TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.IV (1990)

Charles Devillers

Interrogations sur un vieux problème :
l'homme de Piltdown.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 7 mars 1990)

Dans l'histoire de la paléontologie "l'homme de Piltdown" s'est acquis une célébrité, aussi regrettable que remarquable.

Rappelons quelques données historiques et anatomiques.

En 1913, Charles Dawson et Arthur Smith Woodward publient la découverte, dans les graviers de Piltdown (Sussex) (Piltdown I), de restes osseux humains, accompagnés d'un silex taillé et d'ossements de Mammifères (Mastodon, Stegodon, ...) [ En réalité les documents ont été trouvés sur plusieurs années à partir de 1908 ]. La même année, P. Teilhard de Chardin accompagnant Dawson sur le gisement découvre, en place, une canine.

En 1917, annonce d'une nouvelle découverte à quelques trois kilomètres (2 miles) de là (Piltdown II).

Situons les découvreurs : Ch. Dawson est lawyer (avoué) et géologue amateur, averti ; A.S. Woodward, Conservateur du Département de Géologie au British Muséum (Natural History), est un paléontologiste de renom, spécialiste de Vertébrés fossiles, des Poissons en particulier ; cependant il n'a aucune expérience en paléoanthropologie.

A Piltdown I, seront trouvés neuf fragments constituant quatre pièces : une région fronto-pariétale et un temporal gauches, un pariétal avec la portion médio-latérale de l'occipital droits, une hémi-mandibule droite avec sa branche montante presque intacte et son corps, cassé à la hauteur du trou mentonnier et portant deux molaires (Ml et M2), une canine, considérée comme inférieure par Woodward, comme supérieure par d'autres auteurs. Aux quelques ossements de Mammifères il faut ajouter un fragment de fémur d'éléphant (travaillé par l'homme ?) et cinq silex taillés de facture très fruste. Tout ce matériel a été récolté, soit in situ, soit dans des tas de graviers. L'ensemble est daté du Pléistocène inférieur (?).

De Piltdown II proviennent : une portion de frontal droit, un nasal et une molaire inférieure.

A partir de ces fragments, qui n'ont entre eux aucune ligne de contact naturelle, A. S. Woodward reconstitue un crâne dont la boite crânienne est de type parfaitement humain, moderne même ; tous les auteurs en seront d'accord.

Quelques divergences se manifestent à propos du moulage endocrânien qui porte l'image, partielle, de la surface de l'encéphale. Pour G.E. Smith, cette image est la plus simienne jamais rencontrée dans la famille humaine, tandis qu'A. Keith intervient pour affirmer qu'elle est parfaitement humaine, moderne.

Mais cette quasi-unanimité se brise sous l'impact de la mandibule qui, elle, est parfaitement simienne et peut même, sans trop solliciter les faits, être comparée à une mandibule de Chimpanzé ou d'Orang-Outang.

La mandibule va, si j'ose dire, couper le monde scientifique en deux camps : les unicistes et les dualistes.

Pour A.S. Woodward, premier des unicistes, boîte crânienne et mandibule appartenaient au même individu. L'association, à première vue, étrange est, au contraire remarquable sur le plan évolutif. L'homme de Piltdown, dans une marche accélérée, est parvenu, dès le Pléistocène inférieur, à un stade presque terminal par sa boîte crânienne à laquelle A.S. Woodward attribue d'abord une capacité de 1070 cm , capacité qu'il montera plus tard à 1300 cm ; Keith ira jusqu'à 1400 cm . Woodward souligne que cette valeur est voisine de celle trouvée pour un crâne de mélanésien des îles Chatham [ M. Boule ajoutera "comparable, dès lors, à la capacité moyenne de beaucoup de populations sauvages modernes : Australiens, Boschimans, Andamans" ]. En revanche, durant cette évolution, la mandibule est restée à la traîne, demeurant comme un témoin de l'ancêtre "singe". Dans la problématique évolutionniste actuelle nous verrions là un magnifique exemple de cette "évolution mosaïque" (de Béer) au cours de laquelle diverses structures d'un même organisme se transforment à des vitesses différentes. Ce miraculeux "chaînon manquant", cet "Homme-singe" évoqué par Darwin est baptisé Eoanthropus Dawsoni par A.S. Woodward.

L'option uniciste sera adoptée, semble-t-il, par la majorité des auteurs.

Pour les dualistes, comme A. Keith et dont M. Boule, en France, sera l'un des représentants, la mâchoire n'appartient pas au crâne : l'association est fortuite entre "les restes osseux humains ou prétendus tels" et des restes simiens appartenant à une nouvelle espèce d'Anthropoïde qui recevra des auteurs divers noms génériques (.Pan, Boreopithecus) .

