très difficile. L'antagonisme entre lui et la majorité est permanent. »

J'ai revu plusieurs fois M. Thiers. Il me recevait le matin, de bonne heure, à l'hôtel Bagration, faubourg Saint-Honoré, qu'il habitait en attendant que son hôtel de la place Saint-Georges, incendié par la Commune, fût reconstruit. Nos entretiens roulaient sur la politique courante et sur la réorganisation de l'armée, en particulier sur la loi de recrutement que la Chambre élaborait. M. Thiers tenait, on le sait, pour le service à long terme; il aurait voulu garder la durée de sept ans. Je prônais le service de trois ans, sans lequel on ne pouvait avoir le nombre — j'entends le nombre exercé. « Votre nombre n'est rien, protestait-il ; si les armées avaient été bien commandées et constituées comme elles auraient dû l'être, nous aurions battu les Prussiens. » — « En commençant, c'est possible, répliquais-je, mais nous n'aurions pas continué, car ils recevaient des renforts incessants ; et nous n'avions, nous, pour combler les vides, que des réserves sans instruction. C'est de là qu'est venue notre faiblesse, pendant les opérations en province. » Nous demeurâmes chacun dans notre opinion. Plus tard, il fit à l'Assemblée la concession du terme de cinq ans, mais il la regrettait et me déclarait qu'on ne pouvait aller plus loin.

J'ai conservé pour M. Thiers un respect affectueux. J'ai toujours déploré qu il y eût entre lui et M. Gambetta le nuage de la Défense nationale qui, malgré tout, ne s'est pas entièrement dissipé. Je voyais bien que M. Gambetta, sans vouloir le laisser paraître, avait sur le cœur le qualificatif injurieux dont M. Thiers s'était servi à son égard. Sa ligne politique n'en était pas affectée, mais la cordialité manquait. De son côté, M. Thiers n'admettait pas qu'on eut, à Tours, passé outre à ses conseils et à ses instances; il croyait avoir prêché la sagesse, et son orgueil souffrait qu'on ne l'eût pas reconnu. Si, entre ces deux hommes, les relations dès le début avaient été plus confiantes, beaucoup d'obstacles auraient été aplanis et nous n'aurions peut-être pas subi les péripéties à travers lesquelles la République a failli sombrer.

L'année 1872 fut marquée par divers incidents sur lesquels je ne m'étendrai pas, car ils se sont produits hors de ma sphère et je n'y suis intervenu — oh! bien modestement — que par ma plume anonyme. Le 19 janvier, les princes d'Orléans vinrent occuper leurs sièges à l'Assemblée. Ce fut, sur l'heure, un gros événement. M. Thiers avait, la veille, par l'organe de M. Casimir-Périer, laissé percer sa désapprobation. Les républicains y virent l'indice d'une audace grandissante chez les fauteurs de restauration. Ceux-ci cependant auraient dû comprendre que le pays, ainsi que me l'avait dit M. Thiers, n'était pas avec eux. Les élections partielles du 7 janvier venaient encore d'envoyer à la Chambre onze républicains, parmi lesquels M. Challemel Lacour, contre six monarchistes. A cette occasion, le département de la Seine avait donné un grand exemple de discipline. Pour ne pas gêner le gouvernement de M. Thiers par une manifestation trop radicale, il fit taire son admiration pour Victor Hugo et nomma, de préférence à l'illustre poète, M. Vautrain, président du Conseil général. Presque au même moment, les fusionnistes recevaient un coup très sensible : par une lettre rendue publique le 1er février, le comte de Chambord maintenait son drapeau et déclarait qu'il « ne consentirait jamais à devenir le roi légitime de la Révolution ».

Dans l'intersession d'avril, M. Gambetta prit vigoureusement position contre l'Assemblée. A Angers et au Havre, il dénonça son impuissance et réclama sa dissolution. Aucune thèse ne pouvait irriter davantage la majorité, car elle avait besoin de temps pour arriver à ses fins. Aussi chercha-t-elle à compromettre M. Gambetta par la discussion sur les marchés de la guerre. D'avance elle en avait mené grand bruit; elle annonçait, dans les feuilles à sa dévotion, que de honteuses spéculations seraient mises au jour. Cette discussion vint en juillet 1872, elle avorta piteusement. M. Gambetta, que j'avais renseigné sur les trois ou quatre affaires qui engageaient sa signature, réduisit les accusations à néant. Quant à toutes les autres, qui n'engageaient que la mienne, il n'eut pas à répondre, la commission d'enquête sur les marchés ne m'ayant pas mis en cause. Les clameurs des monarchistes se turent un instant devant le succès de l' « emprunt des trois milliards », destiné à amener la libération du territoire. Mais, pendant les vacances d'été, de nouveaux voyages de M. Gambetta rallumèrent la polémique. A Grenoble, il avait affirmé « l'avènement des nouvelles couches ». En Savoie, il attaqua directement l'Assemblée, « dont les éternels complots mettaient en péril la paix publique». A la rentrée, les royalistes tentèrent un grand effort pour séparer M. Thiers des républicains, tout au moins de la fraction avancée. Ils l'interpellèrent sur ces voyages, espérant obtenir des paroles de blâme qui creuseraient un fossé entre M. Gambetta et lui. M. Thiers ne voulut pas les prononcer. La majorité n'osa pas le renverser et dut se contenter d'insérer dans le vote de confiance un blâme platonique à l'adresse des doctrines « subversives » de M. Gambetta. L'année se clôtura sur la discussion de la demande de dissolution, présentée par un grand nombre de membres de l'opposition. Malheureusement le centre gauche n'y avait pas adhéré. En sorte que, malgré l'éloquente intervention de M. Gambetta, elle fut repoussée à une grosse majorité. Le soir, à la République française, nous nous regardions un peu déconcertés. M. Gambetta, toujours confiant ou voulant le paraître, nous dit : « Le chiffre des voix importe peu. C'est un coup de cloche; ils y viendront. »

