Paul Henri Bourrelier, après une brillante carrière scientifique et industrielle, a publié récemment un livre très remarqué sur la Revue Blanche, revue d'avant-garde de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. La Revue blanche 1890-1905. Une génération dans l'engagement, Fayard, 2007, prix Jacques de Fauchier 2008 de l'Académie Française.
" J'ai commencé cette étude pour la rédaction d'un livre (La Revue Blanche, Fayard, 2007) qui m'a conduit à prendre contact avec son petit-fils Raymond Moch. Les archives de la famille, saisies par les Allemands durant la guerre, n'ont pas été récupérées, comme d'autres, à Moscou. Jules Moch, qui portait à son père une grande affection et lui devait ses premiers contacts avec Léon Blum, a peu écrit sur lui. J'ai trouvé dans le livre de Verdiana Grossi, Le pacifisme européen, 1889-1914 (Bruylant, 1994) beaucoup d'informations, recueillies auprès de Raymond Moch, et des fonds d'archives sur les mouvements de la paix. Mon étude s'est complétée au fil du temps : communication au colloque de Mulhouse de novembre 2006 (actes : Dreyfüs Alfred, né à Mulhouse le 9 octobre 1859, Bruno Leprince), publication de La Revue Blanche, première version du présent article dans le bulletin de la SABIX (numéro de mars 2008). "
Jules Moch, polytechnicien, socialiste ami de Léon Blum, a imprimé son nom dans la mémoire nationale. Jules, son grand-père, saint-cyrien, officier du Second Empire et de la République, et Gaston, son père, ingénieur polytechnicien, sont oubliés. Pourtant la lignée est exceptionnelle et reflète un siècle d'histoire de France. Pour réparer cet oubli, Paul-Henri Bourrelier s'est attaché à Gaston Moch (1859-1935) qui s'est distingué comme le seul des camarades de la promotion de Dreyfus à prendre publiquement la défense de celui-ci. Sa compétence technique et scientifique, son anticipation de la guerre moderne, sa vision européenne, son combat pacifiste et linguistique, justifient qu'on porte attention à un parcours inspiré.
Gaston Moch est le petit-fils d'un négociant juif de Saarlouis (Allemagne), ancien sergent du Premier Empire. Son père, Jules (1829-1881), fait ses études au lycée de Metz, s'engage à vingt ans en 1849, acquiert la nationalité française et devient diplômé de l'Ecole impériale de Saint-Cyr. Lieutenant instructeur à l'Ecole, il se marie en 1858 avec Emma Levi, fille du rabbin de la petite ville historique de Giessen dans le Grand Duché de Hesse, qui lui apporte une dot appréciable et mettra au monde un fils et une fille (Jules Moch est fils de Félix Moch et de Marie Lévy. Voir les Archives de la Défense, la notice de Jewish Encyclopedia, et le livre de Gaston Moch : Sedan, les derniers coups de feu (1885). Emma, fille du rabbin Levi et d'Henriette Meyer (née à Mannheim), lui apporte une dot de 34 000 francs, placés en rentes et des biens mobiliers évalués à 5 000 francs. Giessen était une petite ville historique de 10 000 habitants, dotée d'une université, patrie de plusieurs hommes célèbres, dont Wilhelm Liebknecht, fondateur de la social-démocratie allemande. ). Jules Moch participe aux campagnes de Crimée et de Syrie, et à l'occupation de Rome, gravissant les échelons jusqu'au grade de commandant, qui lui est décerné le 15 juillet 1870, le jour du vote des crédits qui précède la déclaration de la guerre. A la tête de son bataillon, il s'illustre en tirant les derniers coups de fusil à Sedan après la reddition de l'Empereur, est fait prisonnier avec toutes les troupes, est interné en Allemagne à Giessen, où il s'était marié treize ans auparavant, puis à Darmstadt. Il rentre en France en mars 1871 après l'armistice, trop tard pour rejoindre le camp versaillais, et est récompensé de sa conduite par la décoration de la Légion d'honneur. Il surmonte le handicap de sa confession juive et des origines allemandes de son couple, poursuivant sa brillante carrière, qui le fait accéder aux grades de lieutenant colonel en 1875 et de colonel, en 1880, alors qu'il dépasse à peine la cinquantaine ( Comme l'indique Pierre Birnbaum, quelques Juifs avaient atteint le grade de colonel sous l'Empire ; un seul aura, peu après la guerre, celui de général ). Bon cavalier et de belle prestance, examinateur à Saint-Cyr — premier Juif à avoir cette fonction convoitée —, vice-président du Club des officiers, dont il est un des fondateurs, officier d'académie et arborant plusieurs décorations étrangères, dont l'Ordre du pape Pie IX, il est l'auteur de nombreux articles sur la réorganisation de l'armée, publiés par la Revue du Cercle militaire. Il était en bonne voie de devenir général lorsqu'il décède, subitement, à Paris le 8 août 1881. Zadoc Kahn, grand Rabbin de France, prononce une oraison funèbre qui lui donne l'occasion de saluer en lui un «enfant fidèle du judaïsme, en même temps qu'un serviteur dévoué de la France» et de le dépeindre comme une « protestation vivante contre ces injustes préjugés et de ces réserves odieuses, heureusement inconnus de notre généreuse France, mais qu'on voudrait bien faire revivre dans des pays qui prétendent marcher à la tête de la civilisation» ( Zadoc Kahn : Souvenirs et regrets, recueil d'une centaine d'oraisons prononcées entre 1868 et 1898. Le Grand Rabbin de France a honoré quatre autres militaires : deux commandants morts en 1870-1871, un colonel et le capitaine Armand Mayer, tué en duel par Mores en 1892. Il décrit, chez Moch, un judaïsme familial de tradition tolérante : «chaque fois que les circonstances le permettaient, il faisait acte d'Israélite », conforme à « l'heureuse alliance qui l'avait fait entrer dans la famille d'un des ministres de notre culte les plus dignes et les plus vénérés». Le discours, politique, du Grand Rabin fait allusion aux compromis auxquels le colonel a dû se plier. L'attaque de l'Allemagne, où les Juifs ne pouvaient etre officiers, y est justifiée.)
Gaston, né à Saint-Cyr le 6 mars 1859, fait sa scolarité au lycée Charlemagne. Les revenus de son père étant modestes - une solde de 6 000 francs à laquelle s'ajoute 2000 francs de rentes — il obtient une bourse pour préparer le concours de l'Ecole Polytechnique.
Dans le registre de l'école, il se déclare de religion catholique, et indique pour le nom de sa mère «Emma Levi de Gressen», qui estompe la trace originelle allemande, sinon juive tout en ayant a une tonalité nobiliaire flatteuse (Les Juifs, portant des noms très répandus, lui ajouraient le nom de leur ville, mais Gressen, transformation de Giessen, ne correspond à rien. Etait-ce le nom que se donnait sa mère dans le milieu saint-cyrien, ou est-ce Gaston qui a mis un r au lieu du i ? Le catholicisme de Gaston Moch est aussi un catholicisme de convenance et de mimétisme.)
Sous-lieutenant d'artillerie, il est bien noté à l'école d'application : « bonne taille, physionomie très intelligente et très énergique, voix bien timbrée, s'exprime remarquablement bien. Devra faire un excellent officier», où on regrette seulement qu'il monte mal à cheval, mais où on apprécie sa maîtrise de l'allemand et de l'anglais et ses capacités de se débrouiller en italien, langues auxquelles il ajoute dès 1889 l'Espéranto dont il est un des tout premiers adeptes en France. Il est nommé en 1888 auprès de la Commission d'expériences de la marine. En août 1890 il devient adjoint à la section technique de l'artillerie du ministère de la Guerre, poste clé dans la modernisation de l'armée.
Il publie en 1885 un livre qui rappelle les faits d'armes de son père à Sedan. Puis une salve de brochures, éditées par Berger-Levrault, maison strasbourgeoise repliée en France : Des canons à fil d'acier, Expériences américaines sur le frettage des bouches à feu, Notes sur le canon de campagne de l'avenir, L'artillerie de l'avenir et les nouvelles poudres, La poudre sans fumée et la Tactique, Vue générale de l'artillerie actuelle.