Piltdown II porte un coup sérieux aux dualistes puisqu'il s'y retrouve la même association entre l'humain et le simien. Rencontrer semblable association, si extraordinaire, en des lieux éloignés, ne peut relever du seul hasard mais implique la connexion anatomique. Cette constatation entraînera la conversion à l'unicisme d'un dualiste comme H.F. Osborn.

L'essentiel des discussions, qui ne peuvent être rapportées ici (revue dans Weiner), se situe dans la période d'avant-guerre et je ne connais pas de texte postérieur à 1945. A.S. Woodward meurt en 1944, et dès 1949 tout va prendre fin ; trois anatomistes anglais, J.S. Weiner, R.P. Oakley et W.E. Le Gros Clark démontrent, preuves irréfutables à l'appui, que Piltdown est, dans sa totalité, l'oeuvre de faussaire(s) sur des ossements soit récents, soit fossiles mais dont certains (éléphant) ne sont même pas anglais ! L'os d'éléphant a été travaillé au couteau et les silex, néolithiques, retaillés.

Les fragments de crâne sont bien d'un Homo sapiens, mais relativement récent (moyen-âge ? ; dosages du fluor et de l'azote organique) ; la mandibule est celle d'un jeune Orang-Outang. La coloration est naturelle (oxyde de fer) pour les restes crâniens, artificielle (bichromate de potassium) pour la mandibule ; quant à la canine, elle a été peinte et usée artificiellement, comme la surface occlusale des molaires, par abrasif (ou à la lime ?) qui a laissé des rayures visibles à la loupe.

Exit Piltdown. Que sont devenus ces ossements, si précieux qu'ils étaient enfermés dans un coffre-fort du bureau d'A.S. Woodward ? Je n'en sais rien, n'ayant pas pensé à le demander lors de mes passages au British Muséum. Leur élimination enlève un grand poids aux paléoanthropologistes mais certains des problèmes posés n'en sont pas pour autant évacués.

Qui fut, ou qui furent, le ou les faussaires ? (revue dans Grigson). Dawson fut soupçonné le premier, naturellement et d'autres ensuite, dont P. Teilhard de Chardin, Conan Doyle ; le géologue W. Sollas, ennemi juré d'A.S. Woodward (avec la complicité de Dawson), ferait aussi un fort présentable coupable. Le mystère demeure toujours puisque, cette année encore une nouvelle inculpation a été prononcée, celle de Barlow, mouleur au British Muséum (Natural History) (Grigson).

Pour mon exposé, la principale question sera : comment, pendant plus de 30 ans, une communauté scientifique a-t-elle pu être à ce point abusée par un faux, qualifié tout de même "d'extra-ordinairement habile" ("so extraordinarily skilful") par ceux qui l'ont révélé ?

Lors de la précédente séance de notre comité, j'avais cru pouvoir proposer une explication assez simple, qui aurait sauvé l'honneur de la communauté scientifique (A.S. Woodward excepté ?).

Durant un colloque de Paléontologie organisé à Paris en 1955 par J. Piveteau, au cours d'une pause-café, l'anthropologiste H.V. Vallois rapportait devant un petit groupe de participants, le souvenir suivant :

Passant au British Muséum, avant 1940, il demande à examiner le fossile de Piltdown. Après un temps d'attente, A.S. Woodward le fait entrer dans son bureau où les ossements, sortis de leur coffre-fort pour cette circonstance, sont posés sur une table, mais H.V. Vallois n'eut pas le droit de les manipuler et dut se contenter d'une vision à distance !

Tout alors devenait simple : seuls A.S. Woodward et Ch. Dawson avaient pu manipuler les ossements ; H.F. Osborn a pu les manipuler pendant quelques heures mais A. Keith déclare qu'il n'avait eu que 20 minutes pour les examiner ; d'autres auteurs les ont vus (liste dans Weiner) mais n'ont pu les manipuler et durent travailler sur photographies ou moulages (c'était le cas pour M. Boule), ce qui expliquerait que des anatomistes avertis n'aient rien décelé de suspect. Le paléoanthropologiste allemand H. Weinert a travaillé au British Muséum (Natural History), vers 1933, mais sur moulages lui aussi. Ses conclusions sont formelles, et étonnantes : crâne et mâchoire appartiennent bien au même individu, ce qui n'était pas une conclusion nouvelle, mais en outre, et contrairement à l'opinion générale, la mâchoire n'est nullement simienne mais bien humaine et s'articule parfaitement sur le crâne, malgré l'absence du condyle (il manque, aux dires de cet auteur, environ 2 mm à la branche montante), élément pourtant décisif dans la reconstitution d'une articulation. Par ailleurs, Weinert écrit avoir examiné à la loupe, au fort grossissement, les couronnes des molaires, dont il donne un dessin, et il n'y verra pas ces stries d'abrasion qui frapperont plus tard les auteurs anglais (travaillant enfin sur le matériel original). En revanche, sur le moulage endocrânien (surface de l'encéphale) il trouvera des caractères primitifs (!).

