TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XX (2006)

Pierre RAT

Regards sur deux siècles de stratigraphie

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 14 juin 2006)

Résumé.
Notre échelle stratigraphique, construite au long du XIXe siècle par des géologues ouest-européens à partir de la géologie continentale de l'Europe occidentale, aurait pu être tout autre. Elle a dépendu des hommes, des circonstances. Le Trias : c'est l'empilement de trois ensembles d'Allemagne. Éocène, Pliocène : découpage par Charles Lyell d'après la proportion de formes actuelles dans les inventaires de faunes tertiaires… Alcide d'Orbigny invente l'étage alors qu'Oppel définit la zone. Au XXe siècle ? Impact de la prospection pétrolière : forages, diagraphies, micropaléontologie, concurrence. Accès au domaine océanique. Chiffrage de la durée. Mondialisation, il faut s'entendre par-delà la diversité des langues, des conceptions : colloques, codes, guide… Enfin, de descriptive, la stratigraphie se veut explicative : stratigraphie " génétique ". La stratigraphie aujourd'hui ? Un outil au service des diverses branches de la géologie, auxquelles elle donne le cadre-temps où situer toutes leurs informations.

Mots-clés : Échelle stratigraphique - corrélation - étage - biozone - stratotypes - durée - géologie historique - XIXe siècle - XXe siècle

Abstract.
Our stratigraphic time scale was built during the XIXth century by West-European geologists from their knowledge of Western Europe. The result could have been very different. Trias came from the superposition of three formations in Germany. Eocene, Pliocene: Lyell's divisions of the Tertiary Era, according to the proportion of present genus or species in the catalogues of faunas. D'Orbigny invented the stage when Oppel defined the zone (our biozone). During the XXth century? Impact of oil prospection: boreholes, well-loggings, micropaleontology, economic competition. Access to the oceanic domain. Numbering the duration. Attempts towards a worldwide understanding beyond the diversity of languages and customs: colloquiums, stratigraphic codes or guides. Finally, from description, stratigraphy trends towards explanation: genetic stratigraphy. Stratigraphy today? A tool in attendance on the various branches of Earth sciences, to assign a place to their information within its time scale.

Key words: Stratigraphic scale - correlation - stage - biozone - stratotypes - duration - historical geology - 19th century - 20th century

 

Regards

Ce texte m'a demandé un travail fort intéressant, mais des plus difficiles. Il m'avait été initialement demandé une communication sur l'histoire de la stratigraphie qui ferait suite au livre de Gabriel Gohau sur La naissance de la géologie historique [La Terre, des théories à l'histoire. Coll. Inflexion, Vuibert-Adapt.] . Un programme beaucoup trop ambitieux. En effet, l'ouvrage de Gabriel Gohau est le fruit d'une recherche approfondie et très réfléchie ; de plus, le développement de la stratigraphie au XIXe siècle est cadré dans son Histoire de la géologie.

D'autre part, je n'ai ni la compétence, ni les moyens, ni l'envie de me lancer dans une recherche vers les documents initiateurs. Et puis le temps manquait… Je ne pouvais donc faire qu'en fonction de ce que j'avais en mémoire ou sous la main. Néanmoins je me suis laissé tenter. D'où cette proposition : " Regards sur deux siècles de stratigraphie ".

Un regard, c'est toujours à partir d'un point de vue, d'un point d'observation qui est personnel. J'en donnerai comme exemple Buffon qui a vu ses Époques de la nature depuis son château de Montbard .

RAT, Pierre (1987-88). Les Époques de la nature et la Bourgogne. Mém. Acad. Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon, t. 128, p. 123-130. Les Époques de la nature reflètent ce que Buffon pouvait connaître depuis son château de Montbard : 2e époque, " le roc vif ", c'est le Morvan tout proche ; 3e époque, " les dépôts des eaux ont formé les couches horizontales de la Terre, les premières d'argile " (voici les pentes argileuses du Lias de l'Auxois enveloppant le Morvan), " les supérieures de pierres calcaires " (les plateaux bajo-bathoniens de l'Auxois et de " la Montagne de Langres "); 4e époque, les reliefs sont façonnés (dont ceux de la Montagne de Langres).

De plus, un regard, c'est toujours partiel ; on n'embrasse jamais tout. On excusera donc les lacunes. Partiel, voire même partial : votre lecture de l'histoire pourra donc être différente de celle que je vais vous proposer.

Enfin j'ai mis " regards " au pluriel, ce qui permettra de changer le point d'observation en cours de route.

Mais déjà se pose une question au départ : qu'est-ce que la stratigraphie ?

Question que nous retrouverons tout au long de notre parcours.

En 1997 le Comité français de stratigraphie donnait cette définition : " La discipline qui étudie l'agencement, dans l'espace et dans le temps, des formations géologiques et des événements qu'elles matérialisent, afin de reconstituer l'histoire de la Terre et son évolution en fonction du temps. "

Stratigraphie, terminologie française (1997). Cet ouvrage est une belle expression d'une collaboration entre universités, laboratoires pétroliers, BRGM, CNRS et INRA. Volume publié par le Comité français de Stratigraphie. Fait le point à la fin du XXe siècle.

Si je souscris entièrement à la première partie (la stratigraphie étudie l'agencement, dans l'espace et dans le temps, des formations géologiques et des événements qu'elles matérialisent), je suis très réservé quant à la seconde (afin de reconstituer l'histoire de la Terre). Sans doute est-ce bien là l'un des points d'aboutissement de la stratigraphie, mais la préoccupation de l'usager courant est plus immédiate et plus prosaïque. Gabriel Gohau l'a bien fait ressortir dans son Histoire de la géologie (1987), avec les pages consacrées à l'incidence des besoins des mineurs (mines de charbon tout particulièrement aux XVIIIe et XIXe siècles) sur l'avancée des recherches de terrain et leurs conséquences sur les vues des théoriciens.

Permettez moi, à ce propos, une note très personnelle.

Quand j'ai commencé à travailler pour ma thèse dans la Chaîne cantabrique autour de Santander et Bilbao (c'était au début des années 1950), je me suis trouvé en face d'une impressionnante masse verte, herbeuse et boisée, s'élevant du niveau de la mer à plus de 1700 mètres, et d'où jaillissaient d'énormes et capricieuses masses calcaires blanches, sans aucun ordre apparent. Comment s'y retrouver ?

