SOUVENIRS

1848-1878

Charles de Freycinet

Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd. (4ème édition)

CHAPITRE PREMIER
LA RÉVOLUTION DU 24 FÉVRIER 1848.

Comment ai-je pu, à dix-neuf ans, voir de très près cette révolution et même y prendre une petite part? C'est une page de ma vie que j'aime à me rappeler.

J'étais à l'École polytechnique, élève de deuxième année. Comme mes camarades, je prêtais l'oreille aux bruits du dehors et la politique faisait quelquefois tort aux mathématiques. En février 1848, la situation présentait un intérêt particulier. La « campagne des banquets », menée au nom de la réforme électorale, agitait l'opinion depuis six mois. Le discours du trône, en stigmatisant les auteurs de cette agitation, venait de la raviver et de lui donner un autre cours. C'était maintenant de la liberté de réunion qu'il s'agissait. Le ministère Guizot — continuateur du long ministère Soult-Guizot — la déniait, même sous la forme la plus calme et la plus inoffensive. Après d'orageux débats à la Chambre des députés, opposition et gouvernement s'étaient mis d'accord pour faire trancher la question de légalité par les tribunaux. L'occasion allait en être offerte par le banquet monstre projeté à Chaillot pour le mardi 22 février : procès-verbal serait dressé et la justice prononcerait.

Au dernier moment, le ministère se ravisa. Il fit interdire purement et simplement la réunion par ordonnance du préfet de police. Le peuple, selon une habitude contractée sous le règne de Louis Philippe, répondit par des barricades. A la vérité, elles n'étaient pas très nombreuses ni très redoutables; la troupe s'en rendit maîtresse assez facilement. Une forte pluie, tombée dans la nuit, acheva l'œuvre de l'autorité et le matin les derniers rassemblements avaient disparu. Aussi la direction de l'Ecole [polytechnique], dans sa sagesse, jugea-t-elle inutile de nous priver de notre demi-congé du mercredi. A deux heures, nous gagnâmes vivement la porte de sortie et nous nous répandîmes dans les rues, pressés que nous étions de voir par nous-mêmes ce dont nous avions entendu parler vaguement.

Nous supposions la ville morne et grave; elle avait au contraire sa physionomie ordinaire. A peine remarquait-on un peu plus de monde sur les portes et quelques passants à la mine apeurée. Plus tard, nous apprenions que M. Guizot avait annoncé sa démission à la Chambre des députés. Rien n'était plus propre à pacifier les esprits. Nous rentrâmes donc, le soir, convaincus que tout était fini et que nous ne verrions pas d'insurrection.

Presque au même moment, se déroulait un drame dont les origines sont restées mystérieuses et dont les conséquences furent immenses. Une colonne nombreuse, formée dans les quartiers du centre, s'était portée vers le ministère des Affaires étrangères, encore situé au boulevard des Capucines. Son intention était de manifester bruyamment contre le premier ministre. Elle se heurta à un bataillon d'infanterie de ligne, chargé de garder l'hôtel. Une bousculade s'ensuivit, avec les violences inévitables en pareil cas, surtout dans l'obscurité. Un coup de feu, tiré on ne sait d'où, amena la catastrophe. La troupe, se croyant attaquée, riposta — avec ou sans ordre — par une fusillade qui coucha sur le carreau une quarantaine de manifestants, ainsi que d'inoffensifs passants, parmi lesquels une jeune femme. Tandis que la foule s'enfuyait éperdue, des hommes résolus chargèrent les cadavres sur des tombereaux. Eclairés par des torches, ils remontèrent les boulevards, stationnèrent quelques instants devant les bureaux du National et de la Réforme, puis gagnèrent les quartiers populeux, les faubourgs Saint-Denis, Saint-Martin, les Halles. Le lugubre cortège, grossi sur le parcours, de temps en temps s'arrêtait. Les cadavres étaient exhibés, particulièrement celui de la jeune femme. Des cris d'indignation et de vengeance se faisaient entendre. Le peuple naguère calmé se soulevait de nouveau devant cette apparente perfidie du gouvernement. L'aube du 24 février éclaira de nombreuses ébauches de barricades et les apprêts de la guerre civile.

Ce même matin, ne nous doutant de rien, nous [les polytechniciens] avions repris, dès six heures, nos études coutumières. Cependant un vague malaise nous envahissait. En dépit de nos bonnes impressions de la veille, nous avions le pressentiment confus d'un malheur. Les diverses salles entrèrent en communication les unes avec les autres, ainsi qu'il arrivait dans les moments troublés. On apprit bientôt que certains camarades avaient reçu des journaux lancés du dehors pardessus les murs. Il était question de sang versé, d'émeute imminente. Sans nous être concertés, nous abandonnâmes nos salles et nous descendîmes dans la cour d'honneur. Chose étrange, et qui nous donnait à penser, nos surveillants n'avaient mis aucun obstacle à cet acte insolite. Que se passait-il donc?... Des conversations bruyamment échangées entre groupes se dégagea l'impression qu'il y avait de la révolution dans l'air et que l'École ne pouvait pas se tenir à l'écart. Nous étions liés par nos traditions. L'Ecole n'avait-elle pas été à côté du peuple, en 1815, pour défendre Paris? N'avait-elle pas combattu avec lui, en juillet 1830? (Le nom du camarade Vaneau, tué sur les barricades, perpétuait ce glorieux souvenir.) Ne s'était-elle pas mêlée à lui, lors des funérailles de Benjamin Constant et du général Lamarque ?

A notre tour, n'avions-nous pas un devoir à remplir? La fusillade dont on parlait ne pouvait être que le résultat d'un déplorable malentendu, puisque Guizot avait donné sa démission et que tout désaccord aurait dû cesser. Avant de recourir aux armes, ne convenait-il pas de se renseigner? Ici l'Ecole pouvait rendre un signalé service. Elle s'interposerait entre l'autorité et le peuple pour obtenir une trêve, pendant laquelle le malentendu s'éclaircirait. Elle irait au besoin auprès des ministres et leur demanderait de faire surseoir aux hostilités. Le lecteur sourira peut-être de notre assurance, mais il faut se reporter à ces temps anciens, presque fabuleux, pour comprendre qu'un tel rôle ait séduit de jeunes imaginations et que l'idée d'une semblable médiation ne leur ait pas paru chimérique1. Quarante ans de République ont [en 1912] déshabitué le peuple des Insurrections. Quant aux polytechniciens, aujourd'hui soumis à la loi militaire, ils ne pourraient jouer un pareil rôle.

Voilà le thème naïvement sincère qu'en ma qualité de sergent-fourrier [grade attribué aux élèves les mieux classés] des anciens [élèves de 2ème année] je fus chargé de développer devant les camarades réunis. Nous nous rendîmes — toujours sous l'œil résigné des surveillants — au grand amphithéâtre de chimie, seule salle assez vaste pour contenir les deux promotions. A peine un silence relatif fut-il établi, que les majors [élèves les mieux classés] qui présidaient me donnèrent la parole. Une discussion assez vive mais courte suivit mon exposé. Quelques élèves, plutôt orléanistes, protestèrent contre un tel dessein : « La trêve, disaient-ils, est une fiction. Les insurgés verraient dans notre présence un encouragement. Quant à l'autorité, nous l'embarrasserions. Elle n'avait pas réclamé nos services. Le meilleur que nous pussions lui rendre était de fortifier la cause de l'ordre en restant à notre poste. » Ces raisons, vues à distance, ne semblent pas dénuées de sagesse. Ce jour-là, elles nous exaspérèrent. Je m'appliquai de mon mieux à les réfuter, et une énorme majorité se prononça contre elles. Il fut décidé que nous nous rendrions immédiatement à la mairie de notre arrondissement, celle du Panthéon. Là, d'après les nouvelles reçues, nous nous diviserions en escouades pour parcourir les divers quartiers et y faire régner la trêve que nous rêvions, prélude d'une solution pacifique.

Les majors et fourriers eurent mission de porter ces louables résolutions à la connaissance du général Aupick, commandant de l'Ecole.

[Né en 1789 ; issu de Saint-Cyr, le général Jacques Aupick avait succédé en octobre 1847 au général de Rostolan comme commandant de l'Ecole polytechnique ; il avait épousé en 1828 Caroline Dufays, la 2ème femme de François Baudelaire, dont le fils, le célèbre Charles Baudelaire, était en très mauvais termes avec son beau-père ; Jacques Aupick fut aussi ambassadeur à Constantinople, et Madrid ; sénateur en 1853 ; il meurt en 1857.].
Un chef ordinaire nous eût renvoyés à nos études, peut-être même eût refusé de nous entendre. Mais le général Aupick n'était pas un chef ordinaire. A beaucoup de fermeté il joignait la bienveillance et une sagacité rare. Il saisit d'un coup d'œil les conséquences d'un refus. Les élèves passeraient outre; et alors? Fallait-il provoquer une collision avec les hommes de garde ? Les insurgés dont la rue était pleine — nous l'ignorions, lui le savait — ne manqueraient pas d'accourir au tumulte et les hommes de garde seraient massacrés. Nous sortirions tout de même, mais dans quelles dispositions d'esprit ? Avec un tact parfait, il autorisa notre démarche, sous l'engagement d'honneur de nous renfermer dans la mission humanitaire que nous venions de décrire. — Au cours de la journée, une bande armée s'empara du poste et aurait tué le général si deux élèves n'étaient accourus à temps pour le couvrir de leurs corps.

Ces allées et venues avaient pris une partie de la matinée. Vers neuf heures et demie, revêtus de la grande tenue et l'épée au côté, nous défilions dans un bel ordre, quatre par quatre, pour nous rendre à la mairie. A la place du Panthéon, nous rencontrâmes un fort barrage de troupes. Le colonel, qui ne paraissait pas avoir d'instructions précises, consentit, sur nos explications, à nous laisser passer. A la mairie régnait le plus complet désarroi. On ne savait rien et l'on appréhendait tout. Le Moniteur universel (journal officiel de l'époque) annonçait, dans un entrefilet de trois heures du malin, que le Roi avait chargé M. Thiers de former un cabinet, avec l'adjonction de M. Odilon Barrot. Puis les ténèbres s'épaississaient. Le même numéro publiait un décret de la veille, qui nommait le maréchal Bugeaud au commandement des troupes et de la garde nationale, et le maire apprenait à cet instant que le maréchal Bugeaud faisait place au maréchal Gérard, qui jouissait d'une certaine popularité. Les ordres de marche des troupes étaient révoqués et celles-ci devaient en attendre de nouveaux, dans leurs cantonnements. En tout cas, le maire nous vit arriver avec plaisir; il nous eût volontiers retenus pour préserver ses locaux et nous offrit une abondante distribution de pains, d'autant plus appréciée que nous étions sortis à jeun.

Notre mission nous réclamait. Malgré l'incertitude des nouvelles, nous maintînmes le programme primitif. Nous nous partageâmes en petits paquets, en laissant toutefois à la mairie une arrière-garde pour parer aux éventualités. Je partis avec deux camarades, dont Lamé, fils de l'illustre mathématicien, un peu dur d'oreille mais brave et de bon conseil. Nous nous dirigeâmes vers un des quartiers les plus acquis à l'insurrection, celui de Ménilmontant. Mais, comme la veille, nous cherchions en vain ces apprêts menaçants. Les barricades, multipliées d'ailleurs, étaient plutôt des lieux de réunion et de causerie; les hommes armés y fumaient tranquillement, assis sur des pavés, le fusil entre les jambes. Nous questionnâmes plusieurs boutiquiers, debout devant leurs portes. Ils nous dirent que « Guizot s'en allait », qu'on aurait « la réforme » et que les troupes « avaient ordre de ne pas tirer ». Des gardes nationaux circulaient en divers sens, laissant tomber des propos empreints de cordialité. Nous commencions à croire que la plupart des nouvelles alarmantes étaient fausses, quand nous arrivâmes aux abords de la caserne Popincourt, où se tenait un régiment d'infanterie.

Là, changement de tableau. Devant la grille fermée, une grande masse d'insurgés sommait le colonel d'ouvrir, en menaçant de faire feu dans la cour où se trouvaient de nombreux soldats. Au moment où nous parûmes, trois ou quatre coups de fusil furent dirigés contre les croisées du premier étage, heureusement sans blesser personne. Nous fendîmes la foule et parvînmes devant la grille. Les sommations populaires s'arrêtèrent et nous nous fîmes expliquer le différend. La foule voulait désarmer la troupe, le colonel s'y refusait. Toutefois, comme il avait ordre de ne pas tirer, il était fort embarrassé pour repousser les assaillants, qui pesaient sur les barreaux d'une manière inquiétante. Après quelques minutes de négociations, il fut convenu que le régiment garderait ses armes, mais se retirerait hors de Paris. La foule se montra satisfaite de ce compromis. A la demande du colonel, nous prîmes avec lui la tête du régiment, qui se mit à défiler en rangs serrés, aux cris répétés de : « Vive la ligne ! » A une barricade exceptionnellement haute et bien gardée, nous courûmes, sans nous en douter, un danger. On nous signifia que la troupe ne passerait que si elle remettait ses cartouches. Renseigné par Lamé, qui venait de parler au colonel, je répondis au chef du rassemblement que les soldats n'avaient pas de cartouches : « C'est bien, dit-il, nous allons nous en assurer. » Et, avisant un soldat près de moi : « Qu'il montre, intima-t-il, sa cartouchière. » Elle était vide et nous pûmes passer. Un peu plus loin, le colonel me confia à voix basse : « C'est une chance! presque tous mes hommes ont leurs cartouches. » Cet excellent Lamé avait mal entendu; il ne s'en consolait pas.

Au delà de la barrière Ménilmontant, notre présence n'était plus utile. Nous prîmes congé du colonel qui nous pria de signer un bref procès-verbal, relatant les conditions de sa sortie. J'ai su du reste qu'il n'avait pas encouru de blâme, le Gouvernement provisoire ayant lui-même maintenu les troupes hors de Paris pendant un certain temps. Cette expédition terminée, un de mes compagnons me quitta. Lamé me fit judicieusement observer qu'à nous promener ainsi à travers les rues nous ne saurions jamais rien des événements, tandis qu'en nous rendant à la place de la Bastille nous obtiendrions sûrement des informations.

Nous y trouvâmes un grand concours de monde. Insurgés et curieux se coudoyaient, avec une extrême animation. Les éditions de la Patrie, de la Réforme, du National se succédaient sans relâche, apportant les nouvelles les plus contradictoires. On apprenait tour à tour l'évanouissement des ministères Thiers et Odilon Barrot, le rétablissement de l'ordre, l'abdication du Roi, la régence de la duchesse d'Orléans, la formation d'un gouvernement provisoire. Enfin, comme le jour tombait, nombre de badauds annonçaient que l'artillerie de Yincennes marchait sur Paris pour restaurer le trône. C'était un vrai kaléidoscope. Désespérant de nous y reconnaître, nous nous dirigeâmes vers l'Hôtel de ville, où le Gouvernement provisoire, s'il existait, ne pouvait manquer de siéger, suivant la tradition. Aux approches du palais municipal, la foule s'épaississait et devenait impénétrable. Nous étions portés, plutôt que nous ne marchions. Tout à coup un remous nous sépara et je fus rejeté contre un mur du bâtiment, à trois pas d'une porte de service où quelques personnes stationnaient.

A tout hasard je la franchis, heureux d'échapper à la pression du dehors. Machinalement, je m'engageai dans un étroit escalier, en haut duquel un homme barbu, à figure énergique, porteur d'un grand sabre sur sa redingote, me barra le chemin : « On n'entre pas, me dit-il brusquement. Que demandez-vous? » — « Je suis polytechnicien, répondis-je un peu étourdi, j'ai unie mission! » Où puisai-je cette audace de m'altribuer un mandat, en un tel moment ? Je l'ignore. Toujours est-il que le terrible factionnaire se radoucit subitement: « C'est différent, acquiesça-t-il, en ce cas vous pouvez passer. » (J'ai su depuis que c'était le célèbre révolutionnaire Lagrange.) Sans me le faire répéter, j'entrai dans une antichambre aux trois quarts vide; enhardi par mon succès, je me risquai à ouvrir une porte et pénétrai dans une autre pièce, où le moins prévu des spectacles m'attendait.

Cette pièce — affectée au secrétaire général de la préfecture — était plutôt exiguë. Quelques lampes allumées en hâte l'éclairaient imparfaitement. Une vingtaine de personnes s'y trouvaient réunies. Sept ou huit d'entre elles faisaient cercle assises autour d'une petite table, près de la croisée. Les autres debout, à quelque distance, gardaient une attitude respectueuse. Sur les visages se lisait un mélange d'anxiété et de recueillement. Les personnages assis échangeaient de rapides propos à voix basse, comme dans la chambre d'un malade. Bientôt les paroles devinrent plus distinctes, et je compris que j'étais en présence précisément de ce Gouvernement provisoire dont on parlait sur la place de la Bastille. Ses membres venaient d'arriver et n'avaient pas encore réglé leurs attributions. L'un d'eux assez souffrant et à moitié impotent fut, malgré ses protestations, proclamé président : il s'appelait Dupont (de l'Eure). Les autres, dont j'appris peu à peu les noms, étaient Lamartine, Ledru-Rollin, Arago, Crémieux, Marie et Garnier-Pagès. Ils tenaient leurs pouvoirs de la Chambre des députés et surtout de la foule qui avait envahi le Palais-Bourbon. Ils s'adjoignirent comme secrétaires : Armand Marrast, Louis Blanc, Flocon et l'ouvrier Albert; les deux premiers étaient dans la salle, je n'aperçus pas les deux autres. — Ces quatre secrétaires figurèrent, dès le lendemain, parmi les membres du gouvernement; du moins la démarcation s'effaça dans la signature des décrets.