A ceux qui n'ont disposé que de moulages, on ne peut faire le reproche de n'avoir pas vu les traces d'intervention humaine, le moulage pouvant atténuer certains de ces petits détails qui se révéleront décisifs.

Des auteurs, comme M. Boule, avaient bien noté que les bords des os étaient, pour certains d'entre eux, arrondis, usés, ce qui impliquerait qu'ils s'étaient spontanément détachés et avaient été roulés ; sur d'autres les bords étaient, au contraire, très frais, très nets, ce que Dawson expliquait en rapportant que le carrier découvrit un crâne mais le brisa à la masse ; ce serait possible, mais l'histoire du crâne complet semble avoir été inventée (selon Weiner).

On peut tout de même reprocher à quelques auteurs leur audace de reconstruire un crâne à partir de fragments si disparates et d'une mandibule à laquelle manque le condyle. L'imagination était au pouvoir !

Qu'A.S. Woodward, qui n'était pas paléoanthropologiste, je le rappelle, ait été aveuglé par une sorte de révélation, celle de l'extraordinaire importance de son fossile (premier reste humain très ancien enfin trouvé en Grande-Bretagne !), cela se conçoit, à la rigueur. En bon français actuel, nous dirions qu'il n'a peut-être pas su résister à la tentation de faire un "scoop".

Jamais l'idée d'un faux n'a effleuré aucun de ceux qui ont étudié Piltdown. Pourquoi ? Cela tient probablement à la personnalité d'A.S. Woodward, respecté comme un grand paléontologiste. L'attitude de M. Boule est, à cet égard, étonnante, paradoxale. Excellent anatomiste des Mammifères, paléoanthropologiste confirmé (l'homme de La Chapelle aux Saints), il est d'emblée dualiste ; crâne d'homme et mâchoire de singe ne peuvent s'articuler, cela en vertu du principe des corrélations de Cuvier auquel M. Boule adhère pleinement, comme me l'a appris J. Piveteau. Cela l'ennuie, car il a beaucoup d'estime et d'amitié pour A.S. Woodward (il l'a écrit dans "Les hommes fossiles" et J. Piveteau me l'a oralement confirmé). Piltdown II lui apporte, à ce sujet, un certain soulagement ; A.S. Woodward n'a pu grossièrement se tromper à deux reprises et il s'en réjouit :

"Je reconnais que ces faits nouveaux font pencher un peu plus la balance du côté de l'hypothèse de Smith Woodward, et j'en suis heureux pour ce savant dont j'estime également le savoir et le caractère. Mais je dois ajouter que mes doutes ne sont pas complètement dissipés ; il est encore permis de supposer que le crâne et la mandibule de Piltdown ont pu appartenir à deux êtres différents. Cela irait beaucoup mieux ainsi". ("Les hommes fossiles").

Comprenne qui pourra (et c'est aussi l'opinion de J. Piveteau). La rigueur cuviérienne de 1'anatomiste a été ébranlée par l'amitié.

Pour arriver à la solution, définitive, il fallait rompre avec le passé, et les sentiments. C'est ce qu'ont fait les trois anthropologistes anglais ; ils avaient pu connaître A.S. Woodward mais appartenaient à une autre génération. Et puis, le Maître étant mort, les ossements devenus disponibles, pouvaient faire l'objet de nouveaux examens et même de prélèvements (sacrilèges !) et J.S. Weiner, le premier, émet l'hypothèse, jusqu'alors impensable, qu'il pourrait s'agir d'un faux.

Ma conclusion, personnelle, peut-être un peu corporatiste, sera que la communauté scientifique, dans son ensemble, n'aurait pas été aussi coupable, aussi critiquable qu'il a été dit, souvent avec complaisance ou jubilation. De plus, cette communauté a, finalement, fait l'effort de se remettre en cause pour découvrir la vérité.

Un dernier point que m'a rapporté J. Piveteau. Après la mise en évidence de la fraude, et de la lourde erreur d'A.S. Woodward, Weiner, Oakley et Le Gros Clark se sentent placés dans une situation délicate : la réputation d'A.S. Woodward est en jeu ; faut-il tout dire ou ne rien dire ? Dans un geste de gentleman, Le Gros Clark écrit en leurs noms à la veuve d'A.S. Woodward pour lui exposer leurs conclusions ; la réponse de Lady Woodward, d'une grande dignité, est de publier tout ce qu'ils ont découvert.

Pour terminer je voudrais remercier J. Piveteau, Membre de l'Institut, qui m'a rapporté bien des informations vécues, sur cette ténébreuse affaire.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE.