ARTHUR FONTAINE

Par Eugène RAGUIN, Ingénieur des mines

Publié dans Annales des Mines, 1932 vo. 1.

Le 2 septembre 1931 est mort, après quatre mois d'une cruelle maladie, Arthur Fontaine, inspecteur général des Mines et conseiller d'État, directeur honoraire du travail, président des Conseils d'administration du Réseau de l'Etat et des mines de la Sarre, et président du Conseil d'administration du Bureau international du travail.

Quand la nouvelle se fut répandue, on put enregistrer à travers la presse de toutes opinions et de différents pays des témoignages unanimes de regrets sincères et parfois très émus, et de grande admiration pour une carrière que les brefs résumés des journaux ne laissaient pas de mettre en singulier relief par le seul énoncé de quelques pièces maîtresses de l'oeuvre accomplie par Arthur Fontaine. Ouvriers et patrons, ministres et hauts fonctionnaires, hommes de partis politiques divergents, français ou étrangers, tous s'unissaient dans la tristesse de la mort de celui qui fut un grand artisan de paix sociale et de paix internationale.

On reconnaissait en lui, d'une part un grand Européen, mais aussi et d'abord un grand Français, car en repassant d'une vue d'ensemble l'oeuvre accomplie, on ne pouvait que souscrire a l'opinion de Daniel Halévy : Arthur Fontaine est un de ces hommes qui, d'une manière solide et inaperçue, ont agi pour la constitution de la société française au cours d'un demi-siècle, bien plus efficacement que les hommes d'Etat aux brillantes popularités passagères, un de ceux qui lui ont conféré sa solidité.

Il ne s'agit point de donner ici un tableau adéquat d'une telle carrière, tableau où les contemporains d'Arthur Fontaine puissent retrouver dans sa richesse l'action vécue parmi les complexités des problèmes de chaque heure. On voudrait plutôt voir dessiné de manière saisissante un raccourci capable d'offrir aux jeunes d'un seul coup d'oeil la connaissance presque immédiate et d'autant plus séduisante d'une existence à laquelle, surtout parmi eux, il convient de penser pour les grandes leçons qu'elle renferme .

A défaut de ce tableau ou de ce raccourci, capable de « faire sentir le frémissement d'un coeur qui n'a jamais battu que pour la paix internationale », puisse-t-on trouver dans ces lignes une analyse consciencieuse des étapes de la vie d'Arthur Fontaine, permettant de mieux connaître et aimer sa personnalité.

Arthur Fontaine est né à Paris le 3 novembre 1860. Sa famille était originaire de l'Aisne où son grand-père était agriculteur. Son père avait quitté le pays pour s'établir dans les affaires à Paris, mais le contact n'était pas perdu et l'on revenait souvent à la maison familiale.

« Il avait grandi parmi la large culture d'importants fermiers de l'Aisne, dit Francis Jammes, et sa culture à lui, intellectuelle, ne fut point sans rapports avec les profonds coups de charrue, les ordres à donner, les problèmes à démêler, les conflits à trancher de la vie agraire la plus intense. »

Après des études à Stanislas, il est reçu à l'École polytechnique en 1880, et en sort deux ans après avec le numére 2, comme élève-ingénieur des mines. A l'École des mines, il profite des voyages d'études réglementaires pour visiter une grande partie de l'Europe, et il y a dans les deux itinéraires quelque chose de la double sollicitude de sa vie pour l'austère labeur ouvrier et pour les spéculations idéales des artistes: en 1881, Saxe, Bohème, Silésie, Galicie, Hongrie septentrionale et, l'année suivante, Italie, Sicile, Grèce, Roumanie, Autriche-Hongrie.

Nommé ingénieur des mines, Arthur Fontaine est affecté par arrêté du 15 janvier 1886 au sous-arrondissement minéralogique de Béthune, nouvellement créé par dédoublement du sous-arrondissement d'Arras dont était seul chargé M. G. Chesneau, dédoublement rendu nécessaire par l'importance grandissante du bassin houiller du Pas-de-Calais. Arthur Fontaine passe deux ans après au sous-arrondissement d'Arras, devenu vacant lors de la nomination de M. G. Chesneau à Paris, et il est remplacé à son tour dans le sous-arrondissement de Piéthune par M. M. Pelle. Un témoignage des brillants services qu'il a su accomplir en ces postes nous est donné par une lettre qui figure dans son dossier personnel, onvoyée par le ministre au préfet du Pas-de-Calais en 1890, lettre qui mentionne des félicitations adressées par le Conseil général des mines à MM. les ingénieurs Pelle et Fontaine, ainsi qu'à leur ingénieur en chef Duporcq, pour les résultats obtenus particulièrement satisfaisants, « à raison de l'importance exceptionnelle du service des mines dans les sous-arrondissements d'Arras et de Béthune ».

Dans l'été de 1891 est créé, au Ministère du Commerce, de l'Industrie et des Postes et Télégraphes, l'Office du travail. Le directeur désigné de cet office, M. Lax, cherchant un collaborateur parmi les jeunes ingénieurs des mines, eut l'idée de demander conseil à M. G. Chesneau, qui connaissait bien les jeunes promotions et qui, avant pu apprécier les capacités de son camarade Fontaine durant les deux années où ils avaient fonctionné sans cesse côte à cote dans le bassin du Pas-de-Calais, l'indiqua immédiatement à M. Lax. Sondé à ce sujet, Arthur Fontaine accepte et rédige aussitôt une demande au ministre sollicitant d'être attaché à l'Office du travail. La loi créant cet organisme est antérieure de quelques semaines et le règlement d'administration publique précisant son fonctionnement n'est même pas encore paru.

Le but de l'Office du travail, comme l'indique quelques jours plus tard ce document, est « de recueillir, coordonner, et publier toutes informations relatives au travail, notamment en ce qui concerne l'état et le développement de la production, l'organisation et la rémunération du travail, ses rapports avec le capital, la condition des ouvriers, la situation comparée du travail en France et à l'étranger ».

Arthur Fontaine est mis en « service détaché » par le ministre des travaux publics et entre le 1er octobre à l'Office du travail comme chef de la première section, dite de statistique.

Il y déploie aussitôt une merveilleuse activité et est, presque sans désemparer, chargé d'une série d'importantes missions. C'est d'abord, avant même de prendre son poste à Paris, une mission en Suisse, en Angleterre et en France pour rechercher les prix de revient des filés de coton (septembre 1891). Au printemps suivant, il accomplit trois missions successives en France et en Suisse, relatives respectivement au prix de revient des broderies à la mécanique, puis à la fabrication de l'horlogerie, et enfin au régime douanier du pays de Gex. A propos de l'horlogerie, il effectue des négociations délicates en Suisse, au sujet des tarifs douaniers à insérer dans une convention franco-suisse.

Nous n'insisterons pas sur la compétence exceptionnelle qui était nécessaire pour accéder de plain-pied à des fonctions si nouvelles.

En même temps, la première section publie les résultats d'une série d'enquêtes : statistique des grèves survenues en France en 1890 et 1891, statistique des accidents du travail et résultats financiers de l'assurance obligatoire contre ces accidents en Allemagne et Autriche, analyse du rapport annuel du Département américain du travail, notice sur la participation intéressée du personnel dans les chemins de fer russes, sur les résultats de l'assurance obligatoire contre la maladie en Allemagne. Elle procède au dépouillement d'une vaste enquête directe sur les salaires et la durée du travail dans l'industrie en France en 1892, devant permettre des comparaisons avec des études de ce genre, quoique moins précises, faites en 1845 et en 1865, et avec celles que l'on répéterait dans l'avenir. En tout ceci, Arthur Fontaine joue le rôle essentiel et ces publications multiples sont évoquées dans la demande adressée en novembre 1893 par le directeur de l'office, M. Lax, au ministre du commerce pour que celui-ci insiste auprès de son collègue des travaux publics en faveur de la nomination d'un « fonctionnaire remarquable sous tous les rapports » à la première classe de son grade dans le corps des mines. Effectivement le ministre, Jules Roche, écrivit en ce sens une lettre personnelle dans les termes les plus chaleureux, et par la suite Arthur Fontaine put bénéficier de l'avancement normal dans le corps des mines, bien que de 1891 à 1921 il n'appartînt pas à l'administration des travaux publics.

En 1894, il est nommé sous-directeur de l'Office du travail, tandis que l'importance de cette division du ministère du commerce va sans cesse croissante. La même année est inaugurée la publication du Bulletin de l'Office du travail, fondé par lui et dont la collection met en lumière de façon saisissante l'oeuvre immense de documentation, d'élaboration législative, et d'éducation sociale assumée par l'Office. Il y a en tête du premier numéro un avis où il est dit notamment : « (l'Office) entreprend la publication d'un bulletin mensuel à bon marché, où seront groupées et mises à la portée du grand public les parties essentielles des recueils officiels de législation ou de statistique ainsi que d'autres renseignements intéressant les travailleurs et qui se trouvent actuellement disséminés dans les dossiers des grandes administrations de l'État. Il compte, en outre, que grâce à la collaboration du public, ce bulletin sera un organe d'enquête permanente sur la condition des travailleurs et la situation industrielle.

« L'Office du travail n'hésite pas à faire appel à la collaboration du public et surtout des syndicats professionnels de patrons et d'ouvriers. Il accueillera avec reconnaissance tous les renseignements qu'on voudra bien lui communiquer, - spécialement sur le chomage, les salaires, la durée du travail et, en général, le marché du travail, - si, par leur précision, ils permettent le contrôle nécessaire.»

L'intérêt de la collaboration des groupements organisés et des pouvoirs publics, souligné ici, et la nécessité de contacts fréquents des syndicats patronaux et ouvriers entre eux, sont des idées dominantes de l'oeuvre d'Arthur Fontaine.

Cet érudit et ce scientifique, si convaincu fût-il de l'efficacité primordiale des facteurs économiques, n'en a pas moins considéré toujours l'élément psychologique comme un levier essentiel de l'organisation sociale : échanges de vues entre patrons et ouvriers dans des comités de conciliation et d'arbitrage, ou dans une participation commune aux conseils supérieurs de l'administration par quelques délégués, rapports suivis entre les organismes d'enquête et les syndicats patronaux et ouvriers, et au-delà contacts analogues dans le cadre plus large des réunions internationales. Enfin le Bulletin de l'Office du travail, exposant les réussites de certaines initiatives, les avantages expérimentés dans l'application des lois nouvelles, ou relatant franchement ce qui demeurait défectueux, commentant et expliquant d'une façon très accessible tout ce qui intéressait le monde du travail, provoque par cela méme nécessairement une collaboration implicite de l'opinion publique.

Il paraît chaque mois avec les rubriques suivantes, débutant par la Revue du travail, qui renseigne sur le chômage : « le chômage, quelle qu'en soit la cause, est, dans le monde du travail, la source de toutes les misères, est-il dit au premier numéro. L'étude des faits peut seule permettre de trouver des remèdes pratiques. » Ensuite vient le Placement, donnant le mouvement des bureaux de placement gratuits, l'Assistance, le Mouvement syndical, indiquant la création ou la dissolution des syndicats. Les Grèves sont analysées, souvent avec détail. La rubrique Conciliation et Arbitrage analyse les cas d'application de la loi du 27 décembre 1892. Dans les Institutions de prévoyance, le mouvement des caisses d'épargne, de la caisse nationale de retraites est indiqué, et dans la Coopération, la statistique des coopératives de consommation. Puis ce sont divers renseignements, variables suivant les cas, tels que des statistiques d'accidents du travail ou de démographie, ou bien des extraits des rapports annuels réglementaires sur l'application de diverses lois (loi sur le travail des enfants et des femmes, loi sur la sécurité et l'hygiène dans le travail industriel, etc...), ou bien des résumés des enquêtes du Conseil supérieur du travail. Le chapitre Etranger présente des indications sur les questions sociales du moment dans divers pays. Viennent enfin les Actes et documents officiels concernant le travail, l'état des Travaux législatif en en cours, une documentation sur la Jurisprudence et enfin une Bibliographie. Arthur Fontaine organise la statistique des accidents du travail, des assurances sociales et des coopératives de consommation.

Dès 1891, il inaugure la statistique précise des grèves en France, répondant au besoin urgent de suivre la marche d'un phénomène social dont l'importance numérique allait croissant depuis vingt ans. Il put en déduire certaines vues générales qu'il exposa dans sou étude intitulée « Les grèves et la conciliation » de 1897. Contrairement à une opinion admise souvent, les grèves rapportent un avantage matériel certain au monde ouvrier, constate-t-il, car le bilan des salaires perdus et gagnés se chiffre dans la moyenne par un bénéfice en sa faveur, indépendamment de l'avantage moral qui est de faire mieux respecter la personnalité du travailleur. En outre le chômage global par grève étant une fraction infime de l'activité ouvrière totale, « les grèves, si fréquentes soient-elles, ne sont point actuellement une cause grave de souffrance matérielle pour l'ensemble de notre pays, ni pour la masse de ses ouvriers », Arthur Fontaine souligne ce mot : matérielle, et il conclut que le vrai mal des grèves, « c'est l'esprit d'inimitié et d'envie qui fermente à l'occasion des grèves. C'est à celui-là qu'il faut porter remède ».