RAT, Pierre (1998). Avec les géologues dijonnais et quelques autres dans la Chaîne cantabrique (des itinéraires de reconnaissance à la marge ibérique). Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie, (3), 12, p. 79-104.

Trois grands paquets pouvaient cependant être discernés, que Raymond Ciry (1886-1968) avait entrevus :

L'important était de trouver quelque géométrie dans ces ensembles et dans leur arrangement. Tout simplement déjà pour s'orienter dans le pays, puis pour cartographier. Les profondes vallées de la province de Santander ont été fort utiles. Ce fut ma première approche de la stratigraphie.

Il fallait pourtant donner un âge à ces terrains. Prenons le " complexe supra-urgonien ". Un paquet monotone et pourtant sympathique, malgré ses ajoncs, avec ses sentiers de sable jaune. Un paquet d'épaisseur très variable mais se chiffrant toujours en plusieurs centaines de mètres. Sur plusieurs années, je suis parvenu à y trouver une dizaine de moulages ou empreintes d'ammonites, écrasés, incomplets, sur lesquels le général Collignon (1893-1978) mit une étiquette. Une étiquette qui ne dépassa pas toujours le nom de genre. Vous imaginez, dans ce volume, quelques échantillons à des kilomètres de distance ! Assez cependant pour situer ce complexe dans l'Albien… mais pas plus.

Quel contraste lorsque je me retrouvais à Dijon, à côté d'Henri Tintant et ses tiroirs d'ammonites jurassiques : espèces, sous-espèces, zones, sous-zones,… sur quelques décimètres parfois ! Nos conceptions de la stratigraphie ne pouvaient être les mêmes, à cause déjà de l'objet auquel nous étions confrontés. Tintant, paléontologue, biostratigraphe, cherchant le détail de ses fossiles, les subtilités de leur succession. Et moi, géologue généraliste, ayant à comprendre un pays : la géométrie des terrains d'abord (une stratigraphie de rapports latéraux plus peut-être que de superposition, compliquée de tectonique). Les fossiles n'intervenaient qu'après : en premier lieu pour caser mes terrains dans l'échelle générale (datation) et pour pouvoir les raccorder avec ceux d'ailleurs ; ensuite pour ce qu'ils pouvaient m'apprendre de leur milieu de vie… (sur leur environnement dirions-nous aujourd'hui), marin ou saumâtre, superficiel ou profond.

Revenons au début du XIXe siècle

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, on avait pris conscience que la Terre avait une histoire, et une histoire que l'on pouvait déchiffrer à partir de documents enfouis dans le sol, à partir des matériaux de l'écorce terrestre et de leur agencement. On sortait des " théories ", construites sur de laborieuses spéculations, pour essayer de comprendre, en suivant l'histoire, ce qui avait pu se passer, grâce à la succession des événements déduite de l'observation.

Toutefois l'outil d'analyse n'était pas encore au point.

On peut reprendre ici les mots de François Ellenberger, relayés par Gabriel Gohau : " Le géologue actuel, s'il lui arrive de compulser des livres du XVIIIe siècle, s'y sent dans un univers étranger. Abordant ensuite les écrits de la décennie 1830-1840, il ne s'y sent pas dépaysé. Il y reconnaît sans peine sa propre discipline à ses débuts. " [ELLENBERGER, François (1994). Histoire de la géologie. Technique et Documentation (Lavoisier) Paris, t. 2, p. 318.]

Si, à l'entrée du siècle, une histoire géologique est bien entrevue, peut-on en dire autant de la stratigraphie ? En effet c'est dans le courant du XIXe siècle que s'est fondée, que s'est développée… la stratigraphie. C'est au XIXe siècle qu'a été construite notre échelle stratigraphique, celle qui donne encore aujourd'hui le cadre-temps de notre représentation de l'histoire (géologique).

Que pouvons-nous saisir de la manière suivant laquelle a été construite cette échelle que nous utilisons, et qui nous paraît évidente ? C'était au temps où les moyens de transport et de communication se développaient (ce qu'exprime l'ouvrage d'Albert de Lapparent, La Géologie en chemin de fer, 1888).

Notre échelle stratigraphique aurait-elle pu être différente ? Sans doute.

En effet, il y a bien, au départ, des documents… en attente. Mais leur mise à jour, leur étude, leur interprétation dépendent des circonstances qui ont permis d'y accéder. Ainsi, sans l'exploitation des schistes bitumineux d'Autun qui approvisionnaient, entre autres, Dijon pour s'éclairer à " l'huile de schiste ", il n'y aurait jamais eu d'Autunien. Il y a enfin les interprétations qui en ont été tirées à l'époque.

Commençons par les grandes lignes de notre cadre temporel

1 - Tout d'abord nos quatre ères

Ce premier déchiffrement s'est réalisé en Europe occidentale, ce qui a donné sa marque à notre nomenclature. Plus exactement dans la partie hercynienne de cette Europe occidentale, Grande-Bretagne, France et Allemagne. Pour deux raisons sans doute : 1) La lecture de la géologie y était relativement plus facile qu'en pays alpin par exemple. 2) C'est là qu'il y avait la plupart des têtes pensantes. Il y avait aussi beaucoup d'exploitations minières (houille, fer, sel et potasse) ou de carrières disséminées qui, à la fois, donnaient des informations et créaient des besoins.

Très vite est apparue évidente, dans l'Europe hercynienne, la différence entre ce que nous appelons maintenant socle et couverture : des terrains stratifiés (" Flötzgebirge " des Allemands) sur une base plus ancienne complexe.

Le premier, Giovanni Arduino (1714-1795) - le génial Vénitien selon Ellenberger - serait allé plus loin et aurait donné un tableau plus complet dès 1760 avec ses quatre " ordres " de terrains qui préfigurent nos quatre ères :

Je vous renvoie pour plus de précision aux ouvrages de François Ellenberger de Gabriel Gohau et de Desmond Donovan. [DONOVAN, Desmond T. (1966). Stratigraphy, an introduction to principles. London]

Voilà donc nos quatre ères qui se dégagent. Elles furent conjuguées avec l'histoire du monde vivant par John Phillips (1800-1874) qui suggéra en 1840 : Paléozoïque, Mésozoïque et Cénozoïque.

