ÉLOGE DE VICTOR REGNAULT, Ingénieur en chef des mines, membre de l'Académie des sciences

Par M. J.-B. DUMAS, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, lu dans la séance publique annuelle du 14 mars 1881.

Publié dans Annales des Mines, Mémoires 7eme série tome XIX 1881, p. 212 et suiv.

Messieurs, ce n'est pas sans émotion que je viens devant l'Académie, à la fin de ma carrière, consacrer quelques pages à la mémoire d'un confrère que j'ai profondément admiré et beaucoup aimé : Victor Regnault. Dès ses débuts, les circonstances nous avaient rapprochés, et les événements ont semblé se plaire à nous mettre en contact plus intime encore aux heures décisives de son existence, parfois si heureuse et souvent si tourmentée.

Parmi les savants dont les travaux ont pris une place éminente et durable dans nos annales, il n'en est aucun dont la vie ait offert les contrastes qu'on rencontre dans celle de Regnault. Quand la fortune semblait lui sourire et l'accabler de ses dons, au fond toujours irritée et menaçante, elle se réservait de le traiter en marâtre et de le dépouiller de toutes ses faveurs par le plus sauvage des retours. Il y a vingt ans, entouré d'une famille nombreuse, au milieu de laquelle brillait, dans tout l'éclat de sa renommée naissante, le jeune artiste dont la France en pleurs a consacré la mémoire héroïque, Regnault avait vu, coup sur coup, disparaître tous les siens; doué de la raison la plus ferme, il avait senti son intelligence s'obscurcir ; habile à tous les exercices du corps, infatigable même, il venait naguère vers nous, affaissé sous le poids d'une vieiliesse prématurée, soutenu par un bras charitable, et traînant des membres impuissants que la volonté ne dirigeait plus. Entré dans la vie par un chemin difficile et rude, il avait rapidement conquis tous les honneurs, amassé tous les biens, connu toutes les joies; victime d'une fatalité implacable, il descendait, avec la même hâte fiévreuse, toutes les étapes de la voie douloureuse. On dirait que deux divinités rivales se rencontrant près de son berceau, tandis que l'une lui promettait tous les succès, l'autre le condamnait à tous les revers.

André-Privat Regnault, son père, originaire de Paris, capitaine au corps des ingénieurs géographes militaires, s'était marié, en 1807, à l'âge de vingt-huit ans, à Aix-la-Chapelle, avec une jeune femme de famille italienne, Marie-Thérèse Massardo. Cette union, qui devait être si courte, leur avait donné deux enfants : une fille et un fils. Notre futur confrère, Victor Regnault, né en 1810, avait deux ans à peine, lorsque, pendant la campagne de Russie, en 1812, l'infortuné capitaine, mortellement blessé, était abandonné sur la route de Wilna. Frappés par ce premier deuil de tragique présage, ses enfants devaient bientôt en connaître un second ; Mme Regnault mourait à son tour, épuisée de douleur, laissant deux orphelins, sans famille, sans ressources, mais non sans appui.

En effet, ils n'étaient pas abandonnés de la Providence. Parmi les camarades d'armes du capitaine Regnault, un officier du même âge et du même grade, Jean-Baptiste Clément, fidèle aux nobles traditions de la fraternité du champ de bataille, n'avait cessé de témoigner à la veuve de son ami la plus constante sollicitude, et, lorsque la fille d'un membre de l'Académie française, Alexandre Duval, devint sa compagne, les enfants Regnault trouvèrent en Mme Clément une seconde mère.

La prudence commandait de leur donner un état ; ils furent placés, rue Richelieu, dans un maison de nouveautés, où le jeune Victor fut bientôt distingué : sa vive intelligence, son entrain, son précoce bon sens, par la gaieté communicative qui ne l'abandonna jamais, tout en lui provoquait la sympathie. Jusqu'à l'âge de dix-huit ans, il remplit les fonctions les plus modestes. Commis exact et scrupuleux, on lui laissait quelque liberté, il n'en abusa pas; les heures dont il pouvait disposer, il les consacrait à la Bibliothèque nationale. Il reconnut bientôt que les éléments des mathématiques ne lui offraient aucune difficulté, et il en poursuivit l'étude. Son père avait appartenu aux armes savantes ; l'École polytechnique lui apparut dans le lointain, non comme l'objet de ses rêves, Regnault ne fut jamais rêveur, mais comme un but précis, marqué à sa légitime ambition.

Ses heureuses facultés reconnues, on n'hésita pas a le faire entrer dans une institution préparatoire à l'École polytechnique, où bientôt une supériorité incontestée l'élevait au rôle de répétiteur. La pauvreté ne lui avait pas seule inspiré le goût du travail ; il le tenait de la nature ; mais elle lui avait donné l'habitude de toutes les sobriétés, le mépris des besoins factices, et rien n'est plus touchant que de le voir préparant dès ce moment à sa soeur, par le produit respecté de ses leçons, une modeste dot, caisse d'épargne fraternelle à laquelle il ne cessa plus de verser.

Désormais les difficultés semblaient vaincues ; Regnault touchait au but. Mais si la divinité secourable avait veillé sur lui, la divinité sinistre ne l'oubliait pas; une maladie grave vint le frapper, au moment même où s'ouvrait la session pour l'admission à l'École polytechnique, et son examen fut remis à la fin de la liste.

C'est ainsi qu'il arrivait aux extrémités de la France, dans la dernière des villes où les candidats devaient se rendre, à l'heure même où il s'agissait de subir l'épreuve décisive. L'examinateur, M. Lefébure de Fourcy, n'était pas tendre. Deux fois déjà, mais en vain, il avait appelé Regnault, et il levait la séance lorsque celui se présenta. Sa figure pâle, son menton imberbe, sa longue chevelure blonde, ses traits amaigris par la maladie, altérés encore par la fatigue d'une longue route en diligence, tout annonçait un débile enfant dont l'examen serait court. Les assistants réprimèrent à peine leur sourire, en entendant M. Lefébure de Fourcy débuter avec lui par une des plus difficiles questions du programme, comme s'il voulait, du premier coup, exécuter un importun. La réponse ne laissant rien à désirer, un duel à outrance s'ouvrit entre l'examinateur, bien portant et maître de sa pensée, et le candidat, luttant contre l'épuisement, mais ne laissant paraître aucune défaillance intellectuelle. Aux questions succédaient les questions; M. Lefébure semblait s'oublier; il grossissait sa voix à mesure que celle de Regnault allait faiblissant, et l'auditoire, ému, se passionnait pour ce jeune homme près de tomber évanoui. Ce supplice ayant pris fin, Regnault s'éloignait entouré des plus vives sympathies, tandis que M. Lefébure écoutait, sans s'émouvoir, les murmures qui s'élevaient sur son passage. Il connaissait trop bien le personnel des écoles préparatoires pour ignorer la valeur de Victor Regnault, dont la place était marquée aux premiers rangs, et il voulait qu'elle fût confirmée par l'opinion, précisément à cause de la mesure qui avait retardé l'époque de son examen.

Regnault entrait à l'École polytechnique en 1830. Une large carrière s'ouvrant désormais devant lui, il n'avait plus qu'à se laisser porter par le courant. Une puissance de travail singulière, une clarté d'esprit inaltérable, une aptitude naturelle pour la partie mathématique des études, une main de la plus rare habileté pour les travaux graphiques, rien ne lui manquait.