Je fais ici allusion à l'habitude qu'avait prise M. Gambetta de réunir ses principaux collaborateurs, le soir, dans la grande salle du journal, à la suite des séances importantes. Ces réunions — auxquelles je n'assistais pas toujours, vu leur heure tardive — prenaient facilement le caractère d'un conseil de gouvernement. Chacun opinait; quelques membres de l'Assemblée, amis personnels de M. Gambetta, joignaient leurs réflexions aux nôtres. J'écoulais avec un particulier intérêt M. Challemel Lacour, M. Allain-Targé, M. Spuller — quand il surmontait sa réserve. Leurs observations fines et sagaces m'aidaient à me reconnaître dans un milieu encore nouveau pour moi. D'ordinaire. M. Gambetta prenait soin de nous laisser parler, sans chercher à nous influencer. Ensuite il intervenait et concluait. Parfois même il dictait, séance tenante, l'article qui le lendemain devait marquer l'orientation du parti. Durant plusieurs années, c'est moins un journal qu'un moniteur qui s'est rédigé rue du Croissant, puis rue de la Chaussée d'Antin. D'où cette physionomie à part qu'il a gardée jusqu'à la mort de M. Gambetta et qui — nonobstant un tirage plutôt restreint — lui assurait un rayonnement considérable.

Le 15 mars 1873 fut conclu le traité mémorable aux termes duquel les troupes allemandes durent évacuer le territoire à partir du 1er juillet. Le pays, tout en étant discret dans ses manifestations. en éprouva une joie profonde. Il semblait que M. Thiers, qui en avait l'honneur, y puiserait un surcroît de force pour dominer les passions de l'Assemblée. C'est à peine si celle-ci parut s'apercevoir du grand service qu'il venait de rendre et des titres qu'il acquérait à sa gratitude. Jamais il ne fut en butte à plus d'hostilités. « Ils ne me pardonnent pas, me disait-il, le bien qui en résulte pour la République. » Aussi recherchait-il l'occasion de se montrer soutenu par l'opinion, afin d'en imposer à ses adversaires. L'élection qui devait avoir lieu le 27 avril dans le département de la Seine lui parut offrir un terrain propice. Il s'appliqua dès lors à donner à cette élection un caractère personnel, qui permît au suffrage universel de se prononcer en sa faveur. Il suscita la candidature d'un de ses meilleurs amis, M. de Rémusat, alors ministre des Affaires étrangères, le type de ces monarchistes désabusés et ralliés à la République, dont M. Thiers aimait à s'entourer.

M. Gambetta, de son côté, avait une sorte de revanche à prendre. Il venait d'être fort malmené par l'Assemblée; son parti s'était vu abandonné par les modérés sur la question de la dissolution et restait sous le coup d'un gros échec parlementaire. Il tenait à montrer sa force dans le pays et l'occasion à lui aussi semblait propice. Lyon se trouvait dépouillé de ses libertés municipales par un récent vote de l'Assemblée. L'élection de l'ancien maire serait à la fois une leçon pour celle-ci et un acte de haute solidarité démocratique. En proposant donc M. Barodet aux suffrages des Parisiens, M. Gambetta ménageait un succès à son parti : « Il faut, me déclara-t-il, arrêter les royalistes, dont l'audace n'a plus de bornes. Ils ont bâillonné M. Thiers en adoptant la proposition des Trente (La commission dite des Trente, sous prétexte de définir les pouvoirs de M. Thiers, lui avait à peu près interdit l'accès de la tribune) ; ils viennent de renverser Grévy sur le plus futile prétexte et de le remplacer par un homme à eux. (la majorité avait voulu obliger M. Jules Grévy à blâmer le mot inoffensif de « bagage » dont s'était servi M. Le Royer, dans la séance du 4 avril 1873, pour designer l'œuvre de certains parlementaires. M. Grévy préféra abandonner la présidence et fut remplacé par M. Buffet) Le parti radical s'est trop effacé, on doute de sa force. M. Thiers, que nous appuyons, a lui-même intérêt à ce qu'on compte davantage avec nous. Son gouvernement s'en trouvera consolidé... D'ailleurs, M. de Rémusat n'a aucune chance d'être élu. Même si nous soutenions sa candidature, elle échouerait. Le suffrage universel veut faire une démonstration et ce ne sera certainement pas sur son nom. M. Thiers, en s'obstinant, marcherait à une défaite qui l'amoindrirait à la fois vis-à-vis des monarchistes et vis-à-vis des républicains. Expliquez-lui tout cela, puisque vous avez facilité pour le voir. Il en est encore temps. »