Il se marie en février 1891 avec Rebecca Alise Pontremoli (Pontremoli est un patronyme juif italien, emprunté à la ville de Toscane. Zadoc Kahn salue en 1882 en Salvador Pontremoli, peut-être le père de Mme Gaston Moch, un grand personnage. Dans la génération suivante, un architecte portant ce nom se distinguera par des constructions sur la côte d'Azur.), orpheline d'un industriel de la très bonne société juive parisienne, qui habite avec son frère, avocat à la Cour d'appel, au 129 avenue des Champs Elysées. Une belle dot (d'un million de francs placés en bons sur le Trésor français) assure au couple plus de trente mille francs de rentes, de quoi bien vivre à Paris, voyager et acheter une villégiature en Bretagne. Le portrait de Gaston (en 1899, par Vallotton), et la photo qui a servi sans doute à le réaliser, montrent un homme satisfait de lui et de ses moustaches à la mode. Surtout, un homme qui s'est libéré.
En février 1893, dans un article de la Revue bleue, « La prochaine guerre», il s'adresse, sous le pseudonyme de Patiens, à un large auditoire pour combattre l'idée communément admise selon laquelle une guerre entre deux grandes puissances militaires modernes serait brève. Il soutient, au contraire, qu'après un premier choc, qui serait terrible pour des soldats non professionnels, le conflit se prolongerait jusqu'à l'épuisement total de l'un des deux adversaires. Il fait alors campagne pour une réconciliation franco-allemande et, pour avoir les mains libres, il présente à la fin de l'année sa démission, qui est acceptée par une décision présidentielle datée du 5 juin 1894 [La date de l'envoi de la démission, fin 1893, indiquée par Gaston Moch dans sa dernière brochure est reprise par Jules Moch dans un article du numéro de juillet 1978 de La Jaune et la rouge. Pour les dates d'acceptation et de notification (cette dernière le 11 juin), voir les Archives de la Défense (Vincennes). Dans sa déposition auprès de la Gour de cassation, Gaston Moch soulignera que le Manuel d'instruction de l'artillerie en campagne ne devait pas être aussi confidentiel que l'accusation le prétendait, puisqu'il lui avait été remis sans précaution, quelques semaines après la notification (l'argument n'est pas décisif si on admet qu'il avait gardé des liens).]
La Revue bleue est un mensuel politique et littéraire bien documenté et patriotique, diffusé par Hachette. Par convenance, Gaston Moch utilise le pseudonyme de Patiens dans plusieurs publications. Son texte fait état des perfectionnements des armements et des progrès de la puissance de feu. La lutte, en cas de conflit armé, «se prolongerait jusqu'à l'épuisement de l'un des adversaires, et laisserait l'autre presque aussi gravement atteint que lui ». Il ne faut pas s'attendre, comme en 1870, à une victoire rapide d'un des deux camps : si, par exemple les Allemands, après un premier succès, parvenaient à occuper une partie du territoire français, la guerre se poursuivrait, car les ressources de la défense seraient loin d'être épuisées. La France, pouvant résister efficacement, aurait quelque chance de gagner, mais : dans quel état ? En outre, la conflagration s'étendrait à d'autres pays, ruinant tout le continent.
Les prédictions de Moch ne se sont pas toutes avérées justes : par exemple, l'idée que le front serait moins meurtrier que lors des précédentes guerres, les troupes se dispersant pour éviter la puissance terrible du feu.
Sa dernière notation, plus élogieuse que jamais, contient un conseil discret, qui est loin d'être dissuasif : «Esprit hardi, écrivain brillant. Pourra se faire une place à part s'il utilise judicieusement ses dons naturels très remarquables ».
Il participe au congrès international de Chicago sur les armements, et, mettant ses pas dans ceux de son père, il traite dans de nouvelles publications de l'organisation des forces armées : La Défense nationale et la défense des côtes (1894) et La Défense des côtes et la marine (1895), démontrent que la division traditionnelle entre le ministère de la Guerre et celui de la Marine crée une faiblesse structurelle, et proposent le regroupement des forces françaises sous une seule autorité (Un conflit entre les ministères de la Guerre er de la Marine avait retardé d'un an l'expédition à Madagascar. Moch prend parti pour la prééminence du ministère de la Guerre, rebaptisé ministère de la Défense Nationale, arguant qu'en cas de guerre l'adversaire principal serait l'Allemagne, et que les zones de conflit impliquant la marine seraient secondaires.). Une troisième brochure, Artillerie et budget (1897), revient sur son sujet de prédilection.
Sa situation d'orphelin d'un officier héros de la dernière guerre peut expliquer son impunité, mais une révélation, qu'il fera dans une brochure publiée en 1935 (l'année de sa mort), fournit une autre clé: « Alors que j'étais lieutenant d'artillerie, j'eus la chance de mener à bonne fin une étude technique, depuis longtemps restée en suspens. Ce travail, joint à ma connaissance de plusieurs langues, me valut d'être affecté pendant six ans à des services spéciaux où j'eus l'occasion d'apprendre bien des choses intéressantes sur les armements des divers pays ». (Gaston Moch, Comment se fera le désarmement : chimères et réalités, 1935)
Autrement dit, Gaston Moch a été un agent de traitement du renseignement à la Direction de l'artillerie, qui l'a autorisé, et probablement encouragé, à publier et à aller à l'étranger fréquenter les experts des grandes firmes productrices d'armes nouvelles, vendues indifféremment à tous pays. L'armée utilise son expertise et ses capacités linguistiques pour rattraper un retard qui lui avait été fatal au cours de la guerre précédente. La diffusion de ses brochures techniques se comprend, dans le contexte de la course internationale aux armements de plus en plus destructeurs, avec ses besoins de formation et ses manœuvres d'intimidation, mais aussi dans celui de la lutte, acharnée, au sein de l'armée, entre les partisans d'une modernisation et les militaires sans for- mation technique, envieux des promotions des autres ( Sur la tension entre officiers sortis du rang et officier diplômés, et sur l'esprit du service de contre-espionnage, voir André Bach L'Armée de Dreyfus. Jérôme Elie : « L'arche sainte fracturée » dans La France de l'affaire Dreyfus. Doise et Duclert dans L'affaire Dreyfus et le tournant du siècle, et la biographie de Dreyfus par Duclert. Moch voit la mondialisation de la métallurgie et de la fabrication des armes. Les ouvrages de Jan Bloch, homme d'affaires polonais, constructeur des réseaux ferrés transcontinentaux, conseiller du tzar, devenu militant pacifiste, exposent admirablement cette mondialisation. La distance avec les officiers de terrain est immense. La politique qui a consisté pendant trois décennies à injecter dans l'armée des générations quasi complètes de polytechniciens a eu un double effet : sacrifier un partie de l'élite scientifique, enterrée depuis la sortie d'école dans la vie de garnison, et créer de vives tensions, au sein d'une armée dont le management n'a pas su s'adapter. ). Ses thèses sur le regroupement des armes, et l'alarme qu'il a lancée sur le caractère terrifiant des moyens modernes de destruction pouvaient être partagées par les membres de sa hiérarchie.
Cependant, Gaston Moch était lié par des obligations de secret, qu'il conservera toute sa vie, même et surtout vis-à-vis de ses proches. On sait qu'une fois entré dans un réseau de renseignement, on ne le quitte jamais tout-à-fait, surtout si l'on peut encore avoir des informations utiles à transmettre.
Alfred Dreyfus et Gaston Moch, admis à l'Ecole polytechnique en 1878, en sont sortis comme ils y sont entrés, sans éclat, puisque classés dans la seconde moitié de leur promotion. Comme cent trois de leurs camarades - sur deux cent vingt-six - ils ont choisi de faire carrière dans l'artillerie, arme technique par excellence.
La promotion 1878 de l'Ecole polytechnique compte 226 élèves, qui déclarent pratiquer les religions suivantes : 209 catholiques, 8 protestants, 5 juifs (dont Dreyfus et deux fils de rabbins), 1 orthodoxe grec, 3 sans religion. L'effectif total et le pourcentage d'élèves pratiquant la religion juive sont dans la moyenne de cette période. 103 élèves choisissent, à la sortie, de faire carrière dans l'artillerie, ce qui est aussi un chiffre moyen puisque de 1872 à 1882, pour des promotions comptant de 191 à 258 élèves, le nombre d'artilleurs se situe entre 70 et 149. (Sources : registres de l'Ecole polytechnique.)