Cependant la destinée lui réservait encore une triste surprise. On était à une époque troublée; l'École polytechnique était le point de mire des émeutes; les élèves furent munis de fusils. En soulevant brusquement son arme, Regnault atteignit une lampe dont le verre, brisé par le choc vint, en tombant, pénétrer dans son oeil gauche, faire craindre la perte de l'organe et rendre, en tout cas, long repos nécessaire. Malgré cet échec, Regnault sortait au premier rang à la fin de ses études. Après deux ans passés à l'École des mines, il visitait les houillères, examinait les procédés métallurgiques de la Saxe et s'arrétait enfin parmi les élèves de Liebig, dans le célèbre laboratoire de Giessen. Ses journaux de voyage, fort remarqués au conseil des mines, le signalaient comme l'une des espérances de ce corps célèbre.

Les professeurs de l'École polytechnique, de leur côté s'étaient promis d'y rappeler Regnault dès qu'une place de répétiteur deviendrait vacante ; il était propre à toutes. Le hasard en décida. Après un séjour momentané à Lyon, où il avait été chargé du cours de chimie de la Faculté, comme suppléant de notre confrère, M. Boussingault, il rentrait à l'École polytechnique en 1856, attaché à la chaire de Gay-Lussac. Quelques mois après, il contractait, avec Mlle Clément, cette union que leur enfance avait préparée et à laquelle les grâces ineffables de la jeune épouse, ainsi que les brillants débuts du jeune savant, semblaient promettre la plus enviable destinée.

Les mémoires consacrés à des études de pure chimie, que Regnault publia d'abord, prouvent que toutes les théories de cette science lui étaient familières, qu'il possédait à un degré peu commun le maniement des procédés les plus délicats de l'analyse, ainsi que l'art difficile de combiner les expériences propres à conduire à des résultats solidement acquis.

On s'occupait alors avec ardeur de chimie organique; ses recherches sur les alcalis végétaux fixèrent toutes les incertitudes sur leur véritable composition.

L'étude de l'action singulière que le chlore exerce sur certaines matières, dont il soustrait l'hydrogène en prenant sa place, commençait à faire pressentir le rôle auquel la théorie des subtitutions était destinée ; Regnault en réalisa les exemples les mieux choisis, et, par des travaux restés classiques, en suivit toutes les étapes depuis le point de départ jusqu'à l'extrême limite.

L'eau est si souvent mise en contact avec les métaux, dans les recherches scientifiques du laboratoire ou dans les procédés pratiques de la métallurgie, qu'on ne vit pas sans surprise ses expériences signaler des réactions imprévues dans les rapports de ce liquide avec les métaux les plus communs.

Enfin, on s'était contenté, pour l'appréciation de la valeur des divers combustibles, des procédés les plus vulgaires; Regnault fit voir que les anthracites, les houilles, les tourbes et les bois possèdent, comme sources de chaleur, des propriétés liées à leur composition, et tous les jours on applique dans les ateliers les règles qu'il a déduites de ses analyses, pleines d'intérêt, d'ailleurs, pour la géologie.

Qui ne connaît du reste, non seulement en France mais à l'étranger, où les traductions l'ont rendu populaire, l'excellent Traité de chimie publié par notre confrère, lorsqu'il fut chargé de l'enseignement de cette science à l'École polytechnique ? Dans ce livre plein de bon sens, écrit avec ordre et clarté, gardant un juste équilibre entre les résultats de l'observation et les conceptions de l'esprit, on trouve cependant une lacune. Rien n'y rappelle la marche des inventeurs, les hasards qui ont guidé leurs premiers pas, les efforts de sagacité ou de génie qui les ont conduits au but. Ce traité prépare le lecteur à répondre correctement au plus exigeant examen ; il n'éveille ni la curiosité féconde qui dirige vers l'étude des oeuvres originales, ni le sentiment de la méthode à laquelle les découvertes des maîtres sont dues. Malgré la perfection des ouvrages ayant trait à la chimie publiés par Regnault, ce n'est pas de ce côté, en effet, que le tour de ses idées le dirigeait. C'est par des travaux de précision comme physicien, et non par des inventions comme chimiste, qu'il a mérité la grande place que l'histoire de la science contemporaine lui assigna et que la postérité lui ratifiera.

La transition entre les études de pure chimie qui l'avaient occupé jusqu'alors, et les travaux de physique auxquelles il semblait prédestiné, s'opéra d'une manière accidentielle. Conduit à s'occuper, comme chimiste, des chaleurs atomiques, Regnault ne songeait pas à changer de carrière ; cependant, entraîné par une pente naturelle, il se consacra tout entier à l'étude de la chaleur, et il étonna bientôt le monde savant par l'abondance des résultats précis dont il enrichit cette branche de la physique.

Mais aussi quel sujet plus beau d'étude il y a quarante ans! La science et l'économie politique réclamaient alors l'examen approfondi de la chaleur, comme elles réclament aujourd'hui l'étude pratique de la lumière et celle de l'électricité. D'où viennent donc, en ce siècle qui semble l'esclave de la matière et des sens, de telles préoccupations au sujet des forces, c'est-à-dire des conceptions les plus pures de l'intelligence, sinon du contraste entre les anciens moyens d'action de l'homme et les nouveaux?

Le génie civil ouvre les montagnes, construit de gigantesques viaducs, franchit les détroits, détourne les fleuves, impose des digues aux flots de la mer, et perce les isthmes. Ces monuments ne font pas oublier, cependant, les restes imposants que les civilisations antiques ont laissés en souvenir de leur passage sur la terre. Dès l'origine de sociétés, l'Inde et l'Egypte réalisaient des prodiges que nous surpassons à peine. Mais si l'antiquité connaissait l'art de tirer parti des forces de l'homme ou des moteurs animés, elle a ignoré l'art plus délicat d'asservir aux besoins de la civilisation la lumière, la chaleur, l'électricité, ces forces si longtemps insaisissables, dont nous exploitons la puissance, et dont nous mettons volontiers en oubli l'idéale beauté, à laquelle les premiers hommes rendaient surtout hommage.

En notre temps positif, hélas! Apollon, fils de Jupiter, dieu de la poésie et des arts, dont le char, précédé par l'Aurore, parcourait la courbe des cieux pour disparaître enflammé dans le sein des flots, ne conduit plus le sublime Choeur des Muses : descendu de l'Olympe, il vient donner le mouvement et la vie à l'atelier du photographe ou aux presses de Gutenberg, et nous le verrons même bientôt contraint à faire auprès de nous l'office de serviteur universel. Lorsque Prométhée, fils de Junon, dérobait le feu du ciel pour en faire l'âme modeste du foyer domestique, il ne prévoyait pas que ce feu, engendrant la vapeur, deviendrait, sous la main d'un humble chauffeur, l'agent hautain, bruyant et formidable, qui dompte les mers, supprime les distances et livre la terre soumise à toutes les énergies de l'activité humaine. L'électricité, dont les éclairs, la foudre et les orages, éclatant sous la main du maître de la voûte étoilée, avaient seuls révélé le pouvoir, descend sur la terre à son tour et se plie maintenant à toutes nos volontés. Sous sa forme inquiétante et magique, elle met en fusion, volatilise ou décompose les matières les plus réfractaires, éclaire nos phares et nos rues, donne le mouvement aux machines, rappelle sur les cadavres les actions éteintes de la vie, et porte au loin la pensée, et même la parole, plus rapide en son vol que la messagère des dieux !