Je trouvai le Président fort excité. Dès les premiers mots, il m'interrompit : « Vos amis sont fous. Ne voient-ils pas qu'ils font le jeu des royalistes? Faire retirer Rémusat, c'est facile à dire. Mais est-ce possible maintenant? Tout le monde prétendrait que j'ai capitulé. Mieux vaut encore être battu. Mais eux, qu'est-ce qui les oblige à maintenir Barodet? Celui-ci peut se retirer, il n'engage personne. Répétez-leur bien qu'ils seront responsables de ma chute! » Comme je protestais contre l'hypothèse d'un tel dénouement, que j'invoquais ses immenses services, son influence... « Mon influence, s'écria-t-il, je n'en ai plus. Mes services sont oubliés. Ces gens-là (les royalistes) me détestent. S'ils le pouvaient, ils me traîneraient sur la claie. »

Je racontai à M. Gambetta les détails de mon entretien. Il ne fut pas ébranlé : « M. Thiers. résuma-t-il, a voulu vous donner le change. Il n'a en vue que sa politique modérée, sans se préoccuper de nous. Au surplus, il est trop tard. La démocratie ne pardonnerait pas un recul. » Combien j'ai regretté l'absence de relations directes entre M. Thiers et M. Gambetta ! Les choses n'en seraient pas venues à ce point et probablement on se serait mis d'accord sur une même candidature.

La lutte s'engagea ardente entre les partisans de M. Barodet et ceux de M. de Rémusat. La France en fut comme partagée. On marcha vers le 27 avril 1873 dans l'attente d'un grand événement. Le scrutin, fiévreusement dépouillé, donna cent quatre-vingt mille voix à M. Barodet et cent trente-cinq mille à M. de Rémusat. Cette majorité de quarante-cinq mille voix étonna les vainqueurs eux-mêmes. M. Thiers fut atterré; il annonça, assure-t-on, à ses familiers sa chute imminente.

L'Assemblée rentra sous le coup de l'émotion, le 19 mai. Une demande d'interpellation fut immédiatement déposée. M. Thiers, qui sentait qu'on voulait l'atteindre personnellement à travers le ministère, signifia par lettre, le 23 mai, — suivant le protocole inventé par la commission des Trente — son intention de prendre part à la discussion fixée au lendemain, 24. Il prononça un discours admirable, dans lequel, à M. de Broglie qui lui reprochait de se faire protéger par les radicaux, il répondit ce qui allait être la vérité historique : « Vous serez les protégés de l'Empire! » La coalition déconcertée se crut un instant vaincue et l'eût été sans l'opportune défection de M. Target, qui lui apporta le secours inespéré d'une douzaine de ses amis. L'ordre du jour de blâme, présenté par M. Ernoul, fut voté par 360 voix contre 344, et la démission de M. Thiers, grâce à la célérité du président Buffet, fut acceptée le même jour par 362 voix contre 331. Le maréchal de Mac-Mahon, dont le consentement était escompté et peut-être acquis, fut élu par 391 voix. Le lendemain paraissait au Journal officiel le premier ministère du Maréchal, ainsi composé : duc de Broglie, présidence du Conseil et Affaires étrangères; Beulé, Intérieur; Ernoul, Justice; Magne, Finances; général de Cissey, Guerre; amiral Dompierre d'Ornoy, Marine; Batbie, Instruction publique; Desseiligny, Travaux publics; La Bouillerie, Agriculture et Commerce. En même temps, le Maréchal adressait aux préfets la proclamation suivante :

« Je viens d'être appelé par la confiance de l'Assemblée nationale à la présidence de la République.

« Aucune atteinte n'a été portée aux lois existantes et aux institutions.

« Je réponds de l'ordre matériel et je compte sur votre vigilance et sur votre concours patriotique.

« Le ministère sera constitué aujourd'hui même. »

La promptitude de ces actes révèle, en dépit des dénégations intéressées, un plan concerté d'avance.

Ainsi fut consommé le coup d'Etat parlementaire, connu sous le nom de « Vingt-quatre Mai » et qui ouvre l'ère de l'ordre moral. J'ignore quelles furent sur le moment les réflexions de M. Gambetta. J'avais dû quitter Paris aussitôt après l'élection du 27 avril et j'en appris les conséquences par les journaux. Quand je le revis, au mois de juin, je ne le trouvai ni inquiet ni chagrin. Accentuant sa belle humeur, il se montrait plus confiant que jamais. « Après tout, me dit-il, j'aime mieux cela; la situation est plus nette. Le peuple ne comprend rien aux subtilités, il veut voir clairement où sont ses amis. Il n'y a plus maintenant que deux partis : ceux qui veulent détruire la République et ceux qui veulent la conserver. Le parti hybride de « la République sans les républicains » a heureusement disparu. Soutenons courageusement la lutte, la victoire est au bout. » Dès ce moment il avait formé des projets de résistance qui, si les coalisés avaient porté la main sur le régime, auraient causé plus d'une surprise. Il était en communication avec les comités des départements; diverses éventualités avaient été examinées. Mais je ne veux pas, même à cette distance, dévoiler un plan qui, grâce à Dieu, n'a pas eu lieu d'être mis à exécution. Je me borne à dire qu'un coup de force de l'Assemblée n'aurait pas pris les républicains au dépourvu. L'armée elle-même était moins indifférente qu'on ne le supposait. Le maréchal de Mac-Mahon en avait l'intuition lorsque, plus tard, à propos du drapeau blanc, il déclara : « Les chassepols partiraient tout seuls ! »

