HOMMAGE V A FRANÇOIS ELLENBERGER FONDATEUR DU COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (C O F R H I G E O) SOMMAIRE GAUDANT (J.) : Avertissement........................................................................... CAROZZI (A. V.) : Préface................................................................................... DURAND-DELGA (M.) : Du marteau à la plume : l'itinéraire scientifique de François Ellenberger....................................................................................... GOHAU (G.) : François Ellenberger : le retour aux sources.............................. Bibliographie scientifique de François ELLENBERGER................................... GEZE (B.) : La guerre des trois n'aura pas lieu................................................... ELLENBERGER (F.) : Les leçons toujours actuelles de l'histoire de la géologie.... TORRENS (H.) : Pour prendre congé................................................................... Ouvrage édité sous la direction de Gabriel GOHA U, Président du Comité français d'Histoire de la Géologie (COFRHIGEO) Cordonnateur : Jean GAUDANT AVERTISSEMENT Au moment où le Président Francois Ellenberger a choisi de prendre du recul et de veiller à la bonne marche du Comité français d'Histoire de la Géologie depuis la tribune d'honneur, il a été décidé de lui rendre l'hommage que mérite son action en publiant un recueil d'articles destinés à résumer sa brillante carrière, à la fois de géologue et d'historien de la géologie et à faire revivre des souvenirs de jeunesse qui remontent à une période où la science pouvait encore être vécue avec humour. Trois des textes qui composent le présent opuscule sont issus de la réunion extraordinaire que le Comité français d'Histoire de la Géologie avait organisée le 17 mai 1995 pour célébrer les quatre-vingts ans de son fondateur. Le quatrième, qui est dû à la plume de Gabriel Gohau, notre nouveau président, montre tout à la fois l'originalité et l'importance de l'œuvre d'historien de François Ellenberger. Une bibliographie qui se veut exhaustive et l'ultime adresse présidentielle du président sortant, qu'il considère comme son testament historico-scientifique, complètent le présent hommage. Il n'est pas inutile de préciser ici que la majeure partie des articles présentés à François Ellenberger le 17 mai 1995 a été réunie dans un ouvrage distinct intitulé De la Géologie à son Histoire, édité par le Comité des Travaux historiques et scientifiques (CTHS), sous la direction de Gabriel Gohau. Son contenu s'est enrichi de deux articles nouveaux dûs à Michel Durand-Delga et à Bernard Gèze qui avaient présenté le 17 mai 1995 respectivement une biographie de François Ellenberger et un texte de souvenirs humoristiques, tous deux insérés dans le présent opuscule. Nous avons apporté tout notre soin à la préparation de ce fascicule, comme le faisait lui-même François Ellenberger lorsqu'il éditait les volumes annuels de nos Travaux. Nous espérons vivement que vous éprouverez un vif plaisir à le lire, à le relire et à en méditer les leçons toujours actuelles... Remerciements.- La saisie informatique et la mise aux normes des manuscrits ont été assurées avec compétence et bonne humeur par Mme Dominique MAUGER dont la collaboration a été vivement appréciée. Melle Colette WADIER et Mme Françoise RANGIN ont également participé activement à l'édition de ce volume dont la couverture a été illustrée avec talent par M. Philippe RABAGNAC. Enfin, la gestion financière du projet a été assumée par M. Goulven LAURENT, Trésorier du Comité français d'Histoire de la Géologie. Jean GAUDANT Secrétaire du Comité français d'Histoire de la Géologie (COFRHIGEO) PRÉFACE Il me semble opportun comme préfacier de cet opuscule qui honore notre estimé et très cher François Ellenberger, de retracer l'évolution d'un aspect particulier de ses idées. Je pense naturellement et égoïstement à son évolution personnelle dans l'interprétation de l'œuvre de Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799). Ce fut une agréable surprise et une grande joie pour moi de trouver le portrait de ce savant genevois sur la couverture du second volume de l'Histoire de la Géologie (1994). Ce portrait est accompagné d'un texte élogieux plaçant de Saussure comme l'égal des plus grands géologues et comme un pionnier essentiel de la tectonique. Pour dire vrai, je m'attendais plutôt au portrait d'un autre contemporain francophone de Werner et Hutton comme par exemple Dolomieu. J'ai longuement réfléchi au contexte de ce choix. Autour de 1983, quand j'ai commencé à connaître personnellement François Ellenberger, il me semblait que son image de Saussure était encore celle, stéréotypée, d'un voyageur fameux, explorateur des Alpes, scientifique complet de haut niveau, et remarquable écrivain scientifique. Que s'est-il donc passé entre 1983 et 1994 dans la pensée de François Ellenberger? Oserais-je supposer, sans trop de présomption, que mes travaux, qui