La comparaison des carrières des deux camarades d'origine juive et conservant des attaches en Allemagne est saisissante : Moch, introduit au sérail par son père, assimilé, franc-maçon, auxiliaire précieux, a trouvé auprès de la direction de l'artillerie une protection qui lui a permis de prendre des positions dont l'audace aurait dû l'exposer aux pires attaques. Dreyfus, esprit conventionnel, confiant jusqu'à la naïveté, s'est engagé dans l'Etat-major créé pour sortir l'organisation militaire française des ornières, mais devenu, sous les ordres d'un chef dépourvu de charisme, un guêpier d'officiers obtus, viscéralement antisémites et hostiles aux diplômés. Moch est encore en activité lors du premier procès de Dreyfus — « que je sais pourtant innocent et cela, depuis sa condamnation», écrira-t-il à un de ses correspondants pacifistes le 22 mars 1898. Connaissant le fonctionnement de l'armée, l'antisémitisme de certaines chapelles et l'absence de valeur des informations supposées transmises aux services allemands de renseignement, il dispose de toutes les clés pour comprendre très vite que son camarade ne peut avoir commis le crime de trahison dont on l'accuse.
Il se joint au mouvement pour la révision du procès, dès sa naissance : Lucien Herr l'inscrit en décembre 1897 sur la liste d une trentaine de personnalités susceptibles de signer une pétition, parmi lesquelles il est le seul militaire de formation. Fin janvier 1898, il appose sa signature sur une des dernières listes de la seconde protestation de L'Aurore. Il publie des articles dénonçant les irrégularités du procès dans L'Indépendance belge, dont il vient de prendre le contrôle avec Charles Richet, subissant des attaques et une menace d'interdiction d'entrée du journal en France. Il interpelle ses correspondants allemands, reprochant à leur gouvernement de ne pas intervenir, et mobilise le journal danois Politikken. Sur ces démarches de Gaston Moch, voir Verdiana Grossi. Le correspondant danois était Frederik Bajer, ami de Petersen, rédacteur en chef de Politikken.
Seul des cent deux artilleurs de sa promotion à manifester sa solidarité avec Dreyfus, il témoigne devant la Cour de cassation, le 10 janvier 1899. Après avoir expliqué que les grossières erreurs de terminologie du bordereau excluaient que celui-ci ait été écrit par un artilleur, il décrit sommairement ses fonctions de renseignement : «Les officiers chargés de ce service ont à dépouiller toutes les publications françaises ou étrangères relatives à l'artillerie et il arrive fréquemment qu'on leur soumette de documents confidentiels venus de l'étranger». Il démontre que seuls des détails techniques peuvent rester secrets, d'autres pays, comme la Russie, s'équipant d'armes comparables à celles de la France et n'en faisant pas mystère. Cette déposition est subtile car elle exonère Dreyfus, sans dévoiler que les ambitions françaises s'étaient détournées du canon de 120 que mentionnaient les pièces de l'accusation, véritable leurre, pour se reporter sur le canon de 75. Les membres de la Cour ont pu comprendre à mi-mots, sans pousser trop loin leur curiosité.
Voir l'enquête de la Cour de cassation. La direction de l'artillerie, qui voulait se doter d'un canon à tir rapide, misait sur le calibre 75, qui utilisait un brevet Krupp, et elle masquait sa décision par l'annonce de la mise en fabrication d'un nouveau canon de 120 qui n'était pas réalisable. C'est un canon de 120 que mentionnent les pièces du dossier secret et que Moch, dans sa déposition, compare aux armements étrangers. En mentionnant la Russie, il se réfère au fait que Jean Bloch bénéficiait de la collaboration de généraux de haut rang de l'armée du tzar.
On sait maintenant (A. Bach, colloque de Mulhouse) que les services allemands avaient, depuis une dizaine d'années, à l'intérieur de l'état major français un informateur, qui leur transmettait les plans de mobilisation. Le circuit ne passait pas par l'ambassade, surveillée par le service du contre-espionnage de l'état-major. Les services allemands ont pu égarer volontairement le bordereau, pour essayer de tirer au clair quels étaient les véritables projets d'armement français.
Moch assiste au procès de Rennes et y prend des photographies, mais il n'est pas appelé à témoigner, le colonel Sebert et le commandant Hartmann, officiers supérieurs issus de polytechnique (promotions 1858 et 1872) s'étant chargés de démontrer minutieusement l'inanité des arguments de l'état-major. François de Fonds-Lamothe, de la promotion précédente, condisciple de Dreyfus à l'Ecole de guerre, dépose aussi en sa faveur. Le commandant d'artillerie Emile Mayer (promotion 1871) a été, peu avant, exclu de l'armée. Mais ce sont des exceptions : globalement, la solidarité polytechnicienne s'est effacée devant la discipline et, peut-être, les obligations de mutisme sur des armements dont les membres du tribunal, non techniciens, ignoraient l'existence.
Gaston Moch, qui avait échangé des lettres avec Alfred Dreyfus, le reverra avec une émotion partagée lorsque celui-ci aura recouvré la liberté. Approuvant son combat pour la réhabilitation, il lui communiquera, trois ans plus tard, des informations sur les progrès de l'enquête de la Cour de cassation. Leurs épouses se fréquenteront. Les Carnets de Dreyfus portent la trace de leur amitié.
Jusqu'à l'Affaire, Dreyfus et Moch ne se connaissaient que vaguement. Dreyfus, interrogé par Paty du Clam en 1894, nie avoir demandé des renseignements sur le frein à Moch mais ne nie pas l'avoir vu. Leurs retrouvailles sont décrites par Jules Moch dans son article de La Jaune et la Rouge. Moch se refusa à publier les lettres qu'ils avaient échangées.
En novembre 1898, sous la pression du Sénat, Freycinet, ministre de la Guerre, engage des poursuites contre les responsables de la publication de L'Armée contre la nation, dénonciation en règle de l'incompétence et des turpitudes de certains officiers (Voir aussi : Freycinet dans l'affaire Dreyfus). La Revue Blanche, qui l'a publiée, est l'organe des intellectuels, artistes et écrivains, anarchistes et socialistes, militant dans le camp dreyfusard. Editorialiste à L'Aurore aux côtés de Georges Clemenceau, pamphlétaire révolutionnaires, patriote antimilitariste, Urbain Gohier, l'auteur, avait publié l'année précédente chez Stock une brochure, L'Armée Nouvelle, préconisant un système de milice populaire. «L'armée de Condé», pamphlet dénonçant la présence massive dans l'armée des descendants des émigrés qui avaient pris les armes contre la France révolutionnaire, était paru en juillet 1898 dans la Revue Blanche.
Après s'être adressé à Jaurès qui n'obtint pas l'autorisation nécessaire, Gohier confie sa défense à Albert Clemenceau, le jeune frère de l'homme politique, qui avait brillamment plaidé pour Zola. Alexandre Natanson, le directeur de la Revue Blanche, fait appel à Gaston Moch pour valider la proposition de Gohier, la rendre présentable politiquement, équilibrer les critiques par des propositions positives (19).
Les attaques de Gohier révulsaient, par exemple, Joseph Reinach, un des chefs de file dreyfusards.
Moch livre une série d'articles sous un titre d'appel : «La réduction du service militaire». Son analyse du système militaire est sèche et objective, comme les traités de logique de Benda, issu lui aussi d'une grande école d'ingénieurs, et se différencie des analyses vibrantes de Blum et de Péguy qui voisinent dans la revue. Débutant par l'étude du « rôle de l'armée dans la nation », il écarte la fonction de conquête, dont la barbarie n'est plus soutenable, et minimise les missions de maintien de l'ordre et d'éducation : «Le régiment éducateur est une erreur pédagogique, comme le soldat laboureur est une erreur économique. Que le soldat, à la caserne, ne soit que soldat : il y a un temps pour tout». Moch ne se départit de sa froideur que lorsqu'il traite de l'esprit militaire :
En somme, cet esprit militaire, dans lequel certains voient le salut du pays, est un esprit de caste, reposant parfois sur des idées très futiles et présentant de nombreux et graves dangers. Si cette séparation morale entre l'armée et la nation existait encore, il faudrait viser à la faire disparaître.
L'esprit qui doit animer nos soldats n'est qu'une des manifestations de l'esprit civique ; disons qu'il en est la forme militaire [...].
Or, ce sentiment, encore une fois, les hommes doivent en être imbus depuis longtemps, au moment où on les incorpore. C'est pendant leur enfance qu'il doit leur être inculqué. Un peuple qui ne parviendrait pas à ce résultat devrait renoncer à être jamais digne de la liberté.
Les parties suivantes portent sur «l'organisation militaire démocratique», la durée du service et l'instruction militaire. Moch démontre que la loi, qui fixe la durée du service à trois ans, est tournée par l'octroi de dérogations erratiques et la multiplication des emplois parasites. La durée doit correspondre au minimum nécessaire à l'instruction, compte tenu du grade et de l'arme. Un service de deux ans, alors à l'étude, ne constituerait qu'une étape, celui d'un an lui paraît invraisemblable et hybride. Il préconise donc une armée soigneusement instruite et préparée à tous égards en vue de la défense nationale, et dans laquelle la durée du service militaire est réduite, pour chaque arme ou service, au minimum nécessaire et suffisant pour assurer cette préparation, qu'il baptise milice.
