Michel CHEVALIER (1806-1879)

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Fils de Jean-Baptiste CHEVALIER, chef de bureau à la direction des contributions indirectes, et de Marie GAREAUD. Frère de Jean Baptiste Elie CHEVALIER (X 1833).
Marie, fille de Michel CHEVALIER épouse Albert, fils de LE PLAY. Une autre de ses filles, Cordélia, épouse Paul LEROY-BEAULIEU (1843-1916). Michel CHEVALIER est ainsi le grand-père de Pierre LEROY-BEAULIEU

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1823, sorti 13eme) et de l'Ecole des mines de Paris (entré classé 4ème sur 4 élèves en 1825 ; mis hors de concours le 18/4/1829). Corps des mines.

Grand officier de la Légion d'honneur.


Publié dans le LIVRE DU CENTENAIRE (Ecole Polytechnique), 1897, Gauthier-Villars et fils, TOME I, pp. 509 et suiv.
Avertissement de l'auteur (Emile Cheysson) : Nous nous sommes servi des notices de M. Jules Simon, et de celles de MM. Louis Reybaud et Courtois sur Michel Chevalier.

« Michel Chevalier, a dit de lui M. Jules Simon dans la belle notice qu'il lui a consacrée, a commencé comme un rêveur et fini comme un homme d'affaires. Il ne faut pas s'en étonner : il y a dans tout saint-simonien un poète très chimérique et un homme d'affaires très avisé ».

L'école saint-simonienne, dont la destinée a été si courte puisqu'elle tient en quelques années à peine (1825-1832), mérite cependant une place dans l'histoire de ce siècle, moins par ses doctrines et ses idées que par les hommes qu'elle avait un moment groupés autour d'elle et qui ont ensuite marqué dans la science, les finances et l'industrie. Beaucoup de ses adeptes appartenaient à l'Ecole Polytechnique. Parmi ceux-là, et à l'un des premiers rangs, se place Michel Chevalier.

Né à Limoges, le 13 janvier 1806 (son père était chef de bureau à la direction des Contributions indirectes), il avait été reçu en 1823 à l'Ecole Polytechnique et en sortait major en 1825, comme élève à l'Ecole des Mines. Son premier poste d'ingénieur des Mines fut dans le département du Nord, mais le métier ne devait pas le retenir longtemps et, dès le mois de novembre 1830, il y renonçait pour se donner tout entier à la propagande saint-simonienne et devenir rédacteur en chef du journal le Globe.

Michel Chevalier partagea le sort comme les doctrines de ses amis et, lorsqu'eut lieu la rupture éclatante des deux chefs, Bazard et Enfantin, il suivit celui-ci dans sa retraite à Ménilmontant. Après une période de faveur et de succès, les mauvais jours arrivaient pour la nouvelle École, lui apportant la misère et les poursuites judiciaires : « Se retirer alors eût été de mauvais goût. Michel Chevalier aima mieux se résigner à sa situation ; mais cette épreuve le dégageait. Il se retrouva ce qu'il était auparavant : un ingénieur très capable avec l'étoffe d'un savant et d'un lettré (Economistes modernes, par Louis Reybaud. On trouvera dans la notice sur M. Enfantin les détails relatifs à ce procès et à la condamnation qui le termina, et qui marque la fin de l'histoire du saint-simonisme.). »

Il avait déjà fait paraître dans le Globe des travaux qui avaient attiré sur lui l'attention des connaisseurs, entre autres un livre intitulé le Système de la Méditerranée, étonnant par la hardiesse et la précocité de ses vues. A une date où le chemin de fer était à l'état naissant et où les meilleurs esprits méconnaissaient ou niaient son avenir, Michel Chevalier osait recommander l'exécution d'un réseau embrassant tous les pays voisins de la Méditerranée et les reliant à la Russie, à la Turquie, à l'Orient; il y était même question de percer les isthmes de Suez et de Panama : coût 18 milliards. Dans cette oeuvre de jeunesse se révèle déjà un credo économique auquel Michel Chevalier est resté fidèle toute sa vie : c'est la foi dans les travaux publics, dans la pénétration pacifique des peuples par le commerce, par l'échange des produits. Il y a deux morales financières : l'une, à l'usage des particuliers, qui veut l'économie; l'autre, à l'usage des Etats, qui réclame des dépenses fécondes. Michel Chevalier n'a cessé de soutenir ce dernier système et d'affirmer que l'argent employé à l'outillage des transports est un fructueux placement qui développe à la fois la productivité de l'impôt et l'essor de la richesse publique.