ont révélé l'évolution de la pensée d'un auteur ancien au cours de son existence, ont pu influencer celle d'un auteur vivant? L'œuvre de Horace-Bénédict de Saussure sur laquelle je me suis penché depuis plus de vingt ans est un de ces cas trop rares où des circonstances matérielles et historiques ont permis la préservation d'un corpus entier comprenant les publications, les manuscrits inédits, les notes intimes et la correspondance. L'étude de ses manuscrits inédits permet de retracer en détail les étapes de l'évolution de sa pensée scientifique qui aboutit à son concept fondamental des «refoulements latéraux antagonistes» dans le plissement des Alpes et des chaînes de montagnes en général. Cette vision prophétique de la tectonique tangentielle moderne, selon les mots mêmes de François Ellenberger, n'apparaît presque pas dans les fameux Voyages dans les Alpes... par suite d'une transposition composite et incomplète des idées de Saussure. Au fil des années, alors que je poursuivais et publiais l'analyse des manuscrits inédits de Saussure, j'ai cru déceler, dans mes nombreux échanges avec François Ellenberger, tectonicien lui-même, un changement graduel d'appréciation de la contribution de Saussure qui a fini par prendre graduellement, dans son esprit, sa stature réelle et fondamentale de pionnier de la tectonique. J'ai ainsi compris pour la première fois que François Ellenberger est un historien sans préjugés qui se refuse à présenter une histoire simpliste et tronquée, comme il l'écrit lui-même. Cette attitude admirable exige un rare esprit, souple et ouvert, capable de faire face à des phases rétrogrades ou prophétiques tout aussi dramatiques que celles subies par certains protagonistes de cette même histoire dont il analyse la trajectoire. L'attitude si peu répandue A'«historien sans préjugé » n'est en réalité qu'un aspect de la personnalité de François Ellenberger car bien d'autres qualités primordiales étaient requises pour écrire une Histoire de la Géologie comme la sienne. Citons en premier lieu son respect absolu pour les sources primaires. Quelle que soit la langue originelle dans laquelle les textes sont écrits, il a tenu à éliminer sans pitié les nombreuses citations secondaires erronées et maintes fois reproduites dans des travaux superficiels qui encombrent inutilement l'histoire de la géologie. Ainsi, si de nombreux historiens en quête de sujets d'étude imaginent dans leur ignorance que la géologie est une science facile, les écrits de François Ellenberger sont désormais là pour les détromper. A cette qualité fondamentale s'ajoute sa remarquable capacité à analyser les textes en profondeur. L'évaluation d'une œuvre exige d'avoir acquis préalablement une connaissance de la personnalité de son auteur, de son éducation, des documents qu'il a consultés, de sa correspondance, etc., c'est-à-dire d'avoir en quelque sorte tenté de se glisser «dans sa peau » car sa pensée doit être replacée dans le contexte scientifique, social, politique et religieux de son temps. C'est ce qu'a magnifiquement réalisé François Ellenberger. N'oublions pas non plus que François Ellenberger a toujours su être pour ses confrères une source inépuisable d'informations car, si l'on prend la peine de solliciter son aide, sa réponse arrive bientôt, documentée et fiable. Il est ainsi, d'une certaine manière, une banque de données dotée d'une âme et d'une bonté qui embrasse, comme il le dit souvent, «tous ses frères » en recherche. Pour conclure, le compliment le plus sincère que je puisse lui faire est de lui exprimer ici mon sentiment que son Histoire de la Géologie marque à la fois la fin d'une longue période pendant laquelle la référence ultime à laquelle on était naturellement tenté de se reporter était The Founders of Geology d'Archibald Geikie et le début d'une nouvelle ère où l'on a déjà commencé à se dire : «Consultons V Histoire de la Géologie d'Ellenberger» ! C'est le plus vibrant hommage personnel que je puisse lui rendre ! Albert V. CAROZZI Conseiller étranger du Comité français d'Histoire de la Géologie (COFRHIGEO) 6 DU MARTEAU À LA PLUME : L'ITINÉRAIRE SCIENTIFIQUE DE FRANÇOIS ELLENBERGER Michel DURAND-DELGA* Cher François Ellenberger, vieil et fidèle ami, permets-moi de paraphraser ci-après l'hommage que Maurice Lugeon rendait à August Buxtorf voici près d'un demi-siècle. Ce message s'adresse évidemment à toi, en ce jour commémoratif, mais aussi à ceux qui nous entourent et surtout à ceux qui nous ont succédé —je n'ose dire, qui nous ont suivis ! —, en les invitant à dépasser un instant le nombrilisme lié à la condition humaine. Tous «doivent se rappeler chaque jour qu'il y a plus de morts que de vivants, que presque tout ce que nous savons, nous le devons aux disparus ; ce que nous sommes et avons été, nous [en] sommes redevables bien plus à ceux qui nous ont précédés qu'à nous-mêmes, encore vivants. Nous avons suivi le chemin péniblement, mais avec joie, tracé pour nous dans les