Voilà pourquoi la chaleur, la première de ces forces dont on ait tiré parti, provoque, depuis près d'un siècle, une vive attention. Quant à sa nature, on a longtemps hésité. Fallait-il y voir une matière subtile pénétrant les corps, les gonflant, ainsi que l'eau absorbée par une éponge et s'échappant quand ils se refroidissent et se contractent, comme l'eau qui ruisselle d'une éponge comprimée? Fallait-il y voir au contraire, une force agitant les molécules de ces corps d'un mouvement vibratoire, plus lent quand ils sont froids, plus rapide quand ils sont chauds? Les anciens physiciens penchaient pour la première explication ; la seconde est adoptée aujourd'hui, comme mieux d'accord avec les phénomènes connus. Quoi qu'il en soit, que se passe-t-il quand on chauffe un solide, un liquide ou une vapeur ; quand un solide se liquéfie, quand un liquide devient aériforme, quand la chaleur, enfin, passe d'une substance dans une autre? Autant de problèmes dont notre confrère, se dégageant de toute hypothèse, voulut aborder l'étude et préparer la solution, dès qu'une circonstance, qui intéresse l'histoire de la science, l'eut conduit à s' occuper du dernier d'entre eux.

Il y a un siècle à peine, on ignorait que, pour échauffer au même degré des poids égaux de deux matières différentes, il faut employer des quantités de combustible très variables, et que l'eau réclame plus de chaleur que toute autre substance, pour passer d'un degré du thermomètre à un degré supérieur. En savant professeur à l'Université d'Edimbourg, Black, que la France pourrait presque réclamer, car il était né à Bordeaux, ayant appelé l'attention sur ce fait étrange, des physiciens habiles montrèrent bientôt que, pour acquérir la même température, l'eau absorbe deux fois plus de chaleur que l'huile, cinq fois plus que le verre, dix fois plus que le fer, trente fois plus que le mercure. C'est ainsi qu'à cette époque où la chaleur était considérée comme une matière, on disait que la capacité de l'eau pour la recevoir dépassait celle de tous les autres corps. Laplace et Lavoisier accordèrent un vif intérêt à ces expériences et aux vues nouvelles dont elles étaient l'expression. Cependant rien n'annonçait encore le rôle qui leur était réservé dans le développement de la philosophie naturelle lorsque Dulong et Petit furent amenés à s'en occuper.

Le lundi 5 avril 1819, date mémorable, Petit, dont un an plus tard la science déplorait la mort prématurée, montrait, en confidence, à son beau-frère Arago, un chiffon de papier, sur lequel se trouvaient inscrits les rapports selon lesquels les corps simples se combinent, et les quantités de chaleur exigées par chacun d'eux pour s'échauffer d'une manière égale sous le même poids. Au premier aspect, c'était le désordre ; mais, en multipliant pour chacun de ces corps les deux chiffres l'un par l'autre, tous les produits se trouvaient égaux. Une heure après, l'illustre secrétaire perpétuel, convaincu que Dulong, toujours hésitant, pourrait s'opposer à la divulgation de cette belle loi, en entretenait ses confrères, par une indiscrétion calculée. Huit jours plus tard, les deux collaborateurs l'énonçaient devant l'Académie elle-même, dans un mémoire célèbre, en ces termes précis : « Les atomes de tous les corps simples ont exactement la même capacité pour la chaleur. » Au milieu du désordre des chiffres, apparaissait tout à coup l'indication claire d'une loi de la nature.

Il n'y eut qu'un cri dans l'Europe savante. Je ne serai démenti par aucun des rares survivants de cette époque ; chacun pensait que la philosophie naturelle venait de faire un grand pas! Lavoisier avait prouvé que dans tous les phénomènes de combinaison ou de décomposition des corps, rien ne se perd et rien ne se crée, comme si la matière était formée de particules inaltérables ; Berzélius avait employé sa vie à démontrer que ces particules peuvent être considérées comme des atomes capables de s'unir ou de se séparer sans changer de nature ou de poids ; mais ces savants illustres avaient envisagé la matière dans ses seuls rapports avec la matière ; Dulong et Petit, en rattachant les propriétés fondamentales de la substance pesante à celles d'un fluide impondérable ou d'une force, la chaleur, semblait donner au vieil atomisme grec une consécration moderne et supérieure.

Malgré le triomphant accueil fait à cette découverte, vingt années s'étaient écoulées, et Dulong se montrait de moins en moins disposé à poursuivre les recherches qu'elle provoquait. Peut-être m'est-il permis de rappeler les effort persistants que j'ai dû faire pour déterminer Regnault à entrer en lutte avec le problème des chaleurs spécifiques. Longtemps il hésita; s'engageant résolument, enfin, dans une carrière qui devait honorer sa vie, il montra, par la discussion des méthodes et par les combinaisons des appareils, les qualités d'un savant de premier ordre. Il ne cessa jamais, du reste, au milieu de ses plus grands travaux, de s'intéresser au problème des chaleurs spécifiques auquel il avait consacré ses premiers pas dans la carrière de la physique. Il saisit toutes les occasions de multiplier ses expériences, et nul n'en a publié de plus importantes, par l'heureux choix des matériaux, par l'admirable sûreté des résultats, et par la netteté des conclusions. Il découvrit entre divers métaux des ressemblances ignorées. Il étendit aux atomes de toutes les combinaisons, pourvu qu'elles fussent du même ordre, la loi que Dulong et Petit avaient énoncée comme particulière aux atomes des éléments, démontrant ainsi une vérité de la plus haute signification, savoir : que les corps considérés comme simples par la chimie sont seulement des corps du même ordre, et que nous ne connaissons pas encore les véritables éléments.

Dès ce moment, Regnault introduisait un principe nouveau dans les études de la physique expérimentale. Pour en comprendre la portée, il faudrait remonter au traité classique de Biot, où sont exposées, avec une si parfaite lucidité, les corrections de tout genre au moyen desquelles un phénomène complexe serait débarrassé des causes d'erreur qui le troublent, si celles-ci étaient appréciées avec une précision absolue. Quiconque, adoptant cette marche, emploie des appareils simples, mais exigeant des rectifications nombreuses, reconnaît bientôt qu'elle est pleine de périls. D'un résultat douteux les corrections ne font jamais une vérité, pas plus que d'un coupable les circonstances aténuantes ne font un innocent.

Regnault pose en principe que le résultat de toute expérience doit se dégager net et clair. Il fait usage de mécanismes compliqués, c'est vrai ; mais, si l'appareil est complexe, le phénomène à observer est simple. Dans l'art d'expérimenter en fait de corrections, il ne reconnaît qu'un procédé sûr, c'est celui qui n'en exige pas. N'est-ce pas d'ailleurs la méthode des moralistes profonds, des politiques heureux et des grands capitaines? N'est-ce pas en écartant tous les détails parasites et marchant droit au but, qu'ils savent mettre en saillie les lignes maîtresses d'une passion, saisir l'heure opportune du succès dans une époque troublée, ou fixer la victoire par une manoeuvre décisive, au milieu des désordres d'une bataille? La doctrine qui a constamment dirigé Regnault est là tout entière, et, en la mettant en évidence, il a rendu aux sciences un service qui ne sera point oublié, car il s'étend à l'art d'interroger la nature dans toutes les directions, et il constitue le premier et le plus important précepte de la méthode expérimentale.

Dès lors, Regnault découvrait un autre point de vue que ses études postérieures lui ont donné l'occasion de mettre en évidence dans des circonstances importantes. Les résultats approximatifs indiquent souvent entre les faits naturels des relations simples, que les résultats exacts ne confirment pas. Les expériences précises de Regnault enlevaient à la loi de Dulong et Petit, établie sur des essais insuffisants, le caractère d'une loi mathématique, et notre confrère a montré plus tard que celle-ci trouverait seulement son application dans les gaz qu'il appelle parfaits. Les quantités de chaleur employées pour faire varier la température des liquides ou des solides dépendent de plusieurs causes, parmi lesquelles la masse des molécules reste assez pondérante cependant pour justifier le sentiment de Dulong et de Petit. Mais la loi qu'ils ont cru découvrir, absolument vraie pour un état idéal de la matière que nous ne réalisons pas, n'apparaît plus que comme un souvenir plus ou moins effacé, quand on opère sur des substances considérées dans l'état grossier où nous les connaissons.