Avant l'ouverture du procès, en mars 1899, Moch a donc reformaté la proposition de Gohier, auquel il se réfère dans une note de bas de page, concluant, en technicien et homme d'ordre : «La seule organisation de ce genre actuellement existante est celle de l'armée suisse [...]. Les autres pays qui ne sacrifient pas toutes leurs forces vives au militarisme possèdent, soit des armées permanentes peu nombreuses et manquant de réserves suffisantes, soit des gardes nationales dépourvues de toute valeur militaire.
Ce n'est naturellement pas une semblable désorganisation de notre défense nationale que j'ai en vue, mais bien une organisation rationnelle, fondée sur les principes qui font la force incontestée de l'armée suisse : il serait absolument injuste de prétendre que je préconise la résurrection de la défunte garde nationale ou la création de quelque chose d'analogue ». Le procès de L'Armée contre la nation se conclut par un acquittement, après un remarquable plaidoyer d'Albert Clemenceau. Dans les mois suivants, Moch regroupe ses articles en un ouvrage, auquel il donne un beau titre : L'Armée d'une démocratie. La Revue Blanche publie en même temps le nouveau livre polémique de Gohier : Les Prétoriens et la congrégation (Moch et Gohier se trouvent ainsi côte à côte, sur ses placards publicitaires). Léon Blum fait l'éloge des deux livres dans le numéro du 15 décembre 1899, sans relever le rapprochement fait par Moch entre armée et démocratie. Fried, pacifiste et ami de Moch, traduit son livre et le publie l'année suivante à Berlin, avec le soutien du parti social-démocrate, dont les leaders, Liebknecht et Bebel, préconisent eux aussi pour leur pays une armée de milice.
Le rapprochement entre les mots "armée" et "démocratie" n'est pas tout à fait inédit, il avait déjà été employé en 1885 dans un livre qui avait suscité une réplique. Il réapparaîtra dans un article en 1900 et surtout de 1906 à 1913 dans le titre d'une revue de Robert Nanteuil, lieutenant.
De 1869 à 1891, les programmes du parti social démocrate allemand (Liebknecht, Bebel) préconisent une Volkswehr qui peut se traduire par milice ; mais le sens qu'il lui donnaient était différent de ce qu'on entendait en France, indiquant un caractère populaire n'excluant pas une armée offensive. La montée en force des thèses d'Engels conduira Bebel à abandonner l'expression, en 1899. En fait, les sociaux démocrates n'ont jamais envisagé de s'opposer par la force à la politique militariste de l'Empereur.
Moch avance le schéma suivant : Armée traditionnelle = armées permanentes sur un pied réduit. Armée de milice = armée intermittente mais complète. Il soutient que la préparation à la guerre est meilleure dans le second cas, car les officiers d'une armée traditionnelle ne connaissent pas les troupes qu'ils auront à commander ; dans l'armée de milice les officiers instructeurs sont les cadres intellectuels de la nation bénéficiant de prestige et d'autorité morale. Il ajoute enfin que la suppression de trois années de caserne permettra le mariage plus jeune et aura un effet positif sur la croissance de la population. L'Armée nouvelle dans laquelle Jaurès reprendra le principe et les arguments paraîtra 12 ans plus tard, on verra par quel cheminement.
Moch reprend sa démonstration dans le journal de Jaurès, La Petite République, en adaptant son argumentation à des lecteurs socialistes. Il donne sa définition du patriotisme : «vouloir une patrie prospère et libre, respectée dans son indépendance et respectueuse de l'indépendance des autres» et propose pour objectif de disposer du «maximum de puissance défensive, au prix du minimum de charges militaires»). Il fait une propagande intensive au cours de trente et une conférences, qu'il réunit dans un ouvrage, La Réforme militaire, vive la Milice !, publié par la Librairie Bellais, (contrôlée par Lucien Herr), qui refuse à Péguy une édition commune avec les Cahiers de la quinzaine (Lançant en janvier 1900 ses Cahiers, Péguy manque de copie et ne veut pas rompre tout-à-fait avec Herr et son groupe (Blum, Simiand...), d'où sa proposition. Herr lui répond que les articles sont déjà parus dans un journal et que les reproduire dans une revue enlèverait toutes ses chances de vente au livre.).
Pourtant, le débat sur une vraie modernisation de l'armée est enterré avec la nomination de Galliffet, officier de cavalerie, qui s'empresse de déclarer clos «l'incident» de l'affaire Dreyfus. Le général André, polytechnicien, se contente après lui de procéder à des mutations pour placer des officiers républicains (Le général André, polytechnicien, n'avait pas été dreyfusard. Son action aboutira au scandale des fiches, qui provoquera notamment le départ de Hartmann de l'armée et la démission de Reinach, de la Ligue des droits de l'homme.). Le capitaine Jibé (pseudonyme de Mordacq), breveté d'état-major, publie en 1905 L'Armée nouvelle— Ce qu'elle pense, ce qu'elle veut, ouvrage dans lequel il limite ses propositions à des réformes insignifiantes : même le pantalon doit rester rouge, car cette couleur le rend seyant après les combats ... Jibé affirme que l'uniforme rouge ne se discerne pas mieux que d'autres, pour les tireurs placés à distance. Il se déclare sûr que l'armée aura prochainement un canon d'artillerie lourde moderne : l'intoxication continue...
Moch croyait-il vraiment au système de milice, difficile à concilier avec sa connaissance de la puissance destructrice des armements modernes ? Les craintes de mouvements subversifs font douter qu'une proposition de milice puisse y être adoptée. D'autre part, la stratégie défensive, même si elle est efficace, en dernier ressort, expose le pays qui la pratique à être ravagé ; Moch en était conscient : dans ses articles de La Nouvelle République, il répond à ses contradicteurs que sa proposition s'adresse à l'ensemble des pays européens.
Il n'y reviendra plus, et une lettre bien postérieure (1927) laisse penser que sa proposition était surtout tactique: « Nous étions à ce moment en pleine Affaire Dreyfus, et quand on avait le malheur de crier : Vive la République ! On était proprement assommé au cri de : Vive l'armée ! Il m'a amusé de lancer le cri de : Vive la milice ! Qui signifiait, implicitement : à bas l'armée actuelle !».
(Lettre en possession de R. Moch, citée dans l'ouvrage de V. Grossi.)
Depuis plus de vingt ans, l'Alsace et une partie de la Lorraine subissent le régime allemand, malgré les protestations renouvelées de leurs représentants. Les autorités françaises n'en disent mot, mais des publications et des enquêtes abordent la question, de plus en plus librement au cours du temps.
Fernand de Dartein, né à Strasbourg en 1838, professeur d'architecture à l'Ecole polytechnique, publie, de 1889 à 1899, chez Armand Colin une série de brochures, qu'il signe Heimweg : Le régime des passeports ; La question de l'Alsace ; Pensons-y et parlons-en ; La Triple alliance et l Alsace ; L'Alsace et la paix ; Droit de conquête et plébiscite ; L'Allemagne, la France et l Alsace. Il analyse le blocage des deux parties qui se font face avec deux logiques inconciliables, essaie de déminer, montre que la paix en Europe est en balance, et affirme le principe selon lequel il revient aux populations de déterminer leur sort.
«Heimweg» signifie «mal du pays». F. de Darstein (1838-1912), ingénieur du corps des Ponts et Chaussées, enseigne à Polytechnique, de 1867 à 1910.