broussailles de l'inconnu ; nous avons à notre tour cherché à défricher la forêt des mystères, mais les plantes recroissent sans cesse; des arbres inconnus remplacent ceux qui bornaient notre vue sur des pays lointains que nous n 'avons pu atteindre, et il en sera toujours ainsi. Insatiable, l'homme de science poursuit sa marche et, quand il croit avoir atteint l'objet de ses poursuites, il voit d'autres objets dont il voudrait encore comprendre la signification, la position dans l'harmonie des choses. Il veut un nouveau jouet. Restons donc de ces grands enfants ». Et, à mon tour et m'adressant à toi, j'ajouterai : « Toi, vieil et fidèle ami, tupeux regarder fièrement en arrière. La tâche que tu as accomplie est grande, très grande, et en ce faisant tu as eu des moments de grande joie ; peut-être as-tu atteint l'extase par moments» : n'aurait-ce pas été le cas lorsque, le 11 juillet 1948, tu découvris les fossiles du «Dogger à Mytilus» dans l'empilement fantastique, jusqu'alors resté insoluble, des assises de la Vanoise ? « Tu as eu bien des récompenses. Tu as ajouté des pierres bien taillées [...] au grand édifice du savoir [...]. A côté de ton métier, je devrais dire de ta vocation d'homme de terrain, tu as été le maître respecté, suivi par des disciples qui t'ont fait honneur». Ces récompenses sont infiniment plus précieuses que le clinquant provisoire des honneurs universitaires ou académiques dont on se soucie peu lorsqu'on évoque ceux qui nous ont précédés dans l'aventure scientifique. Quand on jette un regard rapide sur ton itinéraire, on peut s'étonner que le géologue de terrain ardent et à la pensée si originale que tu fus, à la clarté des chaînes de montagne ou dans les garrigues languedociennes, ait fait place à celui qui, dans le silence de son cabinet, a développé et organisé en France une branche jusqu'alors peu pratiquée, l'histoire de la * La Pélisserie, Florentin, 81150 Marssac-sur-Tarn ; Correspondant de l'Institut, Professeur entérite à l'Université Paul Sabotier, Toulouse. 1 géologie. Et pourtant ce désir de scruter les pensées de nos prédécesseurs est sous-jacent dans tous les textes des trente premières années de ta carrière. Par la suite, la joie d'étudier les orogènes a fait place progressivement à la jubilation de celui qui, « comme Ulysse après un long voyage » est revenu se placer au foyer de ses aïeux par l'esprit, afin d'y passer « le reste de son âge». Ce long voyage, voyons-en les étapes singulières. I - UNE JEUNESSE FRANÇAISE Première singularité de cette vie qui en fourmille que d'avoir respiré un air et côtoyé ¦des êtres si différents de ceux que la plupart d'entre nous, citoyens des villes ou campagnards du vieux pays de France, avons connus dans notre enfance. François Ellenberger a vu le jour le 5 mai 1915 à Lealui, sur le haut Zambèze. C'est une localité de Rhodésie du Nord, l'actuelle Zambie, à dix mille kilomètres de la vieille Europe. L'heureux enfant vécut ses douze premières années en pleine nature, instruit par une mère passionnée d'histoire et par un père qui, Correspondant du Muséum, s'intéressait à tous les aspects du monde vivant et du règne minéral. Ce dernier, missionnaire et ethnologue, était lui-même né au siècle dernier dans l'ancien Basutoland, devenu en 1966 le royaume indépendant du Lesotho, enclavé en pleine Afrique du Sud. C'est dans ce même Lesotho que plus tard, de 1955 à 1963, François Ellenberger organisera des missions du C.N.R.S. Son frère Paul, devenu missionnaire après son père, avait découvert là de riches sites d'ossements et des pistes de Vertébrés primitifs, Dinosauriens en particulier, dans les grès continentaux du Stormberg (Trias supérieur - Lias) qui couronnent le célèbre Karroo. Bornons-nous à rappeler l'intérêt des résultats qu'obtiendront les frères Ellenberger, en particulier le fait que les successions dans le temps des pistes de Vertébrés sont analogues en Afrique du Sud et en France. Montauban et Grésigne. - Ce n'est un secret pour personne que François Ellenberger appartient à une famille de religion réformée. Ainsi s'explique-t-on que, dès 1928, il se retrouve à Montauban, vieille citadelle du protestantisme, «ville de sûreté» avant d'être démantelée par Richelieu et livrée aux dragonnades... Le voilà pensionnaire à l'Institut Jean-Calvin, où bientôt le rejoindra son frère Paul, plus jeune de quatre ans et demi. C'est là qu'il passera son baccalauréat, alors en deux parties, en 1932-33, avant d'y être répétiteur, durant les années de préparation à la Licence. Après ses études secondaires, François Ellenberger suivra en effet à la Faculté des Sciences de Toulouse l'enseignement de deux maîtres exceptionnels : en zoologie, Albert Vandel, biologiste adepte du mobilisme wegenérien ; en botanique, Henri Gaussen, un créateur de la phytosociologie. En géologie, le contact se fera surtout avec Gaston Astre, claudicant assistant du professeur Louis Mengaud. Astre l'influença durablement grâce à son savoir encyclopédique