TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1981)

Bernard BOUSQUET
Séismicité de l'Antiquité et enquêtes géomorphologiques

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 18 mars 1981)

Les séismes de l'Antiquité contribuent à définir une géographie séismologique qui se révèle comparable à celle de nos jours. Les enquêtes géomorphologiques qui confirment également la réalité de cette séismicité ancienne, s'efforcent, de leur côté, d'évaluer la pérennité de ses effets, particulièrement ici, à partir d'exemples tirés du domaine méditerranéen égéen.

1. La séismicité de l'Antiquité.

La séismicité de l'Antiquité est prouvée par les travaux de la recherche archéologique ou par les textes littéraires ou épigraphiques qui datent de cette époque même.

Dans les sites fouillés, les preuves d'une séismicité cataclysmale sont fournies par l'étude architectonique des bâtiments : pierres déplacées dans les fondations des construstions retrouvées à Troie ; pans de murs écroulés et restés dans l'état à Salamine de Chypre ; nivellement des morts-terrains pour servir de soubassements à un nouveau palais à Phaestos (Crète) ; tambours déplacés des colonnes toujours dressées des Propylées de l'Acropole d'Athènes : colonnes abattues du temple de Zeus à Olympie ; abandon définitif du site d'habitat, en raison de la stérilité archéologique des terrains recouvrant les ruines à Sicyone (Péloponnèse). A la suite de trouvailles faites sur de nouveaux chantiers, le répertoire des séismes de l'Antiquité peut s'enrichir d'exemples inédits : telle cette inscription récemment trouvée au Létôon de Xanthos (Lycie, Asie mineure) qui fait état en Doride grecque d'un très violent séisme qui a été situé vers 225 BC.

L'événement séismique peut être ainsi daté ou par le mobilier archéologique du moment exhumé des décombres en place ou par les textes épigraphiques qui permettent de lier à l'histoire événementielle la chronique de la centaine de séismes de cette époque connus de nos jours. Ainsi peut-on, alors, authentifier les traces de la catastrophe comme étant d'origine séismique et non dues aux avènements historiques. Etablissant en partie la succession des séismes et leur chronicité, on aboutit à définir l'extension des régions séismiques pendant l'Antiquité. En outre, les informations fournies par la recherche archéologique permettent d'estimer l'intensité des séismes et de situer par rapport aux lieux sinistrés mis au jour la proximité de l'épicentre pour chaque séisme considéré.

On pourrait avoir plus de prévention vis à vis des textes littéraires de cette époque qui relatent les catastrophes telluriques. Il semble, cependant, que les récits ou les témoignages, contemporains ou non des effets des séismes retenus, ne soient pas dénués de valeur, car Thucydide apprend l'existence de commissions officielles chargées d'enquêter sur les causes et les conséquences des tremblements de terre importants. De même, en raison du caractère public de leur affichage, les textes épigraphiques sont également des sources dignes de foi.

Toutefois, les sources littéraires ne fournissent pas les mêmes renseignements puisqu'on peut les classer en trois catégories à partir desquelles, cependant, on peut définir les caractères de la séismicité de l'Antiquité.

Dans la première catégorie, on peut grouper des études de séismologie théorique pour lesquelles les séismes sont considérés comme des phénomènes naturels qu'il faut expliquer. Les auteurs de ces ouvrages, à l'aide de courtes monographies, relatent le déroulement de séismes catastrophiques pour les confronter aux différentes théories émises par la science de leur époque. Ainsi, tout séisme a-t-il pour moteur un des éléments naturels ou une de leurs combinaisons possibles. Leur énergie destructrice provient de compressions au sein de l'écorce terrestre. Malgré l'insuffisance de ces explications, les savants de l'Antiquité ont réussi à décrire les différents types d'ondes et à caractériser leurs vibrations par un vocabulaire technique repris par les écrivains byzantins. Ces auteurs eurent aussi l'intuition que les séismes sont liés à des mouvements générateurs du relief tectonique, sans toutefois concevoir que toute tectogenèse s'exprime par des failles actives. Ils aboutirent également à délimiter des régions séismiques à partir de la répétition des séismes en un même lieu comme l'Italie du Sud, la Sicile, certains cantons de la Grèce et l'Asie mineure.

La deuxième catégorie de textes appartient à la séismologie compilatrice. Les catalogues séismiques, comme celui de Démétrios de Callatis écrit vers 200 BC, ne nous sont hélas pas parvenus. On en connait toutefois des extraits grâce aux citations qu'en font les auteurs de cette époque. Ce ouvrages très précis avaient pour but d'établir une géographie séismologique constituée à partir de monographies de séismes classés chronologiquement.