La nouvelle majorité avait hâte de montrer ses tendances. Elle reprit de vieilles accusations qui traînaient contre M. Ranc et vota des poursuites. Celui-ci mit opportunément la frontière entre les conseils de guerre et sa personne; il se réfugia à Bruxelles, où je le vis quelques mois après. Il fut convenu qu'il y resterait jusqu'au jour où ses amis de Paris lui donneraient le signal de rentrer. Quoique cet exil l'ennuyât prodigieusement, il comprit la nécessité de s'y soumettre : le gouvernement eut été fort capable de l'envoyer à Cayenne ou même au poteau de Satory. Sa participation éphémère et bien intentionnée à la Commune servait de prétexte aux vengeances politiques. Presque au même moment, en juillet 1873, et pour donner des gages aux catholiques militants, l'Assemblée vota l'érection de la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre, témoignage du repentir de la France, qui s'était engagée dans les « sentiers maudits de la République ».

Sur ces entrefaites, je vis M. Caillaux, qui avait remplacé M. Desseiligny aux Travaux Publics. J'étais toujours ingénieur ordinaire; l'administration oubliait volontiers l'ancien Délégué à la Guerre. M. Caillaux qui ne s'associait pas à cet ostracisme me fit appeler; il m'exprima le désir de me nommer ingénieur en chef et m'invita en conséquence à reprendre momentanément du service. Je proposai d'achever une mission que la guerre avait interrompue et qui consistait à déterminer la concurrence que les ports de la mer du Nord faisaient à nos ports de la Manche. Il adhéra. Je n'ai pas regretté les trois mois que j'ai consacrés à cette étude; je m'en suis souvenu au moment d'élaborer mon programme de grands travaux, en 1878 et 1879.

De retour de mes voyages, je me présentai à M. Caillaux. Il m'accueillit en camarade, m'annonça ma prochaine promotion et nota avec intérêt quelques-unes de mes observations. Bientôt il changea de sujet et spontanément aborda la politique : « Quelle est, croyez-vous, la pensée véritable de M. Gambetta? Où veut-il en venir? Il est impossible qu'avec ses rares facultés il ne comprenne pas les nécessités du gouvernement et qu'il consente à faire le jeu des partis extrêmes. Quel dommage, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même, qu'il se soit autant éloigné des modérés! » — « Pourquoi vous-même, hasardai-je, vous êtes-vous éloigné de nous? Pendant la guerre, nous marchions ensemble. » — « Vos amis en sont cause, répliqua-t-il avec une nuance de tristesse. Nous ne voulons pas voir le gouvernement tomber aux mains des violents, et c'est ce qui nous oblige à nous rejeter à droite... La République manque de lest » — « Que n'êtes-vous ce lest? dis-je. Si vous et les plus raisonnables de vos amis vous adhériez ouvertement à la République, si vous vous en constituiez les défenseurs contre les royalistes, vous deviendriez précisément le lest dont vous parlez. Les violents, comme vous les appelez, puisent leur force dans les desseins qu'on vous prête. Soyez républicains, vous les paralyserez. » Je vis bien, à son attitude, qu'il se sentait trop engagé pour revenir sur ses pas. Je l'ai toujours regretté. M. Caillaux était un galant homme, doué de beaucoup de talent. Son esprit clair, sa raison droite en faisaient un debater de premier ordre. Sincère, honnête, il eût apporté à la République un précieux appui. Le malheur a voulu que les excès de la Commune l'aient, au début, rejeté vers la réaction; ainsi « aiguillé », il fut perdu pour nous.

Aussitôt affranchi de ma mission, je repris activement ma collaboration au journal. La campagne contre l'ordre moral battait son plein. Le Maréchal semblait être un paravent derrière lequel les projets de fusion et les espérances réactionnaires s'épanouissaient librement. Je n'ai jamais bien compris et je crois que personne ne sait exactement ce qui avait dû se passer au moment de la nomination du Maréchal. J'irai plus loin : je pense qu'il y a eu, entre lui et la majorité, un immense malentendu. Le Maréchal, en s'inclinant devant la souveraineté de l'Assemblée, a donné à supposer qu'il quitterait la place au premier signe des monarchistes. Lui, au contraire, a pris au sérieux son rôle de gardien de la l'ordre républicaine. L'Assemblée demeurait libre de poursuivre ses projets de restauration; lui ne connaissait que sa consigne, laquelle consistait à conserver intact l'ordre actuel, jusqu'au jour où il se trouverait en présence d'un vote formel de l'Assemblée. Tant que ce vote n'interviendrait pas, il garderait le pouvoir qu'il avait reçu pour sept ans et ce pouvoir ne devait être mis au service d'aucun prétendant. De là cette résistance sourde que les royalistes ont rencontrée chez lui et qui leur a causé une pénible surprise. Ils avaient cru se donner un complice éventuel; ils n'avaient fait qu'installer un dépositaire incorruptible.

Le rôle des républicains, en cette occurrence, était tout d'observation. Ils ne devaient pas songer à vaincre de haute lutte la majorité ; un effort de leur part l'aurait rendue plus compacte. Il fallait attendre l'effet du temps. Les éléments disparates dont elle se composait se desserreraient à la longue. Le duc de Broglie, malgré son habileté et son art des sous-entendus, ne pourrait contenter à la fois les légitimistes, les orléanistes et les bonapartistes; leurs intérêts étaients trop divergents.