sur tous les aspects de la nature. Montauban. Le Tarn est bordé là de hautes et vieilles demeures en brique rose qui se reflètent dans ses profondes eaux. Des hauteurs de Saint-Martial ou du chêne de Beauso-leil, on devine à l'orient les masses surbaissées de la Grésigne. Les deux frères Ellenberger distinguent «le velours turquoise de la vieille forêt [...] et la ligne pure des grandes 8 voûtes». C'est leur lieu d'évasion certains dimanches : le petit train, aujourd'hui disparu, qui remonte en rive sud le cours de l'Aveyron, les amène avec leurs vélos au pied du site de Bruniquel, célèbre par ses abris sous-roche paléolithiques, aux portes de la mystérieuse forêt. La beauté des paysages inspire à l'adolescent des accents poétiques [texte inédit, fin des années 30] : « Grésigne ! Collines bleues à l'horizon de l'Est, croupes rondes, massives qui dominent [...] la houle des replis successifs du Bas-Pays... ; leur forte assiette évoque la solidité des vieilles constructions... Mystère de l'éternelle forêt, calme tranquille et majesté, puissance des savantes courbes, galbe absolu, parfaite sculpture des âges sans nombre... Trente kilomètres d'air moelleux, d'abîme horizontal métamorphosent la substance même des êtres lointains. Certainement c'est la vraie nature du monde qui transparaît dans le bleuté des horizons ; vous ne pouvez la posséder en y allant : l'analyse détruira le charme... Collines bleues de la Grésigne, comment pourrais-je vous avoir à moi... ? Je veux vous visiter, en pèlerin avide. J'ai soif du monde». Le voilà donc, pédalant vers la Grésigne. Et, perçant le voile mystérieux dont l'entoure son esprit romantique, il en découvre les aspects concrets. Le rêveur fait place, et peut-être à regret, à l'analyste méthodique et scrupuleux. L'automne 1945 amènera la convergence, en Grésigne, de trois jeunes géologues qui successivement en ont étudié séries et structures. Bernard Gèze, l'aîné, venu de Montpellier, François Ellenberger, arrivant des Cévennes — le pays de sa mère — , et l'auteur de ces lignes, proche «albigeois», entamons notre amicale et longue «complicité». Lors d'une course près du dolmen de Vaour, à discuter d'une singulière dépression garnie d'une macrobrèche basique dont la genèse est toujours incertaine, Gèze et moi restons stupéfaits devant l'extraordinaire agilité d'un homme qui, trois mois plus tôt, souffrait des conditions éprouvantes de prisonnier de guerre... De Toulouse à la Rue d'Ulm. - Reçu en tête d'un concours pour obtenir une bourse de licence, François Ellenberger aura souvent la coquetterie de rappeler la médaille de vermeil de l'Association des Anciens Elèves de la Faculté des Sciences de Toulouse, qui lui fut décernée en 1936. Il est admis à l'Ecole Normale Supérieure en 1935 et, avant d'obtenir en 1937 l'agrégation des Sciences naturelles, il aura soutenu le Diplôme d'Etudes supérieures qui précédait alors le concours d'agrégation. C'est dans le laboratoire de Léon Bertrand et sous la responsabilité officielle, fort détachée, de Louis Barrabé, qu'il réalise en 1936 une étude de sa chère Grésigne. En une cinquantaine de pages, il donnera l'année suivante à la Société d'Histoire naturelle de Toulouse, dont Gaston Astre est la cheville ouvrière, ses observations et ses conclusions tectoniques. Cinq ans plus tard, jeune étudiant à Toulouse moi-même, j'ai été placé sur cette même région par Bernard Gèze, qui venait d'excellemment décrire l'évolution hydrogéologique du proche Quercy. Le 6 décembre 1943, dans Paris occupé et grelottant de froid, le hasard veut que deux notes concurrentes sur la Grésigne soient présentées devant la Société géologique. Elles sont l'œuvre de deux prisonniers, l'un dans son camp d'Autriche, l'autre dans sa geôle temporaire d'Espagne : premier contact inconnu d'un long itinéraire parallèle, scientifique et professionnel ! Relisant aujourd'hui les travaux d'Ellenberger, l'on est frappé par leur degré d'exactitude et par la profondeur de raisonnement de ce géologue d'à peine vingt ans. Un demi-siècle plus tard, on constate que seules des retouches ont pu être apportées à son tableau. 9 La Grésigne, accident singulier, est un petit «pli de fond», comme aurait dit Argand, d'énergie verticale kilométrique. Ellenberger [1937]' lie au plissement de ce massif jusqu'à l'air libre l'accumulation, essentiellement à l'Oligocène, de puissants conglomérats qui, à l'Aquitanien, seront chevauchés vers le sud par le cœur permien et secondaire du massif. Même si la précision de ces datations, qui sont en général retenues, a fait l'objet de discussions, l'image essentielle reste. La Grésigne résulterait du «coulis sèmentprofond du Quercy» à l'extrémité du faisceau de failles de Villefranche, terminaison sud du grand accident brisant du Nord-Nord-Est au Sud-Sud-Ouest le Massif Central français. Ellenberger, retrouvant certains enseignements d'Emmanuel de Martonne, observe aussi les restes disséqués d'une ancienne surface d'érosion