« Lorsque Arthur Fontaine entra à l'Office du travail, en 1891, notre législation sociale était encore embryonnaire, écrit M. Ch. Picquenard, qui fut son intime collaborateur durant trente-deux ans et lui succéda comme directeur du travail. La réparation des accidents n'était pas encore organisée, la protection ouvrière se réduisait à celle des enfants et des filles mineures et elle permettait de leur imposer des journées de douze heures. Encore cette protection ne s'étendait-elle qu'aux ouvriers industriels; les employés ne connaissaient ni limitation de la journée du travail, ni repos hebdomadaire, ni juridiction prud'homale. Que de changements depuis quarante ans! Le journal Le Peuple, organe des syndicats ouvriers, au lendemain de la mort d'Arthur Fontaine, proclamait qu'il avait droit à la gratitude des travailleurs. Il avait raison. Réparation des accidents du travail ; conditions du travail dans les marchés de travaux publics ; réduction progressive de la journée de labeur; réglementation du placement ; extension aux employés de commerce du repos hebdomadaire, de la juridiction prud'homale, des mesures d'hygiène et de sécurité; protection du salaire, notamment en ce qui concerne les ouvriers à domicile ; encouragements à la coopération de production et de consommation ; retraites des ouvriers mineurs, il n'est pas une de ces réformes à l'élaboration et à l'application de laquelle son nom ne soit attaché. Si les travailleurs connaissent aujourd'hui les loisirs que leur assurent la journée de huit heures, le repos hebdomadaire et la semaine anglaise, c'est à lui en grande partie qu'ils le doivent. »

Toute l'oeuvre de documentation qui est la raison d'être de l'Office du travail aboutit à ces deux ordres d'activité essentiels : élaboration et application des lois. Pour leur élaboration, le rôle principal revient au Conseil supérieur du travail à partir de 1894. Quant à l'application des lois, elle consiste dans le contrôle de leurs résultats à l'aide de l'inspection du travail, dans leur explication nuancée aux fonctionnaires responsables de leur fonctionnement et dans la détermination de telles ou telles rectifications susceptibles de les mettre vraiment au point. Ceci est d'importance, car dans les questions sociales il faut non seulement discuter une à une les prévisions scientifiques nécessairement partielles, il faut surtout « recourir à l'expérience d'ensemble que fournit la vie... Nous ne voyons pas, écrit Arthur Fontaine en 1890, que toutes les solutions soient offertes aux hommes par l'expérience du passé. Nous voyons, au contraire, que l'évolution nous impose sans cesse de nouveaux essais adaptés à de nouvelles conditions de travail. » En outre de la confrontation des vues du législateur avec la réalité, se pose dans l'application des lois la nécessité de vaincre les résistances, plus on moins légitimes, plus ou moins avouées, opposées à toute nouveauté, et celle de faire l'éducation des intéressés.

De cette activité complexe, Arthur Fontaine est en grande partie l'animateur. On a dit que la création du Conseil supérieur du travail lui était due. Il est certain en tous cas qu'il y occupa toujours une situation de premier plan, soit à la commission permanente, préparant les sessions du conseil et conduisant les enquêtes nécessaires, soit aux sessions elles-mêmes où il prenait la part la plus active à toutes les discussions. Dans les sessions annuelles présidées par le ministre, le Conseil émet des voeux, rédige des projets de lois, décide la publication d'importantes enquêtes. De ces précieuses monographies économiques ou sociales, très variées, parfois volumineuses, celles de l'Office du travail étaient souvent de la plume d'Arthur Fontaine bien qu'anonymes. Les unes et les autres fournissaient la hase des discussions en vue des projets de lois : méthode savante et de grande patience qui permettait d'avancer à coup sur, sans tâtonnements, et qui a construit tonte la législation sociale de notre pays.

Au Conseil, à côté de fonctionnaires, siégeaient des représentants nombreux des principaux organismes patronaux et des syndicats ouvriers, élus par leurs ressortissants. Cette large participation des intéressés tempérait de la manière la plus heureuse ce que pouvait avoir pour certains d'irritant la promulgation de lois sur le travail restreignant des libertés consacrées par l'usage, du coté patronal, mais aussi du coté ouvrier quoique dans une plus faible mesure.

La loi sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels, déposée déjà depuis deux ans à la Chambre, est promulguée le 2 novembre 1892 ; c'est la première des lois ouvrières dont l'Office devra suivre en grand détail l'application, et la base de la législation du travail. « De quel prétendu droit, écrit Fontaine, dans nos sociétés actuelles, l'Etat est-il intervenu dans le contrat de travail? On le comprend, sans trop de définitions, à l'exposé de certains abus. Au récit du douloureux apprentissage de jeunes enfants, exténués dans l'usine par douze ou quatorze heures d'un travail au-dessus de leurs forces, à la rencontre dans les rues de petits êtres surchargés, épuisés, rachitiques, la conscience publique a parlé d'une voix impérieuse. Il n'y a pas de doute possible à ce sujet, c'est la monstrueuse exploitation de l'enfant et de la femme révélée par les grandes enquêtes anglaises, qui depuis cinquante ans a peu à peu imposé à tous les peuples civilisés la nécessité d'une législation protectrice du travail. L'Etat est intervenu à défaut de la famille détruite (on rencontre fréquemment dans les centres ouvriers des familles où le père et la mère, retenus tout le jour à l'atelier, ne rentrant chez eux que pour prendre des forces et créer de nouvelles machines humaines, déposent dans les crèches les enfants en bas âge, et sont hors d'état de veiller à leur développement), à défaut de la famille détruite et de l'association qui se montrait impuissante, pour faire respecter les coutumes qui assurent la conservation de l'espèce humaine, de la race, de la nation ; il est intervenu comme gardien, en dernier ressort, de la loi morale. C'est le même principe qui a pu motiver certaines limitations, plus larges, du travail des adultes. »

Sous-directeur de l'office, et bientôt directeur du travail, c'est de lui que relèvent les inspecteurs du travail chargés de contrôler l'application de la loi du 2 novembre 1892; il fait dresser les statistiques de leurs observations, les interprète, extrait les enseignements des cas d'espèce. L'application de la loi est difficile, car si la limitation de l'age des enfants à treize ans ne soulève pas d'objections sérieuses, la limitation du nombre d'heures en soulève d'unanimes, étant différente pour les enfants (dix heures par jour), pour les adolescents (onze heures par jour et soixante heures par semaine) et pour les femmes (onze heures par jour). Comme, dans la plupart des industries, le travail des diverses catégories d'ouvriers n'est pas indépendant, les patrons se plaignent d'être forcés soit de congédier enfants et jeunes gens, soit de réduire la journée à dix heures pour tout le monde et en même temps d'abaisser les salaires, soit d'organiser des relais ou équipes tournantes constituées par des ouvriers supplémentaires qui se transportent de métier en métier et remplacent ainsi pendant un certain temps la série des travailleurs réguliers de manière à conserver la même durée de travail qu'auparavant sans faire faire plus de soixante heures par semaine aux enfants et jeunes gens. Ce dernier système est détestable, ne tenant aucun compte des conditions hygiéniques pour les heures de liberté ou des repas, empêchant la réunion des hommes, femmes et enfants d'une même famille, rendant illusoire le contrôle des inspecteurs du travail.

Concurremment devait être surveillée la réalisation des prescriptions de la loi du 22 juin 1853 sur l'hygiène et la sécurilé dans les établissements industriels.

Malgré tout, en dépit des imperfections ci-dessus et par le jeu d'une certaine souplesse dans l'autorité dosant les tolérances, les bienfaits de ces lois se révèlent indéniables. Après six années d'expérience, le rapport annuel sur l'application de ces lois indique qu'aucun préjudice sur la production n'a été apporté par la réduction de durée du travail. Les salaires n'ont pas été réduits de manière correspondante à cette durée. Les résistances se sont atténuées. Pour l'hygiène et la sécurité, les prescriptions n'avaient semblé excessives au début que parce qu'il y avait beaucoup à faire. Mais plus on va, plus on en constate le bienfait et il y a peu d'usines qui, après six ans d'application, n'en présentent des traces palpables. L'inspecteur du travail de Bordeaux observe par exemple que plus de deux mille machines ont été protégées dans sa circonscription, et qu'on ne rencontre presque plus d'enfants de moins de dix-huit ans avec les doigts mutilés par les engrenages des perceuses. Les prescriptions entreront de plus en plus dans les moeurs: bientôt les architectes en prendront souci dans les constructions nouvelles ; des fabriques d'appareils de salubrité et de sécurité se créeront.

Grâce aux réclamations insistantes, soulignées sans cesse par les rapports de l'Office du travail, l'ajustement nécessaire est apporté enfin par une loi du 30 mars 1900 modifiant celle du 2 novembre 1892. Cette loi unifie à dix heures la durée de travail du personnel protégé et aussi des hommes dans les ateliers à personnel mixte, après un délai de quatre années permettant deux étapes intermédiaires avec onze et dix heures et demie de travail. Il faut lire la circulaire du ministre du commerce expliquant aux préfets la nouvelle réglementation, circulaire peut-être de la main d'Arthur Fontaine, ou tout au moins directement inspirée par lui. « Le Parlement n'avait admis cette inégalité (des durées de travail) qu'avec l'espérance de voir les durées différentes de la journée de travail se réduire spontanément et par la force même des choses, à la plus courte d'entre elles. La mise en application... n'a pas répondu à cette attente. Sur quelles bases cette unification pouvait-elle se faire? La fixation de la durée de travail des enfants à dix heures par jour, édictée en 1892, était une conquête à laquelle le Parlement ne pouvait renoncer. Il a vu en elle la garantie d'un intérêt primordial, celui de la conservation de la race ; c'est donc à dix heures que l'article 1er de la loi du 30 mars limite la durée du travail des enfants, des filles mineures et des femmes. » Pour éviter de tourner la loi et de constituer des relais, d'ailleurs expressément interdits, le repos simultané est prescrit. « Ainsi se trouve unifiée pour tout le personnel protégé, non seulement la journée de travail, maïs la répartition du travail entre les limites de cette journée ; entrée à la même heure à l'atelier, repos à la même heure, sortie à la méme heure. Pour le plus grand bien-être matériel et moral de la famille ouvrière, le législateur y restaure la vie en commun. » Les seules exceptions nécessaires sont dans les mines et les usines à feu continu. Dans les ateliers à personnel mixte la limitation s'étend aux hommes : « Réduire la durée du travail des enfants et des femmes sans limiter dans la même proportion la journée de l'homme adulte, c'eût été rompre à nouveau l'unité du travail dans l'atelier et l'unité de la famille au foyer domestique. Au surplus la question de la limitation de la durée de travail des adultes n'est pas nouvelle. Après la loi de 1848, qui fixait à douze heures la journée de l'ouvrier adulte,... il n'y avait plus en jeu de question de principe, mais seulement une question de mesure... Dès 1879, des parlementaires éminents, dont quelques-uns sont encore à la tête de l'industrie française, considérant que la loi de 1848 édictée en un temps où l'emploi des machines n'avait pas acquis son développement actuel, n'était plus en rapport avec notre état économique et social, demandèrent que la journée de l'ouvrier adulte dans les usines et manufactures ne pût excéder dix heures de travail effectif... (L'expérience) démontre en effet que la durée moyenne

du travail dans les usines où ne sont employés que des hommes ne dépasse guère actuellement dix heures par jour, et que c'est, au contraire, dans les branches d'industrie où domine l'élément faible, femmes et enfants, qu'on rencontre une prolongation excessive de la journée de travail. L'unification à dix heures aura cette heureuse conséquence qu'accueilleront avec satisfaction un grand nombre d'industriels, condamnés par la concurrence à une surproduction ruineuse, de régulariser le travail et de rendre plus rares ces crises si redoutables pour l'industrie nationale et pour la paix sociale. »

Une statistique faite en 1905, un an après l'application de la loi de dix heures, montra que sur 100.000 ouvriers atteints par cette enquête, il n'y avait eu, par suite de la réduction de la journée, diminution de salaire que pour moins du dixième d'entre eux.

Comme il est difficile aux inspecteurs du travail, contrôlant l'application de ces lois, d'interroger l'ouvrier à l'usine en la présence du patron, il leur a été prescrit à plusieurs reprises d'entrer en rapports suivis avec les secrétaires de syndicats aux sièges des syndicats, Arthur Fontaine a toujours considéré les syndicats ouvriers comme très bons en eux-mêmes et susceptibles de constituer d'excellents auxiliaires pour le progrès social.

En 1897, tout en reconnaissant que les syndicats ouvriers n'ont guère contribué en France à améliorer les relations du capital et du travail, il constate les oeuvres sociales organisées par les syndicats à la vérité encore beaucoup plus restreintes qu'il ne serait désirable. « Cependant il serait injuste, ajoute-t-il, de ne pas reconnaître les efforts déjà tentés. Quelques professions d'élite, je cite les typographes, font déjà apprécier dans toute la France les heureux résultats d'une organisation complète et sagement conduite. Laissons donc faire au temps son oeuvre, en la favorisant si la chose est en notre pouvoir. Rien n'est plus nécessaire dans notre démocratie, rien n'est plus digne d'encouragement et de sympathie que cette éducation des ouvriers par eux-mêmes. » En tout cas, groupant déjà le huitième de la population industrielle ouvrière onze ans après la loi de 1881 qui leur donna droit d'existence, les syndicats offrent une base d'action certaine en vue de la collaboration sociale.

C'est dans cet esprit que la Bourse du travail de Paris fut réorganisée par décret en 1895; avec le souci de donner toutes facilités aux syndicats ouvriers, non seulement pour leur oeuvre de placement, mais aussi pour l'étude et la défense de leurs intérêts professionnels, en des salles mises à leur libre disposition. Seule l'administration générale de l'immeuble est confiée à la ville de Paris, afin que les syndicats ne soient pas distraits de leurs tâches essentielles.

« Il faut substituer à l'idée ancienne de l'autorité toute seule, s'exerçant d'en haut, l'idée du contrat entre parties également puissantes et libres, avec le respect réciproque de la parole donnée. Là est la voie du progrès moral, la garantie de paix offerte aux bonnes volontés. Acceptons donc et multiplions les institutions qui ont pour objet de maintenir les hommes égaux et libres dans la conclusion du contrat de travail : les syndicats professionnels et, pour les pacifier et les unir, les conseils libres de conciliation et d'arbitrage ». A l'époque, un grand nombre de gens de la classe dirigeante était peu favorable au syndicalisme, considéré, pas toujours à tort, comme fauteur de troubles ; il fallait beaucoup d'audace et de confiance pour s'engager résolument dans une politique franchement en leur faveur.

La loi sur la conciliation et l'arbitrage, du 27 décembre 1892, favorisait la constitution de comités mixtes en cas de conflit, permettait une solution plus rapide des crises. L'Office du travail donnait la plus large publicité dans son Bulletin aux cas d'application heureuse de la loi : chaque mois, il y en avait un nombre respectable, une fraction importante de l'ensemble des grèves. Toutefois Arthur Fontaine ne voyait pas dans ce système un moyen suffisant de pacification sociale. Il préconisait l'institution de comités mixtes permanents susceptibles de maintenir le contact entre les organisations patronales et ouvrières, non point seulement aux périodes de conflits, mais d'une manière courante, aplanissant au fur et à mesure les menues difficultés, et permettant une mutuelle compréhension. Il en existe à l'étranger; il n'est pas besoin de loi pour les former : ce doivent être de libres réunions, témoignant « que le patron reconnaît et accepte l'égalité conquise par l'ouvrier, et que celui-ci, de son côté, comprend les dangers de la guerre des classes ». Là serait le progrès véritable, l'adaptation aux conditions de l'industrie moderne.