L'union des premiers et des seconds restait subordonnée à la condition expresse qu'une fusion se réalisât entre les prétentions des d'Orléans et celles des Bourbons : opération délicate, à laquelle allaient se consacrer les représentants les plus autorisés des deux branches. Pendant ce temps, les bonapartistes regarderaient d'un œil défiant des alliés qui ne s'occupaient en somme que de leurs seuls intérêts.

Les difficultés ne paraissaient pas devoir venir des d'Orléans. Ceux-ci, en effet, se montraient disposés aux démarches nécessaires, si elles devaient aboutir au succès. Mais le comte de Chambord, en admettant qu'il se prêtât aux combinaisons projetées, pouvait y mettre des conditions qui les rendraient peu réalisables. Tandis que les orléanistes impatients du résultat prendraient les devants, les légitimistes, moins pressés, resteraient soupçonneux, craignant de jouer un rôle de dupes. Si la conception était simple, l'exécution s'annonçait fort compliquée. Rien ne prouvait que l'orléaniste de Broglie, déjà suspect à plusieurs, ne causerait de déception à personne. Entre ces trois partis, s'agitaient des intérêts individuels, de petits groupements, sans drapeau connu, qui ne songeaient qu'à leurs étroites ambitions. Les amis de M. Target, par exemple, dont la volte-face avait déterminé la victoire du 24 mai, ne se tenaient pas pour payés uniquement par l'honneur ; ils entendaient que l'on comptât sérieusement avec eux. Or, ils n'étaient pas à négliger, leur défaut de concours pouvant compromettre toute l'œuvre de la coalition.

Ces considérations étaient de nature à encourager les républicains. Avec de la patience, ils devaient obtenir une revanche. L'essentiel était d'entretenir la méfiance entre les orléanistes et les légitimistes. Cela, on le pouvait, en sachant mettre à profit les mille hasards de la vie parlementaire. Il fut décidé, à la République française, que sans perdre de vue la défense des doctrines du parti l'on entreprendrait contre la majorité une guerre de tirailleurs, de guérillas, qui consisterait à s'embusquer derrière chaque incident, à le mettre à profit, non pour pousser une attaque à fond, qui n'aboutirait pas, mais pour décocher quelques traits en passant, de manière à laisser des blessures envenimées et à susciter des soupçons réciproques. Les coups seraient d'autant plus sûrs qu'ils paraîtraient moins prémédités et qu'on se donnerait l'air de spectateurs malicieux plutôt que de combattants. M. Gambetta m'engagea à faire ma partie dans ce concert. M'inspirant de sa pensée, je publiai, au cours de la session d'hiver 1873-1874, plusieurs articles, dont deux, paraît-il, eurent dans les couloirs de l'Assemblée un certain succès. M. Gambetta me rapporta en riant les impressions qu'ils avaient provoquées. Dans l'un, je comparais M. de Broglie à Don Juan entre la brune et la blonde, trompant tour à tour légitimistes et orléanistes, laissant croire à chaque faction qu'il travaillait pour elle, alors qu'en réalité il travaillait pour lui seul, pour se maintenir au pouvoir, en attendant une fusion dont il n'avait pas grand souci et à laquelle il aiderait mollement. Il laissait les deux rivales se morfondre, tandis qu'il donnait ses faveurs au septennat de Mac-Mahon plus tangible et plus sûr. Dans l'autre article, je raillais le groupe Target et l'importance qu'il promenait dans le ciel parlementaire. Je le comparais à ces astéroïdes qui dérangent par leur présence la marche des astres les mieux réglés et dont la fonction semble consister à produire des perturbations. Ces échantillons permettent de juger du ton qu'affectait la République française pendant cette période si fertile en péripéties. Je ne fus pas seul à m'employer à ces escarmouches : M. Allain-Targé, avec sa verve endiablée, brossa quelques tableaux des mieux réussis. Sans nous exagérer la portée de cette tactique, nous eûmes lieu de croire qu'elle ne fut pas étrangère aux dissentiments qui travaillèrent les alliés et au malaise dont ils nous donnèrent l'agréable spectacle.

Le 5 août 1873, le comte de Paris, jouant son va-tout, se rendit à Frohsdorff, auprès du comte de Chambord; c'était le couronnement de négociations laborieuses, dans lesquelles l'amour-propre orléaniste n'avait pas dû se montrer trop chatouilleux : « Sire, lui dit-il en se présentant, je viens vous faire une visite qui était dans mes vœux depuis longtemps. Je salue en vous, au nom de tous les membres de ma famille et au mien, non seulement le chef de notre maison, mais encore le seul représentant du principe monarchique en France. » La soumission était complète, on rejetait bien loin les souvenirs de la Révolution et de la monarchie bourgeoise de 1830. En retour, on avait lieu d'espérer que le comte de Chambord, malade, transmettrait prochainement la couronne à son héritier, si même il n'y renonçait dès maintenant en sa faveur. Tel était le vœu secret, le but suprême auquel on aspirait mais qu'on n'osait pas avouer.

Le comte de Chambord montra jusqu'à la dernière heure une énergie, une décision, une clarté de vision qu'on n'aurait pas soupçonnées chez un homme depuis si longtemps isolé et prématurément usé par les souffrances physiques. Loin de recevoir le sceptre d'une main défaillante pour le transmettre aussitôt aux mains plus robustes qui s'offraient, il entendit s'en saisir pour lui-même et, auparavant, dicter ses conditions. Le comte de Chambord n'était pas le prétendant impatient pour lequel la réussite est tout, mais il représentait des principes dont l'importance dominait à ses propres yeux la résurrection même de la monarchie. De là sa revendication publique, hautaine du « drapeau blanc », devant laquelle il faut s'incliner avec respect, tout en constatant l'incompatibilité qu'elle révélait entre ses idées et l'état réel de la France. A la République française, nous avons toujours rendu justice à l'illustre obstiné; nous ne nous sommes jamais raillés de prétentions qui avaient leur source dans les sentiments les plus élevés.

L'obstacle dressé brusquement par le comte de Chambord donna naissance au septennat. Aussitôt que M. Chesnelong eut fait connaître le résultat infructueux de sa mission d'octobre 1873, l'Assemblée se mit en devoir, sur la proposition du gouvernement, de régulariser la situation du maréchal de Mac-Mahon, en assignant un terme à la durée de son mandat. Au lieu d'un magistrat constamment amovible, comme l'avait été M. Thiers, on en fit un magistrat inamovible dans les limites de cette durée. M. de Broglie, qui au fond ne croyait guère à la fusion, se consolait d'avance de l'insuccès de l'entreprise en continuant d'exercer le pouvoir sous le couvert du Maréchal, dont il possédait l'entière confiance. Le Maréchal prenait à la lettre les décisions de l'Assemblée, et l'on pouvait être certain qu'une fois la durée de son mandat fixée il se croirait étroitement tenu de l'épuiser, en dépit de toutes les intrigues qui s'agiteraient autour de lui. M. de Broglie avait intérêt à se donner un champ aussi large que possible : il proposa le terme de dix ans. Toutefois, devant les protestations des libéraux, qui trouvaient exorbitant d'enchaîner l'avenir pendant un si long temps, le ministère consentit à transiger et se contenta de sept années. Ce chiffre a passé dans la Constitution et marque la limite des pouvoirs présidentiels jusqu'à ce jour. Les républicains eussent voulu qu'on profitât de l'occasion pour asseoir les bases de la Constitution elle-même. Mais les pressantes démonstrations de M. de Laboulaye furent vaines et l'Assemblée se borna, en novembre 1873, à statuer sur le mandat du Maréchal.

Cette étape franchie, le duc de Broglie se trouva aux prises avec les difficultés que la République française avait prévues. Il eut surtout à se prémunir du côté des légitimistes. Ce parti fier, ombrageux se prêtait malaisément à l'abandon des principes. Il avait une secrète irritation contre M. de Broglie qu'il soupçonnait de n'avoir pas favorisé sincèrement les tentatives de fusion. Il lui marchandait son appui, ne l'accordait qu'à regret. La polémique du journal portait sur ce point délicat : nous nous appliquions à mettre en relief les concessions arrachées à la conscience des légitimistes par l'ambition de leurs alliés; nous affections de les plaindre, ce qui était la meilleure manière de les piquer au vif. Détail assez curieux, ils provoquèrent l'emploi du terme « opportunisme », dont il a été fait depuis un si fréquent usage à l'égard des partisans de Gambetta. Nous traitions les légitimistes d' « opportunistes », pour indiquer le fléchissement des principes auquel ils se condamnaient par nécessité d'appuyer le gouvernement. Ils se montrèrent très sensibles à ce reproche, qui visait leur point d'honneur. Dès ce moment, il y eut de leur part le désir d'en prouver l'injustice par quelque manifestation d'indépendance.

L'occasion se présenta sur la loi municipale. Le projet ministériel mettait la nomination des maires entre les mains du pouvoir exécutif. Pour beaucoup de légitimistes, c'était le froissement de vieilles idées, presque traditionnelles. Epris des franchises communales, que le comte de Chambord avait plus d'une fois vantées, il leur en coûtait de sanctionner les pratiques des gouvernements centralisés, du bonapartisme en particulier. Ils ne méditaient point une défection en masse, que le sujet ne comportait pas, mais les moins politiques d'entre eux, ceux qui obéissaient au sentiment et qu'on nommait plaisamment les chevau-légers, ne craignirent pas de fausser compagnie. Le 8 janvier 1874, sous la conduite du marquis de Franclieu, ils s'unirent à l'opposition pour faire ajourner la discussion de la loi municipale. C'était un coup sensible pour M. de Broglie, qui ne put se dispenser d'offrir sa démission au Maréchal. Celui-ci la refusa et l'Assemblée, revenue de son émoi, accorda au ministère un vote de confiance. Parlementairement, l'incident était clos. Mais l'effet moral subsistait; le prestige du gouvernement était entamé, la fragilité de sa base apparaissait. Ses jours désormais étaient comptés.