2 - Les ères se meublent : les périodes

C'est aussi dans cette première moitié du siècle que, cahin-caha, ces ères se sont meublées. J'emploie intentionnellement ce terme de " meubler " plutôt que celui, habituel, de " diviser ".

Voici le cas du Trias, un nom des plus insolites.

En 1911 Émile Haug écrivait à propos du Trias : " C'est von Alberti qui, en 1834, réunit pour la première fois en un système unique les trois terrains connus depuis longtemps en Allemagne sous les noms de Buntsandstein, Muschelkalk et Keuper. Il proposa pour cet ensemble le nom de Trias ". [HAUG ,Emile (1911). Traité de géologie (II - Les périodes géologiques). Armand Colin, Paris]

En fait l'histoire est moins simple. On lit dans Abriss der Geologie de Brinkmann (1959) : c'est à Lehmann et Füchsel que nous devons, en 1780, nos premières connaissances sur le Trias avec cette distinction Buntsandstein et Muschelkalk. Leopold von Buch (1774-1853) aurait ajouté le Keuper, argileux et salifère. Si bien qu'en 1834, von Alberti (1795-1878) réunit ces trois unités sous le nom de " Trias-Formation ". [BRINKMANN, Roland (1959). Abriss der Geologie. Ferdinand Enke, Stuttgart, 8.. Auflage]

Ce fut d'ailleurs une cause d'erreur dans les corrélations. Tout ce qui était grès inférieur était Buntsandstein. Ainsi en était-il en Bourgogne, jusqu'à ce que Louis Courel (1962) démontre, microfossiles à l'appui, que les grès bourguignons étaient marins et contemporains du Muschelkalk. Ce qui fut largement confirmé par la suite. [COUREL, Louis (1962). Découverte de foraminifères dans le Trias de la bordure nord-est du Massif central. C. R. somm. Soc. géol. France, 1962, p. 198-200]

Pourquoi cette trilogie locale a-t-elle pris une valeur universelle ? Je n'ai pas de réponse. " Trias ", le mot est passé dans le langage courant, perdant alors l'honneur de la majuscule. Ainsi, dans le Petit Robert 2006 : " Terrain sédimentaire dont les dépôts comprennent trois parties : le grès bigarré, le calcaire coquillier, les marnes irisées. Par extension : période géologique la plus reculée de l'ère secondaire (où se sont déposées ces roches) ".

Le Jurassique, une autre histoire !

Le Jurassique, que l'on va empiler au-dessus de cette triade, nous irons le chercher dans le Jura souabe. Dès 1795, Alexandre de Humboldt se servait du terme de " Calcaire du Jura " pour désigner les terrains dont sont constitués en majeure partie le Jura suisse, le Jura souabe et le Jura franconien . Plusieurs ensembles d'aspects différents s'y superposent calmement :

On en fera, dans une nomenclature à prétention plus universelle, détachée des particularités locales : Jurassique inférieur, moyen et supérieur. Pourtant cela n'empêchera pas, avec Lias (" layers " des Anglais, " liais " des Français), Dogger (concrétions de silice et de fer du Yorkshire) et Malm (calcaire tendre de la région d'Oxford) le retour à des termes de carriers.

C'est Ami Boué (1794-1881) qui, en 1829, aurait précisé la position stratigraphique de ces terrains. Puis Alexandre Brongniart (1770-1847) introduisit en 1830 la dénomination " Jurassique " dans le langage scientifique . En Angleterre d'autres noms, Lias, série oolitique, avaient été employés par William Smith (1769-1839) et ses élèves pour désigner ce même ensemble. Nous y reviendrons.

Autre aventure encore que celle du Crétacé !

Comme pour le Carbonifère, il doit son nom à un certain type de sédiment. Le nom de craie est ancien. La craie était bien connue sur la plate-forme ouest-européenne (craie, chalk, Kreide). Le qualificatif de crétacé a été employé déjà au XVIIIe siècle. Le nom a été officialisé par Omalius d'Halloy, en 1822 . (Notons que cette désignation est antérieure à celles de Trias et de Jurassique).

Comme pour le Jura (mais dans le Bassin parisien cette fois-ci) on y a distingué trois ensembles différents superposés : craie chloritée, craie marneuse, craie blanche. Et voilà les trois étages d'Alcide d'Orbigny (1842-1847) : Cénomanien, Turonien, Sénonien.

Trias, Jurassique, Crétacé sont donc nés, indépendamment, d'études locales de terrain, en des lieux différents, non sans un certain décalage dans le temps. Après quoi il a fallu les ajuster.

Indépendamment ? Pas tout à fait. Les autres grandes périodes de notre échelle stratigraphique européenne ont été définies vers les mêmes moments :

Un telle nomenclature correspondait donc à un besoin.

Toute différente, la démarche pour l'ère tertiaire et ses étranges " divisions ".

Ici, au lieu d'empiler, on divisa. Dans l'Europe occidentale, berceau de la stratigraphie, les conditions d'affleurement des formations tertiaires sont fort différentes de celles des périodes antérieures, du Secondaire en particulier. À la différence, par exemple, de la craie sous-jacente, reconnaissable sur de vastes étendues, les bassins tertiaires sont d'extension limitée. Ils s'avéraient indépendants et capricieux. " Ainsi donc, les strates du Tertiaire constituaient un défi pour le programme stratigraphique, au lieu de lui servir de premier exemple comme l'aurait voulu la logique " [GOULD, Stephen Jay (1987). Aux racines du temps. Traduction en français. Grasset, Paris, p. 249-265. Une réflexion des plus intéressantes sur " la datation du Tertiaire par l'imposant temps cyclique " et " sur le rêve lyellien d'une paléontologie statistique "].

Charles Lyell attaqua donc le problème différemment. C'était en 1833, bien avant que son ami Charles Darwin l'ait convaincu de l'évolution des espèces. Il voyait les successions de faunes comme des renouvellements d'espèces, chacune de ces espèces étant une entité bien définie. De nouvelles espèces apparaissaient, puis elles s'éteignaient après un temps plus ou moins long (simple constat, en dehors de toute explication causale) si bien que, pour une époque donnée, la nôtre par exemple, la faune se trouve composée à la fois d'espèces nouvelles et de reliquats de faunes plus anciennes.

Charles Lyell procéda par division en prenant en compte le nombre d'espèces de la faune actuelle encore présentes dans la faune de l'époque considérée. Il s'adressa aux mollusques, bien représentés et bien caractérisés dans les sédiments tertiaires. Il n'était pas paléontologue et utilisa les déterminations et les inventaires de son collègue français Gérard-Paul Deshayes (1796-1875) :

Des noms bien étranges qui ont pourtant survécu. J'avoue préférer ceux de Crétacé ou de Carbonifère, plus évocateurs.

Bref, dans les années 1840, le tableau des périodes, à l'intérieur des ères, est rempli tel que nous l'avons gardé. Intervient alors Alcide d'Orbigny et ses étages [D'ORBIGNY, Alcide (1842-1847). Paléontologie française et (1849-1852) Cours élémentaire de Paléontologie et de Géologie stratigraphique. À noter que d'Orbigny a construit son échelle d'étages par étapes : Sénonien et Turonien datent de 1842, le Cénomanien de 1847, Sinémurien, Toarcien, Bajocien… de 1849].

L'invention de l'étage

L'idée était dans l'air. Avec des termes comme Buntsandstein (1834), Muschelkalk, Keuper, un nom était donné à un objet : un ensemble de terrains identifiables sur une assez large étendue et que l'on pouvait reconnaître aussi en d'autres endroits. Autrement dit, c'était l'enregistrement palpable d'un moment de l'histoire.

De plus, c'était un moment singularisé et situé par rapport à d'autres (Muschelkalk après Buntsandstein et avant Keuper). Enfin, un nom, cela permet d'en parler. Le concept d'étage conservait le nom, mais il ajoutait à l'objet le contenu fossilifère en le mettant au premier plan. Les variations lithologiques s'en trouvaient estompées, sinon gommées. Cette introduction de l'étage, je dirai l'invention de l'étage, par Alcide d'Orbigny, a été un progrès fondamental.

D'Orbigny concevait ainsi son étage : " Un étage est un état naturel de la nature passée pendant lequel il existait, comme dans la nature actuelle, des continents et des mers, des plantes et des animaux et, dans la mer, des animaux pélagiens et des animaux côtiers à toutes les zones de profondeur. Pour qu'un étage soit complet, il doit montrer un ensemble d'êtres terrestres ou marins qui puisse représenter une époque tout entière, analogue au développement que nous voyons actuellement sur la terre. "

De descriptive et locale la stratigraphie devenait conceptuelle et prenait une dimension universelle. Adaptant un propos de Robert Laffitte (1972), on peut dire que, s'il semble n'y avoir guère de différence entre deux expressions telles que " Oxford Clay " et " Oxfordien ", elles ont, en fait, des valeurs de portée totalement différente. La première désigne une formation géologique, limitée géographiquement. La seconde correspond à l'époque, au temps pendant lequel cette formation s'est déposée. Elle devient donc une unité de temps qui peut s'insérer dans un cadre chronologique général, celui de l'histoire du Globe.

En 1850, à propos du Sinémurien dans sa Paléontologie française (t. 3, p. 604), d'Orbigny définissait clairement ce que nous appelons aujourd'hui le stratotype : " J'ai fait dériver ce nom de la ville de Semur (Sinemurium) où se trouve le meilleur type, un gisement que je puis considérer comme étalon, c'est-à-dire pouvant toujours servir de point de comparaison ". Voilà donc forgée l'une de nos unités stratigraphiques des plus utilisée.

Et pourtant elle partait d'une idée inexacte. On peut lui appliquer la formule de Stephen Gould (The Flamingo Smile) : " False premise, good science ". Au départ il y a ce constat : faunes et flores sont différentes suivant l'âge des terrains, fonction de leur relation stratigraphique. D'où l'idée de populations qui se seraient succédé, chacune liée à une époque. Leur destruction (extinction " catastrophique ") aurait été suivie d'un renouvellement (nouvelle création pour certains). Un hiatus séparait donc deux peuplements successifs.

Il faut reconnaître que cette vue était favorisée par les lacunes de sédimentation des séries dans lesquelles les relevés étaient faits (séries de plates-formes dirions-nous). " C'est ainsi que d'Orbigny distingua dans les temps géologiques 27 créations successives, suivies d'autant de catastrophes. Des discontinuités biologiques fondamentales, ou " révolutions " formaient des coupures universelles et synchrones. La discontinuité de la vie fournissait à la stratigraphie un cadre discontinu " [REY, Jacques (1983). Biostratigraphie et Lithostratigraphie. Publications de l'Institut français du pétrole. Éd. Technip, Paris, p. 63}.

On peut suivre ainsi la conversion en étages de la stratigraphie du bassin de Londres vue par A. de Lapparent .

" La série des couches jurassiques a été établie en Angleterre, au début de ce siècle, par William Smith. Tout en reconnaissant (et c'est là son grand titre de gloire) que chaque assise était caractérisée par une faune spéciale, Smith n'avait pu fonder sa classification sur l'argument paléontologique dont l'application eût été alors prématurée. Il s'était donc borné à relever l'ordre normal de succession d'un ensemble de couches, dont chacune se distinguait par la constance de ses caractères pétrographiques.

Cette série, précisée plus tard par Buckland, puis par Conybeare et Phillips, a longtemps servi de type pour l'étude des terrains jurassiques sur le continent. Elle se composait des termes suivants :

1° Inferior oolite; 2° Fuller's earth; 3° Great oolite; 4° Bradford-clay and Forest-marble; 5° Cornbrash.

A partir de 1843, Alcide d'Orbigny déduisit, de la comparaison des faunes, une conversion systématique en étages. L'inferior oolite, dont le type fossilifère le plus remarquable se trouvait aux environs de Bayeux, devint l'étage bajocien ; le nom de bathonien fut appliqué à l'ensemble des assises 2, 3, 4 et 5, en souvenir de la ville anglaise de Bath, où la couche dite great oolite est le mieux développée. "

LAPPARENT, Albert de (1893). Traité de géologie. Savy, Paris, 3e édition, entièrement refondue. " Durant cet intervalle ", précise l'auteur dans l'introduction, " que de conquêtes précieuses dont la science s'est enrichie ! Le zèle des commissions géologiques et des explorateurs volontaires ont plus que doublé la superficie géologiquement connue de notre planète… Pour ce qui concerne les changements apportés à la nomenclature et au classement des terrains stratifiés… ils sont le résultat de délibérations poursuivies de concert avec M. Munier-Chalmas " ; ils ont tenu compte aussi " des besoins des tableaux d'assemblage " du Service de la carte géologique de la France.

Par la suite, la connaissance de l'évolution du monde vivant, la multiplication des échantillonnages ont totalement transformé cette façon de voir la relation entre étages successifs, d'où ces questions nouvelles : limites (conventionnelles), transition, couches de passage. Ainsi, " Mayer (1864) créait le nom aalénien pour la base du bajocien, considérée comme une zone de passage entre cet étage et le lias " (A. de Lapparent).

Aujourd'hui qu'en est-il de l'étage ? Dans son ouvrage intitulé Stratigraphie, terminologie française (1997), le Comité français de stratigraphie donne un commentaire que je nuancerai : " Unité concrète, la plus couramment employée, de notre terminologie ", est-il dit. " Unité concrète ", c'est à discuter. Certes l'étage donne généralement une image concrète (que l'on peut se représenter) dans sa localité type : le Calcaire à gryphées arquées pour le Sinémurien à Semur… Mais ailleurs ?

" Il répond aussi bien aux besoins locaux ou régionaux (cartographie en particulier) qu'aux soucis de corrélation à vaste échelle, voire mondiale ". J'en doute un peu. Déjà dans l'usage cartographique local ne plaque-t-on pas parfois, et même souvent, un nom d'étage sur la formation que l'on cartographie ?

" Les limites des étages ont été historiquement basées sur des changements naturels reconnus au moins en certains points, souvent liées à des lacunes de sédimentation ".

L'étage s'exprime :

Arrive Oppel et la zone paléontologique

Au moment où Alcide d'Orbigny, frappé par la rupture qu'il constatait entre faunes successives, inventait l'étage, Albert Oppel (1831-1865), en 1856, isolait la zone dans une suite fossilifère qu'il voyait continue. Deux façons d'exprimer le temps. Toutes deux ont connu le succès, peut-être parce qu'elles correspondent à deux conditions différentes d'observation : la première plus concrète ; la seconde plus idéale, mais plus fine… là où elle est applicable .

OPPEL, Albert (1856-1858). Die Juraformation Englands, Frankreichs und des südwestlichen Deutschlands, nach ihren einzelnen Gliedern eingetheilt und verglichen. Württemb. naturwiss. Jahresh., Jahrg. 12-14, Stuttgart. Partant des analyses minutieuses faites dans le Jura souabe, Oppel constatait que les 33 zones, qu'il avait distinguées et qu'il désignait du nom d'une ammonite caractéristique, se retrouvaient sur de grandes étendues en conservant, à travers les variations lithologiques, les mêmes caractères paléontologiques essentiels.

Oppel voyait ainsi la zone (ne parlons pas encore de biozone, le terme ne venant que plus tard au XXe siècle, tout comme " biostratigraphie " que l'on doit à Dollo, 1904), disons la zone paléontologique : explorant l'extension verticale de chaque espèce dans des localités les plus diverses, en laissant de côté les traits lithologiques particuliers des couches successives, on peut mettre en évidence des zones qui, par la présence constante et exclusive de certaines espèces, se singularisent par rapport aux niveaux sous- et sus-jacents.

Par ce moyen, ajoutait-il, on obtient un profil idéal dont les composants de même âge en différents lieux sont toujours caractérisés par les mêmes espèces. Certaines d'entre elles sont particulièrement valables pour ces divisions, de sorte que l'on peut nommer chaque zone par une espèce particulière : l'espèce index.

Par la suite le concept de biozone a été précisé, affiné, nuancé : zone d'association, zone de distribution (catégorie dans laquelle on peut placer la zone d'Oppel), zone d'abondance…

Très vite il a été utilisé par divers auteurs, peut-être même spontanément et indépendamment de la formulation d'Oppel. À partir de fossiles différents. Différents selon l'époque et le faciès des dépôts :

Regard sur la fin du siècle : le traité d'Albert de Lapparent

Arrêtons un instant notre regard sur le Traité de Géologie d'Albert de Lapparent . La première édition est de 1882, la troisième, " entièrement refondue ", est de 1893.

En 1943, Maurice Gignoux soulignait le rôle important de ce traité, alors que la nomenclature stratigraphique était hésitante et quelque peu foisonnante (voir, à propos des stratotypes français , cette floraison de noms, entre 1850 et 1900 : Jean Roger en a relevé plus de cent qui n'ont pas survécu, certains pratiquement mort-nés) : " Grâce principalement à la diffusion mondiale du Traité de Géologie d'A. de Lapparent ", nous dit Gignoux, " un accord universel est intervenu. " Universel, c'est peut-être un peu trop dire, mais tout de même ! C'est aussi à ce moment que le premier congrès géologique international, qui se tint à Paris (1878), tentait une première hiérarchisation des termes que l'on employait.

GIGNOUX, Maurice (1926). Géologie stratigraphique. Masson, Paris. 2e éd., 1935, 3e éd., 1943. " Écrit pour les étudiants ", cet ouvrage a joué un rôle important pour, en quelque sorte, révéler la stratigraphie…" Au moyen d'un petit nombre d'exemples étudiés en détail, illustrer les méthodes de travail et les synthèses des stratigraphes ". Après l'austère somme d'Émile Haug (1911), c'est la stratigraphie rendue accessible, voire attrayante, non seulement pour les étudiants, mais aussi pour un public cultivé plus large.

Les stratotypes français (1980), Mém. BRGM, N° 109. On retrouve ce même souci de clarification de la nomenclature, avec référence aux lieux et aux travaux d'origine, dans la Synthèse géologique du Bassin de Paris, tout particulièrement dans le troisième volume, Lexique des noms de formations (Mém. BRGM, N° 103, 1980). Et aussi dans la Synthèse géologique du Sud-Est de la France (Mém. BRGM, N° 125, 1984).