Ce n'est pas tout : il y a deux siècles, Mariotte, prieur de l'abbaye de Saint-Martin-sous-Beaune, constatait que l'air se condense en raison des poids dont il est chargé, et que sous un poids double, par exemple, l'espace qu'il occupait se réduisait à moitié. Regnault fit voir que la loi de Mariotte ne conviendrait qu'à ces gaz qu'il suppose parfaits. Loin d'obéir à une règle uniforme, chacun des gaz connus se comporte d'une manière qui lui est particulière, et, pour des pressions également augmentées, les espaces qu'ils occupent diminuent, en général, plus ou moins, selon qu'ils se rapprochent plus ou moins eux-mêmes du moment où ils prendront la forme liquide. I Enfin, lorsque Gay-Lussac, élève ingénieur de l'École ! des ponts et chaussées, cherchait, à l'âge de vingt-deux ans, sous l'inspiration de Laplace et de Berthollet, à déterminer quelle expansion éprouvent les gaz quand on les chauffe, les petites différences propres à chacun d'eux lui échappèrent. Il n'hésita pas à considérer les gaz et les vapeurs comme également dilatables par la chaleur. Regnault a démontré que chaque gaz soumis à l'action de la chaleur se modifie d'une manière spéciale, et que des gaz supposés parfaits réaliseraient seuls encore l'idéal dont on avait cru trouver l'expression dans les gaz ordinaires.

Les lois que Mariotte, Gay-Lussac, Dulong et Petit avaient énoncées ont gardé leur caractère usuel ; elles n'ont pas conservé leur précision mathématique ; Regnault, par des expériences irréprochables, a démontré que, vraies pour un gaz idéal dont les particules seraient dépourvues d'action réciproque, elles ne le sont pas tant que cette action se mêle aux effets de la chaleur ou de la pression.

Pour voir disparaître celle-ci, il faudrait atteindre aux régions les plus élevées de l'espace, s'approcher du vide absolu, parvenir à une raréfaction telle que l'air dont nous sommes entourés deviendrait en comparaison un épais milieu, et faire connaissance avec un état de la matière dont on n'a essayé d'approcher que dans ces derniers temps et les propriétés nous échapppent encore.

A mesure que les travaux de notre confrère se multipliaient, on voyait ainsi s'accroître, à la fois, sa confiance dans l'autorité de l'expérience et sa méfiance à l'égard des doctrines. On lui avait enseigné que la chaleur était un corps, elle devenait un mouvement; que les gaz offraient la matière dans le dernier état d'atténuation, et ce n'était plus qu'une poussière moléculaire visqueuse ; que les éléments chimiques étaient de véritables corps simples, et cette grande conclusion de la loi de Dulong et Petit s'évanouissait. Comment, plus tard, eût-il accepté pour définitives des opinions nouvelles dont la durée ne lui semblait pas mieux garantie que celle des théories anciennes qu'il avait dû abandonner? Au lieu de proclamer des lois éternelles réservées à un domaine idéal, inaccessible, ne fallait-il pas se contenter d'en entrevoir, dans nos régions matérielles inférieures, les vestiges et les souvenirs imparfaits?

C'est ainsi que Regnault, devenu sceptique, tout en restant passionné pour la vérité, est amené à consacrer sa vie à l'observation des faits précis et à la recherche des formules empiriques. Sous ce double rapport, il laisse un ensemble de documents d'une incomparable richesse et d'une fécondité que le travail de longues générations n'épuisera pas. Après avoir créé la vraie calorimétrie, il reconstitue successivement l'hygrométrie et la thermométrie ; ses travaux se multiplient, ses publications se succèdent rapidement, et toutes se distinguent par une physionomie spéciale et nouvelle. Critique défiant, aucune cause d'erreur ne lui échappe; esprit ingénieux, il trouve l'art de les éviter toutes ; savant plein de droiture, au lieu de donner le résultat moyen de ses expériences, il en publie tous les éléments qu'il livre à la discussion. Dans chaque question, il introduit quelque méthode caractéristique; il multiplie, il varie les épreuves, jusqu'à ce que l'identité des résultats ne laisse aucun doute. La manière de Regnault a fait école; chaque physicien s'y conforme aujourd'hui; on voudrait le suivre dans tous ses travaux, il faut se borner à quelques exemples.

Un litre d'eau pèse un kilogramme, mais combien pèse un litre d'air ou de tout autre gaz ? Déterminer avec précision le poids toujours si faible d'un gaz emprisonné dans un ballon de verre, alourdi par une armature métallique, constitue une opération délicate. Il faut que le gaz soit pur et sec, que sa pression et sa température soient définies, conditions qu'on avait su réaliser; mais suspendre un ballon de verre à l'un des plateaux d'une balance et déposer dans l'autre des poids de métal, c'est mettre en présence des masses déplaçant des quantités d'air tellement différentes qu'une correction, une seule, restait encore nécessaire. On l'avait éliminée par un artifice; Regnault la supprime absolument en équilibrant le ballon contenant le gaz par un ballon compensateur de même volume, suspendu an plateau opposé. Les variations de l'atmosphère devenues indifférentes au système, il se comporte dans ce milieu changeant comme s'il était placé dans le vide invariable, et c'est ainsi que Regnault a déterminé le poids du litre d'air et celui des principaux gaz avec une précision que personne ne songe à surpasser. C'est également ainsi qu'il a donné à la balance, le plus sûr des instruments scientifiques, sa dernière perfection.

Dans notre jeunesse, nous entendions affirmer, par nos illustres prédécesseurs, dont les vues sur le temps et l'espace n'étaient peut-être pas aussi étendues qu'elles le sont à l'époque actuelle, que la composition de l'air ne variait pas. Ils s'appuyaient sur des analyses effectuées à vingt ans de distance, montrant que la proportion d'oxygène contenue dans l'air n'avait pas changé. Mais notre atmosphère aurait pu perdre ou recevoir plus d'un milliard de kilogrammes d'oxygène, sans que leurs moyens imparfaits eussent signalé cette modification. Des analyses effectuées par un procédé plus sûr nous ayant amenés à penser, M. Boussingault et moi, qu'ils avaient raison, Regnault fut conduit à la même conclusion par une méthode différente ; nous pesions l'oxygène, il le mesurait. Mais l'instrument de mesure dont il se servait, l'eudiomètre à mercure, n'était plus l'outil imparfait et grossier de nos pères ; il en avait fait un appareil de précision d'une délicatesse absolue qu'un astronome n'eût pas désavoué et qui est demeuré classique. Il avait d'ailleurs varié et multiplié ses analyses sans relâche et jusqu'à parfaite démonstration. Dans les limites de nos moyens d'observation, l'air se montre donc uniforme dans sa composition. Cependant, devenus plus circonspects, oserions-nous affirmer encore qu'il ne se modifiera pas avec les années, quand, autour de nous, tout change et tout se meut ?

L'homme et les animaux ont besoin d'air pour respirer, Ils en absorbent l'oxygène; ils lui rendent de l'acide carbonique, comme si le charbon qui fait partie de leurs tissus était brûlé par une combustion lente, d'une manière analogue à celle qu'on observe dans la combustion vive d'une lampe enflammée. La chaleur propre des animaux, qui se soutient pendant que le poumon fonctionne, se dissipe quand la respiration s'arrête, et, il y a près de mille ans, les poètes de l'Inde considéraient déjà la chaleur comme le principe de la vie, et le refroidissement comme l'indice de la mort. Les études considérables entreprises sur la respiration par Regnault, avec le concours de son savant collaborateur M. Reiset, ont porté la lumière sur ces intéressantes questions. Leurs prédécesseurs s'étaient contentés d'étudier le phénomène sur des animaux gênés dans leurs allures. Pour la première fois, ceux-ci furent placés dans un récipient où leurs habitudes étant respectées, ils pouvaient y séjourner indéfiniment. L'air y était renouvelé par d'ingénieux mécanismes dont on ne pourra plus se dispenser de faire usage désormais. Les oiseaux, les mammifères, les reptiles, les insectes, offrent dans leur respiration des différences que les deux éminents observateurs ont mesurées. Les animaux à l'état de repos ou de sommeil, nourris abondamment ou soumis à un jeûne prolongé, les animaux hibernants eux-mêmes ont été comparés. Dans l'état d'hibernation, la température du corps étant descendue à 12°, la respiration s'abaisse à des quantités à peine appréciables, et, loin de diminuer, le poids du corps augmente. Quelle serait la durée de la vie dans ces conditions de torpeur qu'ont traversées peut-être certains mammifères de l'époque glaciaire? C'est ce que nous ignorons; mais, d'après ces résultats, on peut présumer qu'elle serait longue, la dépense étant réduite alors à sa plus simple expression.

Regnault, que ses importantes recherches de chimie avaient désigné, dès 1840, au choix de l'Académie, en remplacement de Robiquet, avait été bientôt appelé à monter dans la chaire de Savart et d'Ampère, comme professeur de physique au Collège de France. Prenant pour texte de ses premières leçons les questions les plus profondes de l'optique, il ouvrait ainsi cette série de cours où la hauteur des vues le disputait à la sûreté des démonstrations et à la ferme clarté du langage. Menant alors de front les travaux du laboratoire et les devoirs du professeur, il renouvelait la science. Entouré de jeunes maîtres heureux de se voir associés à ses recherches, il animait de son ardeur des savants français : MM. Bertin, Reiset, Jamin, Izarn, Descos ; des professeurs étrangers : MM. Soret, Bede, Blaserna, Lubimoff, Pflaunder et sir William Thomson, l'illustre physicien écossais. Les enseignements qu'il leur prodiguait dans la chaire par la discussion sévère des principes, au laboratoire par l'habile exécution des expériences, et dans la conversation par les vives improvisations d'un esprit sans préjugés, ouvert et libre, avaient transformé son amphithéâtre en une véritable académie où planait la statue de la Vérité, et ses leçons, dont tout culte de l'imagination était banni, en un cours de physique supérieure, sans précédent en France.

Pendant les dernières années de sa vie, il revenait avec persistance sur ces souvenirs glorieux et chers. Il mettait sous nos yeux la sténographie de ces cours, embrassant le champ presque entier de la physique. Il aurait voulu en assurer la publication, persuadé que l'originalité du plan et la nouveauté des détails pouvaient rendre service à la science. Mais, ce plan et ces détails ayant transpiré dans les ouvrages classiques, il partageait le sort de tous les professeurs de l'enseignement public, qui donnent à l'auditoire le meilleur de leur vie et dont les idées, s'infiltrant de proche en proche, font si bien oublier leur origine que, s'ils en réclament la paternité, on les prend pour des plagiaires.

Les travaux de notre confrère sur diverses questions de physique forment la matière de cinquante mémoires, pleins de chiffres et de résultats. Ils auraient suffi pour remplir la vie de plusieurs savants, et ils n'étaient cependant que le prélude de ceux par lesquels il devait marquer sa puissante originalité.

Depuis que la machine à feu est devenue un instrument universel, prenant partout la place des forces trop intermittentes ou trop coûteuses de l'eau, du vent et des moteurs animés, tous les efforts des ingénieurs avaient eu pour but de faire produire à la vapeur le maximum d'effet avec le minimum de dépense. On ne tarda point à reconnaître que le problème resterait insoluble tant que des résultats scientifiques certains n'auraient pas pris la place de l'empirisme.

Il serait difficile d'imaginer une question plus digne de l'attention du savant ou de l'ingénieur et de l'intérêt de l'homme d'État. Les machines à feu se multiplient elles-mêmes et constituent ainsi une population de fer et d'acier dont rien n'arrête l'expansion. Le travail qu'elles produisent déjà dépasse celui de tous les ouvriers de l'espèce humaine. L'armée, la marine, l'agriculture, l'industrie, le commerce, l'art des constructions, c'est-à-dire la défense du pays, l'alimentation publique, le travail national, les moyens de transport, sont également intéressés à la bonne exécution et au meilleur service des machines à feu. Papin, Watt, les créateurs de ces géants dociles, qui ont doublé, en moins d'un siècle, la population active du globe, avaient considéré le problème en mécaniciens. Appliqués à constituer les organes matériels des nouveaux moteurs et à garantir leur jeu régulier, ils n'avaient pas essayé de remonter au ressort caché qui leur communique le souffle et la vie. Ils avaient donné au monstre des os et des muscles de dur métal ; ils n'avaient pas pénétré le secret de ce feu qui en déploie les membres formidables par sa transformation en travail mécanique. Il était réservé à Regnault de poser les bases de cette physiologie nouvelle, et à la science des mathématiques supérieures d'en élever le monument définitif.

Cette question fondamentale ne s'était pas présentée d'abord à l'esprit des administrateurs. Le gouvernement, chargé de surveiller les machines à vapeur et d'en prévenir les dangereuses explosions, s'était contenté de demander à l'Académie de l'éclairer sur ce sujet restreint. Arago et Dulong avaient institué les expériences nécessaires. Une longue colonne mercurielle, destinée à la mesure exacte des pressions, avait été établie, en 1821, sur leurs plans et avec le secours de l'habile artiste Fortin, dans toute la hauteur de la tour, dite de Clovis, dépendant du lycée Henri IV. Mais, à peine avaient-ils répondu à la question de police industrielle soumise à l'Académie, qu'on se hâtait de détruire tous leurs appareils, dont la présence, disait-on, menaçait la tour d'une ruine imminente. Les noms retentissants d'Arago, de Dulong, de Fortin ne suffirent pas pour protéger contre la décision de quelque subalterne commis les expériences projetées pour étudier le mode de génération de la vapeur ; elles se trouvèrent ajournées à des temps meilleurs par cet acte de vandalisme.

Le problème devait être posé de nouveau par le ministère des travaux publics, mieux inspiré, et Regnault, seul, cette fois, physicien, chimiste et mécanicien, tout ensemble, fut chargé de déterminer « les principales lois et les données numériques qui entrent dans le calcul des machines à vapeur », c'est-à-dire de fournir aux ingénieurs les moyens de les perfectionner avec certitude, par des combinaisons réfléchies et non par des essais livrés au hasard. Au commencement du siècle, il fallait consommer plus de trois kilogrammes de houille par heure, pour produire la force d'un cheval; aujourd'hui, un kilogramme suffit. Comment nier l'importance de telles études qui, sans accroître la dépense, mettent à la disposition des nations civilisées des millions et des millions de travailleurs de plus ?

Regnault était trop expérimenté pour ignorer que la moindre erreur commise à l'origine sur les effets de la compression ou de la chaleur produirait de grands désordres lorsqu'on atteindrait les limites supérieures. Il avait d'ailleurs, dans ses propres résultats, une confiance qu'il n'étendait guère jusqu'à ceux de ses devanciers, quels qu'ils fussent. Ne nous étonnons donc pas si, dans un travail hérissé de tant de difficultés et si grand par ses conséquences il a voulu, pour le plus grand bien de la science, que tout fût mesuré de ses propres yeux et pesé de ses propres mains.