Quatre mois après, le 12 mai, M. de Broglie fut de nouveau et définitivement renversé sur la mise à l'ordre du jour de cette même loi municipale. Cette fois il n'y avait pas de surprise, les partis s'étaient donné rendez-vous ; l'existence du cabinet se trouvait bel et bien en jeu. Cinquante-deux légitimistes et dix-huit bonapartistes se tournèrent délibérément contre lui. M. de Broglie comprit qu'il n'y avait plus matière à équivoquer. Il offrit sa démission et ne la reprit pas. Cet événement décelait l'incurable faiblesse du régime sous lequel on vivait. En effet, déterminer organiquement la durée du pouvoir exécutif, en reporter le terme au delà de l'Assemblée qui le créait, et puis s'arrêter; d'autre part, laisser le pouvoir législatif en l'air, maintenir sa souveraineté, tout en affranchissant le pouvoir exécutif; en un mot, écrire un chapitre de la Constitution sans vouloir tracer les autres, c'était en vérité décréter un paradoxe sur lequel la vie d'une nation ne pouvait pas longtemps s'appuyer. Le train des choses devait fatalement trahir l'inanité de cette conception. L'Assemblée elle-même en était oppressée, sans oser se l'avouer. Elle en donna la preuve en votant, un mois plus tard, le 15 juin 1874, par 345 voix contre 341. l'urgence d'une proposition de M. Casimir-Périer, qui l'obligeait à compléter la Constitution.

Compléter la Constitution était l'inéluctable nécessité. Mais affirmer la République, qui en découlait nécessairement — puisqu'on n'avait pu rétablir la monarchie — dépassait pour le moment la dose de résignation de l'Assemblée nationale. Aussi chercha-t-elle à écarter par un dernier geste l'amer calice qui lui était présenté. Au mois de juillet suivant, sans vouloir regarder devant elle et obéissant seulement à l'instinct de la conservation, elle repoussa à la fois et la proposition Casimir-Périer et sa contre-partie logique, la dissolution. Elle votait le néant, en attendant mieux. Mais de telles résolutions, aveugles comme celles des enfants, sont emportées par un souffle. Le 21 janvier 1875, elle commença la discussion de la loi sur les pouvoirs publics, c'est-à-dire de ce complément attendu de la Constitution, dont naguère elle ne voulait pas.

Ces vicissitudes tenaient grandement en haleine le parti républicain. Il traversait des alternatives continuelles d'espérance et de crainte. Jamais les bureaux de la République française ne furent plus animés; jamais M. Gambetta n'eut des conférences plus intéressantes avec ses collaborateurs. Il se multipliait; il passait ses journées à Versailles, une partie de ses nuits au journal. Parfois, à certains moments d'accalmie, il aimait à se délasser et venait partager mon dîner de famille. Tantôt il s'y rencontrait avec quelques amis politiques, tantôt nous étions seuls. C'est l'époque où je l'ai vu le plus familièrement. Plus tard, les occupations de l'un et de l'autre n'ont pas permis des épanchements aussi fréquents. Mais, en 1874 et 1875, il est peu de ses pensées politiques auxquelles il ne m'ait initié.

Cette année 1875 mit tout particulièrement en lumière les dons variés de M. Gambetta. On connaissait l'orateur et le chef de parti; on ne connaissait pas — du moins à ce degré — le négociateur habile et le diplomate avisé. Il eut d'abord à agir sur son propre parti qui, déniant à l'Assemblée — comme il l'avait dénié lui-même en d'autres temps — tout pouvoir constituant, répugnait à s'associer à la majorité dans la délibération des lois constitutionnelles. Quelques-uns des républicains les plus avancés s'y refusaient formellement au nom des principes. M. Gambetta estima qu'il ne fallait pas compromettre la République « au nom des principes », mais que la nécessité faisait loi et que, dans l'impuissance où l'on se trouvait d'amener l'Assemblée à se dissoudre, mieux valait essayer d'obtenir d'elle la reconnaissance de la République. En tout cas, on sortirait d'un piétinement qui favorisait les surprises. Il entra donc résolument dans la voie constituante et finit par désarmer l'opposition de ses amis. Pour qui connaît la psychologie des républicains de « la vieille école », ce triomphe n'était pas médiocre. L'union étant réalisée de ce côté, il dut se retourner vers les timides du centre gauche qui, à chaque instant, hésitaient à se prononcer catégoriquement en faveur d'une république définitive, et eussent préféré laisser la porte ouverte à la monarchie constitutionnelle. M. Gambetta sut exploiter auprès d'eux la crainte d'une restauration légitimiste ou d'une entreprise bonapartiste et, s'adressant à leur patriotisme, obtint le sacrifice de leurs intimes préférences. Enfin, plus tard, quand vint le moment d'organiser le Sénat, il fut nécessaire de s'entendre avec les partis les plus extrêmes, avec certains légitimistes et même avec des bonapartistes, pour introduire les républicains dans la catégorie des Inamovibles. On voit jusqu'à quel point M. Gambetta et ses amis durent pousser l'esprit politique. L'alliance la plus éphémère avec les bonapartistes leur coûtait étrangement; en outre, ils étaient, pour la plupart, contraires à l'institution d'un Sénat, et surtout d'un Sénat établi sur de pareilles bases. Ils consentirent cependant à le créer, plutôt que d'ébranler l'échafaudage républicain.