perchée, qui a subi la dernière déformation anticlinale de la Grésigne. Seule prémonition non vérifiée, mais comment l'imaginer alors? Le «noyau cristallin» qui pourrait marquer l'axe du pli n'existe pas, comme l'a montré par la suite un forage profond qui a traversé trois kilomètres de grès rouges permiens au cœur de l'anticlinal. Dans son ardeur, Ellenberger effectue ensuite [1938a] la comparaison de la Grésigne avec la Montagne Noire (la vraie, celle des occitans!), bourrelet montagneux qui barre l'horizon au Sud des collines de l'Albigeois. Retrouvant l'intuition d'André David, normalien — géographe, lui — fauché à la fleur de l'âge en 1915, Ellenberger observe le premier et définit la grande «faille de Mazamet » : fracture inverse E-W amenant ce « petit pli de fond typique» qu'est la Montagne Noire à surmonter les molasses continentales de l'Eocène supérieur-Oligocène qui s'étaient accumulées à son pied nord. Ainsi Grésigne et Montagne Noire, tous deux plis de fond subcontemporains, se font face; ils chevauchent l'un vers l'autre, à quelque quarante kilomètres de distance horizontale. Ellenberger y voit la «répercussion des paroxysmes pyrénéens», loin au Nord de la chaîne. Cinquante ans après, rien de tout cela n'est démodé. II - PRISONNIER DE GUERRE Ses études sont achevées. Il commet l'erreur de ne pas retarder son service militaire. Aspirant officier à l'Ecole d'Artillerie de Fontainebleau (1937-38) — d'où son premier regard sur «les polis éoliens des rochers de grès» [1938b] —, il choisit ensuite le 105e régiment d'artillerie de Bourges, où sa famille est alors établie. Et naturellement il arpente la campagne voisine, en s'intéressant à la genèse des cavités à minerais de fer pisolitique, objet de remarques qui resteront, celles-là, inédites. 1940-45. - Voilà notre ami plongé dans les problèmes de sa génération : 22 juin 1940, à Saint-Dié, le sous-lieutenant Ellenberger, comme la majorité des soldats de la 5eme Armée française, se retrouve prisonnier de guerre. Le camp d'Edelbach (Oflag XVII A) se situe en Basse-Autriche, à cinquante kilomètres au Nord de Krems sur le Danube. Les champs de bataille d'Austerlitz, de Wagram, ne sont pas loin mais cette fois les débris de l'armée française se retrouvent derrière les barbelés... Pendant la captivité, Ellenberger va se consacrer à étudier l'aspect géomorphologique et les quelques données géologiques 1. Les références relatives aux travaux de François Ellenberger renvoient à la bibliographie publiée dans le présent volume. 10 observables dans ce carré de quatre cents mètres de côté. Le camp est isolé en pleine campagne, sur le plateau du Waldviertel, la «Sibérie autrichienne». Cinq ans durant, les officiers prisonniers tournent en rond, dégazonnant dans leur marche incessante le sol, déjà usé et altéré, établi sur les unités moldanubiennes de la chaîne varisque. Une véritable «université de captivité» se constitue, avec recteur (le mathématicien Jean Leray) et directeur d'études en Sciences naturelles (le biologiste Etienne Wolff). Outre les conférences et cours en équipe, qui aboutirent à de vrais certificats de Licence-ès-Sciences, Ellenberger dirige certains camarades d'infortune au sein d'un «laboratoire» de pétrographie. Un petit microscope polarisant bricolé va permettre l'examen de quelque trois cents lames minces, collées sur des lames de verre à vitre. L'examen de fouilles d'évasion permet quelques observations précises des gneiss polymétamorphiques du substratum, véritables tectonites injectées, ultérieurement soumises à des processus siliceux épither-maux. Un lambeau de sables et cailloutis éocènes ( ?) révèle des débris de «grès lustrés» à plantes. On exhume des bois silicifiés oligo-miocènes, avec définition d'un «chêne d'Edelbach» ! Trois fragments de bélemnites sont les témoins du transport de fragments mésozoïques, sur le socle de Bohême. Et aussi d'innombrables débris préhistoriques et archéologiques. Tels sont les résultats de ce labeur, qui paraîtrait dérisoire dans sa durée s'il n'était héroïque. A la «petite France» — point le plus haut, au Sud-Ouest du camp — «les prisonniers aimaient à [...] rêver le soir en contemplant avec nostalgie le couchant et l'horizon Ouest très dégagé», vers la patrie perdue... Cette extraordinaire et peut-être unique expérience scientifique fut réalisée de façon quasi-clandestine. Un petit volume : Métamorphisme, silicifications et pédogenèse en Bohême méridionale en fut tiré [1948a]. Dans sa préface, Eugène Wegmann évoque cette aventure en ces termes : «à l'aide d'une synthèse de méthode et d'improvisation, de caractère éminemment français, aidés par un entêtement d'origine bernoise... » : le préfacier évoque ici les origines de la famille paternelle d'Ellenberger. Avec Wegmann, on ne peut que partager étonnement et profonde admiration pour ces patients efforts, dominant les heures de découragement liées à cette longue captivité. Il en résultera des considérations originales sur les