En 1831, avec un budget de 1 milliard (celui qu'un financier de la Restauration recommandait de saluer, parce qu'on ne le verrait plus), avec de rares lignes de quelques kilomètres, le projet de Michel Chevalier sembla aux esprits qui se croyaient sensés un rêve scientifique, comme le serait aujourd'hui un roman de Jules Verne. M. Molé ne fut pas de cet avis : il pensa qu'un jeune homme ainsi doué avait suffisamment expié une erreur après tout honorable, qu'il y avait mieux à faire que de le pousser parmi les déclassés et les irréconciliables, et il lui accorda une mission en Amérique, pour lui « donner de l'air ».

Voilà Michel Chevalier dans ce pays alors très peu connu de l'Europe. Tout ce qu'il y voit l'enchante. Il y trouve réalisées une partie de ses aspirations saint-simoniennes : l'autocratie industrielle, l'absence de noblesse héréditaire et de traditions, la femme entourée de respect, une activité de ruche laborieuse, un prodigieux entrain, le travail considéré comme le moteur général et la loi universelle, un développement économique qui menace de déborder sur l'Europe. Il décrit ce spectacle et dit ses impressions dans une série de Lettres sur l'Amérique, que publia le Journal des Débats et qu'on trouve encore plaisir et profit à relire à plus d'un demi-siècle de distance. Comme Montesquieu dans les Lettres persanes, c'est la France qu'il vise dans ses récits d'Amérique; il lui adresse des leçons sévères, gourmande la bourgeoisie sur son oisiveté et son égoïsme, lui prédit le suffrage universel, la concurrence des Etats-Unis. Son style s'est dégagé des boursouflures et des obscurités apocalyptiques qui étaient de mise à Ménilmontant; il est rapide, correct, élégant, plein d'images et de mots heureux. Aussi ses lettres eurent-elles un grand succès et firent-elles dès ce moment sa réputation de penseur et d'écrivain. Le public sentait que le mouvement saint-simonien n'avait pas été stérile et que les jeunes gens qui en avaient pris la tête étaient des semeurs et des remueurs d'idées. Aussi, quoique n'ayant trouvé en Michel Chevalier un panégyriste ni pour la bourgeoisie alors au pouvoir, ni pour la monarchie, le Gouvernement de Juillet le nomma-t-il, en 1836, maître des requêtes et, en 1838, conseiller d'Etat en service extraordinaire (A ce moment (1838), il fut l'ardent promoteur de l'annexion au Conservatoire des Arts et Métiers d'une école de 400 enfants de la classe ouvrière, sur le type de la Martinière de Lyon. La chute du ministère Molé entraîna l'abandon de ce projet).

En 1841, il succéda à Rossi dans sa chaire du Collège de France : « Ce sera pour lui, aurait dit Rossi, une occasion d'apprendre l'Economie politique ». Le mot était injuste. Michel Chevalier était déjà un maître, mais plutôt un vulgarisateur, un administrateur et un législateur qu'un savant et un philosophe. Il se préoccupait plus des applications que des théories métaphysiques et des abstractions. Si l'enseignement de Rossi avait plus de solennité doctrinale et de pompe, le sien était plus vivant, plus brillant, plus actuel : «Jean Baptiste Say avait reproché à l'Economie politique de trop s'entourer de nuages et d'oublier qu'elle a un rôle à jouer dans le gouvernement des affaires humaines. Michel Chevalier s'était armé de ce reproche pour tirer la science de ses hauteurs, la rendre plus accessible, la mêler plus qu'on ne l'avait fait à la vie active des sociétés (Économistes modernes, par Louis REYBAUD). »

Clair, attachant, exactement informé dans ses leçons courantes, il élève le ton et le style dans ses discours d'ouverture consacrés aux questions générales, et atteint par moments les sommets de l'éloquence et de l'inspiration.

Ses débuts comme économiste sont marqués par quelques tâtonnements de doctrine qui lui viennent du saint-simonisme. Il n'est pas ferme sur le libre échange : il avait dans ses Lettres sur l'Amérique du Nord insisté sur la taxe du pain, qu'il regardait comme favorable au bon marché, et sur le contrôle des marchandises à la sortie. Il traite dans une de ses leçons des abus de la concurrence, et le fait dans des termes que n'aurait pas désavoués Louis Blanc. Mais, à mesure qu'il avance, sa marche se précise, son point de vue s'affermit et il n'hésite pas à signaler l'évolution de sa pensée : « Il était tellement de son avis en tout temps et en toutes choses que, quand il en changeait, il s'en vantait. » (Notice de M. Jules Simon).