Je vois aussi un autre intérêt de l'ouvrage d'Albert de Lapparent : il donne une présentation de la géologie dans laquelle nous nous retrouvons et qui va servir de modèle. Voir le traité de Haug (1911) qui porte cette présentation à un maximum de développement, une présentation que l'on retrouve encore dans le Abriss der Geologie de Brinkmann (1959) et jusque dans les précis pour étudiants tels que, en 1947, " le petit Moret " (c'est ainsi qu'étudiants nous l'appelions) ou encore celui de Jean Aubouin et al. (1967).

La première partie du traité traite des " phénomènes actuels " ; un chapitre est consacré aux " oscillations des lignes de rivage " d'Albert de Lapparent.

La seconde partie, " Géologie proprement dite ", débute par des " Notions fondamentales sur la composition de l'écorce terrestre ", avant d'entreprendre la " Description des formations stratifiées " qui nous présente clairement l'état de la stratigraphie, en train de prendre consistance, en 1893.

Albert de Lapparent souligne ainsi " l'importance du caractère paléontologique " pour les " divisions de la série sédimentaire " : " L'observation nous enseigne que la population organique des continents et des océans a subi, depuis l'origine, des vicissitudes nombreuses, mais parfaitement ordonnées, en vertu desquelles chaque étape de l'histoire du globe a été caractérisée par certains types spéciaux […]. L'examen des fossiles offre donc un moyen de caractériser chaque épisode, avec une précision qui dépasse de beaucoup celle de l'argument minéralogique ".

Il introduit la notion de " fossiles caractéristiques, dont la présence permettra d'affirmer le synchronisme de dépôts d'inégale nature, lors même que leur passage latéral n'aurait pas été observé. "

Les grandes divisions de l'histoire dans le Traité reflètent le schéma qui a été construit à partir du début du siècle, en conjuguant les grandes " coupures " vues dans les séries sédimentaires et les documents paléontologiques qui s'accumulaient :

Pour ses " divisions de la série médiojurassique ", il fait appel aux zones d'ammonites. " Si nous nous en tenons, comme nous l'avons fait pour la série liasique, aux données fournies par l'étude des ammonites, nous serons conduits à distinguer environ 8 zones, se répartissant comme il suit entre les deux étages bajocien et bathonien ".

Les zones 1 et 2 forment l'Aalénien, auquel la plupart des auteurs allemands et anglais joignent nos zones liasiques à Lyt. jurense et Harp. opalinum.

Certes, depuis Albert de Lapparent, la biozonation a été très affinée, mais nous saisissons bien ici la progression de la démarche :

Au XXe siècle, quoi de neuf ?

Pour commencer cette histoire, nous voici, comme en stratigraphie, confrontés à un problème de limite. Où placer la limite entre XIXe et XXe siècle ? En fait, suivant le propos de Georges Millot, la géologie n'est vraiment sortie du XIXe siècle qu'après la Seconde Guerre mondiale. La stratigraphie fait partie du lot.

Accomplissement du XIXe siècle

Le Traité de géologie d'Émile Haug (1911) fait clairement le point. Se voulant un condensé des connaissances acquises, il nous apparaît aujourd'hui comme un inventaire très statique, réduit aux continents figés dans leur extension et leurs positions actuelles, séparés par le blanc, le vide, des océans, terra incognita. Une paléogéographie froide, simple juxtaposition cartographique de faciès (littoral, bathyal…). Le catalogue des fossiles, seuls moyens de corrélation, tient une large place. Par rapport au traité d'Albert de Lapparent (à peine vingt ans plus tôt) on mesure surtout la quantité de connaissances acquises, mais uniquement sur les continents.

Le nombre des ouvriers, chercheurs, ingénieurs…, s'est multiplié en même temps qu'ils se sont professionnalisés ; ainsi que les publications. De nouveaux moyens de travail se sont développés, ne serait-ce que dans les facilités de déplacement (moto, auto,…). La qualité des données recueillies s'est affinée. Cependant, au XXe siècle, le progrès n'a pas été uniquement dans l'accroissement des connaissances : il y a aussi les révolutions (ou tout au moins des conversions) dans les façons de voir (concepts, objectifs, buts,…)

On continue d'abord sur la lancée

Les travaux des premières décennies enrichissent encore les connaissances, affinent l'approche, mais ils restent dans le même ton. En témoignent le manuel de Maurice Gignoux (1e éd., 1926) ou encore le Livre jubilaire pour le centenaire de la Société géologique de France (1930) qui reste très descriptif : on décrit, on raconte, les auteurs sont individuels.

La thèse de René Mouterde (soutenue en 1951), sur le Lias et le Bajocien des bordures nord et nord-est du Massif Central, est un exemple parfait d'un travail stratigraphique d'alors : levers de coupes très précis " au décimètre ou même au centimètre ", faune recueillie avec soin " banc par banc ". Toutefois ce n'est pas une étude de paléontologie. Les fossiles ne sont pas étudiés pour eux-mêmes, mais avant tout pour leur signification chronologique (les déterminations sont faites par référence aux collections ou aux publications existantes ; d'autres sont dues à des spécialistes paléontologues). [MOUTERDE, René (1953). Études sur le Lias et le Bajocien des bordures nord et nord-est du Massif central français. Bull. Serv. Carte géol. France, N° 236].

La recherche pétrolière change la donne

Déjà pointent des nouveautés : dans l'accès à l'objet d'étude, dans les besoins. La quête du pétrole arrive au premier plan.

Avec l'essor du pétrole, la recherche s'est industrialisée. Le but n'est pas le résultat scientifique à publier, mais la réussite économique : d'où un nouveau type de concurrence avec confidentialité des résultats.

Les objectifs sont autres. Ce qui importe en premier lieu, ce n'est pas la corrélation à distance, le rattachement à une échelle des temps géologiques, mais la compréhension du volume sédimentaire dans lequel l'huile peut être piégée. On est beaucoup plus proche de la conception anglo-saxonne de la stratigraphie que de la tradition française. Pour deux raisons sans doute : les nécessités pratiques, la dominance américaine.

Les moyens d'accès à l'objet aussi ont changé. Fini le nécessaire contact direct sur l'affleurement ou dans la galerie de mine. Les forages se sont multipliés à partir des années 30. Les échantillons sont le plus souvent des boues ou de menus débris, des cuttings plutôt que des carottes. D'où l'intérêt porté à la micropaléontologie (et le coup de pouce donné à ce volet de la paléontologie). D'où l'émergence de nouvelles techniques, en particulier les diagraphies qui permettent des corrélations, tout en donnant des informations sur la nature et le comportement des corps sédimentaires traversés.