La troisième catégorie est du ressort de la séismologie d'observation. Ces textes d'historiens, de naturalistes ou de géographes sont remarquables par la précision des descriptions qu'ils font non seulement des phases du déroulement d'un séisme, mais également de ses effets. Il est possible ainsi de reconstituer l'aire d'un séisme destructeur comme celle du séisme de 426 BC qui ravagea les côtes du golfe maliaque (Grèce centrale). De même, tous les effets répertoriés par la séismologie d'observation moderne ont été signalés dès cette époque : fissures et crevasses du séisme de 551 de notre ère qui ravagea les mêmes régions de la Grèce centrale, ravagées dernièrement par les secousses du séisme de Février-Mars 1981, éboulements de blocs ou de pans entiers de paroi par le séisme de 464 BC, dans le Taÿgète ; tassements et glissements semi-visqueux dans la région de Boura (373 BC) ; engloutissement d'Heliké par effondrement du delta sur lequel était bâtie cette ville (373 BC) ; défluviation de cours d'eau, cas du Sperchios en 426 BC comme celui du Chéliff à la suite du séisme de Septembre 1980 à El Asnam ; raz de marée et destruction du littoral après le séisme de 426 BC.

Ces quelques exemples révèlent la justesse de ces relations dont le but était de permettre la prévision de ces catastrophes. Les indices retenus se fondaient sur les mouvements des nappes phréatiques par l'observation du niveau de l'eau dans les puits (prévision réussie vers 550 BC par Anaximandre de Milet à Sparte) ou bien sur le comportement inhabituel des animaux (séisme d'Heliké et de Boura en 373 BC, mais échec alors).

Les sources à partir desquelles on peut reconstituer les caractéristiques de la séismicité de l'Antiquité, se révèlent relativement sûres et tous les séismes mentionnés peuvent être considérés comme certains. De nos jours, leur authenticité se trouve confirmée quand on répartit ces tremblements de terre selon les catégories retenues par la séismologie moderne. Ces séismes, en effet, se distribuent en tremblements de terre relevant de la séismicité légère et en ceux appartenant à la séismicité cataclysmale.

En outre, la précision est telle que l'on peut non seulement délimiter les régions séismiques, mais également cartographier certaines aires cataclysmales et situer leur épicentre. La description des effets permet, également, de proposer l'intensité de ces tremblements de terre. On peut même situer la profondeur du foyer à partir des situations actuelles et distinguer des séismes intermédiaires ou profonds, les séismes superficiels.

La carte séismique ainsi dressée coïncide avec celle de notre époque et révèle que les sites et les régions séismiques d'alors continuent à l'être de nos jours.

2, Les enquêtes géomorphologiques.

Au départ, la méthode de ces enquêtes s'inspire des principes utilisés par les historiens et par les naturalistes. En effet, pour la géomorphologie, tout séisme est historique puisqu'il s'agit d'évaluer les effets successifs de tremblements de terre relevant d'un passé proche ou lointain. Comme il s'agit, également, d'évaluer les effets à partir des propriétés du phénomène endogène qu'est tout séisme, la méthode géomorphologique est, aussi, d'inspiration naturaliste. Mais elle y ajoute les principes de sa propre démarche en analysant le rôle des séismes en tant que processus élémentaire capable d'ameublir tout matériel et qu'agent morphogénique apte à modifier tout modelé. Ainsi aboutit-on à cartographier des topographies cataclysmales, aux différentes échelles du temps et de l'espace dans lesquelles s'inscrit la séismicité d'une région.

Pour la géomorphologie, tout séisme agit comme un processus élémentaire capable de rendre sensible à la météorisation tout matériel. En tant que processus de trituration, le séisme est, en effet, considéré comme un processus capable d'ameublir le matériel lithologique. Cette trituration d'origine mécanique se distingue de celle due aux processus élémentaires d'origine climatique en développant des bandes plus longues que larges auxquelles on peut donner le nom de bandes de trituration d'origine séismique. Ces dernières présentent des faciès différents, qui se juxtaposent à l'intérieur d'une région séismo-tectonique.

Le faciès le plus externe se présente comme un faciès de facturation par cisaillement aux fissures ouvertes. Le faciès suivant, plus interne, présente une schistosité de fracture qui délite la roche ; le faciès le plus interne associe de multiples lentilles sigmoïdales d'écrasement qui réduisent la roche en fins débris.

Les critères de discrimination par rapport aux processus de fragmentation d'origine climatique s'établissent aux différentes échelles de l'espace : zonation des faciès de trituration et association juxtaposée que la cartographie de terrain sépare des faciès d'origine tectogénique dûs à des mouvements tangentiels ; profondeur de cette trituration incompatible avec les conditions climatiques ; répartition de cette trituration par rapport à la topographie qui la rend indépendante de l'étagement morphogénique liée à l'altitude ou indifférence à la division morphoclimatique du globe.