Le véritable thermomètre étant le thermomètre à air, il détermine de nouveau la dilatation que l'air éprouve par la chaleur. Le thermomètre usuel étant le thermomètre à mercure, il fixe la dilatation du mercure et sa compressibilité. On demandait que les verres de même nature se dilatent par la chaleur de la même manière; il démontre que chaque tube propre à fournir un thermomètre se dilate à sa façon et doit être étudié pour lui-même.

Il constate avec la plus rare précision la force élastique de la vapeur d'eau depuis 34° au-dessous de zéro, quand la glace fournit la vapeur, jusqu'à 230° au-dessus, c'est-à-dire à la pression de 28 atmosphères. Il mesure la chaleur spécifique de l'eau liquide depuis zéro jusqu'à près de 200°; il détermine, enfin, la chaleur totale nécessaire pour réduire l'eau en vapeur sous des pressions variées. Le but pratique proposé à ses investigations était atteint; des expériences d'une exactitude sans égale et d'une originalité féconde, dont l'exposé gigantesque forme un volume entier de nos mémoires, mettaient les ingénieurs en possession de toutes les données nécessaires au calcul des machines à feu.

Mais, si l'administration avait reçu pleine satisfaction, la physique avait d'autres questions à résoudre, que les instruments créés par Regnault lui permettaient d'aborder. Remercions le ministère des travaux publics d'avoir permis que ses études fussent continuées et d'avoir pourvu aux dépenses qu'elles entraînaient. Notre confrère ne pouvait s'en charger; il vivait modestement, lui et son nombreux entourage, des émoluments attachés à ses fonctions de professeur. Remarquons, cependant, que ces dépenses étaient relativement fort modérées, et que les travaux entrepris au profit de l'État par Lavoisier, Gay-Lussac, Thénard, Arago, Dulong, Fresnel, Regnault lui-même, s'ils ont beaucoup rapporté au pays, n'ont jamais ruiné le budget. Ces grands savants étaient tous de grands patriotes prodigues de leur science et de leur temps, avares du trésor national. Ils ont créé au milieu de nous une tradition de désintéressement, d'abnégation et de respect pour les deniers publics, dont l'Académie est fière et qu'elle ne laissera jamais entamer.

Rien ne manquait aux études poursuivies par Regnault ; personnel, matériel, ressources, tout était d'accord pour les rendre bientôt complètes. La France pouvait s'enorgueillir de voir s'élever, sous la protection de son gouvernement et par le dévouement de l'un de ses plus dignes fils, cette oeuvre monumentale. Le monde civilisé la recevait avec respect, la preuve nous en était bientôt donnée. Les événements de 1848 ayant surpris notre confrère au moment où l'exposé de ses travaux sur la vapeur d'eau venait d'être publié, il semblait bien incertain que les études destinées à les compléter fussent continuées aux frais de l'État. La Société des ingénieurs de Londres, frappée de la beauté des résultats obtenus par Regnault, voulut mettre à sa disposition les fonds nécessaires à la poursuite de ses expériences. Cette proposition ne reçut pas son accomplissement; la France pourvut elle-même à la continuation de l'oeuvre commencée et qui reste son oeuvre ; mais on aime à rappeler ce vote libéral des ingénieurs anglais, constatant une fois de plus que la science appartient au monde civilisé et qu'elle ne connaît pas de frontières.

C'est ainsi que Regnault, après avoir défini les rapports de l'eau avec la chaleur, sous divers états, fit connaître les tensions aux diverses températures et les chaleurs latentes des vapeurs du mercure, du soufre, de l'alcool, de l'éther, de l'esprit de bois, du chloroforme, du sulfure de carbone de l'essence de térébenthine et de nombre d'autres substances dont la comparaison fournit chaque jour à la physique une base inappréciable de considérations du plus haut intérêt. Le volume de nos mémoires qui renferme ces belles séries d'expériences contient aussi les admirables études sur la chaleur spécifique des gaz et des vapeurs, dans lesquelles notre confrère, déployant toutes les ressources de son génie, s'est surpassé.

Tout en poursuivant des études qui devaient servir de fondement à la théorie mécanique de la chaleur et qu'on allait bientôt mettre à profit, il ne perdait pas de vue le côté pratique des travaux qui lui avaient été demandés. Les ingénieurs chargés de construire les machines à éther et à chloroforme dont la marine essayait l'emploi, pour utiliser la chaleur perdue de la vapeur d'eau, trouvaient dans ce volume tous les éléments nécessaires à leur établissement correct et régulier.

Cependant Ebelmen, qui avait remplacé Alexandre Brongniart comme directeur de la manufacture de porcelaines de Sèvres, venait d'être soudainement emporté, en 1852, dans la force de l'âge, avant d'avoir pris parmi nous la place due à ses rares talents. Après ces deux ingénieurs des mines, il était naturel de réclamer le concours de Regnault, pour diriger un établissement modèle, dans lequel les ressources les plus hautes de la mécanique, de la physique, de la chimie et des beaux-arts sont mises à profit. Qui, mieux que lui, répondait à ce programme ? Il ne se décida pas facilement à accepter cette situation. Confident de ses hésitations, je sais que l'espoir de continuer sur un terrain plus vaste les belles recherches dont le Collège de France avait été le témoin privilégié détermina son acceptation.

Quelles années heureuses, mais trop courtes, que celles dont fut suivie sa prise de possession à Sèvres! Mme Regnault, douée d'un esprit délicat, sensible à toutes les beautés de la littérature et de l'art, se trouvait transportée dans un milieu sympathique ; ses vieux parents y jouissaient d'une existence plus large; ses enfants, entourés de tous les secours d'une éducation libérale, n'avaient qu'à sortir de la demeure paternelle pour s'ébattre en pleine-campagne au milieu des bois. Les rapports d'affection et de voisinage qui existaient entre nos deux familles me donnaient, à chaque instant, l'occasion d'apprécier des joies intimes dont rien ne semblait pouvoir désormais altérer la douceur.

Pendant que notre confrère s'occupait de l'administration de la manufacture de Sèvres, il en perfectionnait les procédés par l'emploi du vide dans le coulage des grandes pièces et par l'intervention des gaz réducteurs dans la cuisson au grand feu des porcelaines décorées au moyen des oxydes métalliques. Il prenait part, en sa qualité d'ingénieur, à la restauration de la machine de Marly. Il dirigeait, comme physicien, les expériences qui ont reconstitué, à Paris, l'industrie du gaz et qui lui ont donné cette marche scientifique dont les consommateurs, la ville et la compagnie recueillent les profits.

Regnault était alors à l'apogée de sa gloire. Ses travaux faisaient autorité. Les jeunes maîtres appliquaient à toutes les branches de la science les méthodes dont il avait fait un si heureux emploi dans l'étude de la chaleur. Toutes les Académies l'avaient adopté ; la Société royale de Londres lui avait décerné ses plus hautes récompenses, et les souverains étrangers s'empressaient de reconnaître, par leurs distinctions, les services qu'il avait rendus à tous les pays. Il n'avait plus qu'à jouir des faveurs dont la fortune le comblait; mais c'est bien à lui qu'il convient d'appliquer les paroles du tragique grec : «Avant de dire d'un homme qu'il est heureux, attendez qu'il soit mort ! »

La vie du savant à la recherche des vérités naturelles ressemble à celle du soldat; elle connaît les mêmes périls; elle exige le même sang-froid. Tel d'entre nous vit sang se troubler, au milieu des miasmes, des poisons et des virus mortels ; tel autre, entouré de matières explosives. Regnault possédait au plus haut degré ce courage moral que rien n'étonne. Les dangers qu'il avait courus, le jour où la vapeur de soufre en ébullition mettait le feu à son atelier ou bien quand l'explosion d'un matras plein de mercure bouillant avait labouré son visage, ou bien enfin lorsqu'un récipient de fer, plein d'acide carbonique liquide, éclatait comme un obus entre ses mains, il n'en parlait jamais. Il semblait se considérer comme invulnérable.