A côté de ce gouvernement et en partie confondu avec lui, fut composé, sur l'heure, un conseil des ministres, savoir : Présidence du conseil, sans portefeuille, Dupont (de l'Eure); Justice, Crémieux; Affaires étrangères, Lamartine; Intérieur, Ledru-Rollin; Finances, Goudchaux; Instruction publique et Cultes, Carnot; Guerre, général Bedeau (remplacé le lendemain, sur sa demande, par le général Subervie); Marine et Colonies, Arago; Travaux publics, Marie; Agriculture et Commerce, Bethmont. Ces désignations — toutes faites à titre provisoire, le Moniteur universel le stipule — ne donnèrent lieu à aucune observation. Quelques-uns des élus, debout dans le fond de la salle, s'approchèrent pour recevoir leur investiture.

Je m'étais dissimulé de mon mieux contre la porte et m'apprêtais à sortir, quand M. Marie, se tournant vers moi, me dit : « Est-ce qu'un certain nombre de vos camarades seraient disposés à nous servir d'aides de camp? Nous aurons à communiquer entre nous : il nous faut des personnes très sûres et qui ne risquent pas d'être arrêtées dans les rues; avec votre uniforme vous passerez à peu près partout. » Sur ma réponse affirmative, il ajouta : « Faites une liste de quinze à vingt noms, que je signerai. » Je voulus les dicter à un scribe assis devant un bureau, près de moi; mais sa main tremblait tellement d'émotion que je lui empruntai sa plume et dressai la liste moi-même. Elle comprenait seize noms, les premiers qui me vinrent à l'esprit, sous la rubrique : Aides de camp du Gouvernement provisoire. M. Marie; la signa et la fit signer par Dupont (de l'Eure) et Crémieux ; il écrivit ces mots : « Laissez entrer quand ils se présenteront à l'Hôtel de ville. » J'ai conservé cette pièce, la première qui soit sortie des mains du Gouvernement provisoire. Elle ne me quitta plus et me valut de pouvoir pénétrer librement dans la salle même des délibérations. Les noms inscrits sont les suivants : de Freycinet, Viot, Le François, Dolisic, Bauby, Bergère, Manier, Caron, Pelissier, Delmas, Tiffy, Regnaut, Mangeon, Cord, Desveaux, Modéré.

J'avais hâte d'emporter cette liste précieuse, qui me donnait un droit de circulation illimité, mais M. Marie me retint encore : « Avez-vous remarqué, interrogea-t-il, s'il existe beaucoup de barricades de nature à entraver la circulation? » Je répondis que je venais de traverser la ville depuis la barrière Ménilmontant et que j'en avais rencontré un grand nombre, plusieurs très hautes et barrant entièrement la chaussée : « Il est nécessaire, reprit-il, que ces barricades disparaissent, ou du moins qu'on y pratique un passage pour les voitures. Le gouvernement est constitué et Paris doit reprendre sa vie normale. Tâchez, avec vos camarades, qu'on se conforme à notre désir. » Je sortis et me mis à la recherche des polytechniciens. J'en avisai plusieurs dans une salle voisine, mêlés à des gardes nationaux, des ouvriers, des bourgeois. Je narrai ce que je venais de voir et fis part à mes camarades de la volonté du gouvernement. A ceux qui figuraient sur mon papier je notifiai leur nouvelle qualité. Je dois dire qu'elle ne leur servit guère, car les besoins furent tels les jours suivants que tous les polytechniciens qui se présentèrent et même les élèves des autres écoles trouvèrent à s'employer. Mais grâce à « la liste », dont je ne me desaisissais pas, j'eus seul le bénéfice du « laissez entrer » à toute heure.

Ainsi s'accomplit sous mes yeux l'instauration du nouveau pouvoir. Eh quoi, un changement de régime, ce n'était que cela ! Je m'étais toujours représenté ce grand acte comme entouré de solennité. Je ne le concevais que proclamé avec pompe, au milieu des dignitaires, des délégués de la nation, de l'armée aux baïonnettes étincelantes. Or, il venait de se produire nuitamment, presque en cachette, entre quelques hommes réunis par le hasard des événements beaucoup plus que par un plan préconçu. Ma jeunesse en était déconcertée; il me semblait sortir d'un rêve. Toutefois, quand je me rappelle que ces hommes ont été obéis et que sous leur égide la République a succédé à la Royauté, je me sens pris d'admiration pour la force morale qui a déterminé ce prodige et rendu inutile tout l'apparat auquel je me serais attendu. En ce qui me concernait personnellement, je n'avais que le désir de prouver ma bonne volonté à ce pouvoir naissant, dont je pressentais les difficultés. Je mettais mon modeste concours à sa disposition, et tout de suite je voulus me consacrer à la tâche que M. Marie m'avait assignée.

En compagnie du camarade Greil, je parcourus les rues toute la nuit, tandis que d'autres élèves circulaient pareillement de leur côté. Nous nous efforçâmes de faire démolir les barricades dans les sixième et septième arrondissements, pourvus abondamment de ce genre d'ouvrages. La tâche était plus difficile que je ne l'avais supposé. Nous recevions en général un bon accueil, à cause de notre uniforme, mais notre requête provoquait immédiatement la défiance : « Pourquoi, répondaient les gardiens, voulez-vous que nous désarmions? Etes-vous sûrs que les troupes ne rentreront pas dans Paris? Quel est ce gouvernement au nom duquel vous parlez? A-t-il seulement proclamé la République? » Cette dernière question nous embarrassait, car nous ignorions si la proclamation de la République était imminente. Nous nous en tirions par des phrases evasives. Toutefois, sur beaucoup de points, nous obtînmes l'ouverture de brèches suffisantes pour le passage d'une voiture. Les hommes se tenaient prêts d'ailleurs à les refermer au premier signal et gardaient jalousement les matériaux à proximité.

Le matin, vers huit heures, mon laissez-passer en mains, je rentrai à l'Hôtel de ville, passablement fatigué de mon expédition nocturne. Je trouvai le gouvernement beaucoup mieux installé que la veille. Il avait fait choix d'une salle plus vaste, réunissant quelques éléments de confort : au milieu, une grande table ovale, autour de laquelle les membres se groupaient pour délibérer en commun; le long des murs, plusieurs petites tables, pour le travail individuel; contre une des parois, deux larges canapés, où l'on causait à voix basse. Un frugal déjeuner était servi sur des guéridons; je fus invité à y prendre part (depuis ma sortie de l'École je n'avais mangé que du pain). Je rendis compte de ma mission à M. Marie, qui s'en déclara satisfait. Peu après, j'allai requérir, dans une salle voisine, un certain nombre de camarades que le gouvernement dépêcha, avec des instructions, vers les divers ministères. Quant à moi, je fus chargé de veiller à l'installation du nouveau ministre de la guerre, général Subervie, qui succédait au général Bedeau. On craignait des manifestations rue St-Dominique; tout se passa à souhait. Le général Subervie fut porté par la foule à travers la cour de l'hôtel et déposé au pied du grand escalier; il remercia ses admirateurs, qui se dispersèrent en l'acclamant. La seule difficulté que je rencontrai, tant à l'aller qu'au retour, fut pour traverser la masse des curieux qui stationnaient aux abords de l'Hôtel de ville. Des milliers et des milliers d'hommes attendaient les proclamations variées que le Gouvernement provisoire adressait au peuple pour lui faire prendre patience. Parmi les curieux se rencontraient, nombreux, des délégués de sociétés plus ou moins secrètes, qui regardaient les passants d'un œil soupçonneux. Je fus arrêté plus d'une fois pour expliquer la nature de ma mission. Si je n'avais pas eu mon uniforme, je n'aurais pu franchir la place de Grève. On n'imagine pas à quel point les craintes de trahison obsédaient les ouvriers pendant ces premières heures, je devrais dire ces premières journées. Car, durant toute une semaine au moins, l'aflluence fut énorme.

Rentré à l'Hôtel de ville, je vis de près le procédé adopté par le gouvernement pour rester en rapport constant avec le public. Un de ses membres se présentait à une croisée, avec une poignée d'exemplaires du décret qui sortait des presses. Il en donnait lecture et répandait les exemplaires sur la foule; les feuilles s'envolaient au gré du vent et allaient porter plus ou moins loin la parole du souverain — qui souvent hélas! était le serviteur, car beaucoup de ces décrets avaient pour objet de satisfaire aux demandes impérieuses des délégations. Garnier-Pagès excellait à ces sortes de communications où il dépensait sa santé. Sous des apparences plutôt frêles, il développait un volume de voix extraordinaire. Monté sur une chaise et le corps à moitié en dehors de la croisée, retenu dans cette position périlleuse par deux robustes gardes nationaux, il se faisait entendre aux quatre coins de la place.

Dans cette journée du 25, qui devait être fertile en émotions, je fus pris à part, vers deux heures, par Flocon : « L'absence d'Albert, me dit-il, nous préoccupe; elle peut être interprétée contre nous; il semble que nous n'avons pas la confiance de la classe ouvrière. Allez le voir en mon nom et tâchez de le décider. Vous le trouverez au café de la Réforme, rue de Rivoli, où il est toujours à cette heure. Insistez et dites-lui que puisque je suis ici, il peut bien y venir. » Je partis escorté de deux gardes nationaux, qui m'aidèrent à fendre la foule. Je trouvai Albert assis à une table, en face de deux camarades. Il reçut ma communication sans enthousiasme et ne répondit rien; il consultait du regard ses compagnons qui, à ce que je crus comprendre, l'engageaient à différer. Je m'animai et élevant la voix de manière à être entendu des autres consommateurs : « Monsieur Albert, m'écriai-je, il faut vous décider. Pendant que vous êtes ici, le Gouvernement provisoire court des dangers à l'Hôtel de ville. Vous tiendrez à honneur de les partager et vous ne voudrez pas les aggraver par votre absence. » Soit que mon émotion l'eût gagné, soit plutôt qu'il fût déjà fort ébranlé — car c'était un homme de conscience — il se leva : « C'est vrai, murmura-t-il, ce serait une lâcheté. » Et il me suivit. Albert fut accueilli avec transport par ses collègues. Dès ce moment, il se montra l'un des plus assidus aux séances. Son arrivée était d'autant plus opportune qu'une heure critique approchait. Le gouvernement avait appris qu'une manifestation formidable se préparait pour l'après-midi. D'une minute à l'autre, elle pouvait apparaître devant l'Hôtel de ville. Elle venait demander la proclamation de la « République sociale » et l'adoption du « drapeau rouge », symbole de ses revendications. Comment faire comprendre à ces multitudes aveugles et frémissantes, entraînées par des meneurs cachés, capables de se porter à tous les excès, comment leur faire comprendre que leur requête n'était pas recevable, que l'abandon du drapeau national était impie, que la République périrait si on la soumettait à de telles épreuves? Et si l'on ne réussissait pas à se faire comprendre, comment se faire respecter? Ces maîtres de la France, ces dictateurs apparents ne disposaient pas d'un fusil! Ils avaient autour d'eux quelques jeunes gens de bonne volonté, des gardes nationaux sans armes, des civils sans autorité. Quelle barrière opposer à la vague déchaînée?

Vers quatre heures, la manifestation s'annonça par une longue clameur, de plus en plus distincte. La tête d'un interminable cortège qui se développait sur les quais et dans la rue de Rivoli déboucha sur la place, refoulant la masse des curieux. Des cris ininterrompus de : « Vive le drapeau rouge ! » saluaient l'emblème révolutionnaire, porté triomphalement. Tandis que nous contemplions ces préludes, un groupe de sept ou huit hommes armés entra ou plutôt fit irruption, malgré les gardes, dans la salle des séances.

