TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XVIII (2004)
Marcel LEMOINE
De Wegener à la tectonique des plaques :
sept fois sept ans de réflexion

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 8 décembre 2004)

Résumé.
Dès 1913, Alfred Wegener montrait, grâce à une argumentation multidisciplinaire, que les continents, à partir d'un continent unique de la fin du Primaire qu'il appela Pangée, se sont écartés (comme l'Amérique du Sud et l'Afrique), et n'ont cessé de dériver les uns par rapport aux autres. Une nouveauté dérangeante, vivement combattue par quelques géophysiciens et géologues de renom (Harold Jeffreys, Bailey Willis). Cette dérive fut donc refusée par une grande majorité, malgré quelques partisans efficaces (notamment Emile Argand et Arthur Holmes) et ne fut unanimement acceptée que cinquante années plus tard, lors de l'émergence de la tectonique des plaques (années 60 et 70). On analyse ici les raisons de ce retard : obstination de tous envers le paradigme de la permanence, puissance des « mandarins », nationalité de Wegener, et surtout peur de l'Inconnu liée à la recherche du confort intellectuel.

Mots-clés : dérive des continents - tectonique des plaques - radioactivité - confort intellectuel - XXe siècle.

Abstract.
As early as 1913, using interdisciplinary arguments, Alfred Wegener showed that, from disruption of Pangaea (the single continent existing at the end of the Palaeozoic), continental drift occurred (e.g. as South America and Africa became separated by the South Atlantic ocean). This disturbing innovation was strongly fought by prominent geophysiciians and geologists (Harold Jeffreys, Bailey Willis). It was therefore refused by a great majority of geoscientists, notwithstanding the effective support of a few of them (e.g. Emile Argand and Arthur Holmes). Half a century later, continental drift was unanimously accepted at the dawn of plate tectonics. This paper analyses the reasons of a so late acceptance: belief in oceans-continents permanency, influence of senior scientists, nationality of Wegener, and overall, fear of the Unknown, deriving from the search of an intellectual comfort.

Key-words : continental drift - plate tectonics - radioactivity - intellectual comfort - XXth century.


 

A. Deux remarques préliminaires

1. Un long délai

Le titre de cette conférence est un clin d’œil aux cinéphiles, amateurs des films de Billy Wilder et de Marylin Monroe. Il évoque celui d’un film : les « Sept ans de réflexion » d’un américain moyen avant de se décider à draguer sa pulpeuse voisine dont les jupes s’envolaient au dessus d’une bouche de métro…


Et sept fois sept ans, en arrondissant, c’est un demi-siècle : le temps qu’il a fallu à l’ensemble des scientifiques des Sciences de la Terre, pour accepter, enfin, une théorie nouvelle et dérangeante.


Qu’on me permette aussi, étant conscient des imperfections des lignes qui vont suivre, d’évoquer la dernière réplique de « Certains l’aiment chaud », autre film mémorable du même réalisateur avec la même actrice : « nobody is perfect ».


2. La peur de l’inconnu : Berlioz nous parle de Beethoven et de Lesueur…

Sept ans ou un demi-siècle, peu importe, il n’en reste pas moins que, chez l’Homme, la résistance aux changements est instinctive : comme premier exemple, intentionnellement loin des sciences de la Terre, je vous propose d’évoquer les Mémoires d’Hector Berlioz.


Dans le chapitre XX, il nous parle de l’année 1828 (il avait alors 25 ans) et rappelle comment Habeneck, le grand chef d’orchestre de l’époque, qui venait de créer la Société des concerts du Conservatoire et voulait y faire jouer Beethoven, s’est heurté à la résistance des musiciens, du public, et des compositeurs français et italiens comme Lesueur ou Cherubini : bref les effets conjugués de l’incompréhension et de la réticence devant l’inconnu.


Et Berlioz de relater comment son maître Lesueur, surintendant de la Chapelle royale et professeur au Conservatoire, venant de prendre connaissance de la partition de la symphonie en Ut mineur (la « Cinquième »), visiblement ému, disait à Berlioz :


« c’est égal, il ne faut pas faire de la musique comme celle-là ».


A quoi Berlioz dit avoir répondu :


« soyez tranquille, cher Maître, on n’en fera pas beaucoup … ».


Et Berlioz souligne aussitôt que chez Lesueur, il y a


«  … de la terreur de l’Inconnu, de l’envie, et un aveu implicite d’impuissance ».


Nous retiendrons ici surtout « la terreur de l’Inconnu », et l’« aveu d’impuissance ». En lisant les lignes écrites par Berlioz au début du XIXe siècle, on croit se retrouver parlant de la première moitié du XXe siècle, devant les réactions de la quasi-totalité des géologues et géophysiciens confrontés à l’hypothèse si dérangeante d’Alfred Wegener.


Et il pourrait en être de même si l’on parlait de l’accueil fait aux Impressionnistes, ou des difficultés rencontrées par Darwin ou par Planck.

 

Bref, dérive des continents et tectonique des plaques, supposées connues de vous tous, ne seront que prétextes : il s’agira pour nous d’évoquer, et d’essayer de comprendre l’attitude de scientifiques devant une nouveauté qui dérange.



B. Les révolutions scientifiques selon Thomas Kuhn : d’un paradigme à l’autre


Au cours du XXe siècle, les sciences de la Terre ont indiscutablement vécu une révolution radicale qui a conduit dans les années 60 à l’adoption de la tectonique des plaques : nouveau paradigme, dont l’un des corollaires est la dérive des continents.


Certes, mais cette révolution, comment et quand s’est-elle produite ? et quelle a été sa durée ?


Rappelons d’abord brièvement le modèle proposé par le physicien et épistémologue Thomas Kuhn (1970), modèle basé principalement sur les sciences expérimentales comme la physique. Pour Kuhn, l'état habituel d'une science est gouverné par un paradigme c'est-à-dire par la « conception théorique dominante qui a cours à une certaine époque dans une communauté scientifique » (Dictionnaire « Le Robert »).


Tant que règne un certain paradigme, on se trouve alors dans ce que Kuhn appelle une période de science normale, qui n'est pas une période de stagnation, mais bien au contraire de progrès scientifique.


Que surviennent des faits nouveaux en contradiction avec le paradigme régnant, et l'on entre dans une période de science en crise. Apparaît alors la nécessité d'un nouveau paradigme. Dès que celui-ci est adopté par l'ensemble de la communauté, on entre dans une nouvelle période de science normale. Et ainsi de suite.


On essayera plus loin de voir dans quelle mesure l’analyse de Kuhn s'applique aux sciences de la Terre et à la révolution qu'elles ont connue entre 1900 et 1970.


Mais examinons d'abord les péripéties de cette révolution, en commençant par un bref exposé de la « science normale » qui régnait au tout début du XXe siècle.



C. Fin du XIXe et début du XXe siècle ; avant l’intervention de Wegener


Sur l’état des sciences de la Terre vers la fin du XIXe siècle, trois points essentiels sont à rappeler : (1) l’absence de véritable « communauté » de scientifiques concernés par les « sciences de la Terre », (2) le fait qu’étaient déjà acquises certaines connaissances sur la structure profonde du Globe, sur l’opposition continents-océans, et sur l’isostasie, enfin (3) le rôle de deux paradigmes, celui de la pomme et celui de la permanence, qui ont eu des sorts bien différents.


1. Chacun chez soi, chacun pour soi

De la fin du XIXe siècle, et jusque vers la deuxième moitié du XXe siècle (années 70), on ne peut pas dire qu'il existait une « communauté » des sciences de la Terre. En réalité, les scientifiques qui avaient en charge la reconstitution de la structure de notre planète en surface (océans, continents, chaînes de montagnes) et en profondeur (croûte, manteau, noyau) ainsi que son histoire, étaient issus de deux formations universitaires étrangères l'une à l'autre.


Les géophysiciens étaient d'abord des mathématiciens et des physiciens, tandis que géologues et paléontologues étaient issus de la filière des sciences naturelles. Dans la majorité des cas, et, à l'exception remarquable des industries minière et pétrolière (où l’on ne recherchait pas tellement la notoriété, mais plutôt des résultats concrets, c’est-à-dire des bénéfices financiers), ces scientifiques menaient leurs recherches en s'ignorant. Pas d’orchestre, pas de partition, ni de chef : chacun, dans son coin, jouait son air sans tenir compte de celui des voisins.


2. Quelques connaissances acquises sur la nature, la répartition et le comportement des masses rocheuses constituant notre planète

Structure du Globe.- L’étude de la propagation des ondes sismiques avait déjà permis de connaître la structure de la Terre, en couches concentriques alors appelées, de l’extérieur vers l’intérieur :

Sal ou Sial (silicium + aluminium : pour nous la croûte continentale),

Sima (silicium + magnésium : le manteau),

et Nife (Nickel + Fer : le noyau).


Sial et Sima étaient réputés solides puisqu’ils transmettaient des ondes sismiques de cisaillement (ondes S) – et cela bien que ce fût en contradiction, au moins apparente, avec la notion d’isostasie.

 

Isostasie.- Connue depuis 1850, l’isostasie prédit l’équilibre, lié à la poussée d’Archimède, de masses superficielles de Sial (léger) ou de Sima (lourd) sur un Sima plus profond et plus déformable (on peut aussi dire : un peu visqueux).