Pourtant, un jour du mois d'août 1856, on vint me chercher en toute hâte : victime d'un nouvel accident de laboratoire, cette fois, Regnault était mourant. Je l'avais vu la veille, plein de projets et d'animation ; je le retrouvais sans connaissance, agonisant, étendu sur le sol, dépouillé de ses vêtements et soumis à l'exploration d'un praticien habile, qui, après s'être assuré de l'absence de toute fracture, constatait qu'une commotion cérébrale des plus graves laissait à peine l'espoir de lui sauver la vie, et donnait lieu de tout redouter du côté de l'intelligence. De longs jours se passèrent dans les plus pénibles émotions; peu à peu, cependant, le corps reprit son équilibre et l'esprit sa lucidité. Toute sa lucidité, qui oserait l'affirmer?

Au moment où, parvenu au terme de ses longues études expérimentales, il allait en formuler la théorie générale, c'est ainsi que fut brisé le fil qui le guidait. Regnault poursuivit plus tard des travaux qui auraient honoré la vie de plusieurs physiciens ; il n'avait donc rien perdu de son activité ; on aurait pu croire même qu'elle s'était accrue. Mais un changement était survenu dans l'équilibre de ses facultés. Il n'était pas toujours maître de sa parole; il semblait avoir perdu le don de conclure, et nous assistions avec inquiétude à ces séances intimes dans lesquelles, ayant une opinion à formuler, son esprit, autrefois si net, si ferme et si mordant, s'égaraiten dissertations diffuses.

Étrange destinée ! Regnault avait convaincu d'inexactitude les lois de Mariotte, de Gay-Lussac, de Dulong et Petit; ces lois usuelles n'en porteront pas moins les noms de leurs inventeurs à la postérité. Les expériences innombrables, d'une exactitude admirable, dont il a doté la science, seront impuissantes, au contraire, pour assurer à son nom la popularité dont il était si digne. Il ne lui aura pas été donné de condenser sa pensée dans une de ces formules vibrantes qui émeuvent les contemporains et qui brillent encore aux yeux des générations à venir, comme autant de phares lumineux.

C'est bien à tort, cependant, que Regnault était considéré par les esprits superficiels comme voué au culte étroit de l'observation et comme entièrement dépourvu du sentiment de l'idéal. Plaçant son idéal dans un milieu plus haut que ne le croyaient ses juges, il trouvait téméraire d'essayer de s'en former une image concrète. Les hardiesses relatives à l'unité de la matière ou à l'unité des forces ne le séduisaient pas. La conversion de la lumière en chaleur, du magnétisme en électricité, de ces quatre forces l'une en l'autre, ne l'avait pas occupé. Il l'acceptait comme une vue ingénieuse et non comme un résultat certain. Il avait vu s'évanouir tant de vieilles lois, sous sa critique impitoyable, qu'il ne se sentait pas saisi de respect pour de jeunes lois, auxquelles manquait encore l'épreuve de l'expérimentation précise et surtout celle du calcul rigoureux.

Il n'en était pas ainsi de la transformation du travail mécanique en chaleur et de la chaleur en travail mécanique. Son laboratoire du Collège de France possède des appareils inédits auxquels il en avait longtemps demandé, mais en vain, la mesure précise. Il attendait son heure. Mais des esprits éminents s'étant engagés sur la route qu'il tardait trop à aborder, la théorie mécanique de la chaleur une des plus nobles acquisitions de l'esprit humain, dont Sadi Carnot avait posé les bases en France, avait trouvé en Allemagne et en Angleterre de profonds interprètes. Le calcul s'était emparé du champ que ses expériences avaient défriché, quand il opposait encore à ses prétentions la marche de la méthode empirique.

La chaleur dont il avait suivi, comme s'il s'agissait d'un fluide, l'entrée, le séjour et la sortie dans les matières les plus diverses et à tous les états, devenait un mouvement dont il n'avait pas accepté à temps utile la transformation en travail mécanique et la disparition. Le dernier mot de la théorie des machines à feu, que ses expériences seules permettaient de prononcer, ce n'est pas à lui qu'en restait l'honneur.

D'autre part, des vues déduites d'une conception générale de la matière prenaient une large place dans la science, à leur tour. Il n'était plus question de chercher comment se comportent les gaz chauffés ou comprimés, mais d'établir comment ils devaient se comporter, étant formés de particules invisibles, d'une extrême ténuité, vibrant, tournoyant et rebondissant sans cesse avec une agilité prodigieuse. Les lois de Mariotte et de Guy-Lussac devenaient alors de pures conséquences de cette constitution. La température, dont la définition échappait à Regnault, se liait elle-même à la force vive des gaz ; elle lui était proportionnelle.

Après quelques années de repos et de recueillement, Regnault, converti pour toujours aux idées nouvelles relatives à la chaleur, mais ne s'écartant pas de ses vues personnelles complétait son travail expérimental, en déterminant la vitesse de propagation du son dans l'air, pour en déduire, au moyen de la formule de Laplace, le rapport de la chaleur spécifique des gaz sous pression constante et sous volume constant.

Pour se mettre à l'abri des variations qu'une couche d'air présente lorsqu'on étudie la propagation du son sur une étendue de terrain considérable, Regnault voulut opérer dans de longs tuyaux. Il n'avait pas d'ailleurs d'autre moyen à prendre, pour déterminer la vitesse du son dans des gaz purs, et pour comparer, comme il l'a fait, l'acide carbonique et l'hydrogène à l'air. L'administration de la ville de Paris s'empressa de lui offrir les canalisations de la Marne, de la Dhuys, et celles du gaz de l'éclairage, ayant jusqu'à 5.000 mètres de longueur et représentant, avec les réflexions qu'il faisait subir à l'onde sonore, des parcours de 20.000 mètres. Jamais des expériences de cet ordre n'avaient été tentées.

En même temps, la bienveillance particulière dont le chef de l'État entourait Regnault lui permettait d'accomplir sur le plateau de Satory une série d'épreuves, la plus belle et la plus complète qui ait été effectuée, sur la vitesse de propagation dans l'air du son produit par l'explosion des bouches à feu.

Reprenant enfin des études qu'il avait poursuivies et variées pendant vingt années, Regnault publiait en même temps, dans un troisième volume de nos Mémoires, ses recherches sur la détente des gaz et sur les rapports qui s'y manifestent entre le travail produit et la chaleur consommée, établissant enfin, mais bien tard pour sa gloire, l'équivalent mécanique de la chaleur. Le chiffre qu'il indique est un peu plus fort que celui qu'on admet généralement. « Toutefois, ajoute-t-il, je ne regarde pas les méthodes que j'ai décrites comme suffisamment précises pour déterminer avec certitude la valeur exacte de cet équivalent. Je pense qu'il en est de même pour toutes celles qui ont été proposées jusqu'ici ; car elles contiennent toutes des pétitions de principe, des lois posées sous forme d'axiomes, qu'on devrait avant tout établir par l'expérience. » Donnant l'exemple, il se met à l'oeuvre, cherchant par ces méthodes dont il avait le secret et à l'aide de ces instruments, les plus parfaits que la physique ait jamais possédés, à remplacer ces axiomes des théoriciens par des données précises; il y consacre les dix dernières années de sa vie. Prenant pour objet de ses expériences les gaz liquéfiés sous les plus fortes pressions : l'acide carbonique, le protoxyde d'azote, l'ammoniaque, etc., il en détermine tous les éléments calorifiques. La grande habitude qu'il avait acquise pour le maniement de ces produits dangereux lui permet de réunir à leur égard toutes les données qu'il avait recueillies quand il s'agissait de l'eau. On allait connaître, enfin, avec les résultats de ces étonnantes expériences, toute sa pensée sur la théorie de la chaleur. Mais la fatalité qui pesait sur sa destinée semblait avoir attendu ce moment suprême pour le frapper, cette fois, sans relâche, sans pitié, sans retour.

En 1866, Mme Regnault lui était enlevée, et Mme Clément, ainsi que deux de ses parentes, auxquelles depuis longtemps notre confrère avait offert un asile et qui l'entouraient de leur affection, disparaissaient, à leur tour, laissant désert et désolé ce foyer jadis si vivant et si animé.

Il avait cherché dans les travaux du laboratoire, et il avait trouvé, dans les éclatants succès de son fils, quelque distraction à sa douleur.

Eh bien, en 1870, pendant le siège de Paris, une main brutale anéantissait à Sèvres, occupé par l'ennemi, toutes ses notes et jusqu'au moindre des instruments de ce laboratoire. Rien ne semblait changé dans cet asile de la science, et tout y était détruit. On s'était contenté de casser la tige de ces thermomètres ou de briser les tubes de baromètres et de ces manomètres, devenus, par leur participation aux plus importantes expériences du siècle, de véritables monuments historiques; pour les balances et autres appareils de précision, il avait suffi d'en fausser d'un coup de marteau les pièces fondamentales ; les registres et les manuscrits, réunis en tas, avaient été livrés aux flammes et réduits en cendres.

Dix ans de travail, et des centaines de résultats que la philosophie naturelle regrettera toujours et ne retrouvera pas, avaient disparu ; cruauté dont l'histoire n'offre pas d'autre exemple ! On peut excuser le soldat romain qui, dans la fureur d'un assaut, massacrait Archimède; il ne le connaissait pas. « Mais, disait Regnault avec un triste sourire en me montrant ses instruments déshonorés, ce travail de destruction est l'oeuvre d'un vrai connaisseur ! et cette poussière, ajoutait-il en repoussant du pied les cendres laissées par ses manuscrits, c'est ce qui reste de ma gloire! » Quand on a vécu dans la familiarité de notre malheureux confrère et qu'on a connu son scepticisme habituel, ce mot « gloire » , qui lui échappait dans sa douleur, montre quelle importance il attachait à ces manuscrits dévorés par le feu, où se trouvait consignée une pensée qu'il ne retrouva plus, et quels services il attendait encore de ces merveilleux instruments façonnés de ses mains, dont les indications ne l'avaient jamais trompé.

Ce malheur, qui ne frappait que le savant, n'était rien à côté de celui qui, dans le même moment, atteignait le Père au coeur. Au milieu du grand désastre de la capitulation de Paris, la population tout entière ressentit un élan nouveau de douleur en apprenant la mort de Henri Regnault, tué à Buzenval, par la dernière balle partie des rangs ennemis; de Henri Regnault, demeuré le symbole touchant du talent, de la jeunesse, du patriotisme et du malheur. La carrière brillante que l'artiste, encore à son printemps, avait déjà parcourue, les espérances que ses rares facultés avaient inspirées, son caractère ardent et chevaleresque, la popularité dont jouissaient ses oeuvres, que la foule, surprise et charmée, entourait à chaque exposition, inspiraient à son père un juste orgueil et la plus profonde tendresse.

Accablé de toutes parts, la première pensée de Regnault devant cet écroulement des espérances de sa vie, fut de fuir Paris et de se confiner dans une demeure isolée, à Lassigneu, non loin de Genève, où, parmi de nombreux dévouements, il avait été l'objet des plus tendres soins de la part de son ancien disciple, M. Louis Soret, recteur de l'Académie. Il s'occupait à reconstituer son laboratoire et même à reprendre ses travaux, lorsque survint la catastrophe finale qui rappelle les dénouements les plus cruels de la tragédie antique. Sa soeur, Mme Laudin, cette fidèle compagne de ses peines et de ses joies, étant venue lui porter quelque secours, à peine arrivée, le coeur brisé par la douleur, tombait morte dans les bras de son frère. Terrassé par cette nouvelle férocité de la destinée, une attaque de paralysie le condamnait, au même instant, à cette longue agonie dont son ancien collaborateur, M. Reiset, et Mlle Serais, une amie dévouée de la famille, luttant de dévouement, ont essayé d'adoucir les tristesses. Ah! combien ceux que trompaient ses allures insouciantes eussent été surpris, s'ils l'avaient entendu dans ses moments d'épanchement! Songeant à tout ce qu'il avait perdu, il appelait la mort comme une délivrance, ne reprenant un peu de calme qu'auprès de monseigneur de Belley, qui, après s'être montré plein de bonté pour notre confrère dans sa retraite, l'avait adopté dans son malheur, l'assistant de ses consolations jusqu'à la dernière heure de sa vie.

L'Académie, en apprenant ces événements funestes, avait délégué un de ses membres, M. Henri Sainte-Claire-Deville, pour veiller sur notre illustre confrère dans cette épouvantable épreuve, à laquelle il survécut pendant quelques années.

Dans la séance où il nous faisait ses adieux, une satisfaction singulière lui était réservée : il avait annoncé, en étudiant les effets différents de la pression sur les divers gaz, qu'on parviendrait à liquéfier l'oxygène et l'azote en les comprimant et l'hydrogène en abaissant sa température. Cet élan d'imagination, le seul qu'il se fût jamais permis, les expériences de MM. Cailletet et Raoul Pictet venaient le confirmer d'une manière éclatante! Mais, ironie suprême de la destinée, peut-être n'était-il plus en état de saisir toute l'importance de leurs démonstrations et de jouir de cet hommage rendu à la finesse de ses anciens aperçus.

Il avait eu, cependant, un jour de véritable consolation, lorsque l'exposition des oeuvres de son fils, organisée par des soins pieux, eut mis sous les yeux du public étonné le prodigieux travail du jeune et fécond artiste. Le succès populaire qu'elle obtint et le sentiment éclairé des gens de goût, ravivant toutes ses douleurs, y mêlait la seule douceur permise, l'expression de l'universelle sympathie et celle des profonds regrets du pays.

Cette exposition, transformée bientôt en pèlerinage touchant et en démonstration patriotique, offrait un spectacle solennel et laissait une impression profonde. La France se sentait cruellement atteinte dans son prestige par la perte de ces deux grandes intelligences, frappées du même coup : l'artiste, disparaissant au seuil d'une jeune gloire et laissant son oeuvre inachevée; le savant, le pied dans la tombe, se survivant pour honorer la mémoire de son fils, et oubliant, pour accomplir cette tâche, la perte de ses derniers écrits, titres d'une gloire en sa maturité, dont une main ennemie venait de jeter les cendres au vent.

Hélas ! pauvre Regnault ! On se retirait plein de compassion pour ce deuil immense, et maintenant que notre confrère, parvenu au terme de son existence glorieuse et misérable, a trouvé le repos, l'Académie, fidèle interprète de la postérité et seule héritière de sa renommée, s'empresse de lui rendre un hommage public d'affection pour sa personne, de reconnaissance pour ses grands et nobles travaux, de respect pour ses éclatants services et de sympathie pour ses malheurs, en attendant que la science et la nation payent, enfin, leur dette à sa mémoire digne de tous les honneurs.


Voir aussi : Biographie de Regnault par A. de Lapparent (1896)