Les associations coopératives de production sont une autre manifestation de la solidarité ouvrière. Arthur Fontaine effectue pour le compte de l'Office du travail une importante enquête sur leur fonctionnement en 1895. Il trouve qu'à cette époque 172 sociétés fonctionnent comptant 9.000 membres, et que le mouvement se développe avec une extrême lenteur. Elles recevaient depuis deux ans des subventions appréciables du budget du Ministère du commerce. Ultérieurement, les grands travaux des Expositions de 1889 et 1900 devaient leur donner une impulsion nouvelle. Mais il ne peut, évidemment s'agir là que d'une petite élite de travailleurs, dont l'effort est digne de tous éloges. « La pratique de la discipline volontaire exige une longue formation, écrit-il, et c'est pour cela que l'association ouvrière de production qui progresse en France, ne progresse que lentement. »

La loi du 9 avril 1898 sur la responsabilité des accidents du travail marque une étape très importante; c'est en vérité un droit nouveau qui est créé, bien plus qu'une législation nouvelle. Arthur Fontaine participa comme toujours pour beaucoup à son élaboration. Comme il le disait plus tard, en cette soirée de 1901, racontée par Albert Thomas et qui fut le principe d'une indéfectible amitié entre eux deux : il faut être juste envers les salariés, et, pour cela, il faut que la loi soit la conscience de ceux qui n'en ont pas.

Avant cette loi, le droit commun était défini par l'article 1382 du Code civil : « Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il arrive à le réparer. » La victime était obligée de faire la preuve. Maintenant au contraire l'indemnité est certaine et fixée de manière forfaitaire, sauf le cas de faute flagrante et inexcusable de l'ouvrier ou du patron. Elle varie suivant des cas bien déterminés; elle consiste, par exemple, dans le cas d'une incapacité permanente et absolue, en une rente égale aux deux tiers du salaire, et dans celui d'une incapacité temporaire en une indemnité journalière égale à la moitié du salaire.

Si l'idée du risque professionnel était déjà très généralement approuvée et passée même dans la législation de six grands pays avant sa promulgation en France (Allemagne, Autriche, Norvège, Grande-Brefague, Danemark, Italie, par ordre chronologique), la loi fut néanmoins très difficile à faire voter chez nous. Elle fit de nombreuses navettes entre les deux assemblées, parce que la Chambre, plus absolue, voulait l'assurance obligatoire des industries contre ce risque et le Sénat désirait sauvegarder la plus grande liberté possible. En fait l'assurance obligatoire ne fut pas instituée et les patrons furent laissés libres de s'organiser à leur gré pour acquitter leur dette : en cas d'insolvabilité, les indemnités sont alimentées par un fonds spécial de garantie créé à l'aide de centimes additionnels à l'impôt des patentes.

Le soin d'inaugurer l'application de la loi revînt à M. Georges Paulet, nommé à ce moment chef de la Division des assurances et de la prévoyance sociale. On ne lira pas sans émotion la circulaire du 21 août 1899 expliquant la portée de cette loi et reflétant, à travers les indications pratiques, la pensée de ceux qui l'avaient préparée. « Sous l'empire du Code civil, l'ouvrier n'a qu'un recours exceptionnel et incertain contre les risques que comporte pour lui la production, et que l'extension incessante du machinisme et des grandes agglomérations ouvrières va multipliant chaque jour. Blessé ou mortellement atteint, il n'a droit à une indemnité que s'il a réussi à démontrer que le patron a commis une faute. Victime de sa propre imprudence, si l'on peut appeler de ce nom l'inconscience inévitable qu'amènent avec soi l'habitude du péril et l'intensité croissante du travail, il se voit refuser par la loi tout dédommagement. Victime d'un de ces cas fortuits qui n'engagent aucune responsabilité définie et qui représentent plus de la moitié des accidents industriels, il lui faut en faire la preuve judiciaire, dans le dénuement qui suit l'accident, malgré son inexpérience de la procédure, malgré les difficultés qu'il éprouve à obtenir les témoignages des camarades appelés à déposer contre leur patron. Bref, sur dix accidents, à peine un ou deux donnent-ils ouverture à une pleine réparation. Ainsi, sous le régime de l'article 1382, c'est l'ouvrier qui, le plus souvent, supporte le risque des accidents industriels.

Tout autre est la situation, si ce risque devient professionnel, s'il est une des conditions normales de l'exercice même de la profession, une des charges qu'elle implique nécessairement et qui doivent figurer parmi ses frais généraux. Dès lors plus de recherche de la cause de l'accident, plus de litige sur la responsabilité : l'entreprise même, considérée dans son impersonnalité, assume la réparation de l'accident occasionné par la production, comme tous les autres frais de cette production...

Un autre caractère de la nouvelle législation, c'est que les indemnités qu'elle assigne sont transactionnelles et forfaitaires. S'il est fait abstraction, dans la procédure, de la faute qui a pu être commise, le législateur pourtant en tient compte, dans une sorte de compromis, en admettant, au profit de l'ouvrier, qu'il sera toujours indemnisé, et par contre, au profit du patron, que l'indemnité ramenée à une moyenne restera inférieure à la réparation totale du préjudice causé. Ainsi l'indemnité est transactionnelle. Elle est forfaitaire, en ce que la loi n'abandonne pas au juge l'évaluation du dommage : le législateur arbitre à l'avance l'indemnité à allouer; il la détermine selon les conséquences possibles des accidents qu'il classe en quatre catégories. Transaction et forfait aussi profitables à l'ouvrier qu'au patron, puisqu'ils indemnisent l'un de tout accident du travail, en même temps qu'ils ménagent à l'autre la possibilité de calculer à l'avance sa dette éventuelle, et, dès lors, de s'en couvrir par l'assurance. »

La loi était applicable aux professions industrielles et aux seules professions commerciales comportant des explosifs ou des moteurs. Mais outre que la division est souvent difficile à tracer entre ateliers industriels et entrepôts commerciaux, les risques d'accident en ceux-ci du fait de la manutention ou d'opérations diverses telles que stockage, mélanges, ensachages, etc..., n'en sont pas moins très réels. Arthur Fontaine insista toujours en faveur de l'admission des employés de commerce dans la législation ouvrière : de fait, cette admission suivit, après un intervalle de quelques années, en ce qui concerne les principales lois. Pour celle-ci, c'est en 1906 qu'elle fut étendue au commerce.

En 1899, à l'arrivée de Millerand comme ministre du commerce, de l'industrie et des postes et télégraphes, l'administration centrale du ministère est réorganisée. Arthur Fontaine est placé à la tête de l'Office du travail qui devient une direction. Vingt-deux ans durant, il demeurera directeur du travail à travers toutes les vicissitudes politiques et les changements de ministère, et il pourra réaliser son oeuvre à la manière d'un tout homogène solidement équilibré dans ses diverses parties.

Une des revendications faites avec le plus d'insistance par la classe ouvrière en 1848 devant la Commission du Gouvernement pour les travailleurs, était l'interdiction du marchandage. Ce procédé, par lequel un entrepreneur cède à un sous-traitant tout ou partie du travail à accomplir et dégage sa responsabilité vis-à-vis des ouvriers, a pour effet d'avilir les salaires, d'exposer les ouvriers à perte de salaires si le marchandeur, ayant toujours peu d'assiette, devient insolvable, et de les faire travailler vite et mal. Il ne fut pas possible dans la suite de supprimer totalement le marchandage. Le Conseil supérieur du travail étudia la question durant deux sessions. Par des décrets de 1899, il devint aisé de poursuivre l'abolition du marchandage dans les marchés passés au nom de l'État, des Départements ou des Communes. L'importance des marchés de travaux publics est généralement d'un tout autre ordre de grandeur que les entreprises courantes et les conditions qu'ils comportent sont susceptibles d'exercer une large influence. D'après ces décrets, l'entrepreneur n'a plus le droit de céder au sous-traitant sans autorisation expresse de l'administration, et, en tous cas, il reste responsable vis-à-vis de celle-ci et vis-à-vis des ouvriers. En outre les cahiers des charges imposeront une durée de travail et salaires égaux à la durée normale et au salaire courant pour chaque profession intéressée dans la région.

Entre temps, Arthur Fontaine ne perd pas en sa situation directoriale le contact avec la réalité concrète. Il avait accepté en 1897, avec un complet désintéressement, le rôle d'arbitre entre la direction et les ouvriers de la petite mine de Saint-Laurs dans les Deux-Sèvres, où l'un avait appliqué pour la première fois en France le système de l'échelle mobile des salaires. On sait que ce système, très séduisant en principe, puisqu'il fait participer les salaires aux variations du cours du charbon, est d'une application délicate, manquant en définitive d'une certaine souplesse qu'auraient au contraire des comités mixtes permanents de salaires préconisés par Arthur Fontaine. Bien que le système ne lui paraisse pas l'idéal, il accomplit tous les six mois le voyage à cette mine afin de vérifier la comptabilité. S'il note avec satisfaction dans le Bulletin de l'Office en 1899 le petit fait suivant, c'est surtout afin de souligner l'exemple de loyauté ouvrière dans l'exécution d'une convention : « Après avoir relevé, sur les livres de la compagnie, le prix de vente moyen du charbon pendant le premier semestre 1899 et le salaire moyen payé aux ouvriers pondant la même période, l'arbitre a reconnu que les ouvriers avaient touché un salaire légèrement supérieur a celui indiqué par l'échelle mobile... La décision arbitrale a été acceptée par les ouvriers comme par la compagnie. »

Comme dans l'industrie, c'est en redressant les abus de l'exploitation des faibles - en l'espèce ici le personnel féminin - que la législation du travail s'introduit dans les professions commerciales. La loi du 29 décembre 1900 oblige à ce qu'il y ait dans tous les magasins, boutiques et dépendances un nombre de sièges égal à celui des femmes employées afin qu'elles puissent normalement être assises. Le corps médical réclamait depuis longtemps pour elles l'adoption de mesures évitant la station debout prolongée. Les Anglais et les Allemands nous avaient précédés de peu dans de semblables lois. Dès lors les inspecteurs du travail auront accès dans les établissements commerciaux.

Cette première étape est vite franchie. En sa session de 1901, le Conseil supérieur du travail émet le voeu que les prescriptions légales relatives à la sécurité et à la durée du repos des travailleurs soient étendues au commerce. La loi est votée le 11 juillet 1903, en ce qui concerne l'hygiène et la sécurité, et applicable de la manière la plus large en tous lieux de travail. L'inspection ne tarda pas à révéler des abus scandaleux, spécialement dans les établissements d'alimentation où l'on a l'habitude de loger les apprentis et souvent même les ouvriers. Ces logements étaient parfois de vrais taudis; l'indifférence de certains patrons, à cet égard était stupéfiante : forcés d'accompagner les inspecteurs dans leur visite, ils avouèrent ignorer l'état répugnant du logement de leur personnel. Des nécessités qui semblent élémentaires, telles que le nettoyage et le cube d'air proportionné au nombre de gens respirant dans chaque local, trouvèrent une sanction très opportune.

L'organisation du placement pose des problèmes délicats et une loyauté parfaite est nécessaire dans la gestion des agences. Certains abus tels que ceux ayant pour effet d'avilir les salaires ou d'accroître l'instabilité des ouvriers, ont lies conséquences particulièrement pénibles, à la façon d'une exploitation de la misère publique. Si, d'une part, des agences payantes, véritables entreprises, n'offrent pas toujours des garanties suffisantes, bien que soumises à une surveillance administrative ; d'autre part les agences gratuites, où le rôle de l'intermédiaire est réduit au minimum, risquent d'être moins actives et de favoriser en outre rétablissement de placeurs clandestins touchant des commissions. Ces derniers inconvénients paraissent moins graves ou plus faciles à combattre. En conséquence, la loi de 1904 permet et favorise le remplacement des bureaux de placement payants par des bureaux gratuits organisés principalement par les municipalités ou les syndicats, mesure très désirée des milieux ouvriers. Dans les années suivantes, l'Office du travail se livre à une étude approfondie des effets de cette loi à Paris. L'enquête est publiée en 1910; elle montre que les bureaux paritaires, c'est-à-dire placés sous le contrôle d'une commission mixte de délégués patronaux et d'ouvriers ou employés, sont susceptibles de donner les meilleurs résultats, ainsi que cela a été constaté à l'étranger. Ce type de bureaux dont Arthur Fontaine préconise la création par les municipalités pourra recevoir d'importantes subventions du ministère du travail. D'ailleurs aucune mesure brutale ne raye en bloc les bureaux payants, l'évolution se fera d'elle-même; certains bureaux payants pourront subsister.

Le chômage avait été une question tout particulièrement envisagée par l'Office du travail dés le début : plusieurs notes parties en 1895 donnaient les résultats d'enquêtes sur les assurances, les caisses de secours et les travaux de secours relatifs au chômage. La dernière de ces enquêtes fit découvrir que cette oeuvre d'assistance par le travail, qu'on aurait pu croire inexistante depuis l'essai malheureux des ateliers nationaux de 1848, était au contraire florissante. A ce moment 114 villes consacraient en moyenne un million par an à de tels travaux.

Cette activité persista. Afin de la favoriser, le Conseil du travail obtient que les préfets soient invités à faire de la propagande auprès des municipalités, et Arthur Fontaine, - auquel revenait d'ailleurs le mérite de l'enquête de 1895 - provoque en 1900 une circulaire ministérielle déterminant certaines facilités à la même fin.

Pour aller plus loin en faveur des chômeurs, la loi des finances de 1904, à la suite d'un voeu du Conseil supérieur du travail et sur la proposition de plusieurs députés, donne au minisire du commerce un crédit pour subventionner les caisses de secours contre le chômage involontaire. Cette subvention se renouvellera des lors annuellement. Une organisation nouvelle est mise sur pied pour régler les attributions faites aux caisses remplissant certaines conditions, et les subventions attribuées sont égales à des fractions très importantes allant jusqu'à 30 p. 100 des sommes versées par ces caisses. En même temps que la lutte contre le chômage, cette mesure favorise la solidarité sociale, dans l'entr'aide de l'ouvrier par l'ouvrier au moyen des caisses syndicales.

« Le repos hebdomadaire m'apparut comme l'un des besoins les plus profonds et les plus naturels de l'ouvrier, devait dire plus tard Arthur Fontaine au Congrès international du travail de 1921. Il est indispensable que l'ouvrier puisse reprendre des forces après le travail de la semaine; il est plus indispensable encore qu'il trouve dans le loisir de chaque semaine le temps d'être père de famille, le temps d'être citoyen, le temps de se distraire intellectuellement, ce qui donne toute valeur à la vie. Il faut être un homme et non pas un outil, qu'on vive sa vie pour soi, eu même temps qu'on la vit pour la Société. » C'est en 1906 que la réforme est réalisée par la loi du 13 juillet de cette année. Elle s'étend aux établissements industriels et commerciaux de toute nature. Le repos doit être donné le dimanche sauf dérogations accordées par le préfet dans des maisons où le repos pourra être donné par roulement.

L'application soulève des difficultés innombrables. Trop de rigueur risque de compromettre la réforme, à cause de la multiplicité des cas d'espèces. Par contre les tolérances tendent à créer des injustices, lésant durement les intérêts de ceux qui n'en bénéficient pas. Bien des fois la Chambre des députés retentit de réclamations à propos de l'application de cette loi. Après de nombreuses interpellations en mars 1907, Clemenceau, président du Conseil, conclut avec son énergie contumière que la loi doit être appliquée et le sera. Plusieurs fois. Viviani, ministre du travail, refuse les amnisties réclamées pour des infractions à cotte loi, notamment en 1909. Il y a, dit-il, «. des commerçants qui font de la violation de la loi une sorte de système intolérable,... qui y trouvent des gains illicites et en font un instrument de concurrence commerciale ».

De telles lignes retrouvées aujourd'hui, ça et là, dans une chronique parlementaire, nous donnent un écho atténué des luttes que durent soutenir les promoteurs du mouvement social; le souvenir de ces luttes mériterait de passer dans l'histoire.

Les charges de la direction du travail deviennent de plus en plus lourdes, à mesure que se font les nouvelles lois, que celles-ci doivent être réglées dans leur application, doivent être contrôlées. Plus le champ de l'intervention de l'État s'étend, plus il se pose de nouveaux problèmes : pour dominer cette évolution et prévoir son avenir, il faut sans cesse instituer des enquêtes ot organiser des statistiques. Indépendamment de ces nécessités administratives, il devient indispensable que la politique sociale de la France soit envisagée en elle-même, conduite en harmonie avec le reste, mais point en subordination. Pour toutes ces raisons, un ministère nouveau est créé le 25 octobre 1906 : le ministère du travail et de la prévoyance sociale, dont le premier titulaire fut René Viviani. La direction du travail est transférée telle quelle en ce nouveau ministère, avec Arthur Fontaine à sa tête, ainsi que celle de l'assurance et de la prévoyance sociale enlevée de même au ministère du commerce, et celle de la mutualité distraite du ministère de l'intérieur. La partie du Service des mines ayant pour objet la réglementation du travail des mineurs, et relevant antérieurement du ministère des travaux publics est placée sous l'autorité d'Arthur Fontaine, qui est fait la même année conseiller d'État et commandeur de la Légion d'honneur.

L'année suivante, la loi réorganise les Conseils de Prud'hommes et facilite leur fonctionnement en les faisant départager par le juge de paix en cas de besoin. La principale innovation est l'extension de cette juridiction aux employés de commerce : le ministre du travail a mission de faire étudier d'office dans les villes de plus de 100.000 habitants la création de sections du commerce dans ces conseils.

Deux lois de justice sociale interdisent certains abus tendant à l'exploitation du travailleur. L'une sur le paiement des salaires oblige notamment à employer la monnaie de cours légal. L'autre supprime les économats où l'employeur vend plus ou moins directement des denrées à l'ouvrier, ce qui peut se muer en une sorte de récupération des salaires payés, au détriment de l'ouvrier. Dans l'application de cette loi, les inspecteurs devront rechercher les économats camouflés, sans cependant confondre avec eux telles cantines dont l'existence est fort utile. L'action de l'État ne doit pas dépasser le but et devenir insupportable. Arthur Fontaine s'en préoccupe particulièrement et il prescrit que les inspecteurs lui soumettent les cas d'espèce où ils seraient amenés à mettre en demeure un industriel de fermer un établissement qui, sans être officiellement un économat, paraîtrait en présenter les caractères.

Pour voir clair dans l'ensemble de plus en plus touffu des lois ouvrières, il devient nécessaire de les rassembler et d'en constituer un « Code du travail » homogène, rédigé en ordre logique, et dont le texte aurait force de loi. Plusieurs spécialistes sont chargés des divers volumes de ce code, et Arthur Fontaine assume personnellement celui des Groupements professionnels. Les deux premiers volumes, « Des conventions relatives au travail » et « De la réglementation du travail », sont sanctionnés par le Parlement en 1911 et 1912, et les textes des lois correspondantes sont abrogés.

A cette époque, la rubrique « Mouvement social international » prend de plus en plus d'importance dans le Bulletin de l'Office du travail : enquêtes sur les législations sociales étrangères, comptes rendus des conférences internationales en vue de conventions sur le travail, Association internationale pour la protection légale des travailleurs,congrès international des assurances sociales, congres de l'association du travail à domicile, Association internationale pour la lutte contre le chômage.

Déjà une évolution profonde s'opère dans les relations entre pays sur le plan social. Elle s'accentuera après la guerre mondiale. Mais ce n'est pas celle-ci qui a provoqué l'évolution par le contact des peuples, la communauté des intérêts vitaux dans une période d'exceptionnelles difficultés. Le mouvement est plus profond et il est continu par sa nature même, à travers les perturbations qu'apportent les guerres.

Arthur Fontaine fut un des précurseurs parmi les hommes qui se vouèrent à ce progrés. Il avait vu que bien vite la législation sociale serait arrêtée dans son développement par la concurrence de pays retardataires. Il avait compris aussi l'influence pacificatrice entre les nations que provoqueraient de telles ententes, basées sur un sentiment unanime de la fraternité humaine entre les classes sociales en chaque pays comme en des pays différents.

Il se trouva d'ailleurs à la direction du travail de la France à l'époque précise où la législation internationale du travail devenait une nécessité. Ce n'est pas à l'origine en effet qu'elle se posait : « Les premiers abus à réformer étaient si flagrants - par exemple l'emploi d'enfants de huit à douze ans plus de douze heures par jour, - que la conscience populaire ne pouvait subordonner leur disparition à une entente internationale ; l'abus des forces était si énorme qu'un meilleur aménagement du travail ne pouvait nuire à la prospérité de l'industrie nationale.

Mais, plus tard, de 1870 à 1890, lorsqu'il s'agit d'abus moins graves, l'utilité, l'urgence de solutions internationales apparurent plus nettement. »

La convention du 15 avril 1904 entre la France et l'Italie, négociée par Arthur Fontaine et le ministre Luigi Luzzati, peut être considérée comme le premier traité de travail proprement dit, et par conséquent les deux hommes d'État méritent de conserver dans l'histoire une place particulière. Sans doute, il y avait eu des stipulations relatives à la main-d'oeuvre dans des traités antérieurs, stipulations ayant le caractère d'échanges de services et pouvant même trouver leur contre-partie dans des avantages de nature très différente, par exemple dans des clauses commerciales. La convention franco-italienne a une portée plus générale.

« L'objectif positif de M. Luzzati était d'obtenir pour les ouvriers italiens en France un régime avantageux, et d'ailleurs équitable, en matière d'accidents du travail et de retraites, un certain patronage pour les jeunes ouvriers émigrés. Il avait songé un instant à offrir, en compensation, quelques avantages commerciaux... Il voyait que, en l'espèce, la simple réciprocité était sans utilité pour la France. Mais il nous parut bientôt qu'une voie plus originale et plus féconde était ouverte. On résolut de poser des principes généraux, d'une part en matière d'assurance et de protection des ouvriers étrangers, d'autre part pour la réglementation légale du travail national. Tous ces principes paraissaient également désirables aux deux contractants ; mais le progrès de la réglementation du travail en Italie était, du point de vue des relations commerciales, plus spécialement avantageux à la France, où la réglementation était très en avance, tandis que les principes en matière d'assurance ouvrière étaient, du même point de vue, plus spécialement avantageux à l'Italie qui a une forte émigration. Et c'est ainsi que l'un trouve dans l'arrangement du 15 avril 1904 des clauses relatives à la réglementation générale du travail : protection des Italiens, non plus on France, mais en Italie, protection des Français en France. ».

Le retentissemenide cet acte fut considérable. Ses dispositions soigneusement étudiées en ont fait un type des accords internationaux pour la protecdon du travail. Plusieurs puissances s'inspirèrent de ce modèle dans les années suivantes en introduisant dans leurs traités de commerce des conventions analogues.

Toutefois il ne s'agissait que d'arrangements bilatéraux et la législation internationale a pour objet de réaliser des conventions signées par un grand nombre de peuples, afin de supprimer les obstacles au progrès du fait de la concurrence.

Le traité Fontaine-Luzzati prévoyait l'adhésion des deux pays aux efforts qui seraient faits en ce sens :

« Au cas où l'initiative serait prise (par un État) de convoquer divers gouvernements à une conférence internationale dans le but d'unifier, par des conventions, certaines dispositions des lois protectrices des travailleurs, l'adhésion de l'un des deux gouvernements au projet de la conférence entraînerait, de la part de l'autre gouvernement, une réponse favorable en principe. »

Le premier grand acte de la législation internationale du travail est la conférence de Berne de 1906. Pour sa préparation technique et pour le mouvement d'opinion en sa faveur, l'Association internationale pour la protection égale des travailleurs joua le rôle essentiel. Créée à Taris en 1900, elle eut Arthur Fontaine parmi ses fondateurs, à côte de A. Millerand, du ministre allemand de Berlepsch, du professeur belge Mahaim et de quelques autres de divers pays et animés du même idéal. Après la guerre, cette association devait fusionner avec d'autres groupements d'inspirations analogues et devenir l'actuelle « Association pour le progrès social », dont la section française fut présidée par Arthur Fontaine jusqu'à sa mort.

L'Association pour la protection légale des travailleurs eut un rapide succès, car, dès 1904, elle comptait huit sections nationales et 3.023 adhérents. Outre la tâche de liaison et de documentation assumée par elle, la préparation d'une conférence internationale pour la signature de conventions sur le travail fut dès le principe au premier plan de son activité. Arthur Fontaine y prit une part considérable, étant toujours délégué du gouvernement français aux réunions du Comité directeur et aux congrès de l'association.

« Ce ne fut pas sans appréhension, écrit-il, que furent choisis, au sein de l'Association internationale pour la protection des travailleurs, les objets des deux premières conventions. D'une part, pour éviter un échec si souvent prédit par nos adversaires, il fallait faire choix de sujets ne prêtant pas trop à discussion, de réformes déjà acceptées par de nombreux peuples et n'offrant pas de grandes difficultés; il fallait être modeste. Mais il fallait pourtant qu'il s'agit de réformes ayant une réelle importance si l'on voulait frapper l'opinion publique et essayer sérieusement l'outil que l'on allait forger. On s'arrêta aux deux sujets suivants... Interdiction du travail de nuit des femmes dans l'industrie; interdiction de la fabrication et de la vente des allumettes au phosphore blanc. » Après discussions et enquêtes durant deux années, l'association saisit de la question le gouvernement helvétique qui accepta d'inviter une conférence internationale technique a Berne en 1905, puis une conférence diplomatique en 1906 où les plénipotentiaires déposeront leurs signatures. Là encore, Arthur Fontaine représenta la France.

Des deux conventions, la première fut signée par 14 États sur 15 représentés. La seconde le fut seulement par 5 Etats, par suite de la concurrence asiatique.

« C'était une sorte d'échec. Mais c'est ici que se manifeste la puissance d'attraction de cès grands actes internationaux.

Sous la poussée de l'opinion publique, l'Angleterre d'abord, l'Autriche ensuite, puis l'Espagne, puis la Hongrie, puis les États-Unis, puis la Finlande, interdirent l'emploi du phosphore blanc. »

Et bientôt, faute de débouchés, cette industrie serait appelée à disparaître des pays européens.

L'Association pour la protection légale des travailleurs, sans désemparer, se consacra dès 1905 à l'étude de nouvelles réformes. Dans les années suivantes, elle les mit au point en ses congrès de Genève, Lucerne, Lugano, Zurich et en saisit le Conseil fédéral en 1912. Sur l'invitation du gouvernement helvétique, la Conférence technique des délégués des États eut lieu à Berne en 1913 et la conférence de ratification devait avoir lieu en 1914, si la guerre n'avait pas tout arrêté. Les conventions prévues portaient, d'une part, sur la généralisation de la journée de dix heures pour les femmes et pour les enfants de moins de seize ans ; d'autre part, sur l'interdiction du travail de nuit pour les enfants de moins de seize ans.

Au sujet de la première, « c'est une des réformes essentielles, à mon avis, de la législation protectrice des travailleurs, écrit Arthur Fontaine. Essentielle, parce qu'elle assure aux travailleurs les moins vigoureux et les moins capables de défendre leurs conditions de travail contre la pression de la concurrence, une durée journalière de travail en rapport avec leurs aptitudes. Essentielle, parce que partout la journée normale légale des femmes devient, par la force des choses, la journée normale des hommes adultes. » La seconde convention rencontrait une opposition sérieuse relativement à plusieurs industries. On s'orientait pour elle vers une ratification subordonnée à de longs délais.

« Notre labeur modeste, sans même que nous y tendions consciemment, disait Arthur Fontaine en sa conférence à l'Exposition de Gand en 1913, institue peu à peu la société des nations. Par notre long et patient effort pour la mise en harmonie des intérêts, pour l'amélioration de la vie ouvrière dans tous les États civilisés, pour la création d'organes de la vie internationale, peut-être marchons-nous vers un but lointain, plus large, de paix et d'union entre les peuples. »

La guerre interrompra cette oeuvre durant cinq années. Quand elle sera reprise ensuite dans un cadre plus vaste, Arthur Fontaine occupera la première place parmi les collaborateurs à l'organisation internationale du travail.

La déclaration de guerre imposa tout à coup des charges nouvelles à la direction du travail qui, plus encore dans ces circonstances exceptionnelles, demeurait un organisme vital du pays.

Il y eut d'abord une question de placement dû à l'arrêt brutal de 50 p. 100 des industries du fait de la mobilisation et en même temps à l'a fflux de 900.000 réfugiés belges ou français chassés par l'invasion. Après les mesures de la première heure, subventions aux chômeurs, mise en train du placement par l'Office central de placement créé à Paris, furent institués en 1915 des offices départementaux, municipaux et régionaux qui furent à hauteur de la tâche. Mais il fallut suivre de très près le développement du marché de la main-d'oeuvre, à cause de l'équilibre à conserver entre ce qui était nécessaire aux effectifs militaires et ce qui devait rester pour faire fonctionner les usines. La situation variait très vite sur ces deux problèmes. Deux fois, en l'été de 1915 et au début de 1917, la situation fut grave faute de main-d'oeuvre dans l'industrie et l'agriculture et il fallut rendre à l'intérieur du pays plusieurs centaines de mille hommes pris aux armées.

C'est à la direction du travail que la documentation était rassemblée, que le contrôle de l'activité industrielle était assuré, que les éléments des organisations nouvelles étaient prévus.

Les inspecteurs du travail avaient en même temps mission, surtout au début, de faciliter et stimuler la marche des ateliers. Tolérances et dérogations furent prévues. Des commissions mixtes départementales pour le maintien du travail national collaboraient à cette oeuvre en qualité de comités consultatifs, par lesquels un contact plus intime était maintenu entre le ministère du travail et le pays.

On a une idée du soin et de la méthode avec lesquels Arthur Fontaine suivit, de son poste de directeur, l'évolution de l'activité industrielle française pendant la guerre, par l'ouvrage magistral d'une saisissante lucidité où il l'a analysée, dans la série des publications de l'Histoire économique et sociale de la guerre mondiale.

Au point de vue de la législation du travail, une innovation importante fut réalisée, pendant la guerre, par la loi du 10 juillet 1915 sur le salaire à domicile dans l'industrie du vêtement. C'était une mesure dès longtemps préparée sous l'impulsion d'Arthur Fontaine. Les importantes enquêtes de l'Office du travail sur le travail à domicile dans l'industrie de la lingerie (5 volumes parus de 1907 à 1911), de la fleur artificielle (1 volume, 1913), de la chaussure (1 volume, 1914) avaient montré que les salaires de famine pratiqués dans le travail à domicile ne se justifiaient pas du tout comme étant des salaires d'appoint : 60 p. 100 des ouvrières occupées à domicile ne possédaient pas d'autres ressources. Elles étaient seulement victimes de leur isolement; une protection légale pouvait seule venir en aide à ces lamentables situations pourtant si intéressantes.

La loi allait être votée au moment de la guerre. Pouvait-elle être différée? Il fut bientôt manifeste que non, car les confections d'équipements militaires augmentèrent l'intensité de ce mode de travail, et les plaintes allèrent se généralisant. La loi fut votée à l'unanimité de la Chambre et du Sénat. Elle prescrivait l'établissement de minimum de salaires par les conseils de travail ou des comités mixtes de salaires et d'expertises, ainsi que des mesures de contrôle permettant aux inspecteurs du travail de connaître les adresses des ouvrières à domicile ou de vérifier que le travail leur était tarifé conformément aux barêmes.

Tandis qu'il continue au ministère du travail à diriger la surveillance de l'application des lois sociales, qui au bout de peu de temps étaient apparues ne pouvoir être impunément suspendues et, somme toute, très utiles au rendement intensif des fabrications, Arthur Fontaine assume en même temps d'importantes fonctions au ministère de l'armement. Il y préside la « Commission des contrats » et contrôle ainsi quantité de marchés relatifs à l'artillerie, aux poudres, à l'aviation, aux fabrications de guerre. « Oeuvre cachée, modeste, a dit Albert Thomas, mais énorme et salutaire, qu'il menait avec la compétence d'un grand administrateur d'industrie : il n'a pas peu contribué à tenir à l'abri de tous les scandales de marchés de guerre, un service de fabrications qui a dû employer plus de 20 milliards de francs-or. »

Voici en quels termes le gouvernement de la Victoire lui a conféré en 1919 la dignité de grand-officier de la Légion d'honneur.

« Appelé pendant la guerre par la confiance du Gouvernement en raison de sa rare compétence sociale et industrielle à assurer, tout en continuant à remplir ses liantes fonctions au ministère du travail et de la prévoyance sociale, des missions particulièrement importantes et délicates, touchant notamment l'examen des contrats passés par le ministre de l'armement, le recrutement, le placement, la protection des travailleurs, il n'a réussi à mener à bien les tâches multiples qui lui incombaient que grâce à son intelligence éminemment compréhensive et inventive, son labeur infatigable et sans trêve et son dévouement absolu au bien public. »


Immédiatement après l'armistice, Arthur Fontaine fut l'un des premiers à s'attacher à organiser la paix sur des bases profondes parce que sociales, par la poursuite du progrès dans la situation des travailleurs sur le plan international, à renouer les liens permettant des échanges d'idées confiants, à collaborer à la remise en activité des associations internationales d'avant-guerre qui avaient ce but. De telles conversations suscitaient alors chez beaucoup aversion ou méfiance. Bien qu'ayant encore ses quatre fils sous les drapeaux en 1910, il n'hésita pas à donner son appui fervent à ces efforts. La paix par le perfectionnement social international, qui implique une communion dans un même idéal, des contacts suivis et l'entr'aide entre les hommes de tous pays, fut dès lors son idée directrice et son oeuvre essentielle.

Pourtant d'autres activités le retenaient simultanément, au ministère du travail jusqu'en 1920, au Conseil des mines de la Sarre et à celui du réseau de l'État.

Comme directeur du travail, il présida à l'établissement de la journée de huit heures en France. « Une des conséquences importantes de la guerre, écrit Arthur Fontaine dans son étude sur l'industrie française pendant la guerre, fut l'établissement dans le monde, avec plus ou moins de heurts et de dérogations, des huit heures de travail dans l'industrie. La partie XIII du Traité de Versailles en proclama la nécessité et la Conférence internationale du travail en définit les principes à Washington en novembre 1919. Adoptée dans l'élan de confiance - et de reconnaissance envers le prolétariat - qui suivit immédiatement la guerre, la convention des huit heures s'est heurtée à de nombreuses difficultés devant les parlements et dans la pratique. .» La loi fut adoptée en France en avril 1919. Toutes les mesures d'avant-guerre pour la réduction légale de la journée de travail, auxquelles Arthur Fontaine s'était employé si activement, n'étaient qu'un acheminement vers les huit heures. On sait aussi quel rôle important il eut dans la rédaction de la partie XIII du Traité. C'est pourquoi M. Ch. Picquenard a pu dire que c'est en grande partie à Arthur Fontaine que les travailleurs doivent le bienfait de la journée de huit heures.

Quand, en 1910, la Chambre discutait la journée de dix heures, Arthur Fontaine, commissaire du gouvernement, intervenait dans le débat et faisait repousser un amendement de Jules Guesde tendant à limiter à huit heures la durée de travail dans les usines à feu continu : « Réduire de douze heures à huit heures d'un seul coup - car il n'y a pas de mesure transitoire possible ; le poste est de douze heures ou de huit heures, la durée de la présence dans les usines à feu continu, créer trois équipes au lieu de deux et augmenter de 50 p. 100 le personnel des équipes, c'est un saut qui parait au gouvernement trop brusque pour qu'il ose le proposer à la Chambre... Renonçons-nous donc absolument à cette transformation? Pas du tout. Nous estimons seulement qu'il y faut une préparation internationale... » L'Association internationale pour la protection légale des travailleurs fit des études sur cette question en 1911, et adopta des résolutions en faveur des huit heures dans les usines à feu continu dans son assemblée de Zurich en 1912. Il est évident que la plus grande difficulté était pour ce genre d'usines, à cause de l'accroissement des frais de main-d'oeuvre. On pouvait espérer compenser cette charge, d'abord dans une faible mesure par plus de régularité dans le travail d'un personnel moins surmené, ensuite et surtout par les perfectionnements techniques, d'une manière progressive et dans des délais sans doute longs. L'entente internationale était donc nécessaire, ou la concurrence serait funeste à la réduction de la journée. Telle fut en effet la marche suivie.

En France la loi du 23 avril 1919 est votée à l'unanimité par le Parlement. Comme le fait remarquer la circulaire ministérielle aux inspecteurs du travail, elle comporte une procédure très nouvelle : « Dans notre législation sociale, elle n'a qu'un précédent : celui de la loi du 11 juin 1917, sur le repos, l'après-midi du samedi, des ouvrières dans les industries du vêtement. On a souvent reproché à notre réglementation légale du travail d'être trop uniforme, trop rigide, de ne pas tenir un compte suffisant des particularités des multiples industries auxquelles elle s'appliquait. La procédure nouvelle présente une souplesse, une élasticité qui permettra, au contraire, d'adapter beaucoup plus exactement la réglementation des heures de travail qu'elle institue aux nécessités techniques, comme à la situation économique des industries et des commerces ainsi qu'aux conditions spéciales des diverses régions.

« Il pourrait y avoir, en effet, aux termes de la loi, autant de réglementations que d'industries et de commerces et même que de régions... Ces règlements seront pris après avis des organisations patronales et ouvrières intéressées : leur avis est obligatoire. Le législateur a même marqué sa préférence pour un accord préalable entre ces organisations. »

Dans le rapport du ministre du travail demandant au Président de la République la signature de deux règlements d'administration publique pour rendre la loi applicable à deux industries particulières, ou retrouve, à propos de cette loi de huit heures, une expression bien nette de ce qui fut la constante pensée politique d'Arthur Fontaine au cours de sa carrière à la direction du travail, pensée qu'il eut bien souvent le bonheur de voir sanctionner par ses ministres et par le parlement. « Dans l'élaboration même des règlements, dit le rapport ministériel, je n'ai cessé de m'inspirer, dans la plus large mesure, de l'idée qui domine la législation nouvelle, celle de la collaboration constante avec les organisations patronales et ouvrières. L'effort principal de mon administration, pendant toute la première période qui a suivi la promulgation de la loi du 23 avril 1919, a été tout d'abord d'encourager la conclusion d'accords directs entre ces organisations, accords susceptibles de lui donner des bases solides pour la rédaction des futurs règlements... Pour rester fidèle au principe de la collaboration constante avec les organisations intéressées, il m'a paru indispensable de soumettre les projets eux-mêmes à l'examen des plus importantes et des plus représentatives de ces organisations. »

Dans les années suivantes, la loi de huit heures fut ainsi étendue peu à peu par cette méthode à un nombre croissant d'industries.

En 1921, Arthur Fontaine fut nommé président de la Caisse autonome des retraites des ouvriers mineurs, situation qu'il assuma jusqu'au 1er janvier 1931. A cette époque, il demanda à en être relevé, pour se mieux donner à ses occupations de plus en plus absorbantes dans l'ordre international, tenant avant tout à remplir les devoirs des charges qu'il acceptait, s'y donnant de toute son âme, et ne voulant en considérer aucune comme simplement honorifique.

Il laissa la Caisse autonome dans une situation très prospère, avec une encaisse de l'ordre d'un milliard et demi, ayant su par une « gestion financière si habile, si raisonnable et dont il était justement fier », a dit Albert Thomas, l'administrer heureusement à travers les périls de la dévalorisation de notre monnaie.

Le conseil provisoire des mines de la Sarre fut créé en octobre 1919, avec la « mission de donner au ministre chargé des mines des avis sur la gestion de l'exploitation » et Arthur Fontaine en fut nommé président au début de janvier suivant. Le 18 janvier eut lieu la prise de possession des mines par l'administration française. De faible rendement, parce que négligées pendant la guerre, ces mines devront être remises à la hauteur et l'on sait combien cette oeuvre fut brillamment réussie dans la suite malgré les difficultés économiques et sociales.

Le conseil d'administration des mines de la Sarre eut pratiquement le rôle des organismes similaires dans les entreprises industrielles. A la tête de cette énorme affaire, Arthur Fontaine sut la faire bénéficier de son incomparable expérience des hommes et de la politique, de son autorité reconnue dans tous les milieux. Pourtant il n'empiétait pas sur les fonctions du directeur ; c'est en intime entente avec lui qu'il préparait les délibérations du conseil; c'est avec une parfaite courtoisie qu'il dirigeait les débats, poussant jusqu'au scrupule la crainte de les écourter indûment, sans toutefois les laisser s'égarer, comme le rappelait après sa mort le vice-président, M. Mauclère. Sa pondération naturelle l'inclinait toujours vers les solutions raisonnables. D'ailleurs les suggestions qu'il était amené à donner étaient extrêmement écoutées et prenaient une importance exceptionnelle. Il a joué, dit Albert Thomas, un rôle très important de pacification dans le territoire de la Sarre.

Il suivait de très près le fonctionnement de l'affaire, faisant plusieurs fois l'an le voyage de Sarrebrück, pour visiter les travaux et reconnaître l'état d'esprit de la population. Presque chaque jour il était tenu au courant de l'extraction et des stocks.

Qu'il fut très averti au point de vue technique, cela s'explique par ses premières années à l'arrondissement minéralogique d'Arras. On s'en rend compte dans les procès-verbaux du conseil par ses interventions précises. « L'étude approfondie des dossiers qu'il prenait toujours la peine de faire avant les séances, sa parfaite connaissance des questions traitées lui permettait de diriger la discussion, a dit M. Mauclère, avec une sûreté que nous ne remarquions d'ailleurs pas, tellement il y mettait de discrétion, et de formuler, quand il y avait lieu, des avis si justes, si fortement motivés qu'ils ralliaient immédiatement les opinions. » Presque sans exceptions, il tenait à présider les sous-commissions ou délégations du conseil, chargées d'étudier telles questions particulières.

Pour la gestion financière, son idée était d'exploiter « en bon père de famille », comme si l'on devait rester toujours dans la Sarre, c'est-à-dire de tenir un juste équilibre entre les investissements de capitaux en installations modernes et l'exploitalion économique qui ne voit que le rendement actuel. Il voulait d'ailleurs que la valeur totale de l'entreprise augmentât ; eu fait, les mines de la Sarre ont été « considérablement améliorées », mentionnait à ses obsèques le ministre des travaux publics.

Le point de vue social eut naturellement sa sollicitude toute particulière : questions de salaires, de statut du personnel, de retraites, de renvois pour faits dégrèves.

Il se montra un patron juste, mais ferme. A propos de demandes d'augmentations injustifiées et dues à une appréciation inexacte des fluctuations monétaires, et en diverses autres circonstances, il sut « opposer en temps voulu le barrage de l'équilibre financier ». A une séance du conseil, il fit remarquer que « dans le territoire de la Sarre, les patrons comme les ouvriers ont tendance à rendre les Mines domaniales françaises responsables des difficultés économiques actuelles, et à leur demander d'en supporter seules les conséquences, afin de procurer des bénéfices aux patrons et du bien-être aux ouvriers ». - « On ne peut en aucun pays, disait-il une autre fois, donner à l'ouvrier mineur un pouvoir d'achat supérieur à celui d'avant-guerre. La réduction de la durée de travail a amélioré le bien-être de la classe ouvrière, mais elle a diminué la production individuelle. Grâce au machinisme, le rendement pourra sans doute se relever, mais tant qu'il ne sera pas revenu au niveau d'avant-guerre, il sera impossible de remonter le pouvoir d'achat du salaire au-dessus du niveau d'avant-guerre. » Idées de bon sens et de saine exploitation industrielle, qui ne l'empêchaient nullement d'avoir la volonté que les ouvriers des mines de la Sarre fussent parmi les mieux traités du monde quant à la durée du travail et aux salaires réels.

Il y a sans doute réussi dans une large mesure, car, dans les commentaires des journaux allemands sur sa mort, aucune restriction quant à son rôle dans la Sarre ne vient amoindrir les témoignages de sympathie qui y sont exprimés.

« Déjà malade à la fin de mai, raconte M. Deligne, ministre des travaux publics, il tint à présider encore le conseil où d'importantes décisions devaient être prises : beaucoup de ses collaborateurs conserveront le souvenir ému d'un homme de devoir qui, malgré la fièvre, préside, lucide, patient, amène, une importante assemblée... »

Pendant toute sa carrière, Arthur Fontaine eut à s'occuper des chemins de fer. Déjà en 1890, à Arras, il est chargé momentanément du contrôle d'une circonscription de la Compagnie du Nord. En 1900, il entre au Comité consultatif des chemins de fer. Toutefois c'est seulement à partir de 1911 qu'il assume un rôle positif, en devenant administrateur du réseau de l'État à la fondation du conseil de ce réseau, dont l'importance a peu auparavant triplé par le rachat de la Compagnie de l'Ouest et pris le second rang dans l'ensemble des réseaux français. Le conseil contrôle au nom du ministre un service public essentiel, desservant 21 départements et employant aujourd'hui 85.000 agents.

En 1915, il est appelé à la présidence du Conseil, et enfin en 1922, il est chargé également de celle du Comité du réseau de l'Etat, organisme constitué au sein du Conseil pour exercer de manière permanente ses attributions.

Nul doute que dans la période de guerre, où « la tâche des grands réseaux français était effrayante », disait M. de Freycinet, et dans la période suivante, où, épuisés par une exploitation intensive, ils durent être remis en ordre, l'action d'Arthur Fontaine n'ait été féconde à la présidence du réseau de l'État. Le public, profane en ces questions, s'est bien rendu compte que ce réseau, ne jouissant pas d'une très bonne presse avant-guerre, devenait au contraire, après, des plus remarquables. Les directeurs et chefs de service en sont les premiers à louer, mais certes aussi leur conseil d'administration.

Sous la présidence d'Arthur Fontaine, un travail considérable a été accompli : « Je ne saurais passer sous silence, a dit sur sa tombe le ministre M. Deligne, les importantes améliorations techniques, en particulier l'électrification complète de la banlieue parisienne et la remise en parfait état des voies, ni surtout les améliorations sociales qui lui étaient particulièrement chères, comme la réorganisation des corps de garde des agents des trains, la création d'écoles, l'organisation des colonies de vacances, la construction de logements salubres pour le personnel. »

Sept mois avant sa mort, il donnait encore un témoignage de son affectueuse sympathie au personnel en venant présider lui-même à Saintes les fêtes de la Protection mutuelle et de la Fraternelle des cheminots. Il y parla, en termes qui allèrent au coeur de chacun, des améliorations à réaliser et notamment de la question des habitations, « si importante pour la dignité et le bonheur de l'homme »,

Au Comité de direction des grands réseaux, il prenait part avec une autorité incontestée aux délibérations sur les affaires importantes d'intérêt commun concernant l'ensemble des réseaux. Il estimait très nécessaire la coordination entre les réseaux établie par les conventions de 1921, ainsi que les autres principes de bonne administration institués dans cette charte d'après-guerre de nos chemins de fer. Il ne pensait pas que la crise économique devait faire revenir en arrière, renoncer à ces conventions, ni supprimer les améliorations apportées au sort du personnel. « Il ne cessait de répéter, écrit M. Henri Chardon, son collaborateur de vingt années au réseau de l'Etat et son successeur à la présidence, que sans vouloir prématurément modifier des conventions qui, après les bouleversements de la guerre, ont, après une longue étude, fixé les conditions d'une nouvelle étape dans l'organisation du réseau français, il fallait, appliquant les conventions dans leur esprit, élaborer en commun, sous le contrôle du gouvernement, une politique d'où sortiraient pour l'ensemble du réseau français, avec les améliorations et les transformations imposées par le progrès, des résultats financiers plus satisfaisants. Arthur Fontaine avait les connaissances techniques, l'expérience et l'autorité nécessaires pour participer efficacement à l'élaboration de cette politique; sa mort est une très grande perte non seulement pour le réseau de l'État, mais pour l'ensemble du réseau français. »

Par la présidence du réseau de l'État et par celle de la plus importante exploitation minière d'Europe, il comptait, comme il aimait à le rappeler, parmi les plus grands patrons de France, aboutissement bien remarquable d'une carrière vouée tout entière au progrès de la législation du travail. Ces postes éminents, il ne les avait ni demandés, ni recherchés à aucun degré : on les lui avait confiés comme au plus digne de les assumer. « Il avait réalisé du premier coup, grâce à tant de dons de l'intelligence et du coeur, un personnage nouveau dans notre société, dit Albert Thomas. Il n'était plus seulement un grand fonctionnaire, il était un commis de la nation, délégué par elle à la défense de ses intérêts économiques, à la gestion de ses entreprises, pourvu d'autonomie, capable de responsabilités, libre de diriger et de décider suivant des méthodes industrielles. » Ses collaborateurs seuls pourraient dire avec quelle sollicitude il suivait la marche de ces deux énormes entreprises et surtout la vie de leurs quelque 300.000 travailleurs.

Eu 1919, il fut un des plus ardents à demander l'insertion de clauses ouvrières dans le Traité de Paix.

Apôtre de longue date de la législation internationale du travail, nul n'était plus qualifié pour être secrétaire général de la commission chargée d'élaborer la Partie XIII du Traité de Paix, relative à cette législation. Il y prit une part active et dans les termes se retrouvent les idées qui avaient été la préoccupation de toute sa carrière: « Attendu que la Société des Nations a pour but d'établir la paix universelle, et qu'une telle paix ne peut être fondée que sur la base de l'injustice sociale ;... attendu qu'il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes la misère et la privation, ce qui provoque un tel mécontentement que la paix et l'harmonie universelle sont mises en danger, et attendu qu'il est urgent d'améliorer ces conditions;... attendu que la non-adoption par une nation quelconque d'un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d'améliorer le sort des travailleurs dans leur propre pays, les Hautes Parties contractantes, unies par des sentiments de justice et d'humanité aussi bien que par le désir d'assurer une paix mondiale durable, ont convenu ce qui suit... »

Cette partie du traité posait seulement des principes, mais fondait un organisme permanent, le Bureau international du travail, auquel était laissé le soin de réunir des Conférences internationales annuelles destinées à faire progresser peu à peu la législation du travail.

Le 11 avril 1919, la Conférence de la Paix approuva les statuts de cet organisme, ainsi que les dispositions relatives à une première réunion de la Conférence internationale du travail pour octobre de la même année à Washington. Elle chargea le même jour son secrétariat général de prier les sept nations, désignées pour composer le comité d'organisation de la Conférence de Washington, de nommer leurs délégués. C'étaient la Belgique, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, le Japon et la Suisse. Arthur Fontaine représentait la France à ce comité et il en fut nommé président.

On se figure aisément le dévouement, l'activité et la science qu'il fallut au comité d'organisation pour mettre sur pied en si peu de semaines le programme précis de la première Conférence internationale du travail, obtenir la représentation effective d'un grand nombre de pays, et régler tous les détails pratiques d'une réunion de cette importance.

Cette tâche dut être écrasante.

Bien que formée d'éléments aussi divers que les délégués gouvernementaux, ouvriers et patronaux de pays aussi différents que ceux des cinq parties du monde, la conférence se déroula avec ordre et méthode. Son succès fut tel qu'on pouvait dès lors bien augurer de la suite des travaux du Bureau international du travail.

Pour en juger, il suffit de se souvenir que cette première conférence d'octobre 1919 à Washington vota plusieurs projets de conventions internationales, sur la durée de travail dans les établissements industriels, journée de huit heures ou semaine de quarante-huit heures, sur le chômage, sur le travail des femmes et celui des enfants, conventions qui furent ultérieurement sanctionnées par la ratification d'un grand nombre de gouvernements. Arthur Fontaine, premier délégué de la France à cette conférence, prit une part des plus actives aux délibérations, notamment comme rapporteur de la commission des heures de travail.

L'organisme permanent prévu, et qui devait dès lors fonctionner de manière régulière, était le Bureau international du travail, contrôlé par un Conseil d'administration, chargé lui-même de prévoir l'ordre du jour des conférences annuelles et d'orienter l'activité du bureau, en ce qui concerne les enquêtes, la documentation, les relations avec les États.

Dès la première session du Conseil, le 27 novembre 1919, Arthur Fontaine en fut nommé par acclamation président, à l'unanimité des représentants des gouvernements, des patrons et des ouvriers. Fait qui ne s'est produit dans aucun autre organisme de la Société des Nations, il a été constamment maintenu depuis à cette présidence, avec la même unanimité, jusqu'à sa mort.

Il se consacra ardemment à cette mission, et le 1er mars 1920, il abandonna son poste de directeur au ministère du travail, pour demeurer seulement à la disposition du ministre comme délégué du Gouvernement français au Conseil d'administration du Bureau international du travail. Ce devait être avec sa situation aux mines de la Sarre et celle aux chemins de fer de l'Etat, le triple couronnement de la plus brillante des carrières.

Pour avoir une idée de l'importance de son rôle dans l'Organisation internationale du travail, il faudrait analyser les procès-verbaux de ce Conseil et des treize sessions de la Conférence où il fut présent après celle de Washington. Il faudrait pénétrer les liens et les répercussions, complexes comme ceux de toute oeuvre sociale, et plus complexes parce que oeuvre internationale, de tant de projets, discussions et enquêtes, agités ou élaborés en ces assises, et l'on y retrouverait très souvent sa marque personnelle. Il faudrait voir aussi ce qui n'est écrit nulle part n'étant pas officiel, telle parole qui frappe et persuade, le prestige d'une grande intelligence, l'action entrainante d'un dévouement inlassable au progrès social.

Son collaborateur et ami, Albert Thomas, directeur du Bureau international du travail, lui a rendu en ceci un témoignage émouvant.

Dans l'été 1920, la seconde session se tient à Gênes. Elle est consacrée au travail des marins, réalisant un voeu que la délégation française à la Commission de législation internationale du travail auprès de la Conférence de la Paix avait fait adopter par cette commission. Avant de prendre son siège normal à Genève, la Conférence internationale du travail passait par l'Italie, pays certes de vieille tradition maritime et très propre à une telle étude, mais aussi et surtout pays où la législation internationale du travail avait été à l'honneur. Nul n'oubliait le premier traité de travail international signé par Arthur Fontaine avec Luzzati en 1904, et un tout récent, signé encore par le premier le 30 septembre 1919 à Rome, pour établir une égalité entre les travailleurs nationaux et immigrés des deux pays en ce qui concerne l'application des lois sociales d'assurances.

Dorénavant c'est à Genève que la Conférence se réunit. Dans le discours d'ouverture de la session de 1921, Arthur Fontaine fait part tout ensemble de son réalisme et de sa foi : « Après deux années de fonctionnement, des voix impatientes posent déjà la question : à quoi bon ces longs voyages, ces discussions ardues ; quels progrès en sont sortis, combien de conventions ont été ratifiées, par combien de nations?... Les progrès ne se réalisent pas toujours dans la forme exacte où leur initiateur les avait conçus. Ce qu'il faut voir, c'est le fond, la nature même et la qualité des progrès accomplis... Sur tous les points touchés dans les recommandations ou dans les conventions, les législations qui n'étaient pas déjà en harmonie avec les principes votés ont fait de grands progrès, encore que les conventions ratifiées aient été assez peu nombreuses... Le petit nombre des conventions ratifiées ne signifie pas du tout l'échec des principes, ne signifie pas du tout l'échec des réformes proclamées, mais bien leur lente incorporation dans les législations intérieures, avant la conclusion finale, avant l'apothéose de la convention internationale... Il faut seulement que les conventions soient rédigées avec soin,... qu'elles ne soient pas trop nombreuses... La Conférence de Washington a produit six projets de conventions et six recommandations ; cela peut signifier douze lois sociales pour un parlement, en une seule année, puisque les conférences sont annuelles, douze lois à ajouter à toutes les lois politiques et financières dont l'examen s'impose à lui ; on risque de laisser ainsi derrière soi un fort arriéré... Le Conseil d'administration réduira avec une farouche énergie les ordres du jour... »

Mème note d'un réalisateur, dans ses paroles de 1923, en la même circonstance : « Le sujet porté à l'ordre du jour (Détermination de principes généraux pour l'inspection du travail) est un de ceux qui importent le plus, et peut être celui qui importe le plus à la législation internationale du travail. A quoi bon des discussions touffues et délicates sur les mesures à prendre, à quoi bon les transactions, les votes, les accords, si tous les textes constituent une littérature de parade, sans réalité derrière la façade ? A cet égard, j'attache, pour ma part, plus d'importance encore à l'inspection du travail qu'à la convention elle-même. Car on a vu, et l'on voit chaque jour, les États accepter dans leurs lois les principes de nos conventions sans les ratifier encore, mais l'on n'en voit pas appliquer efficacement sans contrôle, sans inspection, les textes de leurs lois. »

Quel que fût son sens pratique, jamais il ne cessait d'envisager du point de vue élevé les questions sociales. A propos de la liberté syndicale dont le principe est inscrit dans le Traité de Paix, et qui vint en discussion à la dixième session, il s'exprimait ainsi : « La liberté syndicale donnera lieu, peut-être, à de plus vifs débats... Les données du bien-être physique, les résultats matériels qui s'affrontent et se comparent par des chiffres n'y interviennent pas seuls ; il y flotte des impondérables auxquels les meilleurs des hommes, et c'est leur honneur, attachent autant et plus de valeur qu'aux avantages matériels. Le débat est de ceux cependant dont chacun doit sortir avec un sentiment plus profond de sa dignité morale, dont de nobles principes peuvent recevoir une consécration. Le débat est de ceux même où des principes communs salutaires peuvent être discernés dans des systèmes divergents, pourvu que les discussions planent dans la sereine atmosphère des idées et des convictions. »

A son anniversaire décennal, le Bureau international du travail ayant fait, comme il dit, un examen de conscience, Arthur Fontaine note avec joie le progrès sérieux de la législation du travail chez les peuples véritablement intéressés à son développement. Il en est ému par sa bonté et sa sympathie envers les travailleurs et non point très certainement par la gloire du succès. La modestie empreinte en ses paroles en est significative : « Dans l'ensemble, il y a une belle oeuvre de progrès, de justice sociale et de paix. Puisse la prochaine décade présenter d'aussi substantiels résultats d'ensemble, avec une méthode mise au point chaque année ! Mais ce serait se leurrer que d'espérer des oeuvres sans défauts : il faut regarder les oeuvres humaines avec plus de bonne volonté et d'indulgence que d'amertume. »

Qu'on persévère donc dans ce labeur avec une espérance inlassable ! Comme il le disait quelques années avant : « Ainsi se poursuit lentement mais sûrement, dans notre civilisation industrielle si critiquée, mais si vivante, sous faction des organisations ouvrières, sous l'action des patrons prévoyants, sous l'action des gouvernements en communion avec les aspirations populaires, un relèvement continu de la condition des travailleurs... En faisant ces constatations, je suis loin de conclure que l'on a fait assez pour le monde du travail et que la situation est satisfaisante... Je n'en veux, tirer d'autre conclusion que celle-ci : aucun système économique ne rend ici infructueux nos persévérants efforts pour l'accroissement de la productivité du travail et l'amélioration de la situation ouvrière. Travaillons donc avec foi, avec patience mais avec constance à ces oeuvres de justice sociale et de paix. »

Arthur Fontaine est mort, après quatre mois d'une cruelle maladie, et d'une façon cependant bien inattendue, puisqu'il était dans toute la force de son activité et qu'on était en droit de compter sur lui bien des années encore. C'est avant tout dans l'organisation internationale du travail que le vide de sa disparition est apparu immense ot presque irréparable. Albert Thomas a dit, comme seul il le pouvait, la place qu'a tenue Arthur Fontaine. Il a dit les ultimes préoccupations presque obsédantes, dans les longues méditations de la maladie, pour la paix, et surtout pour l'entente franco-allemande. Parce que les perspectives d'avenir immédiat sont troubles, ce vide est particulièrement cruel. Mais certes la grande leçon d'espérance en la destinée humaine qu'on lit dans la vie d'Arthur Fontaine ne sera pas perdue.

Si l'on considère l'oeuvre étonnante, riche et équilibrée, d'Arthur Fontaine, et ensuite si l'on se retourne vers l'homme et essaie de comprendre sa personnalité, telle que ses familiers l'ont dessinée trait par trait, avec des nuances multiples d'ailleurs bien concordantes, une correspondance manifeste apparaît; il était fait pour accomplir cette oeuvre : aucun prodigieux hasard n'a réglé sa destinée; quelques idées directrices et de belles qualités intellectuelles et morales l'ont conduit du début jusqu'à la fin aussi sûrement qu'aurait pu le faire un programme précis, tracé à l'aube de sa carrière et tenant compte d'une part suffisante d'inévitables contingences.

Parmi ses précieuses aptitudes, qui peuvent sembler antinomiques mises en regard des types ordinaires d'humanité, on peut énumérer, sans se dissimuler ce qu'il y a d'artificiel dans une pareille analyse, une faculté d'action sur les hommes jointe à l'habitude des pures spéculations, une intelligence supérieure ne nuisant pas. à une sensibilité d'artiste, et par-dessus tout une compassion profonde et sincère pour la peine des homme. « Rare mélange de raison et de pur idéalisme », ainsi l'ont qualifié justement des témoignages venus d'Allemagne.

Familier des statistiques, travaillant la lettre et l'esprit de copieux textes administratifs, ou encore la bibliographie comparative du progrès des législations des divers pays, ce théoricien savait cependant exercer une autorité efficace, c'est-à-dire gouverner. « Beaucoup de ceux qui aident aujourd'hui au développement de la politique sociale ignorent ou oublient les batailles qu'il dut livrer pour l'intervention de l'État dans les questions ouvrières, a dit Albert Thomas. Grâce à lui, grâce à Lucien Herr qui l'aidait quotidiennement dans le travail d'étude, de recherche, de définition ; grâce à Millerand, son ministre, qui arrachait au Parlement les votes nécessaires, plusieurs des réformes qu'il avait conçues étaient accomplies dans le cadre national ». « Au moment où ces réformes furent proposées, quelles oppositions fondées sur des intérêts ou des préventions il a fallu vaincre, quelle ténacité il a fallu déplorer pour les faire adopter par le Parlement! Les difficultés n'étaient pas finies avec lenr promulgation. Il fallait les mettre en application. On retrouvait à ce moment les oppositions que l'on avait réussi à vaincre au Parlement, et d'autres encore que le contact avec les faits suscitait. Il fallait tenir bon, faire l'éducation des uns et des autres, user de souplesse et de patience, jusqu'au moment où, l'adaptation s'étant faite, les préventions s'étant dissipées, la réglementation nouvelle entrait dans les moeurs » .

Arthur Fontaine pensait que la conciliation est le meilleur moyen d'action en matière sociale et il s'y employait avec une grande ingéniosité. Nous en avons vu bien des fois la preuve dans le résumé de sa carrière donné ci-dessus. Il estimait aussi que l'opinion publique peut beaucoup faciliter de tels arrangements et il s'efforçait de l'orienter par des articles, des livres, des conférences en France on à l'étranger, par un cours au collège libre des Sciences sociales. Son Bulletin de l'Office du travail était aussi un facteur très utile pour éclairer l'opinion. Les réformes sociales, surtout sur le plan international, furent préparées par les grandes associations d'initiative privée, mais où les gouvernements pouvaient envoyer des délégués, Association internationale pour la protection légale des travailleurs, pour la lutte contre le chômage, pour les assurances sociales, Office international du travail de Bale. Participant à la fois à l'oeuvre privée des congrès et à l'oeuvre officielle au ministère, Arthur Fontaine savait à merveille régler une utile répartition des efforts entre les deux ordres. L'institution du Bureau international du travail après la guerre n'avait pas modifié la situation, car plus encore qu'auparavant, étant donné le rythme accéléré pris par le mouvement social international, l'appui des opinions publiques était nécessaire.

Grand animateur et très assidu, non seulement aux congrès, mais aux séances habituelles des sections nationales de ces associations, il contribua beaucoup au succès de leurs travaux.

La raison de son prestige en ces doctes assemblées, était avant tout dans son intelligence supérieure qui éclairait les questions et qui donnait à ses arguments une séduction particulière du fait d'une sympathie sincère à l'égard de ses contradicteurs eux-mêmes, car, sachant tout comprendre, il avait l'art de recueillir en chaque thèse une parcelle de vérité.

« Il s'intéressait à tout, écrit M. Ch. Picquenard, à la science, à l'art, à la littérature, à la politique, aux questions économiques comme aux questions sociales. Ce n'était pas pur intérêt de dilettante, curiosité superficielle. Il ne se donnait jamais à demi. Sa faculté étonnante d'assimilation lui permettait de se familiariser rapidement avec les questions nouvelles qu'il abordait, et sa mémoire prodigieuse l'empêchait de rien oublier. Je n'en donnerai qu'un exemple. Lorsqu'il fut nommé directeur du travail, il eut à étudier et à trancher des questions juridiques complexes et délicates. Il n'avait jamais fait d'études de droit. Il témoigna tout de suite d'un esprit juridique averti et subtil, et moins de trois ans après, il était en mesure de publier sur les questions de droit qu'il avait eu l'occasion de traiter des ouvrages qui firent et font encore autorité... Il contrôle de très près la gestion des institutions qui lui sont confiées, il y met toute sa conscience, comme il met toute son ingéniosité à résoudre les difficultés de tout ordre, financier ou social, qu'elles rencontrent. Qu'il ait pu conduire de front, qu'il ait pu mener à bien tant de tâches aussi diverses et aussi délicates, ce serait incroyable pour ceux qui n'ont pas connu sa rapidité de compréhension et de conception, la fertilité de son imagination, sa puissance de travail a laquelle une méthode impeccable assurait le maximum d'efficacité. »

Dans les diverses entreprises qu'il a menées à bien, il semble avoir vu juste dès le début et n'avoir jamais eu à dévier.

« Il avait su garder toujours, au milieu des tâches les plus accablantes, à travers la dispersion de la vie moderne, ce bien suprême que nous avons tant de peine à défendre : la possibilité de réfléchir. Il a toujours accompli ses tâches en en gardant pleinement conscience ; sans cesse il se jugeait; sans cesse il cherchait à mesurer la portée de ses actes et leur valeur morale. Il dominait son travail. »

Sa culture littéraire et artistique était extraordinaire et peut-être plus grande encore que sa culture scientifique. On ne trouverait guère, à un degré analogue, d'intelligence si complète parmi nos contemporains. Des voix autorisées ont dit l'âme d'artiste qui vivait on lui.

Sans doute, dans toute cette industrie dont le contrôle était son domaine, dans ce monde du travail, la beauté sensible n'a guère de place ; il faut dépasser la simple vision pour éprouver l'émotion du beau ; la noblesse d'Arthur Fontaine est d'avoir toujours fait cette abstraction, d'avoir considéré toujours dans le travailleur la personne humaine et ses idoals, ses aspirations vers une condition meilleure, vers un développement plus libre de ses facultés supérieures, sa soif d'Infini, enfin, comme disent les croyants et les poètes.

Il avait ressenti aussi, Paul Valéry nous en fait pari, la liaison intime du labeur ouvrier et de la création de l'artiste : « Le travail des mains et des esprits n'a jamais pu se borner à produire ce qui est indispensable à l'entretien de la vie. Les ouvrages de l'art, les monuments de la méditation sont d'autres fruits du travail humain, inutiles et essentiels. Inutiles à l'entretien de la vie, essentiels à sa justification devant la pensée. Ils nous empêchent de voir notre vie se réduire à je ne sais quelle activité monotone, nécessaire, condamnée à la répétition forcée et périodique d'actes élémentaires. Fontaine avait compris l'unité profonde du travail humain, notion simple et universelle qui permet de joindre et de coordonner l'opération de l'ouvrier avec celle de l'artiste et d'assembler dans le même regard l'immense variété des transformations de matières, de valeurs et d'idées, en quoi se résume exactement l'acte et la tâche de l'espèce humaine. »

« L'art fut une de ses grandes passions. Occupé comme il l'était, il trouvait le temps de lire, de visiter assidûment les musées, les expositions, les ateliers. Il comptait beaucoup d'amis pannis les hommes de lettres et les artistes. Il n'attendait pas qu'ils fussent arrivés pour les découvrir et les apprécier. Il en avait connu beaucoup alors qu'ils n'étaient encore qu'à leurs débuts et ils avaient trouvé en lui un connaisseur averti, enthousiaste et désireux de faire partager son enthousiasme aux autres; il avait été l'ami très cher de Carrière, d'Odilon Redon; il avait connu Rodin et Bourdelle; il était un vieil ami de Bonnard, de Vuillard, de Maurice Denis, de Charles Lacoste, Maillol ; parmi les hommes de lettres, il était l'ami de Claudel, de Francis Jammes, d'André Gide, de Valéry, de P. Hamp ; parmi les musiciens il avait été l'ami fervent de Chausson et de Debussy, et il aimait Florent Schmitt, Darius Milhaud et Roussel ».

Francis Jammes a exprimé les impressions charmantes qu'il gardait des réunions de ce milieu d'artistes chez Arthur Fontaine : « Je fus, durant des années, enveloppé, grâce à Fontaine, des fleurs, des météores, des cimetières de corail d'Odilon Redon, des figures embrumées de larmes d'Eugène Carrière, des paysages bien-heureux de Charles Lacoste ; des images de communiantes flottant dans le séraphique azur de Maurice Denis. Claude Debussy, pauvre encore et méconnu, tissait au piano, autour de mes jeunes poésies, la soie pure et discrète des mélodies de Raymond Bonheur. Déodat de Séverac nous grisait de ses bleus vins du sud que transportaient, à travers les monts orageux, ses mules aux cloches grondantes. Albert Samain chantait son chant de cygne et il neigeait sur nous. Puis, en réaction, le génie impérieux et éruptif de Claudel, venu en pèlerin, de Chine, nous rendait la rumeur de l'Océan Indien et le long murmure de Dieu. Parfois l'esprit d'un Tannery, d'un Pierre Termier ajoutait à ces fêtes de l'art la noblesse du nombre et la gloire de la Terre. »

Il n'avait rien de systématique, mais une curiosité d'esprit universelle, demeurée aussi jeune qu'aux premières années, dans sa manière d'envisager les oeuvres d'art. Toutes les tentatives lui paraissaient intéressantes, et son goût éclairé, très éclectique, lui avait fait rassembler dans son appartement une remarquable collection de peinture moderne.

A propos des livres de Pierre Termier, il me disait une fois combien il les aimait et les comprenait, estimant qu'en un certain domaine supérieur toutes les activités de l'âme dans les divers ordres se rejoignent.

Bien qu'en matière religieuse îl ne fût pas pratiquant, il voyait avec sympathie ce qui dans les aspirations religieuses élève l'âme. Dans une de ses premières publications il écrivait : « Tout en fondant la loi positive, la loi civile en dehors des spéculations métaphysiques et religieuses, nous croyons que l'homme ennoblit et embellit sa vie par la recherche idéale du Beau, du Bien et du Vrai absolus, et nous croyons à la nécessité pour l'âme humaine des unes et des autres. Mais il n'appartient point aux hommes de mettre des sanctions aux révélations et aux hypothèses sur l'au-delà. » Il avait suggéré à son ami Maurice Denis le thème de la grande peinture murale que les syndicalistes chrétiens ont offerte au Bureau international du travail : « la Dignité du Travail », figurée par l'Atelier de Nazareth au crépuscule.