Le 27 janvier 1845, il était élu député par le département de l'Aveyron ; mais ses déclarations libre-échangistes lui coûtèrent l'année suivante sa réélection. [Voir biographie de Cabrol].

En avril 1845, il épousait Mlle Fournier, fille d'un des plus grands manufacturiers de l'Hérault, et trouvait en elle une compagne distinguée et dévouée, qui lui a procuré le bonheur domestique et qu'entourent de leur respect tous ceux qui ont l'honneur d'être admis dans cette maison hospitalière.

La Révolution de 1848 donna lieu, comme on sait, à une grande explosion d'idées socialistes qui bouillonnaient depuis longtemps en attendant une issue pour se frayer passage. Toutes les idées, tous les systèmes qu'on avait lancés de divers côtés pour la régénération de l'homme, affluaient à la fois et croyaient leur moment venu. Louis Blanc était chargé au Luxembourg de présider à « l'organisation du travail ». Michel Chevalier se jeta dans la mêlée pour combattre ces erreurs dans une série de lettres au Journal des Débats. « Il serait, dit M. Courtois, difficile d'analyser ces lettres, tout y est beau ». Les amis de jeunesse de Michel Chevalier étaient au pouvoir; mais, tout en s'effrayant des audaces de Louis Blanc, ils tenaient à ménager le socialisme : ils punirent Michel Chevalier de ses lettres par sa révocation et par la suppression de sa chaire au Collège de France.

Sa disgrâce ne tarda pas à lui valoir d'amples compensations. En février 1851, il était élu membre de l'Académie des Sciences morales et politiques, en remplacement de M. Villermé; sa chaire et son titre d'ingénieur en chef des Mines lui étaient rendus.

Au 2 décembre 1851, il n'hésita pas. Il avait toujours été partisan d'un pouvoir fort qui pût comprimer le désordre. Autoritaire convaincu, « il était tout préparé à devenir bonapartiste, non par dévouement aux Bonaparte, mais par dévouement à la force (Notice de M. Jules Simon) ».

Aussi, dès le 2 décembre, s'inscrivait-il sur le registre de l'Elysée. Il ne tarda pas à être nommé conseiller d'Etat en service ordinaire, puis en 1860 sénateur; mais il resta en dehors de la politique et garda l'indépendance de son vote. En 1870, seul de tout le Sénat, il vota contre la guerre, couronnant ainsi par cet acte de courage civique les prédications et l'apostolat de toute sa vie en faveur de la paix.

Partisan convaincu du rapprochement des peuples dans les luttes pacifiques de l'industrie, il prit une part active aux Expositions internationales de 1862 et de 1867 avec son collègue, ami et allié Le Play, né la même année que lui et dont la destinée a longtemps côtoyé la sienne (le fils de M. Le Play a épousé la fille de M. Michel Chevalier). Comme président du jury, il fut chargé, pour chacune de ces expositions, du rapport général qui est un vrai modèle du genre et qui mit en relief ses grandes qualités d'ingénieur, d'économiste et d'écrivain.

Je ne dirai qu'un mot de ses discussions avec M. Wolowski et d'autres économistes sur la pluralité des banques et sur la question monétaire. A la suite de la découverte des mines de Californie et d'Australie, il crut un moment à la baisse permanente de l'or et préconisa même l'étalon d'argent; mais, en présence des faits, il revint plus tard à l'or. Depuis ces débats, nous avons vu l'argent tomber de chute en chute à moins de la moitié de sa valeur légale. Voici qu'aujourd'hui les mines du Transvaal commencent à nous inonder d'or. Peut-être allons-nous assister à une nouvelle oscillation dans la valeur relative des deux métaux précieux, dont la prédominance est une question non de principe, mais de date et de gisements.

J'insisterai davantage sur un grand fait, où Michel Chevalier a joué un rôle considérable et par lequel son nom restera attaché à l'histoire économique de notre temps. Je veux parler des traités de commerce de 1860.

Après les tâtonnements que nous avons signalés, il avait trouvé sa voie et s'était définitivement converti au libre échange. Malgré l'avènement du suffrage universel, nos Chambres, tout comme sous le régime censitaire, restaient imprégnées de l'esprit protectionniste. On le vit bien, en 1856, à l'accueil qu'elles firent à un projet de loi gouvernemental en faveur de la levée des prohibitions. Le Corps législatif, qui ne se piquait guère d'indépendance en général, en fit preuve exceptionnellement ce jour-là pour défendre ses intérêts menacés et repoussa le projet de loi. Il n'y avait rien à faire de ce côté. Mais la constitution de 1852 autorisait le Chef de l'Etat à signer des traités de commerce; c'était là qu'il fallait porter l'effort.