Ils se campèrent résolument en face des membres du gouvernement et posèrent leurs fusils dont ils firent résonner bruyamment les crosses sur le plancher. L'un d'eux, qui paraissait le chef, ouvrier de vingt-six à vingt-huit ans, à la physionomie intelligente et obstinée, exposa en termes clairs, non dépourvus d'éloquence, l'objet de leur démarche. Il montrait du geste, avec ostentation, les milliers de camarades armés qui, dit-il, attendaient leur réponse et, sur un signe, viendraient la chercher eux-mêmes. — C'était la menace à peine voilée de la dispersion du gouvernement. « Nous ne voulons pas, termina-t-il, que la révolution soit escamotée encore une fois. Il nous faut la preuve que vous êtes avec nous. Cette preuve, vous la donnerez en décrétant le drapeau rouge, symbole de nos misères et de la rupture avec le passé. »

Les collègues de Lamartine comptaient beaucoup sur lui. Déjà, dans la journée, il avait éconduit par d'habiles paroles trois ou quatre députations, à la vérité moins menaçantes. La magie de son éloquence n'allait-elle pas renouveler le prodige? Ne trouverait-il pas les mots heureux, l'accent convaincu et entraînant qui dissiperait les défiances? Leurs regards le sollicitaient. Lui s'approcha des délégués et les dominant de sa haute taille — qui, à ce moment, me sembla plus grande encore — il protesta tout d'abord contre les doutes injurieux qui venaient d'être formulés. De quel droit suspectait-on le gouvernement? Il était formé depuis quelques heures à peine : voulait-on qu'il eût déjà réalisé toutes les réformes? Ses collègues et lui-même n'avaient-ils pas donné assez de gages à la démocratie? N'étaient-ils pas acquis à la cause des travailleurs? Confiance! Confiance! Qu'on les laisse résoudre en paix les grands problèmes que la révolution a posés. Les délégués ne feraient-ils pas crédit à la République? Préféraient-ils la compromettre devant l'Europe attentive?...

Il faut renoncer à reproduire cette merveilleuse improvisation, à laquelle la gravité des circonstances donnait une solennité particulière. Nous l'écoutions avec admiration. Toutefois, l'effet attendu ne se produisit pas. Les ouvriers demeuraient impassibles et farouches. Il semblait qu'ils se fussent bouché les oreilles pour échapper à la séduction. Leur chef hochant la tète ne laissa pas achever : « Il nous faut, dit-il, non de belles paroles, mais un engagement formel. Voulez-vous, oui ou non, décréter le drapeau rouge? Le peuple s'impatiente et veut une réponse. »

Lamartine, qui vit bien que de plus amples discours seraient vains, eut une inspiration de génie. Changeant tout à coup de ton : « Vous réclamez, répliqua-t-il, le drapeau rouge? Vous voulez sur l'heure l'imposer à la France? La question est trop grave pour être réglée ici entre nous. Le peuple seul peut la trancher. Allons le consulter! » Et, suivi de ses collègues, il se dirigea vers la porte. Les délégués, décontenancés, emboîtèrent le pas, et nous descendîmes tous ensemble le grand escalier. En traversant le vestibule, j'avais fait signe aux élèves et aux gardes nationaux de se joindre à nous.

Le gouvernement s'avança de quelques pas sur la place. Lamartine en tête. Ledru-Rollin, Flocon, Louis Blanc, soupçonnés de complaisance envers les révolutionnaires, se serraient contre leurs collègues, dans une évidente solidarité. Louis Blanc, le plus suspect de tous et trop petit de taille pour être aperçu de la foule, se jucha sur les épaules d'un garde national, s'offrant ainsi comme une cible. Les polytechniciens, au nombre d'une trentaine, avaient l'épée nue. Mon camarade Le François, qui se défiait obstinément de Louis Blanc, se tenait derrière lui. « S'il fait un signe aux émeutiers, me dit-il à voix basse, je le tue. » Et il eût agi comme il disait, car j'ai connu peu d'hommes aussi froidement résolus que lui. Heureusement, Louis Blanc garda une attitude absolument correcte.

Dans cette multitude passionnée, où curieux et manifestants se mêlaient, le désir d'entendre le gouvernement amena le silence, que troublaient seuls quelques cris de : « Vive le drapeau rouge ! » bientôt réprimés. Lamartine, d'un geste large, s'imposa à l'attention, les derniers bruits s'éteignirent. Sa voix forte lança jusqu'aux extrémités de la place cette apostrophe inoubliable, dont la phrase finale retentit encore à mon oreille : « ...Citoyens, le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec nos libertés et nos gloires, tandis que le drapeau rouge n'a fait que le tour du Champ-de-Mars, baigné dans les Ilots du sang du peuple. Vous le repousserez tous avec moi. »
Lamartine, dans son Histoire de la révolution de février, donne ce texte un peu différent : « Le drapeau rouge n'a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars, trainé dans le sang du peuple en 1791 et 1792, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde, avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie. » Bien qu'il puisse paraître ridicule de s'inscrire contre l'auteur lui-même, je maintiens ma version. Je n'ai pas perdu un mot de ce qu'a dit Lamartine et je l'ai noté le soir même. Il est naturel que beaucoup plus ému que moi, il se soit moins bien souvenu de ses paroles, absolument improvisées.

A ces mots, l'émotion fut à son comble. Les cris de « Vive le Gouvernement provisoire ! Vive Lamartine ! Vive le drapeau tricolore ! » éclatent de toutes parts. Les manifestants eux-mêmes, débordés, subjugués, s'y associent. Les drapeaux rouges disparaissent comme par enchantement.

Le gouvernement eut la sagesse de ne pas prolonger son triomphe. Il remonta le grand escalier, tandis que la manifestation se dispersait dans les rues. Lamartine, auprès duquel je m'étais tenu, me dit : « Je vous prie de remercier vos camarades pour le concours si utile qu'ils viennent de nous prêter. Le sort du gouvernement, vous l'avez vu, s'est joué. »

Le reste de la journée fut calme. Au moment où je me retirais, M. Crémieux s'approcha de moi, un peu soucieux : « Le ministère de l'Intérieur nous informe, dit-il, que le chemin de fer de l'Ouest, rive gauche, est occupé par des émeutiers. Ils empêchent l'arrivée des trains, sous prétexte qu'on fait rentrer des troupes dans Paris — ce qui est faux. Allez, je vous prie, avec quelques camarades rétablir la circulation. » Je m'en adjoignis deux, qui stationnaient dans la salle voisine, et au bout de peu d'instants M. Crémieux me remit la commission suivante :

« Le Gouvernement provisoire de la République française enjoint aux élèves de l'École polytechnique : de Freycinet, Jacquet et Requin de se rendre au chemin de fer de la rive gauche et de prendre toutes les mesures nécessaires pour maintenir sur ce chemin de  fer la circulation si nécessaire aux arrivages des denrées.