Gaston Moch, qui a été son élève, donne un nouveau souffle à sa campagne, en publiant (en 1894, chez Ollendorff) un «essai de politique positive», L'Alsace-Lorraine devant l'Europe, sous son pseudonyme de « Patiens» :
« J'espère qu'on m'épargnera l'accusation de manque de patriotisme. L'objet que je poursuis est bien le retour à la France de ses provinces perdues, mais le retour sans guerre nouvelle, seul garant d'une réconciliation sincère, de la réconciliation nécessaire avec l'Allemagne [...]. Vienne la guerre, nous saurons la faire ! Mais, en attendant, qu'on nous permette, non de la fuir, mais de rechercher le moyen de l'éviter honorablement ! » Comme Heimweg, il s'attache à étayer la thèse française et à décrire l'opposition irréductible des Alsaciens à la germanisation. Il s'efforce de contrer les idées fausses qui ont cours en Allemagne, sur le caractère belliqueux des Français et sur les avantages de l'annexion. Il observe que les dirigeants allemands sont arrogants, les sociaux-démocrates, s'ils arrivaient au pouvoir, ne reviendraient pas sur l'annexion, dont ils ont autrefois mis en doute le bien-fondé ; hostiles à la France, ils prêtent main-forte aux manœuvre de l'Empereur en s'ef-forçant de saper l'alliance franco-russe par le canal de leurs camarades français. Puisque ni la France ni l'Allemagne ne peuvent prendre l'initiative, c'est, selon Moch, aux pays neutres qu'il revient d'intervenir, en convoquant un congrès de toutes les nations d'Europe, afin d'établir une paix en consultant les habitants. Si, comme il est probable, ceux-ci choisissaient le retour à la France, l'Allemagne percevrait une compensation financière, et les deux pays conviendraient d'une réduction des forces militaires stationnées dans une zone neutralisée, et mettraient en place un système de traitement arbitral des litiges, appuyant leur alliance économique.
Franz Wirth, président de la Société de la paix de Francfort, défend, l'année suivante, le statu quo, dans une brochure : L'Alsace et la France. Gaston Moch fait paraître dans L'Art et la vie, la Revue de Paris, la Revue bleue, et la Revue internationale de sociologie une réfutation point par point, dont il diffuse 85 000 exemplaires en France, 10 000 en traduction en Allemagne, d'autres en Italie. Dans cette nouvelle version, il insiste sur la nécessité d'une réconciliation sincère des deux pays et les modalités générales qui s'imposent en toute hypothèse : traité d'amitié, alliance militaire défensive. Il suggère la création à Strasbourg d'une université franco-allemande «destinée à rendre l'Alsace à sa mission naturelle d'intermédiaire et de trait d'union entre les deux grandes civilisations de l'Europe centrale».
Le projet de Moch est clairement européen. Les cartes, sur lesquelles il trace les frontières selon les rrois résultats possibles du vote d'autodétermination, ne different pas fondamentalement. Moch envisageait, me semble-t-il, un vote en faveur de l'indépendance comme la solution la plus probable et souhaitable dans sa vision de la construction européenne.
Les protestants français « amis de la paix » n'apprécient pas les démarches de Moch, qui bouscule le ronronnement des congrès, mais celui-ci parvient à mettre le problème de l'Alsace-Lorraine sur la table. Il écrit, en 1895, une lettre, publiée par La Paix par le droit, dans laquelle il avance cinq principes :
Pour frapper les esprits, Gaston Moch publie aux Editions de la Revue Blanche en juillet 1899, un livre à deux auteurs, couplant ses écrits à ceux de Moritz von Egidy, colonel de la cavalerie allemande.
Descendant par sa mère d'une famille française prorestante émigrée au XVTIe siècle, petit-fils d'un soldat de Napoléon, fils d'un capitaine de l'armée prussienne, Egidy (1847-1899) lieutenant-colonel à 42 ans, a été contraint de démissionner pour avoir publié un livre, Pensées sérieuses, sur le sens du christianisme originel et les déviations de la religion. Il se voue dès lors à une véritable croisade pour réformer les institutions prussiennes en vue du progrès social et de la paix. D'une audace et d'une énergie extraordinaire, il n'hésite pas à heurter l'Eglise, la bourgeoisie et la noblesse. Il prononce des discours devant des publics conquis, traitant tous les thèmes sociaux et prenant parti pour la révision d'une erreur judiciaire (Ziethen), équivalent allemand de l'erreur commise à l'encontre de Dreyfus.
Le titre : L'Ere sans violence relève de l'idéalisme allemand, tandis que le sous-titre, en petits caractères : Révision du traité de Francfort, lui appartient en propre. Les textes du colonel prussien incluent une conférence faite en 1897 sur la stratégie de la paix et sur les voies à suivre par les Sociétés de la paix. L'auteur s'adresse à l'Empereur : « Qu'on démantèle Metz et Strasbourg, et les Français seront désarmés. Qu'on fasse de l'Alsace-Lorraine un pays indépendant, et les Français seront tranquilles. Si l'Empereur savait comme il est puissant, et s'il faisait agir sa puissance dans la bonne direction, il deviendrait pour l'Humanité entière ce qu'il aspire tant à être : le Bienfaiteur ! »
Suivent des notes pour quatre conférences faites à Berlin, à l'occasion du message du Tsar, et un article publié à Vienne qui montrent le style propre à la croisade de l'officier :
«Je ne crois pas au «patriotisme de presse» des Français. Derrière ce vacarme d'une petite minorité se trouve la grande masse des Français de bon sens. Quant à l'Alsace-Lorraine, — refuserions-nous d'étendre aux relations internationales la notion de l'indépendance... La Crète aux Cretois ; Cuba aux Cubains ; pourquoi pas l'Alsace-Lorraine aux Alsaciens-Lorrains ? » (Egidy : deuxième conférence, 4 septembre 1897). Gaston Moch raconte qu'au congrès des Sociétés de la paix de Hambourg, Egidy tint, en marge, une réunion privée entre Français, Allemands et étrangers ; un adversaire y parla de l'esprit revanchard français et de la désagrégation de l'Allemagne qui suivrait une concession sur l'Alsace-Lorraine : les Danois, les Polonais en demanderaient autant. Egidy répondit : «Mais justement, mon bon monsieur ; c'est justement ce qu'il faut ! Il faut que nous soyons débarrassés de ces gens là ! Ce n'est que quand nous serons débarrassés, que l'Empire allemand deviendra enfin un empire allemand». L'ère sans violence sort dans la discrétion. La présentation qu'en fait la Revue Blanche est plate, Le Cri de Paris publie un simple placard, Blum ne lui consacre aucune chronique, Jaurès n'en fait pas état. Les anarchistes sont encore plus réservés (envers des officiers...).
Le combat de Moch s'élargit, dans un contexte multilatéral qui connaît, en fin de siècle, une remarquable maturation de l'idée d'arbitrage).
La fondation des Sociétés de la Paix remontait à la première moitié du siècle. Cinq congrès internationaux se sont tenus dans les années qui ont suivi la traînée révolutionnaire de 1848, sans aboutir à des dispositions concrètes. Le mouvement s'amplifie après le Congrès de 1878, réuni à Paris lors de l'Exposition universelle. De nombreuses Sociétés de la Paix se constituent et tiennent en principe chaque année un Congrès universel tandis qu'un Bureau international de la paix est établi à Berne en 1891 pour centraliser leurs travaux. En 1889, lors de la nouvelle exposition universelle de Paris, une Union interparlementaire pour l'arbitrage international est instituée, avec un Bureau interparlementaire installé, lui aussi, à Berne.
Cette Union organise des visites réciproques et tient des conférences annuelles. Enfin, la fondation en 1893 d'un Institut de Droit international et d'une Association de La paix par le droit vient appuyer ces deux groupes d'institutions. Le processus d'arbitrage pour la résolution pacifique des conflits se précise au fil des Congrès de la Paix et des Conférences Interparlementaires : un projet de code de l'arbitrage international est proposé par le Congrès de la paix de 1894 ; il est complété en 1895 par un projet de Cour permanente d'arbitrage, que le président de la Conférence interparlementaire adresse en 1896 aux gouvernements, sous forme d'un Mémoire aux Puissances.
La France, sous le patronage de personnalités comme Frédéric Passy (cf tableau en annexe) est à la pointe des efforts pour inventer des mécanismes de paix qui remplacent les vieux systèmes de marchandages et de guerre entre puissances. Les Gouvernements et la Chambre adoptent une attitude plutôt positive. La franc-maçonnerie s'active, avec des personnalités éminentes, telles que Charles Richet, académicien, futur prix Nobel.
En Allemagne, par contre, les mouvements pour la paix ne parviennent pas à se tailler une place dans le champ politique. Faute d'adhérents en nombre suffisant, la Deutsche Friedengesellschaft doit se rabattre sur l'éducation de la population. Le groupe parlementaire constitué par les libéraux en 1892 adopte, lui aussi, une ligne effacée, en se plaçant essentiellement sur le plan éthique. Le roman de la baronne Bertha von Suttner, Die Waffen Nieder (Bas les armes, 1890), qui connaît un grand succès populaire, n'ouvre pas de perspectives concrètes.