Le centre d'attraction créé autour de lui n'était pas dû seulement au prestige de son intelligence et de sa riche culture, de sa haute situation, mais à l'amitié aussi et surtout : « Il avait su aimer, aimer ceux qui l'entouraient, aimer tous ceux qui collaboraient avec lui. Il savait aimer parce qu'il savait comprendre. Mais il avait joie aussi quand il sentait uneainitiérépondant à la sienne, il avait joie quand on étendait aux siens, à ceux qu'il chérissait entre tous, l'affection qu'on lui témoignait. »

Concluant la page émouvante qu'il a écrite sur Arthur Fontaine, Francis Jammes rappelle un souvenir et le poète s'adresse en ces termes au défunt : « Un jour, mon ami, TOUS étiez avec moi entre Biarritz et Bayonne. Le train où nous étions filait à toute allure, et nous vîmes, au bord d'un fossé, une vieille pauvresse, qui portait un fagot sur le dos, trébucher et tomber. Je crus, tant votre sursaut fut vif, que vous alliez vous élancer par-dessus "bord, sans conscience du danger, au secours de cette misère. Vous étiez devenu d'une pâleur mortelle. Vous serriez les dents. Je vous demandai, après quelques minutes : Et vous pensez que la douleur de l'homme aura sa fin? - Non, Jammes. »

Cette grande compassion pour la peine des hommes donne en effet sa signification profonde à la vie d'Arthur Fontaine; il a travaillé sans trêve en vue d'une société meilleure-, peut-être irréalisable dans sa perfection, mais dont ou peut et doit s'approcher par un constant effort. Spontanément, il était porté à prendre le parti des plus faibles : les salariés victimes de la grande industrie, les petites gens victimes de l'ignorance, les peuples pitoyables victimes des massacres. »

Par son sens de la justice sociale sur laquelle il ne savait pas transiger, il était arrivé à se concilier à la fois les sympathies des organisations ouvrières et patronales.

Il favorisa de tontes ses forces le syndicalisme comme le seul moyen de permettre à l'ouvrier un juste usage de ses droits et de faciliter en même temps son éducation sociale et son éducation tout court. « Il voyait dans la législation du travail, écrit M. Ch. Picquenard, un moyen de donner à l'ouvrier la possibilité de consacrer plus de temps à sa famille, à la cité, à son développement intellectuel ot moral. Il professait que la civilisation moderne ne pourrait se maintenir que si ses bienfaits essentiels, au lieu d'être le privilège de quelques-uns, devenaient le patrimoine commun de tous. »

Il n'était pas l'homme d'un parti politique, mais collaborait volontiers avec toutes les tentatives intéressantes dans l'activité sociale. « J'apprends avec une peine profonde la mort d'Arthur Fontaine, écrivit Léon Blum.»

Il n'avait jamais appartenu à nos organisations, mais ... il avait consacré une part croissante de sa pensée et de sa vie aux problèmes sociaux et, depuis la fin de la guerre, à celui qui lui paraissait commander tous les autres, le problême de la paix. En toutes ces matières l'indépendance parfaite de sa raison et la générosité de son coeur l'avaient constamment rapproché de notre action sinon de nos doctrines. Il était au sens le plus complet et le plus élevé du terme le type même de l'homme de bonne volonté. En France et dans l'Europe entière, la classe ouvrière sera juste en prenant son deuil et en retenant sou nom. » Les catholiques du « Petit Démocrate » ou de la « Vie Catholique » voyaient d'autre part lours efforts suivis par lui avec sympathie. Il prêtait aussi son concours aux travaux de la « Ligue des Droits de l'Homme » dont il était un ligueur de la première heure et dont il présidait très régulièrement à la fin de sa vie la commission des étrangers.

« Rien, chez lui, de l'attitude de « pontife », du ton de condescendance hautaine que croient devoir adopter tant d'hommes arrivés et qui, par là, se diminuent. La courtoisie affable de son accueil, sans aucune affectation, charmait, entraînait confiance et sympathie. Quelle que fût la condition de ceux qui rapprochaient, il savait leur parler d'homme à homme, et sans afficher ni supériorité intellectuelle, ni supériorité sociale. »

« Très indulgent pour les autres, il était sévère pour lui-même. Lui qui se dépensait sans compter, sans attendre de récompense, pour le seul plaisir d'agir et de servir, il se demandait souvent avec angoisse s'il n'aurait pu faire mieux ou davantage. Que de fois, dit M. Ch. Picquenard, j'ai été le confident de ses examens de conscience où il faisait preuve envers lui-même d'une rigueur impitoyable.

De même, avant d'agir, il étudiait et réfléchissait longuement; il aimait à prendre conseil. Il dédaignait ceux qui se contentaient de l'approuver. Il adorait la contradiction.

Mais ni ses débats intérieurs a posteriori, ni ses délibérations préalables ne paralysaient son action. Lorsque, après avoir tout posé, il avait pris la décision qu'il avait jugée la meilleure, la plus conforme à l'équité, au bien public, il s'y tenait sans craindre les conséquences et sans fuir les responsabilités.

Enfin, il était bon, d'une bonté foncière et en même temps attentive et délicate. Il s'ingéniait à ne pas faire de peine, à éviter tout ce qui pouvait blesser ou choquer. Sa courtoisie était proverbiale. S'il lui arrivait, emporté par le feu de la discussion, de se laisser aller à apprécier un peu durement, parfois sous une forme incisive, non pas la personne de ses contradicteurs mais leurs opinions, il était ensuite très malheureux et il avait hâte de s'en excuser auprès de ceux qu'il croyait avoir froissés. »

Les seules violences de cet homme si doux et conciliant venaient de ce qu'il ne pouvait souffrir qu'on avilisse l'idéal de justice et de paix auquel il s'était consacré. « Toute sa vie, depuis les batailles de ministères - Commerce contre Travail - autour de ses premiers projets de loi, jusqu'aux débats les plus récents de la Conférence internationale du travail, malgré son étonnant contrôle de lui-même, il n'a cessé de s'indigner et de s'emporter contre les abandons des principes de justice, contre les allégations mensongères ou les roueries hvpocrites par lesquels on prétendait parfois faire obstacle à des réformes équitables ou à des décisions humaines. »

Son incroyable activité pour cette recherche passionnée de l'amélioration sociale débordait dans le champ des initiatives privées ; il participait à de nombreuses oeuvres : caisse de retraites de l'association ouvrière de la maison Leclaire, entreprises coopératives, comité national des loisirs, Union intellectuelle française, institut Lannelongne d'hygiène sociale. Grand ami du philosophe Paul Desjardins, il était un des participants assidus des assises philosophiques et internationales de Pontigny. Il avait été l'un des fondateurs et était resté un des inspirateurs les plus intimes de l'Union pour l'action morale, devenue, lors de l'affaire Dreyfus, l'Union pour la vérité; il aimait tout particulièrement ce petit groupe de la rue Visconti et son atmosphère de libre et cordiale discussion.

Il n'hésitait pas non plus à pratiquer la simple et directe bienfaisance, de la manière la plus, discrète. « Il était avec les jeunes, les aidant de sa présence, quelquefois de ses conseils, souvent de sa bourse. » - « Sa sensibilité exquise lui faisait ressentir le mal des autres comme le sien propre et il s'efforçait, quand il le pouvait, de leur venir en aide. Que de misères il a soulagées, que de gens il a obligés! Parmi ceux qui ont servi sous lui, à quelque degré de la hiérarchie qu'ils appartiennent, il n'en est pas qui n'aient reçu des marques effectives de cette bonté. »

Comment résumer l'oeuvre accomplie par Arthur Fontaine? On lui doit, on peut presque le dire, toute la législation sociale de notre pays dans les quarante dernières années, et aussi une part très substantielle de ce qui a été fait jusqu'ici par le Bureau international du travail. Mais son influence exceptionnelle dans les conseils, les négociations qu'il conduisait, le rôle d'animateur qu'il exerçait en de multiples domaines, tout cela échappe: il n'est pas possible d'analyser de telles activités, semblables au mouvement de la vie, et que des textes ou ces schémas propres aux abstractions scientifiques ne matérialisent pas. Ce sont des conversations qui lui permettent d'éclairer un problème soit pour lui-même, soit dans l'esprit de ses interlocuteurs, des adhésions qu'il a le talent de recueillir, une décision prise au moment propice, loin de l'appareil administratif, pour trancher un grave sujet. Les procès-verbaux et les comptes rendus sont muets d'habitude; ou s'ils enregistrent sèchement à la manière d'un fait divers, ils ne disent rien du développement infiniment savant et nuancé qui aboutit à régler, dans l'ordre et avec simplicité, la marche normale d'importants organismes.

Oeuvre économique d'Arthur Fontaine : il a scruté le rythme des phénomènes économiques, recueilli d'innombrables statistiques qu'il savait faire intéressantes, rassemblé de substantiels documents dans les publications de l'Office du travail, véritable encyclopédie où les spécialistes puiseront longtemps. Il professait que la méthode expérimentale est la seule efficace.

Oeuvre sociale, il travers les réactions dps phénomènes économiques sur la psychologie humaine, compte tenu des conditions du moment et de l'interférence des courants d'opinion : il est par excellence représentatif d'une époque dont l'honneur est d'avoir opéré un redressement social en vue de la réconciliation des classes, d'avoir modifié, par le recours de plus en plus fréquent au contrat collectif, le principe d'autorité mal entendu capable de mener à une catastrophe et de faire sombrer « avec notre civilisation imparfaite, les promesses de progrès moral et matériel qu'elle contient».

Oeuvre internationale enfin : Arthur Fontaine l'ut un précurseur par les traités qu'il négocia et dans les conférences internationales du travail auxquelles il prit une part active pendant les années d'avant-guerre. Plus tard au Bureau international du travail, son étonnant prestige ressort de sa permanence à la présidence du conseil grâce à la constante unanimité des votes des délégués gouvernementaux, des patrons et des ouvriers. Le rôle qu'il y a pratiquement exercé est à la hauteur de ce prestige, grâce à lui et à son intime ami Albert Thomas, beaucoup de progrès purent être obtenus, presque sans tâtonnements, dès les premières années, dans la législation sociale de nombreux pays, permettant ainsi de répandre quelques bienfaits sur les travailleurs du monde », selon la formule du Traité de Versailles.

Sa grande idée, sa préoccupation essentielle des dernières années était la paix, et le rapprochement franco-allemand, condition nécessaire. « Durant les quatre mois où il lutta contre la mort, a dit Albert Thomas, lorsque, rassemblant, dans un effort suprême, toute sa pensée, il formulait son dernier message aux rares amis qui pouvaient le voir, toujours c'était de la paix qu'il parlait, des obstacles à surmonter, de la première oeuvre nécessaire : l'entente franco-allemande. » Deux jours avant sa fin. il trouvait encore la force de retracer, en quelques paroles haletantes, à Albert Thomas, les conditions de cette paix.

Auparavant il y avait travaillé de son mieux, contribuant à la création du comité d'information franco-allemand dont il assumait la vice-présidence, favorisant, chez lui notamment, « entre personnalités les plus représentatives des élites de tous les pays, les conversations les plus directes, les plus sincères, les plus susceptibles de jeter des ponts entre les esprits. Et nous savons bien que cette intelligence et cette générosité ne suffisent, pas toujours à résoudre tons les conflits, qu'elles les font au contraire parfois mieux apparaître. Mais qu'elles aident à les apercevoir dans leur essence, et à les résoudre dans la mesure que permettent les circonstances, c'est déjà un résultat qu'on ne peut trop apprécier. »

Albert Thomas a raconté sur sa tombe la scène émouvante de la Société de philosophie où Arthur Fontaine exprima sa profession de foi concernant la Société des Nations ; « Un jour, il n'y a guère plus d'un an, à la Société de philosophie, où il avait exposé quelques thèses sur les formes actuelles d'internationalité et où Charles Amiler avait dit à ce propos son inquiétude des insuffisances ou de l'impuissance présente de la Société des Nations, il répondait : Sur tout ce qu'a dit mon ami Amiler, je me bornerai à présenter une seule observation, celle-ci: je n'ai donné et ne peux donner aucune garantie que la Société des Nations réussira. Je crois seulement qu'elle a plus de chance de réussir si nous y croyons et si nous nous y donnons, que si nous collaborons mollement et sans foi. Il ne peut pas y avoir de plus mauvais résultats au point de vue de la paix que ceux qu'on a obtenus avec le système des alliances. N'ayant pas d'autre solution efficace devant moi, me donnant de toute mon âme à celle qui parait la meilleure pour la paix, j'estime que je fais tout ce que peut faire actuellement un homme pour le salut des hommes et que je dois continuer à le faire. »

Un caractère remarquable de l'activité d'Arthur Fontaine est qu'il ne dépassait jamais ce qui était possible dans les conditions du moment, et savait parfaitement proportionner son effort aux objectifs pratiquement accessibles. Il était ainsi, de la manière la plus intelligente, un réalisateur. On a attribué ce sens de la mesure à sa formation technique initiale d'ingénieur. Il y a aussi à cela, semble-t-il, une raison plus profonde. Sa modestie le faisait se considérer comme un simple collaborateur d'une oeuvre collective immense, dont sa vie ne pouvait marquer qu'une étape. Il n'estimait pas nécessaire qu'il vît lui-même l'aboutissement de ce labeur; il ne mettait ainsi aucun emportement, dans la poursuite d'un idéal auquel il était passionnément attaché, mais ordre, sérénité, désintéressement.

Rien n'ébranlait sa foi dans le progrès de la civilisation, ni les luttes, ni d'apparents échecs, ni des déceptions. N'avait-il pas rappelé la flère parole de Guillaume le Taciturne : « Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Ce n'étaient pas curiosité d'intellectuel, ni ambition de tenir une place dans l'histoire qui le faisaient se pencher sur les problèmes de la destinée des classes ouvrières dans les sociétés modernes, mais une flamme intérieure d'amour de l'humanité. Celle-ci est le principe de vie qui anima son oeuvre, la fit subsister et prospérer à travers des époques troublées. Et maintenant, quel sera l'avenir? Il faudra reprendre et poursuivre avec patience l'oeuvre commencée, mais seuls des hommes portant aussi en leur coeur cette flamme généreuse seront aptes à la continuer, à l'acheminer vers les brillantes réalisations semblables encore à de beaux rêves. Telle est peut-être la plus grande leçon qu'Arthur Fontaine nous ait laissée.

Voir aussi : Paroles aux obsèques de Arthur Fontaine