Incidence seconde : la représentation par " colonnes stratigraphiques " (logs) s'étend aux levers de surface, remplaçant les profils traditionnels.

(Pourtant les carottages ? Cas de ceux de l'ANDRA en Lorraine et les contrats qui s'en sont suivis avec des ammonitologues.)

Le chiffrage du temps.

Changement radical par rapport au XIXe siècle, le XXe siècle a vu le chiffrage du temps, de la durée, jusque-là livré à la spéculation.

Avant l'utilisation de la radioactivité, des approches avaient été faites pour évaluer la durée, selon deux ordres de préoccupations :

1) Ce qu'a pu être le temps écoulé depuis les origines. Voir les expériences de Buffon sur des boulets de métal ou de pierre chauffés dans ses forges.

2) Plus concrètement : quelle a été la durée de tel ou tel événement fossilisé dans les matériaux de l'écorce (épisode sédimentaire, tectonique, morphologique…). Dans ce sens, des essais ont été faits prenant en compte des phénomènes dont on pouvait estimer la vitesse : accumulation de sel dans les océans, accumulations sédimentaires. On connaît les évaluations de Gerard de Geer (1909) sur les glaciers de Scandinavie à partir des varves, dépôts annuels. Cela n'avait qu'une application limitée.

En 1898, Pierre et Marie Curie découvraient la radioactivité. Très vite, on s'est attaqué à la datation d'échantillons de roches (Rutherford 1905). Les premières échelles numérisées apparaissent à la fin des années 20 (Holmes 1927), les données s'accumulent. Pour les périodes récentes, les datations par le radiocarbone sont arrivées au cours de la décade 1950. Dans les années 80, les nouveaux spectromètres de masse relancent l'étude, si bien qu'à la fin du siècle, avec la participation de chercheurs français, on arrive à une échelle fiable que la Société géologique de France diffuse largement.

Se concrétise ainsi ce que divers auteurs (Teilhard de Chardin, Gould,…) ont appelé la profondeur du temps, ce que l'on peut appeler aussi " l'effet de perspective ". Les périodes récentes, proches de nous, riches en documents, chargées d'événements, ont été construites courtes. Les périodes anciennes ont été construites d'autant plus longues qu'elles étaient plus éloignées, avec beaucoup de mémoire perdue.

Chiffrer la durée, c'est aussi connaître la vitesse des processus en cause et, en conséquence, s'approcher un peu plus de leur compréhension (sédimentation, diagenèse, transgressions, déformations tectoniques…). De ce côté, toute méthode peut apporter sa contribution, la géochimie par exemple en mesurant le taux de concentration en iridium, ce qui permet d'évaluer le temps de formation d'une surface durcie.

L'accès à la mer, la découverte des fonds et des marges océaniques

En 1980, pour les 150 ans de la Société géologique de France, Alain Perrodon écrivait : " Le trait le plus marquant est incontestablement au cours des dix dernières années la connaissance des formations géologiques présentes sous les océans : DSDP (Deep Sea Drilling Project) et IPOD (International Phase of Ocean Drilling) auxquels ont collaboré de nombreux chercheurs français. " Le programme Joides (Joint Oceanic International Drilling Exploration Sampling) a été développé depuis 1975. |Livre jubilaire du cent cinquantenaire, Mém. Soc. géol. France, hors série, N° 10, 1980].

On a ainsi acquis une connaissance des fonds océaniques, domaine jusque-là totalement inconnu des géologues. Une conséquence de cette marche à la mer a été d'obtenir pour les périodes récentes, grâce aux carottages, des successions continues, à la différence de ce que permettent les formations continentales.

Parmi les résultats, notons la remise en question des quatre glaciations du Quaternaire. Au cours des deux derniers millions d'années, on voit un englacement maximal se reproduire une vingtaine de fois, soit environ tous les 100 000 ans. En somme, les quatre glaciations classiques sont un effet de perspective, chacune regroupant plusieurs épisodes de grands froids, une tendance de plus en plus marquée avec l'éloignement dans le temps.

La tectonique des plaques

L'accès à la mer a permis la naissance et le développement de la théorie des plaques : " une révolution dans les sciences de la Terre " qui a eu, bien entendu, ses répercussions sur la stratigraphie. Elle a balayé, entre autres, l'ancien concept, laborieux et bien flou, de géosynclinal. Un concept qui n'était d'aucune aide pour guider la recherche, en particulier pour les relations entre les formations pelliculaires et les grandes accumulations. Or, ce qu'on demande à une théorie, ce n'est pas seulement de tenter une explication de ce que l'on voit, mais de suggérer de bonnes hypothèses de travail.

On calait… À la place voilà les marges continentales, ce qui a complètement changé les conceptions de la paléogéographie et ouvert de nouvelles voies à la stratigraphie.

Il faut s'entendre… Nomenclature, classification, coordination des travaux…

Devant l'accroissement du nombre des chercheurs, devant la diversification des voies de recherche, la multiplication des publications ainsi que des données enfouies dans des cartons (c'était avant l'arrivée de l'informatique) un minimum de coordination s'est vite avéré indispensable.

Il fallait déjà s'entendre entre Français. Ainsi sont nés le Comité français de Stratigraphie et les divers groupes spécialisés : Paléozoïque, Permien et Trias, Jurassique, Crétacé… Il y a plus qu'un souci de nomenclature : concertation, rencontres de terrain et colloques.

Il faut s'entendre aussi avec ceux d'ailleurs. Non seulement joue la langue, mais encore des différences de conceptions : la culture stratigraphique française vise à l'universalité (la notion d'étage prime), tandis qu'en milieu anglo-américain la formation, unité lithologique, est l'essentiel, l'âge n'étant pas pris en considération au premier chef. Nous l'avons éprouvé lorsqu'en 1972, réunis à dix à Cambridge, nous avons rédigé ce court texte, en allemand, anglais et français, intitulé prudemment : Essai d'accord international sur les problèmes essentiels de la stratigraphie [LAFFITTE, R., HARLAND, W. B., ERBEN, H. K., BLOW, W. H., HAAS, W., HUGHES, N. F., RAMSBOTTOM, H. C., RAT, P., TINTANT, H. et ZIEGLER, W. (1972). Essai d'accord international sur les problèmes essentiels de la stratigraphie. C.R. somm. Soc. géol France, 1972, p. 36-45.]