Moch entre dans le circuit au VIe Congrès mondial de la Paix (Anvers, 1894) : il est nommé rapporteur d'une commission chargée d'étudier une proposition de « transformation des armées guerrières-destructrices en armées pacifiques-productrices, d'après la théorie de Charles Fourier (sic)», qu'il fera rejeter comme utopique. Il rédige en 1895 plusieurs articles dans des revues et publie chez Armand Colin une brochure : Autour de la conférence interparlementaire.
Avec Charles Richet et Emile Arnaud, il prend, à la fin de l'année 1897, le contrôle de L'Indépendance belge, quotidien bruxellois républicain fondé en 1831, pour en faire la plateforme de leur combat pacifiste. Bruxelles est alors une plaque centrale des mouvements d'avant-garde et Moch souhaite y délocaliser des organes pacifistes, enterrés, à Berne. Mais cette opération, mal accueillie par les lecteurs, s'avérera commercialement désastreuse. L'achat de L'Indépendnnce belge avait coûté un demi-million de francs ; à supposer que Moch ait apporté le tiers, l'opération engageait une part notable de sa fortune.
Il est désormais engagé corps et âme dans ce combat. A la tête de la délégation permanente des Sociétés françaises pour la paix, il constitue un réseau personnel d'amitiés avec des leaders européens : Fredrik Bajer (Danois, 1837-1932), Bertha von Suttner (Autrichienne, 1843-1914), Alfred Fried (Autrichien installé en Allemagne, 1864-1921) (Les lettres adressées à ces trois amis ont été conservées), plus tard, avec des Américains... Entre les apôtres de la non-violence, comme Tolstoï, et les propagandistes de la violence révolutionnaire, Gaston Moch trace, en ingénieur, une troisième voie, celle de l'organisation, de la hiérarchie des pouvoirs, en un mot de la démocratie, — mot qu'on ne trouve sous aucune des autres plumes — organisée et armée. Il ne cesse de critiquer les illusions sentimentales : «je suis un pacifiste réaliste, c'est-à-dire réformiste [...]. Les quakers et tolstoïsants sont nos marxistes pontifiant dans le vide. » Selon lui, les Etats seront de plus en plus souvent placés au sein de réseaux d'accords internationaux de toute nature, qui les contraindront : « En résumé, l'objection de la prétendue nécessité d'une sanction militaire de l'arbitrage a été, jusqu'ici, démentie par les faits. Et tout permet de prévoir que la croissante solidarité internationale déterminera un état de droit, grâce auquel les nations civilisées se décideront à employer les moyens précis qui leur ont été proposés pour écarter entre elles jusqu'à la crainte de devoir recourir aux armes pour sanctionner une sentence». (Histoire sommaire de l'arbitrage permanent).
Une lettre circulaire du 24 août 1898 du Tsar, adressée à vingt-six « Puissances», cristallise les espoirs.
Accédant au trône en 1894, Nicolas II amorce une politique étrangère ambitieuse : il confirme la démarche vers une alliance avec la France engagée par Alexandre III, et y effectue un voyage triomphal en octobre 1896. Il intensifie l'expansion russe à l'Est en s'appropriant Port-Arthur, et en continuant l'expansion de l'Empire vers le sud. Ses sentiments pacifistes étaient sans doute sincères mais contredits par cette politique expansionniste et trahis par son entourage.
Proclamant possible une réduction des armements, elle propose de tenir une conférence « qui rassemblerait dans un puissant faisceau les efforts de tous les Etats qui cherchent sincèrement à faire triompher la grande conception de la paix universelle sur les éléments de trouble et de désordre. Elle cimenterait en même temps leurs accords, par une consécration solidaire des principes d'équité et de droit, sur laquelle reposent la sécurité des Etats et le bien-être des peuples».
Dans un article du 1er octobre de la Revue Blanche : « L'initiative du Tsar et la politique internationale républicaine» Gaston Moch met en garde contre les illusions : la voie est difficile et une déception pourrait avoir des conséquences fâcheuses. «On voit quelles objections soulève l'idée d'une réduction des armements, considérée en tant que résultat d'un concert international. J'ai toujours pensé, et mes amis du parti pacifique international savent combien de fois j'ai écrit, que ce n'est pas dans cette voie que l'Europe rencontrera la fin de ses misères présentes. » Il préconise donc une série de gestes limités, allant dans le bon sens. La Russie pourrait commencer par donner l'exemple. La France exposerait, à la Conférence, les principes républicains des droits des peuples, transposition internationale des droits de l'homme, qu'elle n'a certes guère pratiqués récemment, s'étant laissé prendre dans l'engrenage des conquêtes coloniales et des compensations entre puissances ; mais le moment n'est-il pas venu de les proclamer à nouveau et de les respecter ? Cette réunion lui offrira la chance d'exposer sa position, si mal comprise à l'étranger, sur l'Alsace-Lorraine : en acceptant le statut quo, sous réserve d'un référendum décidé en accord avec des pays tiers, elle retournerait l'opinion internationale et mettrait l'Allemagne au pied du mur. L'idée d'autodétermination, qui paraissait utopique dans un contexte d'affrontements, a cessé de l'être, depuis l'initiative du Tsar.
La conférence se tient à La Haye, du 18 mai au 29 juillet 1899. La délégation française est conduite par Léon Bourgeois, ancien président du Conseil. Ce grand radical, sympathisant du mouvement pacifiste, se fait assister par d'Estoumelles de Constant, parlementaire, ancien diplomate. Les socialistes, goguenards devant la croisade de Tolstoï, sont également sceptiques devant l'initiative du Tsar. S'en tenant à l'argumentation de son discours du 7 mars 1895, selon laquelle le capitalisme provoque la guerre « comme la nuée porte l'orage», Jaurès ironise sur Léon Bourgeois : « Nous n'avons pas joui longtemps de la douce présence du pacificateur universel. L'ange de l'arbitrage va s'envoler de nouveau vers La Haye. Ses amis expliquent qu'il ne peut accepter le pouvoir en ce moment, parce qu'il manœuvre victorieusement contre l'Allemagne, dans le champ clos de la diplomatie... » (Jaurès, La Petite République, 23 juin 1899). Les résultats ne sont pas à la hauteur des espoirs, mais un processus multilatéral est officiellement engagé. Et les responsables des délégations française et allemande ont manifesté une discrète (et toute nouvelle) connivence.
Tandis que les juristes mettent lentement en place les organes prévus à La Haye, Moch bat la campagne : il intervient en 1900 au Congrès international du commerce et de l'industrie, qui a inscrit à son ordre du jour la question de l'influence des lois militaires de chaque pays sur son développement. Son rapport : «Ce que coûte la paix armée et comment en finir » est adopté à l'unanimité et publié. La même année, il présente, à Paris, au Congrès international de philosophie une communication sur «l'arbitrage universel» et il publie un article sur l'espéranto. Deux ans plus tard, il diffuse un texte sur Le droit de légitime défense et les traités d'alliance défensifs, dont il analyse le danger (qui provoquera le désastre de 1914).
Il rallie à sa cause le prince Albert 1er de Monaco, qui approchera (sans succès, mais cela méritait d'être tenté) le Kaiser, grâce aux relations entre les familles régnantes en Europe. Nommé en janvier 1902 chef de cabinet, Moch attire dans la Principauté le XIe Congrès de la paix au cours duquel est adopté un modèle de traité de « pacigérance » promu par Bajer et Arnaud. L'année suivante, le prince crée l'Institut International de la Paix et il lui en confie la direction.
Les archives de l'Institut semblent perdues. Quelques indications m'ont été données par le conservateur des archives du Palais princier. Créé par une ordonnance du 20 février 1903, il avait son siège dans la chapelle de l'ancien Hôtel-Dieu de Monaco. Ses statuts lui fixaient pour objet « la publication de travaux documentaires concernant le droit international, la solution des différends internationaux, la statistique des guerres et des armements, le développement des institutions internationales, la propagande et l'enseignement pacifiques». Il publia une quinzaine de brochures signées de Moch, Fried, Bajer... La Grande Guerre provoquera sa disparition de fait, bien avant la mort du Prince Albert 1er, en 1924.