« Le membre du Gouvernement provisoire, ministre de la Justice,

« Ad. Crémieux.

« Hôtel de ville de Paris, 25 février 1848. »

Sur mon observation que cet ordre ne me donnait pas explicitement le commandement de la force armée, il ajouta ce post-scriptum : « La garde nationale prêtera main-forte à l'exécution de cet arrêté. » Je me permis de suggérer à M. Crémieux qu'il serait peut-être bon de prendre des précautions analogues sur les autres lignes. Le lendemain 26, le Moniteur universel portait : « Les élèves de l'école polytechnique et les citoyens de Bassano et Solms sont chargés de veiller à l'exécution pleine et entière des arrêtés pris par le Gouvernement provisoire de la République pour les subsistances de toute nature... Ils devront faire en sorte que la circulation soit assez libre pour permettre les arrivages. » Etranges dictateurs, ces hommes obligés de faire appel à des concours aussi précaires! Ils avaient promis de ne pas rappeler les troupes sorties de Paris et, pendant plusieurs semaines, ils furent esclaves de cette promesse, nécessitée par l'état des esprits. N'est-ce pas une merveille qu'au milieu des masses armées, toujours menaçantes, ils aient réussi cependant à maintenir l'ordre? Ainsi que l'a dit justement Lamartine à l'Assemblée nationale, ils n'avaient eu d'autre moyen de gouvernement que leur parole et la confiance qu'elle inspirait.

Nous nous rendîmes à la gare Montparnasse. Nous fîmes aussitôt battre le rappel, qui nous procura près de trois cents gardes nationaux de bonne volonté. Nous les disposâmes autour des bâtiments et le long des voies, et avec le plus grand sérieux nous les inspectâmes à plusieurs reprises pendant la nuit. Malgré un temps affreux, une pluie mêlée de neige, aucun de ces collaborateurs improvisés ne quitta son poste. Nous leur parlions au nom de la République et cela suffisait. Au surplus, l'opération ne tourna pas au tragique. Les émeutiers ou soi-disant tels parlementèrent avec nous et se dispersèrent de bonne grâce. Dans l'après-midi, n'apercevant nul danger à l'horizon, nous congédiâmes nos hommes et nous retournâmes à l'Hôtel de ville pour faire notre rapport à M. Crémieux.

Après ces trois journées, durant lesquelles je n'avais pas quitté mon uniforme et j'avais marché presque à l'égal du Juif errant, je m'éclipsai jusqu'au lundi matin. Quand je reparus dans la salle du gouvernement, je retrouvai l'éternel défilé des délégations, qu'on s'efforçait de contenter avec de bonnes paroles. Décrets et proclamations continuaient d'alterner sans relâche afin de calmer l'impatience du peuple. La lecture du Moniteur universel de cette époque donne le vertige. Les plus graves problèmes sont abordés et quelques-uns résolus — sur le papier — avec une assurance imperturbable. On croit assister à une refonte de la société. Mais le gouvernement ne pouvait se refuser à ces démonstrations ; elles étaient pour lui une condition d'existence.

Vers onze heures, je fus dépêché auprès de Lamartine, que ses collègues désiraient avoir au milieu d'eux pour recevoir un grand cortège d'ouvriers sans travail qui devait se présenter dans l'après-midi. J'eus beaucoup de peine à franchir la porte du ministère des Affaires étrangères. Le grand orateur ne recevait pas. Enfin, m'étant fait annoncer comme « le polytechnicien qui avait assisté M. de Lamartine le jour du drapeau rouge », je fus admis. Je trouvai le ministre debout en train d'écrire sur un pupitre dressé contre le mur : « Vous me voyez, dit-il, fort occupé à rédiger une circulaire pour nos agents diplomatiques à l'étranger. Je tiens le sujet et voudrais bien ne pas m'interrompre. Dites à mes collègues qu'à moins d'urgence absolue je n'irai les rejoindre qu'un peu plus tard... Il est fort important, continua-t-il. que les intentions de la République soient bien comprises de l'Europe. C'est à quoi justement je m'applique. Jugez plutôt. » Et, prenant ses feuillets, il me lut un passage qui me parut d'une éloquence achevée. C'était la minute de la célèbre circulaire à nos agents diplomatiques, du 4 mars 1848. Je le lui exprimai en toute sincérité. Il formula quelques remarques flatteuses sur l'École [polytechnique] et ajouta : « Je n'ai qu'un regret, c'est de n'y être pas entré. » — « Quand on est Lamartine, répondis-je impétueusement, on n'a rien à regretter. » Sur ces mots, il me tendit la main en souriant et je retournai auprès de ses collègues.

Je n'en avais pas fini avec les missions. Louis Blanc m'entraîna dans un angle de la salle, près du petit bureau où travaillait Flocon : « Nous envoyons, me confia-t-il, à Melun, pour remplacer le préfet, un commissaire qui nous a été proposé par le comité local; c'est un médecin honorablement connu. Mais, en causant avec lui, nous l'avons trouvé un peu excité ; il pourrait commettre quelque imprudence. Voulez-vous l'accompagner et, s'il arrivait un incident fâcheux, vous nous avertiriez immédiatement ; au besoin même, vous suspendriez l'exécution des mesures qu'il aurait prises. J'acceptai en lui faisant observer qu'il faudrait me munir d'un pouvoir écrit, dont je n'userais, bien entendu, qu'en cas d'absolue nécessité; je désirais d'ailleurs être associé à un camarade. Louis Blanc adhéra et rédigea, pour Requin et moi, des instructions appropriées. Sur ces entrefaites, le commissaire apparut et nous lui fûmes présentés. Deux heures après, nous roulions tous les trois en chaise de poste pour Melun, le chemin de fer ne fonctionnant pas encore.