rapports entre tectonique et métamorphisme dans ce vieux socle. On peut y voir l'origine de l'attrait pour les « zones profondes » qui restera constant dans l'activité d'Ellenberger. Une telle expérience laissa évidemment une marque profonde sur cet homme qui fut ainsi, de 25 à 30 ans, empêché d'obéir à sa vocation de géologue de terrain parcourant de vastes espaces libres. Au printemps 1945, je ne me doutais pas quand l'unité de commandos parachutistes dont je faisais partie plantait ses fanions au col de l'Arlberg, porte du Tyrol, que non loin au Nord-Est de là, mon aîné François Ellenberger et ses camarades, entourés de soldats ennemis encore armés, «se traînaient, épuisés et affamés, sur les routes», en rapportant sur leur dos des kilos de documents, de préparations et d'échantillons, tirés de deux années d'efforts soutenus... Le 12 mai 1945, au terme de 7 ans et 7 mois sous l'uniforme, notre héros est démobilisé. Le voilà donc revenu en France, engagé comme Agrégé-Préparateur au laboratoire de Géologie de la rue d'Ulm, dirigé par Louis Barrabé. Plus tard, en 1949, il sera nommé Chargé de Recherche au C.N.R.S., puis Maître de Recherches en 1956, après sa thèse. C'était l'époque où de vives discussions s'instauraient entre géologues parisiens sur les rapports entre Crétacé et Tertiaire aux portes de la capitale. Ellenberger s'intéressa ainsi à la célèbre «craie à tubulures » de Meudon, qu'il assimila à un banc-limite, suivi d'une 1 I lacune sous-marine. D'autres se querellaient sur la signification du fameux «calcaire pisolitique» de Vigny... Vieux débats, qui ne sont pas encore totalement obsolètes ! III - LES TRAVAUX ALPINS DE THÈSE (1946 À 1954) La solide formation pétrographique reçue à l'Ecole Normale Supérieure puis développée en captivité amène Ellenberger à s'attaquer, dans les Alpes françaises, à un sujet difficile, encore presque vierge : la Vanoise. Il souhaite étudier le front externe, occidental, du métamorphisme alpin, aux confins entre Briançonnais et «Schistes lustrés». Rapidement il s'aperçoit que la stratigraphie, presque inconnue, de ces formations plus ou moins transformées et très tectonisées est une clé indispensable. Cette discipline devient donc «centre et base de ce travail». Soucieux d'obtenir de bonnes préparations, il est conduit à tailler de ses mains les roches qu'il veut dater ou étudier. Il va jusqu'à monter un atelier de fortune en montagne ! Ainsi peut-il reconnaître des reliques de microfaunes, parfois conservées à l'intérieur d'albites néoformées dans les «marbres chloriteux» de Vanoise. Il arrive ainsi à reconnaître toute une série de niveaux insoupçonnés, du Dogger — découvert en 1948, c'est l'illumination! — au Paléocène. Son exploit le plus extraordinaire réside dans la datation de plusieurs horizons dans les roches carbonatées triasiques, par dégagement ménagé à l'acide acétique, prolongé des jours durant, de plus de cinquante espèces de Mollusques et d'Algues Diplopores, qui permettent de définir une «province briançon-naise» (on trouve le mot dès 1949), intermédiaire entre mer germanique et mer alpino-dina-rique. La méthode de dégagement en est, dit-il, «affaire de patience, de loisirs et d'acide» ! On pourrait ajouter : d'un extraordinaire esprit de suite et d'un déconcertant optimisme. Nous sommes en haute montagne, en grande partie au-dessus de 2000 mètres. Ellenberger cartographie méthodiquement une surface de mille quatre cents kilomètres carrés. Tout l'homme se trouve dans ces phrases : «La joie demeure, joie de la lutte, joie de comprendre [...], joie des départs à l'aube et des retours sain et sauf à la nuit tombée, bonheur immérité de découvertes inattendues». Son mémoire, « déjà trop lourd» confesse-t-il, signe le renouveau de la pensée française sur les Alpes après la Seconde Guerre mondiale : une époque d'or où voisinent cordialement Jean Fabre, Marcel Lemoine, d'autres encore. Cette thèse est un travail de maturité : Ellenberger a 39 ans quand il la soutient en 1954 à Paris. Cartographie détaillée et stratigraphie, appuyée par une solide paléontologie, en constituent l'ossature. Il en ressort mille faits nouveaux. Détachons l'appartenance au Briançonnais de la masse de la Vanoise, sur laquelle le large charriage des «Schistes lustrés» est maintenant prouvé ; la définition d'une zone intermédiaire entre les deux précédentes, celle que caractérise le «Lias prépiémontais » de la Grande Motte, défini en 1948 ; l'étonnante ressemblance de séquence et de faunes entre les séries de la Vanoise et celles des Préalpes médianes, en Suisse, actuellement allochtones mais dont la position d'origine est ainsi argumentée, contrairement aux interprétations suisses d'alors. L'auteur a cependant exprimé ses «sentiments d'insatisfaction profonde» devant des «recherches perpétuellement inachevées»: le mythe de Sisyphe renouvelé ! Cependant des idées générales, telle la notion de «substitution de couverture », s'avèrent satisfaisantes : un recouvrement allochtone (les « Schistes lustrés») remplaçant la couverture stratigraphique antérieure du substratum, préalablement éliminée, d'un domaine plus externe (le Briançonnais). 