L'espoir de réconciliation franco-allemande n'est pas perdu : en 1904, un pacifiste allemand, le docteur Molenaar, lance une ligue franco-allemande en avançant des idées proches de celles de Moch. 1905 est l'année de tous les espoirs. Le congrès universel de la paix (à Lucerne) adopte le principe de l'autodétermination, base d'un processus vers un compromis. Le service militaire est enfin réduit à deux ans, en France. Moch publie une plaquette au titre piquant Vers la Fédération d'Occident : désarmons les Alpes, par laquelle il propose de retirer les armées alpines, créant une zone démilitarisée, comme celle qu'il avait préconisée, de part et d'autre du Rhin. Se félicitant de l'Entente cordiale, arrangement colonial franco-anglais montrant qu'avec de la volonté, on peut s'entendre de Puissance à Puissance, il met l'accent sur la Convention de travail franco-italienne qui vient d'être signée (sans être adhérent socialiste, ni un proche de Jaurès, Gaston Moch, ami de Blum, en partage l'idéologie) : « Elle marque le début d'une ère ; elle est symptomatique des préoccupations de l'humanité nouvelle, tournée vers le travail productif, et non plus vers la spoliation brutale ; vers l'entraide fraternelle et non plus vers les rivalités stériles. Et si elle n'a fait passer aucune province d'un pays à l'autre, elle a fait mieux : elle a, dans une certaine mesure, annexé en entier deux pays l'un à l'autre, puisqu'elle assure à leurs citoyens, sur la terre dite étrangère, les avantages dont ils jouissent dans leur propre patrie ; elle a littéralement doublé la patrie, à la fois pour les travailleurs français et italiens ! [...] La jeune Europe, tant de fois plaisantée ou décriée par eux, surgit enfin, et ceux qui devraient éclairer l'opinion publique ne savent que dire. Mais qu'il survienne encore un petit nombre de traités analogues à celui-là, et les Etats qui les auront conclus ne seront-ils pas pratiquement fédérés, alors même qu'ils ne s'appelleraient pas officiellement les Etats-Unis ? » (Moch, Vers la fédération d'Occident)
Il dresse, dans l'Histoire sommaire de l'arbitrage permanent, un état encourageant des engagements mondiaux au 1er mars : cent vingt-trois traités, dont quatre-vingt neuf postérieurs à la Conférence de La Haye, prévoyant le recours à l'arbitrage. Il reconnaît que la portée de cette disposition est limitée par la clause de réserve, sauf pour l'accord entre le Danemark et les Pays-Bas ; mais, observe-t-il, « en sauvegardant le dangereux amour-propre des Puissances, le traité d'arbitrage se rend plus acceptable ».
Beaucoup de pacifistes font partie des promoteurs de l'espéranto, qui tiennent en 1905, à Boulogne-sur-mer, leur premier congrès marquant une nouvelle étape après une impressionnante progression de leurs effectifs. Moch fonde la Société internationale espérantiste pour la Paix et la revue Espero Pacifista, rédigée dans cette langue de communication universelle.
Gaston Moch a écrit dans les années 1907-1910 plusieurs ouvrages en esperanto.
L'Histoire a tourné dans le mauvais sens. L'affrontement des deux blocs est en germe dans la déclaration du Kaiser à Tanger. Jaurès, qui avait été tenu à l'écart tandis qu'il était vice-président de la Chambre du domaine réservé au ministre Delcassé, est maintenant entravé par l'accord constituant la SFIO, imposé par les sociaux-démocrates ; les campagnes antimilitaristes de Hervé, à l'extrême gauche, l'affaiblissent aussi. Clemenceau et Péguy rompent définitivement avec lui, Georges Sorel fait la théorie de la violence. Georges Sorel (1847-1922, X 1865), polytechnicien, ingénieur des Ponts et chaussées en retraite, ancien dreyfusard, publie Réflexions sur la violence, (apologie de la grève générale) et des pamphlets contre ses anciens alliés ; ses écrits influenceront Mussolini.
Les intellectuels, ayant le sentiment d'avoir rempli leur rôle en sauvant Dreyfus et en imposant la laïcité, peu satisfaits de la tournure de ces événements, se démobilisent pour retourner à leur vocation première ou à des activités alimentaires. Avec Blum et ses amis, Moch se replie, non sans regrets : «J'enrage d'être obligé de donner le plus clair de mon temps à des affaires industrielles qui ne suffisent guère à me donner le nécessaire [...] J'aimerais mieux travailler pour nos idées, je crois que je ferais de meilleure besogne, plus utile» écrira-t-il à Fried en avril 1912. Comme Charles Andler (40), par exemple, il ne partage pas les illusions de Jaurès sur la fermeté pacifiste des sociaux-démocrates allemands.
Andler, germaniste et socialiste, ami intime de Lucien Herr, proche de Péguy et de la Revue Blanche, est attaqué par les nationalistes pour avoir fait visiter l'Allemagne à ses élèves, et par le parti socialiste pour avoir écrit que les sociaux-démocrates allemands ne s'opposeraient pas à la guerre.
Ayant gardé ses contacts, il informe discrètement les autorités françaises de la mise au point du plan allemand d'invasion de la France à travers la Belgique (Plan Schlieffen, qui sera perfectionné d'année en année jusqu'à son application en 1914). Au sein même du mouvement espérantiste où il reste actif, il est interpellé par les antimilitaristes de la revue ISR.
Pourtant, Jaurès, au retour du congrès de l'Internationale socialiste de Stuttgart, où il s'est heurté une fois de plus à ses homologues allemands, évoque en août 1907 la démocratie, les milices et le recours à l'arbitrage international qu'il bocardait sept ans plus tôt, scandalisant les socio-démocrates allemands. Reprenant le titre de la plaquette initiale de Gohier, il met en forme en 1909-1910 sa doctrine dans L'Armée nouvelle : dans la partie militaire de cet ouvrage ambitieux, il réhabilite le patriotisme et construit, avec l'assistance d'un groupe d'officiers, un projet qui développe l'analyse de Gaston Moch.
Jaurès avait rencontré en 1903 le capitaine Gérard, qui était devenu socialiste et lui avait fait connaître un groupe d'officiers dont Moch devait être proche. Il lui ouvre à partir d'octobre 1907 les colonnes de L'Humanité, qui publie des articles signés Rossel, héros de la Commune, et utilise sa documentation pour rédiger L'Armée nouvelle, dont la première publication (édition parlementaire accompagnant une proposition de loi) paraît en novembre 1910. Gérard a eu la fonction de passeur, permettant à Jaurès l'appropriation d'une doctrine militaire ; ses fiches, que Jaurès a intégrées dans son ouvrage, citent - pour les contester - des officiers partisans de l'offensive à tous prix, la doctrine dominante. Il semble que le réseau d'officiers de la loge maçonnique «Avenir», qui avait publié un rapport : L'armée, ce qu'elle doit être, ce qu'il faut modifier, a également pu influencer Jaurès, qui cite le pâle capitaine Jibé, auquel il emprunte le titre, mais pas ceux qui l'ont discrètement renseigné et qui pouvaient pâtir d'une indiscrétion.
On n'a pas d'explication claire du fait que Jaurès ne se soit pas référé aux deux livres, vieux de dix ans, de Gaston Moch (l'un dans La Petite République sur sa recommandation), dont certains passages sont très proches du texte de L'Armée nouvelle. Est-ce la faute de Gérard ? Est-ce l'éloignement de Moch depuis 1905 ? Est-ce le fait que Moch s'était rattaché à Gohier ? Selon Jules Moch (Rencontres avec Léon Blum), son père a demandé à Blum de transmettre ses regrets au leader socialiste, qui s'en déclara désolé et, pour réparer son omission, proposa de lui ouvrir les colonnes de L'Humanité. Gaston Moch était dans la position paradoxale d'un précurseur qui voit son invention reprise et magnifiée par un génie politique, mais qui était trop informé pour y croire encore.
Le retour, en 1913, du service militaire de trois ans marque la montée du risque de guerre. Dans le débat parlementaire du mois de juin, c'est Vaillant, le révolutionnaire historique, qui brandit le livre de Gaston Moch. En janvier, celui-ci avait transféré à Paris l'Institut de la Paix, en vue de le réorganiser et de lui donner plus d'ampleur et d'audience. Il s'agit d'appuyer les deux branches du pacifisme : le comité d'entente franco-allemand (aboutissement en février 1912 des efforts de Ruyssen auprès des Sociétés de la paix des deux pays), et la ligue franco-allemande, constituée par les parlementaires. Moch presse le mouvement, aux réunions de celle-ci (à Berne en mai 1913 et à Bâle en mai-juin 1914) ; il prévoyait, avant la déflagration, d'aller à celle de Vienne, en septembre.
Au début de la guerre, Jules, son fils aîné, est reçu à polytechnique , et se distingue sur le front.
Jules Moch (1893-1985, X 1912). Le second fils de Gaston Moch, François (1900-1986), a aussi été polytechnicien (X 1918).