 

Le Sima au fond des océans.- Enfin, considérant la vitesse des ondes sismiques, on subodorait déjà que le fond de l’océan était plutôt fait de Sima, s’opposant ainsi aux continents sialiques. Résultat qui était confirmé par l’isostasie, en vertu de laquelle le Sima, lourd, devait s’enfoncer plus que le Sial léger.


3. Deux paradigmes dont l’un a rapidement été éliminé, l'autre ayant eu la vie dure

A la fin du siècle dernier et au tout début de ce siècle, les explications de l'évolution géologique de la Terre étaient gouvernées par deux paradigmes qui expliquaient d'une part la « face de la Terre », c'est-à-dire la disposition des océans et des continents et l'organisation des chaînes de montagnes, et d'autre part son évolution, et notamment la genèse des plissements et des reliefs de ces chaînes.


Le paradigme de la pomme qui se ride. Le grand géologue autrichien Eduard Suess était auteur d'un ouvrage fondamental, Das Antlitz der Erde (1885-1901), qui jouait alors, pour les géologues, un rôle un peu comparable à celui que joua plus tard celui de Jeffreys (1924, 1929) pour les géophysiciens : celui d’une référence indispensable. Suess supposait que notre planète, en se refroidissant lentement, diminuait de volume, ce qui provoquait les plissements et les reliefs des chaînes de montagnes, comme une pomme qui se dessèche et diminue de volume : sa peau se ride.


Il fut suivi en cela par de nombreux géologues qui étudiaient les chaînes de montagnes et notamment les Alpes, tel le Français Marcel Bertrand. C'était l'époque où le physicien Lord Kelvin avait calculé l'âge de la Terre en considérant son refroidissement : pour lui pas plus d'une centaine de millions d'années, au grand maximum, alors que nous savons maintenant que cet âge est d’environ 4 600 millions d'années.


Mais ce paradigme de la pomme qui se ride, qui pourtant expliquait si élégamment la formation des chaînes de montagnes, dut être abandonné : en 1896, Henri Becquerel découvrait la radioactivité, phénomène qui génère de la chaleur. Et l’on s'est très vite aperçu que les roches du Sial et du Sima étaient riches en éléments radioactifs : potassium 40, uranium, thorium. Cela signifiait que la Terre, loin de se refroidir, est le siège d'une importante production de chaleur. La nécessaire évacuation de cette chaleur peut se faire par de lents courants de convection dans un Sima un peu visqueux : hypothèse proposée dès 1929 (§ E.3 ci-après), et reprise dans les années 60 lors de l’émergence de la tectonique des plaques.


Exit donc, dès 1900-1910, le paradigme de la pomme. L'autre paradigme a eu la vie bien plus dure.


Le paradigme fixiste, ou de la permanence des continents et des océans.- Au début du XXe siècle, tous, géologues, paléontologues, géophysiciens, considéraient que les océans et les continents actuels étaient immuables dans leur position et leurs contours généraux. Malgré la publication des idées et des démonstrations proposées par Wegener dès 1912 puis en 1915, confortées et améliorées durant les années 20 et 30, force est de constater qu'à part quelques exceptions, ce paradigme a régné encore pendant un demi siècle.


Le but de cet exposé est précisément une recherche des causes de ce retard.

D. Début du XXe siècle : l’apport inattendu et dérangeant de Wegener

 
1. Un météorologue allemand

Avant toute évocation de son œuvre, il faut savoir, cela aura son importance, qu’Alfred Wegener était allemand, et qu’il était météorologue. Il était spécialiste des régions polaires et particulièrement du Groënland, où il a dirigé plusieurs expéditions scientifiques et où il est mort en 1930, âgé de cinquante ans. Il a laissé une œuvre scientifique assez importante, notamment un traité de paléoclimatologie qui fit longtemps autorité, et surtout son livre publié en 1915, réédité et amélioré trois fois jusqu'à sa quatrième édition (1928) : L'origine des continents et des océans.


2. Ce que proposait Wegener

Après de nombreuses lectures concernant les différentes branches des sciences de la Terre, c’est en 1912 que Wegener, dans un article au Geologische Rundschau (Wegener, 1912), publia pour la première fois son hypothèse, sa « théorie des translations continentales ». L’article fut suivi par un livre, paru en 1915 mais mis au point dès 1914 lors d’une convalescence après blessure au combat, car la première guerre mondiale venait d’éclater un an plus tôt.


Il y proposait essentiellement, prenant d’abord l’exemple de l’Atlantique, une dérive des continents, notamment de ceux entourant cet océan. Cette dérive partait de l’éclatement d’un continent unique de la fin de l’ère Primaire, qu’il appela « Pangaea » (Pangée), terme que nous continuons d’employer.


3. L'argumentation de Wegener, avantages et inconvénients de sa position

Ni géologue, ni géophysicien, Alfred Wegener était donc météorologue. Et pourtant, curiosité intellectuelle aidant, il s'est intéressé à l'ensemble des sciences de la Terre.


Une telle position, « hors du sérail », présentait à la fois des inconvénients et des avantages. Il n'a d'ailleurs pas été le seul dans ce cas : n'oublions pas que Louis Pasteur était chimiste.


Des inconvénients bien sûr, car les spécialistes, les membres des différentes composantes de ce que l'on ne peut pas encore à cette époque appeler la « communauté » des sciences de la Terre, acceptaient mal qu'un non-spécialiste prétende se mêler de leurs affaires, et avaient tendance à refuser sans discussion l'idée peu orthodoxe, inattendue et même tout à fait révolutionnaire qu'il leur proposait.


4. Un faisceau d'arguments interdisciplinaires

Mais sa situation indépendante présentait, en contrepartie, d'indéniables avantages : n'étant inféodé à aucune école ou chapelle, libre de ses choix, il disposait d'une liberté bien plus grande dans la saisie des informations, d'où qu'elles viennent (paléontologie, géologie ou géophysique), et dans leur confrontation. En réalité, Alfred Wegener a, pour la première fois dans l'histoire des sciences de la Terre, mis en œuvre une démarche interdisciplinaire. Dans la préface de son Origine des continents et des océans, il ne manque pas de souligner l’importance de cette démarche :


« Pour dévoiler les états antérieurs du Globe, toutes les sciences s'occupant des problèmes de la terre doivent être mises à contribution et ce n'est que par la réunion de tous les indices fournis par elles que l'on peut obtenir la vérité ; mais cette idée ne paraît toujours pas être suffisamment répandue parmi les chercheurs [...]. Nous sommes devant la terre comme un juge devant un accusé refusant toute réponse [...]. Quel accueil réserverions-nous au juge qui arriverait à sa conclusion en utilisant seulement une partie des indices à sa disposition ? »


Il est évident qu'il prêchait alors dans le désert, car chacun, géophysicien, géologue ou paléontologue, menait alors ses recherches en ignorant les autres : on verra plus loin quels dégâts intellectuels et quelles pertes de temps cet état de choses produisit.


5. Un point de départ, générant une idée, mais loin d’être un argument unique : la forme des continents de part et d’autre de l’Atlantique

A la suite de quelques précurseurs comme sir Francis Bacon, Antonio Snider (1850) et d’autres, qui n’en tirèrent pas de conclusions, sinon pour certains une corrélation avec le déluge biblique, Wegener avait été frappé par ce que suggèrent les contours des continents actuels, de part et d’autre de l’Atlantique. Ainsi, à peu de choses près, le NE du Brésil s’encastre dans le golfe de Guinée, et l’on peut aisément « refermer » l’Atlantique.


Certains, mal intentionnés, ont pourtant prétendu que c’était l’unique argument de Wegener, ce qui permettait aisément de le critiquer. Rien n’est plus faux bien sûr : ce n’était que le point de départ d’une idée à vérifier.


6. Le Sima du fond des océans

Déjà, la vitesse de propagation des ondes sismiques suggérait un fond océanique fait de Sima, au contraire des continents faits de Sial. Mais on pouvait aller plus loin, et Wegener le fit remarquer, en considérant la répartition statistique des altitudes et des profondeurs à la surface du Globe. Il y a en effet deux maxima : quelques centaines de mètres au dessus du niveau actuel des mers pour les continents (chaînes de montagnes exclues) et autour de 4 500 à 5 000 mètres de profondeur moyenne pour les océans : ce qui suggérait que le Sima lourd sous-océanique et le Sial léger continental étaient en équilibre isostatique.


Pour illustrer sa démarche, quelques mots seulement sur une question qui a fait couler beaucoup d'encre durant la première moitié du XXe siècle.

 

7. Un exemple : les ponts continentaux

 

Une apparente nécessité… pour les paléontologues.- Les paléontologues ont toujours eu besoin d'expliquer pourquoi l'on rencontrait les mêmes espèces fossiles d’animaux ou végétaux terrestres, des escargots aux vertébrés, sur des continents séparés par les grands espaces océaniques actuels. Le paradigme mobiliste résout aisément le problème. Mais si l'on était fixiste, ce qui était le cas de presque tous avant 1960-70, il fallait alors imaginer l'existence de « ponts continentaux », c'est-à-dire de larges bandes continentales éphémères reliant les continents actuels, comme ce « continent afro-brésilien » qui, à certaines époques, aurait relié Afrique et Amérique du sud.


Il fallait de plus imaginer que ces ponts n'étaient présents qu’aux moments opportuns et qu'ils devaient s'effondrer ensuite, dès qu’ils n’étaient plus indispensables, jusqu'à 4 ou 5 000 mètres de profondeur pour être recouverts par les eaux océaniques comme celles de l'Atlantique sud entre Afrique et Amérique du sud : bref, c'était le mythe de l'Atlantide. Ce modèle a été, par exemple, longtemps enseigné à l'université de Paris : l'auteur de ces lignes a lui-même été interrogé sur le sujet à l'oral de licence en 1948.

 

Une impossibilité, démontrée par Wegener.- Wegener a montré que l’effondrement des ponts continentaux, donc sialiques, était une impossibilité, cela à cause de l’isostasie ; connue depuis le milieu du XIXe siècle, l’isostasie impliquait un équilibre des masses superficielles sur un Sima solide mais légèrement visqueux, comme des péniches plus ou moins chargées s'enfoncent plus ou moins dans l'eau d'un fleuve.


Les surfaces supérieures du Sial continental léger et du Sima océanique lourd, reposant sur du Sima visqueux plus profond, sont en équilibre, respectivement à une centaine de mètres au-dessus du niveau des mers et à 4 500-5 000 mètres de profondeur : il en résulte que l'effondrement du pont est impossible, car son Sial, trop léger, ne serait pas en équilibre isostatique (Fig. 1).


Actuellement, nous ne raisonnons pas autrement, en parlant de lithosphère océanique surmontée de croûte océanique basaltique lourde, et de lithosphère continentale surmontée de croûte continentale granitique légère et plus épaisse, toutes deux en équilibre isostatique sur un manteau plus profond, plus précisément sur l’asthénosphère constituée de péridotites solides mais plus visqueuses que celles de la lithosphère.


Des géophysiciens comme Jeffreys et des géologues comme Bailey Willis (voir § E1) refusaient tout simplement cette manière de voir, qui était notamment celle de Wegener, parce que pour eux le Sima ne pouvait être que rigide, et non visqueux, si peu que ce soit : résultat d'un malentendu scientifique que nous évoquerons plus loin.





Figure 1. Schéma simplifié destiné à expliquer comment Wegener montrait que l'équilibre isostatique des continents et des océans interdit le modèle du « pont continental » effondré.
Le modèle fixiste aboutit à une impossibilité, car le pont continental, sialique et donc relativement léger, ne peut pas s'effondrer à une profondeur océanique. Seul le Sima lourd est en équilibre au fond des océans. Le modèle mobiliste, avec dérive des continents, est le seul qui puisse rendre compte à la fois des données de la paléontologie et des impératifs de la géophysique.


Enfin, nous voyons ici la fécondité de la démarche interdisciplinaire pratiquée par Wegener, alliant les résultats de la paléontologie à ceux de la géophysique : ici, la « démonstration » fait appel à des données qui sont à première vue totalement étrangères l'une à l'autre. Sous réserve d’une discussion ultérieure sur la signification du terme (§ H3 ci-après), cette « démonstration » a conduit à un progrès décisif des connaissances.


8. D’autres arguments géologiques, plus ou moins acceptables

Dans son livre, et surtout dans sa dernière édition datant de 1928, Wegener bénéficie de données complémentaires, tirées de ses propres lectures ou fournies par ses partisans comme le Sud-Africain Alexander Du Toit. Dans le cadre de ce qu’il appelle sa « théorie des translations », il cherche de nouveaux arguments, et propose, avec plus ou moins de bonheur, des explications de dispositifs structuraux de diverses régions du Globe. Ainsi, l’invocation de translations en décrochement lui fait soupçonner le rôle de la faille de San Andreas (qu’il ne nomme pas ainsi, mais qu’il considère comme responsable du séisme de San Francisco) et la remontée vers le nord de la Californie.


Wegener suggérait aussi l’idée que l’Himalaya résultait de la dérive de l’Inde vers l’Asie, idée qu’Argand (1924) reprit et que nous admettons tous actuellement.


A l’opposé, l’invocation d’une poussée de la nouvelle Guinée en translation, pour expliquer les arcs indonésiens (Timor-Ceram, Célèbes, etc.) ne nous paraît pas des plus convaincantes, avec le recul des années. Il en est de même de l’ouverture tardive au Quaternaire de l’Atlantique le plus septentrional, au motif que l’on pourrait raccorder les traces de glaciations (moraines, etc.) des deux côtés, européen et américain.


Par contre, autour de l’Atlantique, et tout particulièrement de l’Atlantique sud, diverses données géologiques, notamment celles rassemblées par Du Toit, suite à ses recherches sur le terrain (motivées par son « wegenerisme » militant), montrent des analogies frappantes entre des traits structuraux et stratigraphiques des côtés sud-africain et sud-américain de cet océan : ce qui conforte les résultats obtenus par la paléontologie, mentionnés plus haut.


Il y avait donc, dans l’argumentation de Wegener, à prendre et à laisser.


Mais il reste dans son œuvre suffisamment de déductions irréfutables pour que, dès cette époque, trois points essentiels soient acquis, mais sans que puisse être évoqué un mécanisme théorique explicatif :

- la dérive des continents de part et d’autre de l’Atlantique ;

- l’inexistence des ponts continentaux voulus par les paléontologues ;

- et l’existence de ce continent unique de la fin de l’ère Primaire, qu’il a lui-même baptisé Pangaea (Pangée), terme que nous continuons d’utiliser avec le même sens.


9. La Pangée

Wegener a été conduit à la notion de Pangée par nombre d'arguments, notamment paléobiologiques et paléoclimatiques. Ce nom désignait pour lui un super-continent qui rassemblait, il y a 250 millions d’années (fin de l’ère Primaire), soudés entre eux, tous nos continents actuels (Fig. 2). L’image qu’en donne Wegener diffère très peu de celle que nous admettons actuellement. Elle permet de reconstituer un pôle sud de l'époque entouré d'une calotte glaciaire dont les traces sont connues dans le sud de l'Amérique du Sud et de l'Afrique, en Australie et même en Inde (car le bloc continental indien occupait alors, avant sa dérive vers le nord, une position très méridionale). Elle explique aussi certaines analogies géologiques de part et d'autre de l'océan Atlantique : une fois ce dernier « refermé », tout devient cohérent.


10. Tentative d'explication théorique, les « radeaux » de Sial : un échec

Wegener a bien sûr cherché une explication mécanique à la dérive dont il démontrait la nécessité. En réalité, à l'époque, il ne disposait pas, comme nous maintenant, des arguments décisifs, et ce n’est pas en s’acharnant sur ce seul point de son œuvre qu’on lui rendra justice.


Retenons simplement que pour ce météorologue familier des régions polaires, qui avait vu les mouvements de la banquise et des icebergs, les continents étaient des sortes de « radeaux » de Sial léger qui « flottaient » sur la masse visqueuse du Sima plus lourd ; ce même Sima apparaissait au fond des océans, à de plus grandes profondeurs, entre les radeaux sialiques.


Figure 2. Pangée et paléoclimatologie, d'après les idées de Wegener.

La Pangée était le continent de la fin de l'ère Primaire, il y a 250 Ma. Les traces de glaciations de l'époque Carbonifère (300 Ma), actuellement dispersées sur des continents disjoints, y compris l'Inde qui est actuellement au nord de l'équateur, s'organisent harmonieusement autour du pôle sud de l'époque dès que l'on rassemble les continents actuels. La position de l'Equateur est alors cohérente avec la localisation des forêts inter-tropicales qui ont donné les grands gisements houillers américains et européens.


Il avait plus de mal à imaginer les forces susceptibles de mouvoir ces lourds radeaux : force centrifuge (fuite des pôles = « Polflucht »), attraction par le soleil... Ses détracteurs n'eurent pas de mal à le contrer sur ce plan. Mais, soulignons-le encore une fois, ce n’était pas là son apport essentiel.



E. Un accueil très mitigé : une majorité de refus, quelques ralliements féconds


Alfred Wegener, entre 1912, date de son premier article proposant l'idée d'une dérive des continents, et 1930, date de sa mort, a publié quatre éditions successives de son livre Origine des continents et des océans (1915, 1920, 1922, 1928). Au fil de ces rééditions, il a pu améliorer et compléter son argumentation, utilisant notamment les données fournies pas ses rares partisans, comme le Sud-Africain Du Toit.


Trois groupes d’importance inégale.- Si l'on regarde les réactions à ses idées et à ses arguments, durant un demi-siècle (de 1912 jusqu'au début des années 60), on peut constater qu'au sein de l'ensemble des géologues, pétrographes, paléontologues et géophysiciens, trois groupes d'importance inégale apparaissent.

- négatifs : les réactions les plus virulentes ont été négatives, soutenues par quelques ténors puissants et écoutés ;

- neutres : tandis qu'une majorité est restée neutre, attentiste ou suiviste ;

- positifs : enfin, les réactions positives ont été assez peu nombreuses, quoique presque toutes de qualité.


1. Jeffreys, Bailey Willis et quelques autres : raisonnements et motivations des détracteurs de Wegener

 

Durant les années 20 et 30, plusieurs réunions scientifiques ont été consacrées à la dérive des continents, notamment celle de la Société géologique américaine (G.S.A.) en 1922 et surtout celle de l'Association américaine des géologues pétroliers (A.A.P.G.) en 1928. Leur bilan a été nettement négatif, et nombreux ont été les « anti-dérive » ou « fixistes » au cours de ces années.


D’une manière générale, deux voix émergent du concert, par leur virulence et à cause de leur influence déterminante : un géophysicien anglais, Harold Jeffreys, et un géologue américain, Bailey Willis.


Sir Harold Jeffreys nous offre un très bel exemple, tant par sa formation scientifique que par sa stature de mandarin. Issu des sciences dites exactes, c'était un mathématicien, un astronome, un physicien. Professeur à l'université de Cambridge en Grande-Bretagne, il était l'auteur d'un manuel de géophysique qui a fait longtemps autorité (The Earth, 1924, réédition 1929), livre dans lequel, d’après Hallam (1976), il se référait de façon assez méprisante à l’hypothèse de la dérive des continents, et rejetait en quelques phrases dédaigneuses les preuves d’ordre géologique et paléontologique (cf. Hallam, 1976 ; Oreskes, 1988).


Vis-à-vis de Wegener, sa position était donc simple, voire simpliste, et sans appel. Négligeant et même ignorant les arguments interdisciplinaires dont on a parlé plus haut, il s'est attaqué seulement – cela lui suffisait – aux deux principaux points faibles. D’abord, l’hypothèse des « radeaux » de Sial flottant sur le Sima visqueux n'était pas acceptable car pour lui le Sima était solide puisqu'il transmettait les ondes sismiques S de cisaillement, que ne transmettaient pas les liquides. D’autre part, cette hypothèse du Sima visqueux était en contradiction avec le fait que le fond des océans, fait de Sima, devait être solide – là, Jeffreys avait raison. Quant aux forces supposées capables de mouvoir ces radeaux, un calcul simple montrait qu'elles étaient ridiculement faibles.


Le reste était facile, en raison de sa notoriété ; car Jeffreys était typiquement de ces scientifiques éminents et respectés dont la parole pèse lourdement dans un débat scientifique : son influence a été déterminante.

 

Bailey Willis, professeur de géologie à Stanford (U.S.A.), a beaucoup publié contre la théorie de Wegener, qu'il a rejetée jusqu'à sa mort. Son action s'inscrit dans un autre registre. C'était notamment un fervent défenseur des ponts continentaux. En outre, par deux fois, durant la deuxième guerre mondiale, son discours a même « déraillé » vers un rejet d'un certain « germanisme » (les U.S.A. étaient alors en guerre contre l'Allemagne nazie) qu'aurait incarné Wegener, d'ailleurs mort plus de dix ans auparavant.


Il comparait Wegener au neptuniste Abraham Gottlob Werner, qui était possédé par une « pensée mystique germanique, préoccupée de choses non apparentes à nos sens ni évidentes à notre intelligence. Cette espèce était représentée jusqu’à sa mort récente par Alfred Wegener, l’auteur du Märchen des continents qui dérivent » [« mystical german mind, dealing with things not apparent to the senses nor obvious to the intelligence. The species was represented until his death not long since by Alfred Wegener, the author of the Märchen of drifting continents » ; Address to Sigma Xi, 22 May 1942, Stanford University) (N.B. : le mot allemand « Märchen » signifie « conte » ou « conte de fées »)].

 

Ces ténors, et quelques autres, ont entraîné derrière eux une majorité d'opposants, tant géologues que géophysiciens, cela dans un grand nombre de pays, avec quelques exceptions cependant – on rencontrera plus loin le cas particulier de la Suisse. Dans les comportements de cette majorité de partisans de la permanence des continents et des océans, on peut recenser diverses positions.


- L'argumentation scientifique était parfois assez pauvre. Certains niaient des faits évidents. D'autres, tout en accusant Wegener de partialité dans le choix de ses arguments (ce qui était vrai dans certains cas), ne faisaient pas autre chose que lui.

 

- Des comportements peu scientifiques ont été également actifs. Ainsi le fait de tourner en dérision l'auteur et sa théorie : on sait, par exemple, que l'expression même « continental drift » (dérive des continents) a été, durant plusieurs décennies, un sujet classique de plaisanterie des étudiants aux U.S.A.


- Un curieux aveuglement existait aussi devant des données pourtant évidentes tirées de la recherche interdisciplinaire de Wegener : c'est typiquement le cas des ponts continentaux mentionné plus haut. Cela résultait d'ailleurs de l'absence de véritable communauté des sciences de la Terre, chaque groupe de spécialistes travaillant en ignorant les autres. Ainsi, Hermann von Ihering, paléontologue allemand, dans un livre publié à Iena en 1927 sur l'histoire de l'océan Atlantique, écrivait-il :


« Ce n'est pas ma tâche de m'occuper de phénomènes géophysiques [...] [j'ai] la conviction que ce n'est que l'évolution de la vie terrestre qui permet de saisir les transformations géographiques de jadis » (cité par Wegener dans la préface de son livre).


Par contre, un météorologue, qui n'était pas du sérail, pouvait sans trop de difficultés intellectuelles et surtout sans blocages, adopter l'attitude efficace.


- Et avant tout, la préservation du confort intellectuel : il y a eu surtout le rôle capital de ce que l’on peut appeler le confort intellectuel, dû à une frilosité et à une crainte de la nouveauté, bref au caractère éminemment conservateur de l’esprit humain. Une citation suffira, qui se passe de commentaires : celle du géologue Rollin T. Chamberlin (anti-wegenerien militant) qui, à la réunion de l’A.A.P.G. de 1928, écrivait, en reprenant les paroles d'un participant à la réunion de la G.S.A. de 1922 :


« Si nous devons croire en l'hypothèse de Wegener, il nous faut oublier tout ce que nous avons appris depuis soixante-dix ans et repartir à zéro ».

 

2. Quelques partisans remarquables, des arguments géologiques supplémentaires

L'hypothèse et les arguments de Wegener ont pourtant séduit quelques géologues, et non des moindres. Ceux-ci ont contribué, par leurs recherches ou par les modèles qu'ils proposaient, à conforter les idées du météorologiste allemand.


Au premier rang il faut citer le Sud-Africain Alexander Du Toit, descendant de protestants français : ses recherches, concrétisées dans deux ouvrages importants (1926, 1937), ont mis en évidence de nombreuses analogies géologiques entre Afrique du Sud et Amérique du Sud, qui ne pouvaient s'expliquer que par une dérive de ces deux continents, initialement jointifs (Our wandering continents est le titre de l’ouvrage de 1937).


L'américain Reginald Daly, professeur à Harvard, a aussi beaucoup contribué à soutenir les idées de Wegener, notamment dans un livre (Our Mobile Earth, 1926) qui portait l'épigraphe « e pur si muove », phrase que d'ailleurs, contrairement à ce que beaucoup croient, Galilée n'a probablement jamais prononcée, ni écrite.


3. Trois décennies avant la tectonique des plaques, le modèle des courants de convection : Ampferer et surtout Holmes

Déjà, le géologue autrichien Otto Ampferer suggérait dès 1928 l'existence de ces courants dans le Sima. Mais, à cet égard, c'est la contribution de Holmes qui a été la plus marquante.


Certains ont dit du géologue écossais Arthur Holmes qu’il était le plus grand géologue de son temps. Moins de dix ans après la découverte de la radioactivité par Becquerel et Marie Curie en 1896-98, dès que l’on s’est aperçu que les roches de la croûte et du manteau contenaient des éléments radioactifs comme uranium et thorium, il s'est intéressé à la radioactivité des roches terrestres. Ses recherches en la matière l'ont conduit sur deux voies principales, la première étant celle des datations des roches, qui s'avérera si féconde : un ouvrage sur le sujet fut publié par lui dès 1913.


Mais la deuxième voie l'a conduit vers des idées encore plus originales : la présence dans les roches du Sial et du Sima d'éléments radioactifs, dont la désintégration génère de la chaleur, l'ont en effet conduit à reconsidérer le régime thermique de notre planète : contrairement à ce que l'on supposait jusqu'alors, la Terre ne se refroidit pas et une quantité énorme de chaleur doit être évacuée. Les roches étant très mauvaises conductrices de chaleur, la conduction, beaucoup trop lente, n’y suffirait pas.


Holmes a donc été conduit à imaginer (comme on l’a fait de nouveau dans les années 60, et semble-t-il en « oubliant » Holmes) l'existence de lents courants de convection dans le manteau terrestre constitué de roches solides mais visqueuses, en associant cette idée à celles de l'expansion océanique et de la dérive des continents (Fig. 3). Il a proposé et figuré ces courants dès 1929, cela malheureusement dans un périodique à diffusion limitée. Mort en 1930, Wegener en a-t-il eu connaissance ?




Figure 3. La figure originale d'Arthur Holmes (in Oreskes, 1988) : des courants de convection dans le manteau figurés dès 1929.
Ces courants divergent (A) à partir de l’axe de la dorsale, connue à l’époque en tant qu’élément topographique, mais interprétée par Holmes comme un reste continental : car on ne pouvait alors concevoir du Sima en équilibre à 2.500 m seulement. Ces courants, dans la figure de Holmes, sont clairement liés à l’ouverture d’un « new ocean » qui ressemble fort à l’Atlantique. En B et C, enfoncement (subduction, mais le mot, qui venait d’être créé par Ampferer – en allemand « Verschlukung » –, était encore peu utilisé) à la verticale (on ne connaissait pas encore l’inclinaison des « zones de Wadati-Benioff ») ; là, Holmes envisageait la formation d’éclogites.


Si l'on a insisté ici sur la contribution de Holmes, c'est qu'elle fournissait, en avance de plus de trente ans sur la tectonique des plaques, la possibilité d'érection d'un nouveau paradigme : mais il était manifestement encore trop tôt...


4. Expliquer la formation des montagnes : Ampferer, Staub, Argand… (Termier)

Beaucoup de géologues alpins, parmi lesquels l'autrichien Otto Ampferer et les suisses Rudolf Staub et surtout Emile Argand, ont très vite adopté l'hypothèse mobiliste de Wegener, qui leur ouvrait des perspectives nouvelles dans l'interprétation de la genèse de la chaîne des Alpes – tandis que, curieusement, jusqu'à sa mort en 1930,  le Français Pierre Termier est resté ambigu parce qu’à la fois positif et sceptique.


La contribution d'Emile Argand, professeur à l'université de Neuchâtel, pionnier de la géologie alpine moderne, est restée exemplaire. Bien sûr, certains aspects, bien connus de nous, de l’évolution d’une future chaîne de montagnes, lui échappaient : ainsi son hypothèse fort séduisante des nappes embryonnaires, impliquant une compression précoce, alors que l’histoire précoce de la chaîne est au contraire dominée par l’extension (failles normales, blocs basculés).


Il n’en reste pas moins que dans un mémoire célèbre intitulé La Tectonique de l'Asie, paru en 1924, donc une quarantaine d'années avant la naissance de la tectonique des plaques, Argand est arrivé à des interprétations saisissantes des faits alors connus dans l'Himalaya (une de ses coupes montre l’Inde subduite sous le plateau tibétain), aussi bien que dans les Alpes (Europe subduite sous l’Afrique : Fig. 4).



Figure 4. Dérive des continents, formation des Alpes et ouverture des bassins méditerranéens dans une optique mobiliste : Emile Argand, 1924.


La figure du bas est une coupe verticale schématique qui montre le résultat de la collision Europe-Afrique : entre la lithosphère continentale européenne (Sial) et celle de l'Afrique (également du Sial) qui la chevauche sont comprimés des restes de la lithosphère (Sima, en noir) et des sédiments (pointillé) de l'ancien océan qui les séparait : c’est nettement pour nous une « collision », c’est à dire une subduction bloquée. La coupe supérieure montre l'étape ultérieure, c'est à dire la naissance des bassins de la Méditerranée actuelle : leur fond constitué de Sima (« trous de Sima » d’Argand) apparaît grâce à la genèse d’un « Sial aminci », suivi de sa rupture. Ces figures datant de 1924 sont parfaitement en accord avec le modèle actuel de la tectonique des plaques né en 1960-65.


Terminons en évoquant l'étonnante position de Pierre Termier. Il avait, à la suite de son maître Marcel Bertrand, découvert de grands charriages dans les Alpes ; en particulier, il avait mis en évidence la vaste fenêtre des Hohe Tauern dans les Alpes orientales d'Autriche : il était certes mobiliste en invoquant dès 1906 un « traîneau écraseur », immense masse rocheuse venue du sud, des « Dinarides » de Yougoslavie, reposant maintenant par charriage sur les roches alpines. Et pourtant, la dérive des continents au sens où l'entendait Wegener, il n'y croyait pas, la qualifiant de « rêve d'un grand poète ». Là, il semble bien que son interprétation se soit appuyée sur un modèle erroné : en 1899 il publie la description d’un basalte remonté du fond de l’Atlantique par les poseurs de câbles télégraphiques. Il a eu ainsi accès à des informations sur les reliefs sous-marins de l'Atlantique, en fait la dorsale et son rift axial, que rencontraient ces poseurs de câble : il n'a donc pu, ce qui était normal à cette époque, imaginer autre chose qu'un continent effondré avec ses montagnes, ses grands escarpements, ses vallées profondes. Bref, cela se lit bien dans ses écrits, Termier ne croyait pas à la dérive, il croyait à l'Atlantide.



F. Géophysiciens : le retour (1960-1970)


Il ne peut être question, dans un exposé surtout consacré aux cinquante années de « stagnation » qui ont accompagné et suivi l'hypothèse wegenérienne, d'analyser en détail les modalités du spectaculaire renouveau qui a duré moins d’une dizaine d’années, et dont la relation demanderait un exposé au moins aussi long.


On soulignera ici seulement quelques points.


1. Une nouvelle génération redécouvre le mobilisme

Curieusement, l'acceptation de la dérive, accompagnée d'une toute nouvelle démonstration, est venue de la discipline qui l'avait le plus vigoureusement réfutée. Il est vrai qu'en 1960 il s'agissait d'une nouvelle génération de géophysiciens. Or le relais d'une génération à l'autre est susceptible de faciliter l'émergence d'un nouveau paradigme, comme en ont témoigné, parmi d'autres, Charles Darwin, Faraday ou Planck. Citons deux d'entre eux et d'abord Darwin :

« Quelle bonne chose ce serait si les scientifiques mouraient à 60 ans, car passé cet âge, leur opposition à toute nouvelle théorie est certaine ».


Darwin écrivait cela dans son autobiographie datée de 1876. Or, il était né en 1809...


Plus nuancée est l'appréciation de Max Planck (Autobiographie scientifique, 1940) :

« Une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en convainquant les opposants et en leur faisant entrevoir la lumière, mais plutôt parce que ces opposants mourront un jour et qu'une nouvelle génération, familiarisée avec elle, paraîtra ».

La dernière partie de cette appréciation ne s'applique pourtant pas au renouveau des sciences de la Terre des années 60-70, car ceux que l'on pourrait appeler les « nouveaux géophysiciens » n'étaient nullement « familiarisés » avec l'idée de la dérive, bien au contraire : ils semblent avoir, au moins au début, ignoré les résultats et les démonstrations de Wegener, du Toit et Daly.


En fait, abordant le problème sous un angle radicalement différent, ils ont « re-découvert » le mobilisme.


2. Une adoption extrêmement rapide, une communauté des sciences de la Terre existe enfin

De 1960 à 1970, les sciences de la Terre ont vécu une décennie fulgurante, fertile en découvertes et en naissances de nouveaux modèles, avec, très vite, l'adoption du nouveau paradigme, celui de la tectonique des plaques. Très vite aussi, la quasi-totalité des géologues et géophysiciens s'est ralliée au point de vue proposé ou... imposé par un groupe important de géophysiciens de haut niveau.


Ces derniers en effet avaient pris la tête de la croisade : ils « re-découvraient » le mobilisme, et même, 35 ans après Ampferer et Holmes, le rôle possible et même nécessaire des courants de convection dans le manteau. Il faut bien comprendre que ce n'est pas les dénigrer que de faire une telle constatation : au contraire, leur rôle a été déterminant dans le rapide déblocage d'une situation figée depuis un demi-siècle. En moins d'une décennie, une « communauté » des sciences de la Terre s'est mise à exister réellement. Des recherches interdisciplinaires ont été entreprises, de plus en plus nombreuses et diverses. Par exemple, géologues, pétrographes, paléontologues et géophysiciens de nombreux pays ont participé ensemble aux campagnes de forages océaniques (D.S.D.P. et O.D.P.). La nouvelle période de « science normale » s'est mise à fonctionner avec une grande efficacité.


3. La physique et non la géologie, l'océan et non les continents

Et cette re-découverte s'est faite en utilisant des points de départ, des démarches et des objectifs tout à fait différents de ceux qui avaient été pris en compte par Wegener, Du Toit ou Argand. La différence concerne bien sûr les méthodes et les instruments (sismographe, magnétomètre, ordinateur au lieu de carte géologique, boussole, loupe, microscope...), et surtout les objets étudiés : durant les précédentes décennies, la quasi-totalité des arguments utilisés par Wegener, Du Toit et quelques autres était venue des continents, de leurs roches, de leurs fossiles, de leurs structures géologiques ; au contraire, la révolution des années 1960-70 est partie des océans.


L’existence de la dorsale médio-atlantique, déjà partiellement connue dès la fin du siècle précédent (ce qui explique pourquoi elle a été figurée par Holmes dès 1929), a été amplement confirmée. Le paléomagnétisme en général (démontrant la dérive des continents), ainsi que la découverte et l’interprétation des anomalies magnétiques des océans ont été les bases du renouveau. Ainsi, au milieu des années 60, sans tenir le moins du monde compte, au moins au début, des arguments géologiques développés par Wegener et ses partisans, on a pu montrer que la surface des océans augmentait à l'axe des dorsales et diminuait au droit des zones de subduction, avec pour conséquence une dérive des continents.


La machine était alors en route, et en moins d'une décennie, les recherches étaient à nouveau celles d'une période de science normale.


On peut d’ailleurs remarquer que s'il n'avait pas, en 1930, succombé au froid et à l'épuisement sur la calotte glacée du Groenland, Alfred Wegener aurait très bien pu vivre jusqu'en 1965 (il aurait eu 85 ans) et même 1970 (90 ans), et voir ses idées triompher...


4. Tout était là dès 1930, mais le contexte n’était intellectuellement pas favorable

Dès les années 20 et 30, des faits de terrain conduisaient « nécessairement » à une démonstration de la dérive – « démonstration » si l’on veut, mais… quel sens donner à ce mot ?


Cela concernait au minimum une dérive des continents entourant l'Atlantique, ainsi que l'existence de la Pangée, puis la dislocation de ce super-continent, allant de pair avec l'expansion océanique.


Autrement dit, pourquoi ignorer les démonstrations des Wegener et des Du Toit et accepter celles des Vine et Matthews, des Morley, des Wilson et autres pionniers des années 60 ? Et pourquoi n'a-t-on pas, dès 1930, compris que la solution mécanique résidait dans l'hypothèse des courants de convection dans le manteau ?


Mais il est trop facile de se poser ce genre de questions, avec le recul des années, et dans une ambiance intellectuelle qui est maintenant dominée par le paradigme de la tectonique des plaques. Force nous est de constater qu'en 1930 le contexte n'était pas favorable.


Pourquoi ?



G. Pourquoi un rejet aussi vigoureux ? Pourquoi cinquante années de stagnation ?


Il s’agit ici d’évaluer et si possible comprendre un comportement humain, celui d’une collectivité.


On vient de voir qu'avec le recul des années, notre appréciation de ce comportement est biaisée. Car si, en 2004, et en se limitant à l’expansion de l’Atlantique et à la Pangée, les arguments avancés par Alfred Wegener, assisté de Du Toit et d’autres, nous paraissent irréfutables, cela ne veut pas dire qu'ils l'étaient pour leurs contemporains. Essayons néanmoins de faire un bilan : malgré un faisceau d'arguments interdisciplinaires, la « communauté » (qui n'en était pas encore une, rappelons-le) des sciences de la Terre est restée en majorité fixiste, pendant plus d'un demi-siècle. Mises à part quelques exceptions notables, l'argumentation de Wegener n'a rencontré que des sourds : pourquoi ? Les raisons semblent très diverses.


1. Des malentendus d'ordre scientifique

A l'époque, on savait déjà que la Terre est solide et non liquide : c'est là que se trouve probablement la raison principale de l'incompréhension, et surtout de la résistance de savants comme Jeffreys. Pour ce dernier, notamment, Sial et Sima se comportaient comme des solides vis-à-vis de certaines ondes sismiques : c'est-à-dire vis-à-vis d'ébranlements instantanés. Cela le conduisait à refuser l'isostasie, qui implique une déformation du Sima profond : il lui était donc aisé de rejeter l'argumentation de Wegener sur l'inexistence des ponts continentaux, basée sur l’isostasie qui implique un Sima au moins un peu visqueux, déformable à la longue (et non de manière instantanée). En réalité, il y avait là un malentendu : regardez par exemple un glacier montagnard ; avec un marteau, on peut casser sa glace, tandis qu'il s'écoule lentement vers le bas de la vallée, à une vitesse de quelques mètres ou dizaines de mètres par an. Le même corps solide, à la même température, peut donc avoir un comportement de solide rigide dans un cas, visqueux dans l'autre. C'est la même chose pour les roches du manteau (Sima) : la transmission des ondes générées par les séismes, qui sont instantanés, est en réalité compatible avec le très lent comportement visqueux qu'exige l'isostasie.


Et cette viscosité permet aussi les courants de convection déjà imaginés et figurés par Holmes en 1929 (Fig. 3), et que l'on ne « ré-inventera » que 30 ou 35 années plus tard.


2. Des raisons humaines, nombreuses et diverses

2a. Au premier rang le confort intellectuel, la peur de l’inconnu

Cela résulte d’un élément psychologique fondamental, incontournable : le caractère conservateur et frileux de l'Homme, que plus haut nous avons appelé la « peur de l’Inconnu ».


Ici, science et politique se rejoignent, comme l’exprime si bien une boutade d'Honoré de Balzac :


« La France est un pays qui adore changer de gouvernement, à condition que ce soit toujours le même ».

 

En réalité, pendant une période de science normale (mais était-ce le cas ?), les scientifiques ne sont pas mentalement préparés à un changement de paradigme. Ils préfèrent se raccrocher à une planche de salut, même si c'est à l'absurde comme dans le cas des ponts continentaux.


2b. Mandarinat, clientélisme

Et puis, il y a eu, à toute époque, le rôle des clans, du mandarinat, du clientélisme, de la prise de pouvoir dans les commissions qui nomment enseignants et chercheurs et répartissent les crédits – frisant parfois ce que l'on pourrait appeler le « terrorisme intellectuel ».


Ainsi, aux USA dans les années 30 à 50, si l'on voulait faire carrière, il valait mieux ne pas paraître partisan de Wegener.


Et inversement, à partir de 1970, aux USA comme en Europe, il était recommandé de faire souvent allusion, dans les publications, à la tectonique des plaques.


2c. Wegener était allemand

Les Français, par exemple, ont été coupés des scientifiques allemands pendant toute la Première Guerre mondiale, et au moins jusqu'au début des années 20, alors que dans certaines universités suisses le mobilisme wegenerien était enseigné dès les années 20 ou 30. Bien sûr, certains Français, tels Léon Lutaud ou Boris Choubert n’ont pas hésité à enseigner ou utiliser la dérive des continents – mais ils semblent avoir été des exceptions, au sein d’une population majoritairement hésitante.


A ce propos, je voudrais citer notre confrère Rudolf Trümpy de Zurich : dans un récent article (2001) il cite en passant quelques souvenirs personnels. Et notamment celui d’une excursion dans les Highlands d’Ecosse en 1948 où, avec un géologue canadien ils demandèrent en fin de journée au leader, Sir Edward Bailey, l’autorisation de gravir un sommet voisin, au lieu de participer au sacro-saint « five o’clock tea ». Là-haut, devant un splendide coucher de soleil, Trümpy tente de convaincre son collègue senior de la dérive des continents : ce dernier rit franchement, disant que c’était une fantaisie, et « mécaniquement impossible »… et Rudolf Trümpy d’ajouter que ce collègue s’appelait John Tuzo Wilson.


Oui : John Tuzo Wilson, l’un des pionniers de la tectonique des plaques dans les années 60, auteur notamment en 1965 d’un célèbre article qui introduisait la notion de faille transformante : c’est bien dire qu’une quinzaine d’années auparavant, il n’était alors pas préparé à l’idée nouvelle.


Alors que cette idée n’était pas si nouvelle pour Trümpy, issu d’une université suisse…


Retenons le « mécaniquement impossible » de Wilson, en 1948 : dix-neuf ans après les courants de convection de Holmes, quinze ans avant ces mêmes courants prônés par les « nouveaux géophysiciens », dont il allait être un des membres les plus éminents.


Ce fait « suisse » explique probablement aussi les prises de position de Staub et surtout d'Argand (dès 1924, quarante ans avant J. T. Wilson et les autres !).


Toujours à propos de la nationalité de Wegener il y eut aussi, malheureusement, une attitude tout à fait discutable de certains face à l’œuvre d'un Allemand, à un moment où les U.S.A. comme la France étaient en lutte contre l’Allemagne nazie : pour Bailey Willis, dont on a déjà parlé plus haut, Wegener aurait été imprégné d'un certain « mysticisme germanique » supposé peu compatible avec un raisonnement scientifique sain. Mais laissons de côté ce type d'attitude, heureusement rarissime.


3. Des raisons structurelles
 

On dit bien « la chimie », « la physique », « la zoologie », mais on dit les sciences de la Terre, au pluriel : héritage d'un état de fait qui date du début du siècle, et qui a perduré au moins jusqu’à la fin des années 1960. Bref, on dit « un géologue », « un géophysicien », mais pas encore un géoscientiste ou un géoscientifique, comme si l'on avait peur du néologisme. Plusieurs raisons à cela.


L’une de ces causes est la rôle des filières d'enseignement : d’un côté celle des mathématiques et de la physique, de l’autre celle des sciences naturelles. En effet, à part quelques exceptions (élèves de certaines « Grandes Ecoles » françaises par exemple), les géologues et paléontologues étaient des naturalistes : personnellement, sortant de l’Ecole des mines et souhaitant en 1948 passer un certificat de géologie en Sorbonne, il m’a fallu aussi suivre le certificat de zoologie, disséquer en Travaux pratiques des langoustines et des escargots, etc. – ce qui d’ailleurs ne me fut pas inutile pour enseigner plus tard la paléontologie.


A l’opposé, les géophysiciens étaient avant tout (rappelons-nous Jeffreys) des mathématiciens et des physiciens.


Il y eut aussi, et ce n'est pas spécifiquement français, l'idée parfois inconsciente d'une certaine hiérarchie des sciences, que l'on trouve par exemple dans la classification des sciences d'Auguste Comte : mathématiques et physique, sciences du mesurable, placées au dessus des autres, presque les seules « vraies » sciences... Notons que cela introduisit, le moment venu, sous Jeffreys comme dans les années 60-70, à côté de l’illusion de la véracité de ce qui est calculable et calculé, un véritable « complexe d’infériorité » des géologues vis-à-vis des géophysiciens. L’étonnant est que l’inverse ne se soit jamais produit…


Ensuite, les différentes disciplines qui ont en charge l'étude de notre planète sont extrêmement diverses, leurs préoccupations justifient en partie leur isolement : elles ont longtemps continué de s'ignorer, on l'a vu plus haut ; c'est ce que l'on peut appeler, après Claude Allègre, « l'orchestre éclaté », ce que nous avons appelé le « chacun chez soi et chacun pour soi » car un orchestre qui n’avait jamais existé ne pouvait pas « éclater ». Cet état de choses a duré jusque dans les années 60. A partir des années 70 au contraire, l'information a circulé et de nombreuses recherches interdisciplinaires ont été entreprises, et cela n'est pas fini.


Enfin, si l'information circule mieux maintenant, c'est dû aussi à une meilleure organisation des publications scientifiques à l'échelle mondiale. Le temps n'est plus où un Holmes publiait (1929) une idée révolutionnaire et qui aurait pu être très féconde, sous un titre alléchant (Radioactivity and Earth Movements), mais dans un périodique peu diffusé hors de la Grande-Bretagne (Transactions of the Geological Society of Glasgow).

 

4. Raisons ou plutôt blocages « philosophiques » (ou psychologiques ?)

Dès les années 20 ou le début des années 30 il y avait eu les quatre éditions successives de l'ouvrage de Wegener, les travaux de Du Toit, d'Argand, etc. On disposait donc de faits, paléontologiques, géologiques et géophysiques, à partir desquels une interprétation aurait dû conduire à imposer la dérive ; c'est du moins ce que nous pensons, plus d'un demi-siècle après. Et même, une explication théorique était en germe dans l'hypothèse de Holmes qui proposait et même figurait les courants de convection dans le manteau, son dessin les associant clairement à une dérive continentale de part et d’autre d’un océan pourvu d’une dorsale, et qui évoque l’Atlantique (Fig. 3).


Admettons que Holmes n'ait guère été lu. Alors, force nous est de constater que, même si un faisceau de faits d'observation semblait démontrer la dérive, les scientifiques, dans leur grande majorité, n'ont pas bougé, alors qu'au contraire le ralliement a été rapide entre 1960 et 1970-75. La raison en est probablement l'émergence d'une explication théorique satisfaisante, en apparence complète, et, n'hésitons pas à le dire, « intellectuellement confortable ».


Bref, un nouveau paradigme, celui de la tectonique des plaques, était en train de devenir disponible. C'est bien là ce que prédit Thomas Kuhn (Chap. VII, « réponse à la crise » de son livre sur les révolutions scientifiques) :


[les scientifiques…] « ne renoncent jamais au paradigme qui les a amenés à la crise  [...] une fois qu'elle a rang de paradigme, une théorie scientifique ne sera déclarée sans valeur que si une théorie concurrente est prête à prendre sa place ».


Cela est probablement vrai, mais... y a-t-il eu une période de science en crise précédant la révolution de 1960-70 ?



H. Trois remarques pour terminer

1. Y a-t-il eu vraiment, entre 1915 et 1965, science en crise au sens de Kuhn ?

 

La réponse à cette question dépend du point de vue auquel on se place, et surtout du recul dont on peut disposer. Pour nous, à l’aube du XXIe siècle, les Sciences de la Terre des années 20 à 50 étaient en « crise », au sens de Kuhn. Le seul paradigme disponible pour comprendre l'évolution de notre planète était le fixisme : à cet égard, il est pour nous évident que nos prédécesseurs étaient dans une impasse...


Et pourtant, à lire les publications de certains, ou à écouter le silence assourdissant de beaucoup d'autres, on a nettement l'impression qu'une grande majorité de géologues et de géophysiciens poursuivaient alors leurs recherches sans être le moins du monde conscients de vivre une « crise » de leur science, et que, malgré tout, cette science progressait : là, le modèle de Kuhn est pris en défaut.


De toute manière, la « révolution » a-t-elle duré cinquante ans, de 1915 à 1965, ou quelques années entre 1960 et 1970 ? Les avis divergent sur ce point.


2. Et maintenant, et demain ?

Un « orchestre » s'est assemblé, et une véritable communauté des sciences de la Terre travaille, sous le paradigme de la tectonique des plaques. Incontestablement, des données nouvelles arrivent, et leur interprétation contribue au progrès des connaissances.


C'est le cas, par exemple, de l'utilisation des satellites, et du GPS (Global Positioning System) qui permet maintenant de localiser un point du Globe avec une précision de l'ordre de quelques centimètres. Un autre exemple de progrès est le développement de la tomographie sismique, qui met en évidence l'existence au sein du manteau de masses profondes, fragments de lithosphère engloutis.


Il n'empêche que toutes ces données nouvelles, tous ces progrès scientifiques ne peuvent considérer que les structures telles qu'elles existent à l'instant présent, ou des mouvements quasi-instantanés : le temps à l'échelle géologique, mesuré en millions d'années, ne nous est pas directement accessible. Et si l'on commence à avoir une idée de la répartition de certaines masses profondes, leur mouvement ne peut être mis en évidence : personne ne peut à l'heure actuelle, « voir » le déplacement de la matière des courants de convection dans le manteau. Leur seule raison d'être, c'est que nous ne voyons pas d'autre explication : un refroidissement des roches par la seule conduction, beaucoup trop lent, aurait conduit à une planète sinon en fusion, du moins beaucoup plus chaude qu'elle ne l'est actuellement.


Bref, nous sommes incontestablement dans une période de science normale, sachant bien que c'est une période de progrès scientifique, et que notre science a d'ores et déjà bénéficié d'un immense acquis de données et de modèles nouveaux. Mais, comme le dit (ou prédit ?) le modèle de Kuhn, un jour pourrait arriver, dans un an ou dans un siècle, où des faits nouveaux entreraient en contradiction avec le paradigme tel que nous le concevons. A supposer bien sûr que le modèle de Kuhn s'applique ici.


Pour bien comprendre cela, reportons-nous à la fin du siècle dernier, quand régnait un paradigme bien établi, que seuls des faits nouveaux mais impossibles à prévoir pouvaient déstabiliser.


Dans les années 1880 et au début des années 1890, le Français Marcel Bertrand, en même temps que le Suisse Hans Schardt, et suivi par bien d'autres, découvrait dans les Alpes et en Provence, à côté des plis des chaînes de montagnes, d’énormes déplacements et superpositions de masses rocheuses, les charriages. Ces charriages impliquaient un rétrécissement horizontal important, bien plus important que celui dû aux simples plissements que l'on connaissait déjà. Là, une énorme avancée de nos connaissances sur la structure des chaînes de montagnes a été accomplie.


Mais pour Bertrand, comme pour l'Autrichien Eduard Suess, les structures nouvellement découvertes ne pouvaient s'expliquer que par une diminution du rayon terrestre : ce que l'on a appelé plus haut le « paradigme de la pomme ». Cette diminution, Bertrand s'était même aventuré à la calculer : les charriages découverts par lui en Provence ayant selon lui induit un raccourcissement horizontal de 20 km, cela impliquait une diminution du rayon terrestre de 4 km, intervenue pendant une durée assez courte, quelques millions d'années seulement.


Et en 1894, le même Marcel Bertrand pouvait écrire sans hésiter :

 

« Ces énormes déplacements horizontaux se retrouvent dans toutes les grandes chaînes, quel que soit leur âge, et ils apportent un argument définitif en faveur de la théorie du refroidissement et de la contraction du globe terrestre ».


Un « argument définitif » ? Et pourtant, un fait nouveau et insoupçonné allait tout remettre en cause : deux ans après seulement, Becquerel (1896) découvrait la radioactivité, suivi par Marie Curie en 1898. Et quelques années après on a su que les roches de la croûte et du manteau étaient suffisamment radioactives pour que la Terre ne se refroidisse pas.


Une constatation qui devrait nous inciter à l'humilité.


3. Théorie, faits, démonstrations…
 

Considérons d’abord ce qu’a écrit Wegener, aidé, dans les dernières éditions de son livre, par les données complémentaires apportées par ses partisans, tel Du Toit. Deux aspects sont à considérer.


D’un côté il y a un essai d’explication théorique : les « radeaux de Sial » dérivant sur le Sima, les forces supposées provoquer le déplacement, la « dérive » de ces radeaux.


Là, l’échec est total, et ses adversaires, Jeffreys en tête, n’ont pas manqué d’utiliser ces défauts de la cuirasse pour dénigrer son œuvre, voire la réduire à néant.


De l’autre côté, on ne peut qu’accepter l’existence d’une dérive des continents (en fait, seulement de ceux situés de part et d’autre de l’Atlantique), indépendamment de toute explication théorique, et cela présenté par Wegener dans un esprit interdisciplinaire, en utilisant les données de la paléontologie, de la géologie stratigraphique et structurale, de la paléoclimatologie, et de la géophysique. Wegener montrait aussi que les ponts continentaux n’étaient qu’une vue de l’esprit indéfendable, puisque l’isostasie interdit leur effondrement.


Dans ce cas, des résultats positifs ont été obtenus : on savait, ou l’on aurait dû savoir, dès 1915-1920, que les Amériques s’éloignaient de l’ensemble Europe - Afrique : c’était « démontré », sous réserve de la signification de ce terme, qui sera discutée plus loin. On savait aussi qu’à la fin de l’ère Primaire, vers 240 Ma, tous les continents actuels étaient rassemblés en un unique continent, la Pangée. Il ne faut pas oublier que le mot, jusqu’à ce jour employé par tous, géologues et géophysiciens, est dû à Wegener et que l’image qu’il en a dessinée diffère peu des reconstitutions actuelles.


A cet égard, rappelons l’attitude intellectuelle de Jeffreys, qui refusait les arguments tirés des autres sciences de la Terre, celles qu’il ignorait délibérément, comme la paléontologie ou la géologie : cette attitude nous apparaît franchement caricaturale, antiscientifique. N’oublions pas que si la théorie des « épicycles » de Ptolémée était fausse, cela n’empêchait pas un fait patent d’exister et d’être observable, à savoir  les caractères particuliers du mouvement des planètes. Dans cette comparaison, « radeaux de Sial » = « épicycles », et « mouvements des continents » = « mouvements des planètes » : réfuter les premiers n’est pas démontrer l’inexistence des seconds.


Aux démonstrations des Wegener, Du Toit et autres s’est ajoutée, dès 1929, l’hypothèse des courants de convection, présentée par Arthur Holmes dans un dessin (Fig. 3) montrant clairement leur liaison avec l’expansion d’un océan qui évoquait l’Atlantique avec sa dorsale médiane : c’était, avec 35 ans d’avance, la tectonique des plaques !


Des idées fausses, au minimum discutables, sur le sens à donner au mot « démonstration »


Pour faire comprendre la position défendue ici, je voudrais d’abord citer deux éminents collègues, un géologue et un géophysicien. Citations notées lors de conférences qu’ils ont données en 2002 dans un cycle où le présent texte faisait également l’objet d’un exposé, et qui étaient toutes destinées au même public : des étudiants préparant des thèses de géologie.


Et pour commencer, la phrase prononcée par l’un de ces conférenciers, notée mot à mot : « Jeffreys a montré par le calcul que Wegener avait tort ». Nous avons vu ce qu’il faut penser de l’opinion de Jeffreys, qui, négligeant et même méprisant paléontologie et géologie qui, pour lui, ne semblaient pas être des sciences, n’attaquait chez Wegener que le « défaut de la cuirasse ». Car la tentative de Wegener de trouver une explication scientifique à la dérive a été, on l’a vu plus haut, un échec total.


Mais revenons à l’expression : « par le calcul ». D’abord, de la part d’un géologue (car on a certainement deviné qu’il s’agissait d’un géologue), avouer que l’on semble convaincu (par Jeffreys !) que « Wegener avait tort », c’est pour le moins étonnant.


Ensuite, l’expression est révélatrice de deux « défauts » de certains géologues, défauts qui tendent actuellement à s’estomper : d’une part un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’œuvre de collègues qui ont été formés par les mathématiques et la physique, et de l’autre une sorte de « fétichisme » envers ce qui est chiffrable et chiffré.


Ce même collègue, dans un article antérieur, cosigné avec un collègue géophysicien et géochimiste, occupant presque une page entière du journal Le Monde (18 novembre 1970, p. 15) constatait que les sciences de la Terre étaient désormais étayées par des considérations mathématiques et physiques, et pouvait écrire : « à la démarche purement naturaliste s’est substituée une approche vraiment scientifique où bien sûr la physique, la chimie et les mathématiques tiennent une place de choix »… comme si les auteurs de cette phrase (dont un géologue) considéraient que les sciences naturelles de sont pas « vraiment scientifiques », que la « vraie » science doit se rattacher aux mathématiques, à la physique et à la chimie : on croit rêver, on croit retrouver la fameuse classification des sciences d’Auguste Comte !


Et cela rappelle fortement la phrase qu’écrivit Arago (Ann. Bureau des Longitudes, 1830) après qu’au XIXe siècle Elie de Beaumont eut présenté en 1829 à l’Académie des sciences son « réseau pentagonal », censé expliquer la structure et l’évolution de la Terre : « Aujourd’hui, la géologie a pris rang parmi les sciences exactes ».


Revenons au cycle de conférences de 2002 à l’université Pierre et Marie Curie (Paris 6) : Le lendemain, devant le même auditoire, un autre orateur (cette fois un géophysicien), utilisant systématiquement l’ouvrage de Jeffreys, « démolissait » totalement Wegener, se trouvant, à l’étonnement de l’auditoire, en parfaite opposition avec un exposé antérieur, qui fait en partie l’objet du présent texte.


Trois interrogations : Quoi ? Comment ? Pourquoi ?


Devant ces opinions si divergentes, que penser ?


On suggère ici que notre cerveau demande absolument que l’on réponde aux trois questions fondamentales : Quoi ? Comment ? Pourquoi ? et surtout à la troisième. Précisons :


Quoi ? Ce sont des faits qui s’imposent à nous, et posent problème :  correspondance des côtes si l’on « referme » l’Atlantique, structures géologiques semblables de part et d’autre, existence de fossiles continentaux datant de la fin l’ère Primaire (250-240 Ma), identiques de part et d’autre de l’océan, etc.


Comment ? Impossible d’expliquer cela par des ponts continentaux, Wegener l’a bien montré en invoquant l’isostasie : seule la séparation puis la dérive des continents peuvent expliquer « comment » cela s’est fait.


Pourquoi ? Par quel mécanisme ? Là, Wegener a échoué ; et ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que ceux que nous pouvons appeler les « nouveaux géophysiciens » nous ont apporté l’explication théorique (physique et mathématique si l’on veut) qui est nécessaire pour que notre cerveau soit satisfait !… autre forme du « confort intellectuel », si souvent mentionné dans les pages qui précèdent.


Au moins au début de sa quête, un géologue naturaliste peut certes se satisfaire du « comment », et dans une certaine mesure il a raison : Wegener avait bien « démontré » que les continents dérivent ; mais comme il n’avait pas su montrer « pourquoi », notre cerveau n’était pas complètement satisfait.


Mais cette discussion conduit à la remarque que me fit un autre géologue, qui suggérait que ni Argand ni Wegener n’apportaient de « preuves véritables », c’est-à-dire répondant à la rigueur d’une démonstration mathématique, apportée par les géophysiciens des années 60.


En fait, on est en droit de se demander : « qu’est-ce qu’une preuve véritable ? ». Mieux : une « preuve véritable » peut-elle exister ?


Et nous nous rallierons finalement à la position de Karl Popper : une théorie, par essence, n’est jamais « démontrable », elle est seulement « falsifiable » (ou « réfutable »), c’est-à-dire que « le critère de la scientificité d’une théorie réside dans la possibilité de l’invalider, de la réfuter ou encore de la tester »  (Popper, 1934).


Mais nous sommes peut-être allés trop loin dans notre analyse. Car il est évident que l’œuvre de Wegener a marqué notre génération, et qu’elle a conduit à un progrès décisif. Aussi, pour terminer, on rappellera tout simplement un hommage à Wegener datant de 1968, et précisément dû à John Tuzo Wilson :

 

« A notre époque, plus que de données inédites, d’instruments meilleurs ou de techniques nouvelles, les sciences de la Terre semblent avoir besoin de passer simplement de notre croyance actuelle en une structure statique du globe au concept nouveau suivant lequel il a longtemps été mobile. Cela est parallèle et semblable à la révolution copernicienne, et devrait peut-être être appelé la révolution wegenerienne, du nom de son principal artisan » (J.T. Wilson, Proc. Amer. Phil. Soc., 112, 5, 1968).



 

Références

­ = articles et ouvrages soutenant la théorie de Wegener.

t = quelques « articles fondateurs » de la tectonique des plaques.

 

­Argand, E., 1924. La tectonique de l’Asie. C.R. XIIIe Congr. Géol. Int., 1922, Liège 1924, p. 171-372.

­Daly, R. A., 1926. Our Mobile Earth. New York.

­Du Toit, A., 1926. Geology of South Africa.

­Du Toit, A., 1937. Our Wandering Continents. Edinburgh, Oliver and Boyd.

Hallam, A., 1976. Une révolution dans les Sciences de la Terre. Trad. fr. Editions du Seuil, Paris, 1976.

tHess, H. H., 1962. History of the ocean basins. In : Petrologic studies, a volume to honor A.F. Buddington, Geol. Soc. America, p. 599-620. (d’après Oreskes, 1988, des « pre-prints » circulaient dès 1960)

­Holmes, A., 1929. Radioactivity and earth movements. Trans. Geol. Soc. Glasgow, 18, p. 559-606.

­Holmes, A., 1929. Radioactivity and continental drift. Geol. Mag., 65 (1929), p. 236-238.

tIsacks, B., Oliver, J., & Sykes, L. R., 1968. Seismology and the new global tectonics. Journ. Geophys. Res., 73, p. 5855-5899.

Jeffreys, H., 1924. The Earth ; its origin, history and physical constitution. Cambridge University Press, 1924 ; 2nd edition 1929).

Kuhn, T., 1970. La structure des révolutions scientifiques. University of Chicago Press. Trad. française, Flammarion, Paris, 1972.

tLe Pichon, X., 1968. Sea-flooor spreading and continental drift. Journ. Geophys. Res., 73, p. 5855-5899.

Oreskes, N., 1988. The rejection of continental drift. Historical studies in Physical Sciences, 18-2, p. 311-348.

Popper, K., 1934. Logik der Forschung. Trad. fr. : La logique de la découverte scientifique, Payot, Paris, 1973.

Suess, E., 1885-1909. Das Antlitz der Erde. Trad. fr. : La Face de la Terre, Armand Colin, Paris, 1897-1918.

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