Ces faciès acquis accèdent à l'identité d'un trait géomorphologique permanent et servent à délimiter une région séismique héritée, en l'absence de tout autre critère d'origine séismique.

Les séismes se présentent, en effet, comme des agents morphogéniques capables de transporter du matériel individuellement ou en masse et aptes à modifier le profil des pentes et les conditions édaphiques des piémonts.

Au passage des ondes préliminaires et des ondes principales plus tardives se développent des processus aux effets morphogéniques inégalement importants.

Ces effets se traduisent en surface par des fissures ou des crevasses étroites et profondes : par des figures géométriques polygonales ou circulaires en relation avec la modification des conditions édaphiques du sous-sol. Ces effets se traduisent ainsi par des remaniements de surface dont l'aspect et l'ampleur dépendent de l'état du matériel, de la topographie et de l'énergie du séisme.

L'étude de différents sites ayant subi historiquement l'action morphogénique des séismes nous a permis d'évaluer la longévité de ces remaniements ou de ces figures d'origine tellurique.

Au front du Pinde étolique, six mois après un séisme (31.XII.1976) on pouvait encore délimiter l'aire de la topographie cataclysmale. Au front de parois en calcaire cataclasé s'observaient des accumulations par éboulement, dominées en amont par la cicatrice de l'arrachement ; des jonchées de blocs éparpillés à travers une brosse de chênes-kermès qu'ils écrasaient. Sur les pentes de flysch, on remarquait des creux, traces d'anciens logements de blocs éjectés à 40 cm par les secousses, et des fissures, en échelons, transverses à la déclivité des versants.

Vingt-cinq ans après le séisme de 1953, à Céphalonie, la mer n'avait pas encore régularisé le rivage qu'encombre une masse de plusieurs hm2 de superficie, glissée au front d'anciennes falaises taillées dans les marnes bleues du Pliocène ; de même, se voyaient encore les parois de la niche d'arrachement à l'origine de ce gigantesque glissement de terrain. Les autres traces signalées n'étaient plus discernables.

L'étude de l'aire cataclysmale due au séisme d'Avril 1894, en Béotie, dans la région d'Atalanti, hors le miroir dû au rejeu sur 40 km d'une faille NW-SE, n'a permis de localiser que des sites d'éboulements non réincisés par les torrents qu'ils avaient barrés, ou des niches d'arrachement visibles parce que s'y logent aujourd'hui des marécages. Des fissures signalées dans les alluvions de la plaine ont pu être repérées parce qu'elles avaient été enduites de carbonate blanc dont le dépôt ne pouvait être d'origine biochimique.

Le versant de Delphes apparaît périodiquement ravagé par des éboulements et des coulées de blocs d'origine séismique. Liés à l'histoire du sanctuaire, certains ont pu être précisément datés de 400 BC (Hérodote, VIII, 37-39), de 373 BC (inscription F 91), de 278 BC (Pausanias, X, XIII), de 1905. C'est le seul site où les effets liés à une séismicité datée de l'Antiquité, ont pu être, ainsi, aussi précisément reconnus.

Ainsi, de toutes les modifications apportées par les séismes, seuls les effondrements de parois libres et les accumulations détritiques d'origine séismique paraissent-ils posséder la plus longue pérennité morphologique et permettent-ils de délimiter les topographies cataclysmales héritées.

Il semble, en revanche, que les autres effets soient incapables d'exercer une influence directe au-delà d'une centaine d'années. Toutefois, en raison du phénomène d'hystérésis, les effets des séismes commandent plus longtemps, mais indirectement, l'évolution du relief et du modelé à l'échelle des unités structurales. On observe, en effet, que l'évolution morphologique qui se fait à partir de cet héritage séismo-tectonique, y est plus rapide et accélère les effets des processus morphologiques d'origine bio-climatique.

Conclusion

Si, dans le bassin égéen, on veut définir la part morphogénique qui revient aux grands événements de la séismicité historique, il faut s'attacher à la modification des profils des parois libres ou à la régularisation, réalisée ou non, du profil des incisions torrentielles. Pour les autres figures d'origine séismique, il semble qu'on ne puisse remonter au-delà de 100/150 ans, si on ne peut les situer par rapport à des repères datés d'origine anthropique. Toutefois, la taille et la masse des débris peuvent être également utilisées comme critère de discrimination. En effet, lorsque l'un et l'autre de ces caractères sédimentologiques dépendent de l'action morphogénique des séismes, ils dépassent la compétence de n'importe quel autre processus morphogénique d'origine climatique, dans le domaine égéen.

Les enquêtes géomorphologiques épaulées par la géographie de la séismicité de l'Antiquité permettent ainsi de confirmer la permanence de l'action morphogénique des séismes et de définir des topographies cataclysmales historiques, utiles à connaître pour tout aménagement des pentes ou des piémonts.