La première partie du trajet se passa fort agréablement. Notre compagnon avait des manières courtoises et une conversation intéressante. Nous espérions que Louis Blanc s'était trompé dans son diagnostic. Mais, à mesure que nous approchions du but, il commença à donner des signes d'agitation; à deux reprises, il parla de « faire fusiller les ennemis de la République, en particulier les fonctionnaires de Louis-Philippe demeurés à Melun ». Nous profitâmes, Requin et moi, du dernier relai pour nous communiquer nos craintes. A l'arrivée, notre opinion était formée; nous étions en présence d'un illuminé dangereux. Pendant le souper, je sortis de l'hôtel sous un prétexte quelconque et me rendis chez le procureur de la république, qui m'amena chez le préfet. Après une courte délibération, le procureur, sur ma réquisition écrite, procéda avec tous les ménagements voulus à l'arrestation du commissaire, qui se borna à protester vivement. Le lendemain, nous racontâmes à Louis Blanc et Flocon ce dénouement tragi-comique. Ils en furent soulagés mais ne s'étonnèrent pas. Ils avaient appris que ce personnage, fort estimé d'ailleurs, avait séjourné dans une maison de santé. On le croyait guéri, mais les derniers événements lui avaient rendu son exaltation. Il dut dès lors être interné de nouveau.

Je passai encore deux ou trois jours auprès du Gouvernement provisoire. La situation demeurait grave. Il fallait procurer du travail aux milliers d'ouvriers que l'arrêt subit des usines avait mis sur le pavé et qui promenaient leur oisiveté et leur misère autour de l'Hôtel de ville. Quel que fût leur stoïcisme, ils pouvaient à tout moment suivre de mauvais conseils et se livrer à quelque tentative désespérée. Le gouvernement sentait le péril; il s'efforçait, sans grand succès, de provoquer une reprise des affaires. En attendant le retour de la confiance, il tâchait d'organiser les « ateliers nationaux », dont la création avait été proclamée dès le 27 février, mais dont la mise en œuvre souffrait d'énormes difficultés. Je n'en vis pas les premiers essais, car une indisposition assez sérieuse, suite de mes fatigues, me força d'entrer à l'infirmerie de l'Ecole où je restai près de trois semaines.

Le 22 mars, à peu près rétabli mais encore faible, je reparus à mon poste. Divers membres du gouvernement s'informèrent avec intérêt de ma santé, et Ledru-Rollin me donna rendez-vous le soir même à son cabinet, place Beauvau. J'y trouvai trois de mes camarades, dont mon ami Deron. Le ministre nous proposa de nous joindre à l'expédition connue sous le nom de Risquons-Tout. Elle lui a été durement reprochée. On a cru qu'il l'avait préméditée pour faire proclamer la république en Belgique, au risque de provoquer des complications diplomatiques.

La conférence à laquelle j'assistai m'a laissé une impression tout autre. Ledru-Rollin paraissait subir cette entreprise bien plutôt qu'il ne la souhaitait. N'osant l'empêcher par la force, il voulait du moins la contenir, la « canaliser ». Il espérait qu'ayant à sa tête des hommes prudents elle s'abstiendrait d'excès sur sa route, et peut-être même ne franchirait pas la frontière. Les instructions détaillées qu'il donnait pour son rapatriement, son insistance pour éviter toute collision semblaient indiquer que dans sa pensée l'expédition se réduirait à une simple promenade dans le département du Nord. Mes camarades le comprirent ainsi et acceptèrent, croyant rendre service à la chose publique. Quant à moi, incapable pour le moment de supporter de longues marches à pied, je dus refuser. Ledru-Rollin m'offrit alors une autre mission.

Il envoyait à Bordeaux, en qualité de commissaire extraordinaire pour les départements de la Gironde et de la Dordogne, un républicain notoire, M. Latrade, qui avait ordre de surveiller les autorités, de les renouveler au besoin. Je lui servirais d'aide de camp et serais chargé des rapports avec la force armée. J'adhérai sous réserve de m'en expliquer avec lui. Je le vis dès le lendemain. M. Latrade, ancien polytechnicien et homme de grand sens, voulait s'acquitter de sa tâche avec ménagement, sans éclat inutile. Le préfet en fonctions dans la Gironde, accusé de tiédeur place Beauvau, avait su se créer une bonne situation locale. Si l'on touchait à lui brusquement on froisserait les susceptibilités des Bordelais, assez prompts à s'émouvoir. M. Latrade désirait donc étudier le terrain discrètement, avant de se produire d'une manière officielle. Il jugea opportun de me précéder de quarante-huit heures, pour éviter que la vue de mon uniforme à ses côtés n'attirât l'attention. Il partit le soir même, me donnant rendez-vous pour le surlendemain.

A Bordeaux, je trouvai M. Latrade en grande conférence avec les principaux chefs du parti. Les avis étaient très partagés sur le remplacement du préfet et aucune décision ne fut prise. Le lendemain, nouvelle conférence et même hésitation. Je pus prévoir qu'on aboutirait au maintien du statu quo, ce qui sans doute était la meilleure solution. Ma présence, dès lors, auprès de M. Latrade n'avait plus de raison d'être. Quelle figure eût été la mienne dans ces conciliabules d'ordre exclusivement politique? M. Latrade comprit ma répugnance et consentit à me laisser partir. J'ai retrouvé ce galant homme trente ans plus tard, alors qu'il était président de la commission des chemins de fer à la Chambre des députés, et que j'étais moi-même ministre des Travaux publics. Nos vieux souvenirs ne furent pas étrangers à l'amicale collaboration que nous entretînmes en 1878 et 1879 pour faire aboutir le programme que je venais de soumettre à l'approbation du parlement.

Ledru-Rollin, que M. Latrade avait avisé directement, m'exprima le désir de m'employer à quelque autre mission « à ma convenance ». Mais l'heure était passée. L'École polytechnique n'avait plus, selon moi, de services à rendre. L'ordre matériel régnait; le Gouvernement provisoire délibérait à peu près en paix; la politique seule l'absorbait. Nos jeunes épées pouvaient rentrer dans le fourreau. Je remerciai donc Ledru-Rollin et repris le chemin de l'École, demeurée ouverte pour les élèves dont les familles n'habitaient pas Paris. Je résolus d'y attendre les événements, en profitant de la faculté qui nous était laissée de sortir et rentrer à notre gré.

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Mis sur le web par R. Mahl en 2006