Pendant ce temps, il s'engage et devient secrétaire général adjoint de la « Commission supérieure des inventions intéressant la défense nationale», poste dans lequel, indique une note de 1917 le proposant au grade de chef d'escadron, il rend de précieux services par sa valeur technique et sa sûreté de jugement. Clemenceau, Président du Conseil, lui adresse au lendemain de la Victoire une lettre de remerciement pour la contribution qu'il a apportée. Après la guerre, le mouvement pacifiste, très éprouvé, se reconstitue difficilement ; le pacifiste allemand Quidde, le seul à avoir condamné vigoureusement la politique de Guillaume II, combat le traité de Versailles en raison de sa culpabilisation unilatérale (et les conditions irréalistes de paiement à la charge) de l'Allemagne. Gaston Moch partage son avis. La réconciliation n'est pas une perspective prochaine. D'autres, comme Romain Rolland, qui n'avait rien fait au début du siècle pour éviter que l'Europe aille vers la catastrophe, sont maintenant au premier rang. Gaston Moch, qui a près de soixante ans, ne reprend pas sa croisade, tout en continuant de militer discrètement. Il gravit les échelons de la franc-maçonnerie, devenant Vénérable de Lalande, puis des Trinitaires et enfin Grand secrétaire adjoint de la Grande Loge de France.
Dans la section de son quartier, il participe aussi aux activités de la Ligue des droits de l'homme.
Mais c'est une révolution scientifique, qui mobilise son énergie : la relativité découverte par Einstein, restreinte en 1905, généralisée en 1914, est encore largement contestée ou méconnue en France (Sur le rejet de la relativité par beaucoup de scientifiques français, voir Alexandre Moatti : Einstein, un siècle contre lui (Odile Jacob, 2007)). Bien qu'Einstein ait refusé de signer en 1915 la déclaration des intellectuels allemands, la propagande contre la science allemande en a fait un suspect. Gaston Moch publie deux livres de vulgarisation: La relativité des phénomènes (en 1921 dans la collection de la philosophie scientifique de Flammarion), Initiation aux théories d'Einstein (en 1922 chez Larousse), dans lesquels il manifeste son admiration, explique la genèse et répond aux détracteurs ; il rend compte des débats qui ont eu lieu lors du passage à Paris du savant, et déploie toutes ses qualités pédagogiques.
Moch fait une présentation claire et très documentée des notions de base de la relativité et des observations expérimentales, encore peu nombreuses à l'époque, qui la valident. Quant aux prédécesseurs, il situe la contribution de Poincaré de façon conforme à ce que l'on admet couramment aujourd'hui (le grand mathématicien français a jeté des bases, mais il n'est pas allé jusqu'au bout) ; en revanche, il accorde curieusement un grand crédit aux prétentions de Gustave le Bon et manifeste une admiration immense pour Clémence Royer. Il rejette catégoriquement l'amalgame métaphysique commis par beaucoup, notamment par Bergson. Il redresse la présentation déformée qui a été faite par certaine presse de la confrontation d'Einstein avec Painlevé. Cela dit, son exposé comporte certainement des faiblesses ; il esquisse une variante selon laquelle la vitesse de la lumière pourrait ne pas être une limite indépassable, et il n'évoque guère la physique quantique.
En 1932, le retour des menaces l'incite à se manifester auprès de la Ligue des droits de l'homme pour demander que l'on tire les conséquences stratégiques de la capacité destructive des armes qui frapperont désormais la population civile, et dénoncer le caractère suranné des fortification.
Cette brochure reproduit un texte ancien : Comment se fera le désarmement ; et les notes rédigées en 1932 pour la Ligue des droits de l'homme. Dans ce testament, Moch ne craint pas de heurter les idées reçues : l'échec d'une conférence de désarmement avec l'Allemagne nazie est inévitable, il n'est pas possible de distinguer entre armes défensives et armes offensives, il est illusoire de proscrire certaines armes jugées plus inhumaines que d'autres, les Français ont été précurseurs dans l'utilisation de gaz asphyxiants, l'arme biologique sera l'arme du pauvre...
Moch est prémonitoire sur l'usage des armes de destruction massive contre les populations civiles - Son ami Charles Richer faisait la réflexion suivante, dans son Etude sur l'arbitrage international (1899) : « Si, par bonheur, on pouvait inventer un explosif capable de détruire, à vingt kilomètres, une ville entière, ou d'anéantir une armée, on aurait rendu, par son horreur même, toute guerre impossible [...]. En somme, tous les engins nouveaux qu'on a vu créer ne peuvent être que salutaires à notre cause». Expliquant la relativité, Moch avait appelé l'attention sur l'énergie gigantesque qui correspondait à une petite différence de masse atomique ; sans pouvoir dire comment, il n'excluait pas qu'on sache un jours la libérer.
Pour alerter l'opinion, il reprend des extraits de L'Ere sans violence, dans une brochure-testament :
« Avec les moyens d'action dont on dispose aujourd'hui, avec ceux qu'on est peut-être en train de mettre au point en ce moment-même, tout est changé : ce n'est pas par des opérations d'assez longue durée, invasion et occupation, qu'on imposera sa volonté à l'adversaire, c'est en détruisant presque instantanément une portion de son territoire, population comprise — et l'on fera cela aussi loin que possible de la frontière [...]. On continue donc, chez nous et dans d'autres pays, à organiser une défense nationale surannée et impuissante. On croit encore à l'utilité des troupes de couverture et l'on s'efforce de leur assurer de gros effectifs permanents [...] et, de même, on exécute, à nos frontières, pour 2 700 millions de fortifications qui ne peuvent servir à rien. » (Gaston Moch : Comment se fera le désarmement. Chimères et réalités, 1935).
Cette nouvelle anticipation doit être rapprochée de celle de Charles de Gaulle, dont Emile Mayer était en ces années devenu le mentor. C'est la troisième fois, après l'affaire Dreyfus et la rédaction de L'Armée nouvelle, que nous voyons se croiser les parcours de Moch et de Mayer, penseurs lucides d'une réforme de l'armée dans une double direction — plus proche des citoyens et plus efficace, à la fois. Isolés, peut-être un peu rivaux, ils furent malheureusement ignorés par l'état-major. La mémoire de l'action inlassable et lucide de Moch en faveur d'une Europe pacifiste et fédérée n'a pas été mieux servie par les jurys. Parmi les grands combattants de la paix du début du siècle, il est l'oublié du prix Nobel qui, jusqu'à la fin des années vingt, a couronné tant d'autres de ses compagnons. Sa formation pragmatique d'ingénieur, son refus de toute emphase et sa discrétion d'homme trop informé, ne le désignaient sans doute pas pour ce piédestal ... Gaston Moch n'aimait pas le mot pacifisme ; cet anti-tolstoïen ne pouvait se reconnaître, au début des années trente, dans la doctrine pacifiste intégriste, refusant tout emploi de la force, même pour défendre les valeurs essentielles. Les mouvements (staliniens) de la Paix, dans les années cinquante, lui auraient paru encore plus cyniques. Des générations discréditées de pacifistes ont projeté leur ombre sur la Première guerre mondiale. Jules Moch, héros de deux guerres, qui avait hérité de la combativité de ses ascendants, se battra avec autant d'ardeur que sur le champ de bataille, à la fin des années cinquante, pour le désarmement, usant des mêmes arguments, cette fois-ci contre l'arme atomique, que son père.
Nom | Titres | Association de la paix par le droit | Société Française pour l'arbitrage entre les nations | Délégation permanente des sociétés françaises de la paix | Ligues diverses |
Emile Arnaud | V-P fondateur | Pt LIPL | |||
Léon Bourgeois | Anc. Pt du Conseil des ministres, Délégué à la Conférence de La Haye, prix Nobel | V-P | AFSDN | ||
Ferdinand Buisson | Dr de l'Enseignement primaire, prix Nobel | V-P | Pt. Ldh | ||
Paul d'Estournelle de Constant | Sénateur Délégué à la Conférence de La Haye, prix Nobel | divers | |||
Charles Lemonnier | Saint-simonien, Franc-maçon | Fondateur et Pt LIPL | |||
Gaston Moch | Ancien officier, franc-maçon, espérantiste | Pt. fondateur | Comité LIPL Pt de l'Institut de Monaco | ||
Frédéric Passy | Député, membre de l'Institut, prix Nobel | Pt. fondateur | Membre du BIP et de la LIPL | ||
Charles Richet | Prof, médecine, membre de l'Institut, prix Nobel | Pt. | Pt. | divers | |
Théodore Ruyssen | Normalien, agrégé | Pt. fondateur | Secrétaire de l'Union internationale SDN |
Voir aussi : Fichier PDF
Liste des formations dans les conventions collectives, par code NAF