Les efforts de " codification " de la nomenclature ont été soutenus, voire dirigés, par la Sous-commission pour la classification stratigraphique de l'Union internationale des Sciences géologiques (International Subcommission on Stratigraphic Classification of IUGS).

Ils ont conduit à l'International stratigraphic guide édité en 1976 par cette sous-commission dirigée par Hedberg. Au départ cela voulait être un code. Toutefois il est contraire à la marche de la recherche (qui se doit inventive) de prétendre la mettre sur des rails, l'enserrer dans des règles (et qui plus est, des règles imposées dans le contexte d'une certaine époque). Ce ne fut donc pas un code, mais un guide.

On l'a traduit en français avec cependant quelques réserves : " Traduction ne signifie pas forcément adhésion. Les traducteurs ne prennent pas la responsabilité des positions exprimées dans ce texte. " [Guide stratigraphique international, Doin, Paris, 1979].

Citons aussi, à partir du milieu du XXe siècle, le Lexique stratigraphique international Europe (publié par le CNRS).

Des stratotypes d'étages ont été définis. Ils officialisent en quelque sorte ce qui avait été l'intuition d'Alcide d'Orbigny. Avec, toutefois, le souci croissant de précision. S'ajoutent ainsi des stratotypes de " limites ". Ils sont pris plutôt hors du stratotype d'étage, celui-ci ayant été défini en son temps, en un lieu où la " coupure " était franche avec les couches encadrantes. Le premier stratotype de limite, retenu par un accord international, après de laborieuses discussions en 1972, serait celui de la limite Silurien/Dévonien dans la coupe de Klonk en Bohême.

On a également recherché des parastratotypes dans le cas où le gisement éponyme se révélait par trop insuffisant .

Pour plus de détails :

Analyser, décrire, classer, ce n'est pas un but en soi, mais un pas vers la compréhension : pour savoir comment cela s'est passé, comment cela a pu marcher ?

Maintenant on ne se satisfait plus d'une stratigraphie purement descriptive : le relevé tend à détecter les conditions, les causes du dépôt. Nous assistons à une véritable révolution conceptuelle qui se manifeste clairement par le vocabulaire en rapide évolution. On parle de " stratigraphie génétique " avec diverses approches dont la " stratigraphie séquentielle ") : une démarche pour saisir des mécanismes, les processus de fonctionnement. L'analyse tend à détecter les causes et les conditions du dépôt.

On parle de " stratigraphie intégrée ". En fait, ce sont divers moyens de datation, de corrélation, diverses techniques, de nouveaux marqueurs… que l'on intègre à la démarche stratigraphique.

On recherche de nouveaux signaux d'événements les plus divers. Les uns sont répétitifs (magnétiques, variations du niveau marin…), tandis que d'autres sont liés à la flèche du temps (évolution biologique). Certains sont accidentels, telle la " couche à iridium " de la fin du Crétacé. La préférence est donnée à ceux dont la signification est la plus générale possible, les variations du niveau marin notamment. Toutefois, quelles que soient les observations et les analyses, elles ne peuvent acquérir une vraie signification que si elles sont rigoureusement ordonnées dans le temps : on rejoint les fondements même de la stratigraphie.

La stratigraphie séquentielle, autre révolution liée à la notion de couple " plate-forme/bassin "

La séquence, unité d'analyse et de compréhension, introduit une logique dans la succession et devient outil de corrélation. Elle est contrôlée par des facteurs d'ordre général, en premier lieu les variations du niveau marin, mais aussi le climat et, tout particulièrement sur les plates-formes carbonatées, la vie…

Les séquences, unités de dépôt, sont séparées par des discontinuités, des vides (absence de dépôt, érosion, séries condensées) que la sismique peut suivre sur de vastes distances. Le fossile n'est plus l'unique moyen de corrélation.

Corrélativement, aucun enregistrement sédimentaire n'est complet. En fait les séries sédimentaires observées, surtout sur les plates-formes, sont, si l'on peut dire, pleines de vides, ce qui aide à comprendre la réussite de la notion d'étage. En effet, les étages ont été définis sur les plates-formes, séparés par de notables lacunes, de sorte que leur faune, déposée en un temps relativement court (quand la plate-forme était ennoyée) est homogène et caractéristique.

L'informatique

L'informatique a ouvert de nouveaux moyens, inconcevables il y a encore peu, pour la collecte, le stockage, le traitement des données. Et même le traitement de données anciennes dormant dans les archives. Ainsi a-t-on pu reconstituer avec précision, en trois dimensions, la géométrie, l'organisation, de séries pétrolifères de subsurface. Je ne me hasarderai pas dans cette stratigraphie de demain.

Toutefois cela nous ramène à notre interrogation de départ :

Si la stratigraphie n'est plus, comme le voudrait l'étymologie du mot, la description, l'analyse des strates, autrement dit des couches sédimentaires et de leurs relations, elle reste plus que jamais " la clé du passé ", la clé de la compréhension de l'écorce terrestre, de son histoire et, partant, de l'histoire de la Terre. Elle permet l'ordonnancement dans le temps de tout ce qui peut être détecté.

Mais est-ce une discipline scientifique? Ou simplement un outil, ou plutôt une méthode d'analyse au service des autres branches de la géologie : cartographie, prospection… (au service de la paléontologie aussi qui, avant de se mettre à son tour au service de la stratigraphie et de ses datations, doit situer ses fossiles dans une rigoureuse superposition).

Je vois dans la stratigraphie une démarche, plutôt qu'une discipline. Une démarche impliquant les disciplines les plus variées…

Une démarche qui peut s'étendre à des ensembles non-sédimentaires, non fossilifères : Précambrien, formations plutoniques et métamorphiques, sur la Lune ou sur Mars… Qui s'étend à l'archéologie : beaucoup de progrès dans la recherche archéologique on été faits grâce à l'application d'une stratigraphie rigoureuse, jusque dans l'étude de monuments. Qui s'étend à d'autres échelles, comme celle de la plaque mince.

On peut terminer par cette interrogation : Mais qui, aujourd'hui, se dit stratigraphe ?