Le 30 janvier 1875, date à jamais mémorable, l'Assemblée vota à une voix de majorité, par 353 voix contre 352, (Par une ironie des choses, les monarchistes les plus déterminés Braient dit quelque temps auparavant : « Nous ferons la monarchie, fût-ce à une voix de majorité. »), l'amendement Wallon, ainsi conçu : « Le Président de la République est élu pour sept ans... » Ce n'était plus le maréchal de Mac-Mahon personnellement, c'était le « Président de la République », en général, qui était élu pour sept ans. Dès lors, la forme républicaine du gouvernement se trouvait légalement reconnue. L'habileté des républicains de l'Assemblée avait eu un puissant auxiliaire dans l'opinion publique, que cet éternel provisoire énervait, et dont la pression détermina de bons citoyens, tel M. Wallon, à faire pencher la balance. Le soir du vote, on illumina dans les bureaux de la République française. Mais M. Gambetta, d'ordinaire si optimiste, nous dit : « Calmez-vous, mes amis ; nous arriverons, mais il y a encore bien des difficultés à surmonter. »

Il voyait juste. Car l'année 1875 tout entière se passa en oscillations, en remous, dont quelques-uns nous inspirèrent de vives inquiétudes. Cette Assemblée agonisante ne pouvait pas se résigner à mourir. De temps en temps, elle avait des sursauts de vie qui semblaient reculer indéfiniment le jour de sa disparition. Après avoir, par 425 voix contre 254, voté l'ensemble de la loi sur l'organisation du pouvoir exécutif, elle se détourna de son œuvre; elle ajourna l'organisation du Sénat et la loi qui devait fixer les rapports entre les pouvoirs publics. La France possédait une moitié de Constitution et ne pouvait obtenir l'autre moitié. Situation bizarre et intolérable pour un grand pays. On marchait sur de frêles bases entre lesquelles régnait le vide.

Néanmoins, de notables changements survenaient dans le personnel gouvernemental. L'ordre moral s'estompait à l'horizon. Au mois de mars, un ministère semi-libéral se forma sous la direction de M. Buffet : il comprenait MM. Decazes, Dufaure, Léon Say, Wallon. L'apparition de ces noms faisait pressentir la fin du provisoire. Ce qui importait plus encore, c'était l'avènement du duc d'Audiffret-Pasquier à la présidence de l'Assemblée, en remplacement de M. Buffet. Assurément cet homme politique n'était pas des nôtres; royaliste convaincu, il avait ardemment souhaité la fondation d'une monarchie constitutionnelle. Mais ses qualités morales rassuraient. Loyal avant tout, il n'aurait jamais permis que sa haute magistrature abritât des manœuvres louches. Simple député, libre de son action, il pouvait être dangereux pour la République ; président, il était pour elle une garantie.

Enfin, entraînée par la force des choses, l'Assemblée vota l'ensemble des lois constitutionnelles et fixa la date de sa séparation au 31 décembre 1875. Elle avait vécu près de cinq années, alors qu'elle n'avait été élue que pour conclure la paix et préparer de nouvelles élections, moins hâtives et plus réfléchies. Cette longue durée — presque en usurpation de la volonté nationale — ne lui a servi qu'à réaliser le contraire de ce qu'elle avait rêvé. Par un paradoxe à peu près unique dans l'histoire, cette formidable majorité royaliste, à laquelle on ne saurait refuser le patriotisme et les talents, a finalement fondé la République. Peut-être est-ce un bien que celle-ci soit sortie d'un pareil milieu. Issue d'une assemblée républicaine, la Constitution eût sans doute comporté des dispositions nombreuses, des déclarations de principes, des affirmations trop absolues qui eussent nécessité sa révision au bout de quelques années. Les conditions disputées où elle a pris naissance l'ont condamnée à la sobriété, à la mesure, aux tempéraments, de sorte que, sans être parfaite assurément, cette Constitution, sauf de légers changements, a déjà vécu plus longtemps qu'aucune autre en France et ne paraît pas menacée de remaniements profonds. Ces résultats inespérés sont dus à la sagesse du parti républicain, à l'abnégation de certains royalistes qui ont sacrifié leur foi politique au bien public, et enfin à la clairvoyance et à la fermeté de deux hommes qui ont su discerner la voie au milieu des orages, des obscurités, des périls : M. Thiers et M. Gambetta. Chacun dans sa sphère, avec des moyens bien différents et des convictions opposées, ils ont le plus contribué à l'établissement du régime actuel.

Avant de se séparer, l'Assemblée eut encore une tâche importante à remplir. Elle dut désigner les soixante-quinze sénateurs inamovibles dont la Constitution lui réservait la nomination. Dans le cas où ces soixante-quinze élus seraient tous monarchistes, comme la composition de l'Assemblée le donnait à penser, la présence d'un pareil noyau, dans un Sénat de trois cents membres, en ferait, pour de longues années, une citadelle de la réaction. C'est bien ainsi que l'avaient compris les chefs de la majorité. Mais, grâce aux habiles ententes nouées par M. Gambetta, des défections se produisirent dans les rangs des légitimistes et des bonapartistes, en sorte que les républicains obtinrent cinquante sièges. Les orléanistes furent impitoyablement exclus, à l'exception du duc d'Audiffret-Pasquier que tous les partis acceptaient. On arriva donc à ce résultat, non moins paradoxal que le vote même de la Constitution, à savoir que le moyen inventé pour fortifier les royalistes dans le Sénat fortifia au contraire les républicains et leur assura, pour un prochain avenir, la majorité dans cette Assemblée.

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