12 Fig. 1. -Le pot de thèse de François Ellenberger à l'Ecole Normale Supérieure (28 juin 1954). Le nouveau docteur entre son père. Victor Ellenberger (à gauche), et Bernard Gèze (à droite). (Cliché P. Mémin). Ellenberger aborde aussi un redoutable sujet qui a suscité des querelles plus que centenaires : les «gneiss du Sapey» ! Ces roches sont intercalées en un feuillet d'au plus trois cents mètres d'épaisseur, sur cinquante kilomètres de long, entre les «schistes et grès » du Carbonifère supérieur et le « Néopermien » détritique, apparemment discordant. Qualifiées de «migmatites du Sapey», elles résulteraient d'une singulière migmatisation latérale, pouvant aboutir à des granitoïdes renfermant des enclaves des roches affectées. Pour lui, « ces roches gneissiques sont nées, au Permien moyen, sous un toit probablement peu puissant et au-dessus du Mouiller intact». Cette audacieuse interprétation fut discutée : ainsi E. Niggli et Nabholz préféreront y voir, lors de la Réunion extraordinaire de la Société géologique de France en septembre 1954, une lame tectonique d'un orthogneiss d'origine granitique ; on montrera ultérieurement le caractère composite de cet ensemble, qui comporte des reliques de socle métamorphique anté-namurien. Mais la situation géométrique de ces « gneiss du Sapey » reste bien celle qu'Ellenberger avait cartographiée. Lors de cette célèbre réunion, qui rassembla de nombreux participants et parmi eux maints maîtres des Ecoles française et suisse des Alpes, la discussion porta aussi sur le métamorphisme alpin, dont la connaissance était encore à ses débuts en France. Pour Ellenberger, «les choses s'expliquent au mieux dans l'hypothèse d'un métamorphisme régional principalement post-tectonique, né sous une surcharge disparue» (il lance le terme de «géosynclinal de nappes»), alors que pour d'autres, tels Niggli ou Michot, le métamorphisme accompagne la mise en place des unités tectoniques superposées. La tendance d'Ellenberger est d'y voir un épisode bref, lié à la structuration synschisteuse 13 post-nappe, lors de l'Eocène terminal ou au début de l'Oligocène. Dans son article du Livre à la mémoire du Professeur Paul Fallot (1960-63), La Vanoise, un géanticlinal métamorphique [1963d], il porte le coup de grâce à la théorie, encore dominante en France, du métamorphisme géosynclinal. Comme c'est souvent le cas, l'avenir réunira certaines des hypothèses qui s'opposaient alors sur des phénomènes qui sont, au vrai, incomplètement élucidés. En tout cas, cet épisode du métamorphisme alpin est bien de l'âge que lui assignait Ellenberger mais il semble bien qu'il a un lien avec la réalisation des nappes elles-mêmes. François Ellenberger a avoué dans l'introduction de sa thèse — chose inhabituelle chez les chercheurs — les hésitations ou les erreurs commises au début de son enquête : il a analysé sa propre évolution en face des questions soulevées. Cela l'amène tout naturellement, dans un historique fort de 55 pages, à exposer la succession des conceptions et des motivations de ses prédécesseurs. Il est devenu leur familier, éprouvant la «joie grave et douce de sentir parfois comme [leur] présence physique [...] marchant devant lui sur le chemin ». Cette attitude respectueuse d'autrui est aux antipodes de celle de trop nombreux scientifiques de notre époque «d'apparence» qui font métier ou d'ignorer, ou de sous-es-timer, ou de piller subrepticement l'apport de leurs devanciers, dans le désir puéril de grossir leurs propres résultats et de s'attirer ainsi crédits et promotions auprès de commissions dites compétentes... Le mémoire de thèse d'Ellenberger sera imprimé dans les mémoires du Service de la Carte géologique [1958a]. C'est un véritable monument, dont la plupart des données de base et bien des interprétations demeurent. Le 13 juin 1960, le prix Viquesnel de la Société géologique lui est attribué. Mais cet énorme effort, qui a pris huit ans de sa vie, explique qu'à bout de forces, son auteur ait consacré seulement quarante pages à une « introduction » à la tectonique de la Vanoise, qu'envisageait son projet initial. Jean Goguel, qui présente le lauréat, regrettera que le considérable relevé cartographique, où seuls certains détails restent à élucider, n'ait pas abouti à son terme, malgré le désir exprimé. Il faudra attendre presque vingt ans pour que d'autres, tel J.