Michel Chevalier profite du congrès international des poids et mesures qui se tenait en 1869 à Bradford, pour négocier un plan de campagne dans ce sens avec les principaux représentants de l'Ecole de Manchester, Cobden, John Bright, Benjamin Smith. Il les fait renoncer à l'idée de l'action unilatérale qu'ils préféraient, pour les ramener au système des traités de commerce, le seul qui fût alors praticable en France. Cobden et lui gagnent ensuite à leur projet le chef du ministère whig, lord Palmerston, et M. Gladstone. Tout étant ainsi bien préparé en Angleterre, il restait à faire le siège de l'Empereur : Cobden fut désigné pour cet office.

Michel Chevalier et lui rentrent en France par des voies différentes, en bons conspirateurs, pour ne pas éveiller les soupçons. Cobden agit sur l'Empereur; il lui montre les bienfaits du traité de commerce pour affermir l'alliance franco-anglaise, assurer la paix des peuples, améliorer l'alimentation populaire; il lui rappelle l'inscription placée sur la statue de Robert Peel : « Il améliora le sort des classes laborieuses et souffrantes par l'abaissement du prix des denrées de première nécessité. » - « C'est la récompense que j'envie le plus, répond l'Empereur ». Dès lors son parti était pris, et bientôt la lettre du 5 janvier 1860 au ministère d'État éclatait comme un coup de foudre pour annoncer au pays l'avènement d'un nouveau régime économique, basé, non sur le libre échange, mais sur la levée des prohibitions, sur l'entrée des matières premières en franchise et sur la modération des taxes à l'importation des produits fabriqués.

Les protectionnistes furent à la fois consternés et indignés; quant aux libéraux libre-échangistes, qui étaient presque tous dans l'opposition, ils ne pouvaient pas refuser leur assentiment à une mesure qu'ils n'avaient cessé de réclamer; mais ils critiquèrent amèrement une forme de procéder qui sentait la dictature et faisait marcher le pays sans son consentement.

Dans cette circonstance, Michel Chevalier était resté fidèle à ses convictions économiques et autoritaires : un pouvoir fort en politique, contraignant l'industrie à la liberté commerciale. Ce mélange d'absolutisme et de libéralisme n'avait rien pour lui déplaire et il s'en accommodait volontiers. Sa participation aux traités de 1860 a été le point culminant de sa vie et elle en résume parfaitement les diverses tendances.

En vertu de cette loi d'oscillation, - corso e ricorso, comme dit Vico -, qui semble régir l'histoire, l'oeuvre économique de 1860 a été balayée par une réaction protectionniste qui s'est déchaînée à la fois dans tous les pays, sous l'action concordante de diverses causes, dont la plus efficace paraît être l'exagération des armements militaires. Notre pays en particulier a subi cette réaction avec une extrême violence; mais quelques indices significatifs, comme le vote récent de la Convention franco-suisse, semblent annoncer que cette onde est arrivée au bout de sa course, si même elle ne commence à refluer. Dans quelque temps, quand nous serons en plein reflux, on sera plus disposé à rendre justice à Michel Chevalier et à son rôle de 1860, qu'on ne l'était au cours de ces dernières années, quand on déchirait passionnément ces traités dont il avait mis son honneur et son patriotisme à préparer la conclusion.

Rendu à la vie privée par les événements de 1870, il continua son cours au Collège de France et ne l'abandonna, définitivement cette fois, qu'en 1878, pour le remettre à son gendre, M. Paul Leroy-Beaulieu, qui devait lui donner un nouvel éclat.

Une dernière fois il alla en Angleterre, en 1875, à l'occasion des travaux de la Société du tunnel sous-marin dont il était le président. Il y reçut un accueil triomphal. La Société royale lui décerna sa grande médaille décennale qui lui fut remise par le Prince de Galles.

Il s'éteignit le 28 novembre 1879, à l'âge de 73 ans, dans son château de Montplaisir (Lodève, Hérault), laissant dans l'histoire des idées et des faits économiques de ce siècle une trace lumineuse de son existence si bien remplie.

E. CHEYSSON.


Photo archives Bibliothèque Nationale de France