-F. Raoult, reprennent le flambeau. Il restera pourtant attaché à sa Vanoise, en participant en particulier à la défense du « Parc national » qui y sera plus tard créé. Ainsi s'illustre un aspect de François Ellenberger. Il estime avoir compris les énigmes essentielles des difficiles problèmes auxquels il s'est heurté. Il a réussi à mener à bien la rédaction et l'impression de son volumineux travail. Mais il a besoin de souffler et, saturé, de changer de régions et de préoccupations. IV - LE PROFESSEUR ELLENBERGER, DE SA THÈSE À 1968 Peu de temps après sa thèse, un événement important se produit dans la vie du chercheur solitaire du CNRS, qu'a jusque là été François Ellenberger. La vague de création de postes dans les universités de France, qu'envahissent des cohortes de nouveaux étudiants, commence à déferler. Une Maîtrise de Conférences de « Géologie de terrain » est fondée à la Sorbonne : initialement confiée à Pierre Routhier, qui est rapidement conduit à épauler puis à remplacer dans sa chaire de Géologie structurale et appliquée Louis Barrabé, elle est attribuée en 1957 à Ellenberger. Le nouveau professeur a 42 ans, ce qu'expliquent ses nombreuses années sous les drapeaux puis le long parcours de sa thèse. 14 Epoque bénie à ses débuts où un abondant choix pouvait être opéré parmi les étudiants enthousiastes qui se pressaient aux portes des laboratoires, assiégeant spécialement les jeunes «Maîtres de Conférences» que nous étions, une demi-douzaine de nouveaux promus, à la Faculté des Sciences de Paris. Ellenberger, lui, avait la charge particulière de former à l'étude du terrain les candidats à la Licence-ès-Sciences. Il s'occupait ainsi des étudiants du certificat de Géologie historique que dirigeait Pierre Pruvost en seconde année de licence et, en troisième année, de ceux de Géologie structurale et appliquée dont L. Barrabé puis P. Routhier assureront successivement la direction. Les premiers ont pour base Lagrasse, gros bourg des Corbières au Sud de la Montagne d'Alaric : au printemps 59, ils seront 73 participants, pour neuf jours de terrain. Les années se suivant, ce seront au total des centaines d'étudiants qui courront la garrigue ou escaladeront les duplicatures de la Cagalière, accidents avant-coureurs d'âge éocène de la nappe des Corbières. Quant aux élèves de Géologie appliquée, ils seront placés sur l'arc tectonique de Saint-Chinian, qui affronte le Paléozoïque de la Montagne Noire : toujours en 1959, ils seront 89, durant quinze jours. Un groupe de joyeux assistants, tout frais émoulus de leurs études supérieures, aident Ellenberger à encadrer leurs cadets dans les deux régions. Parcourant vignes et taillis, ils traquent les limites entre formations et, à Saint-Chinian, analysent les chevauchements et «failles plates» qui recoupent la série mésozoïque-éocène. Magnifiques leçons de choses dans une nature généreuse, aux splendides affleurements offrant, comme dira Ellenberger, trop d'informations pour faciliter le raisonnement! Joyeux drilles, les jeunes parisiens s'ingénient à forger des rapports parfois houleux, souvent complices, avec la population occitane, aux abords complaisants mais intérieurement inquiète. Jugeons-en par ce texte du jeune professeur rendant compte à ses collègues sorbonnards : « un groupe qui comprenait, je le souligne, d'excellents éléments, a poussé le dynamisme jusqu 'au bord de la mauvaise éducation, cela en ville ». Qu'on sache que les dits éléments avaient bloqué par des moyens variés, charrettes en particulier, les issues de Lagrasse, cité riche d'une brigade de gendarmerie... Mais l'indulgence complice du responsable suprême trouve une explication benoîte, du fait que « les étudiants commencent à être dégoûtés et révoltés par les difficultés universitaires immédiates [...]je ne leur donne pas tort». Voire... C'est l'époque, autour de 1960, où un intense bouillonnement agite l'Aima Mater. Les vieilles enceintes craquent, les esprits s'agiteront bientôt. Un Mouvement national pour le Développement scientifique (M.N.D.S.) se crée, animé par le mathématicien André Lichnerowicz, entraîné à Paris par le futur doyen Marc Zamansky. Il recrute parmi les «jeunes » maîtres de conférence, titre alors réservé aux professeurs en début de carrière : Pierre Routhier, François Ellenberger et quelques autres succombons aux sirènes brouillonnes de notre grand aîné Louis Glangeaud, alors familier de Zamansky. Un défilé est organisé de la Sorbonne vers la «Halle aux Vins» afin de faire hâter la construction du campus de Jussieu. En tête, une brochette de professeurs en robe rouge à rangées d'hermine, coiffés de leurs hautes toques. Zamansky a passé la ceinture noire, normalement intérieure, par-dessus la robe professorale, ce qui fait très va-t-en-guerre. Une photographie parue dans un hebdomadaire, qui devait être Match, immortalise à ses côtés les professeurs «révolutionnaires», ce qui permet à un perfide journaliste de dénoncer cruellement — et à contre-temps — la sclérose de l'université ! La haute stature d'Ellenberger domine le groupe. La nouvelle université se prépare. Le plan organisant les laboratoires (surfaces revendiquées, emplacements relatifs souhaités, aménagements intérieurs) suscite des sueurs froides chez celui qui est chargé de coordonner des demandes parfaitement inconciliables et parfois humoristiques : l'un des «responsables » plaidant pour une flottille d'hélicop- 15