TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.V (1991)
François ELLENBERGER
La paléontologie britannique naissante et ses dilemmes.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 29 mai 1991)

L'un des chapitres majeurs de l'histoire ancienne de la Géologie a été l'existence en Angleterre, durant le dernier tiers du XVIIème siècle et un peu au-delà, d'une communauté nombreuse, fervente, unie par de multiples liens, de personnes de statuts sociaux variés, unis par une passion commune : l'exploration du sous-sol, l'étude de ses fossiles. Investigation indépendante de tout souci économique, motivée par une ardente curiosité désintéressée. Cette entreprise s'inscrivait au sein du puissant mouvement scientifique dont Boyle ou Newton furent des illustrations et Francis Bacon l'inspirateur.

Le présent article, ne prétend pas à beaucoup d'originalité. Il a surtout pour objet de présenter aux lecteurs français un sujet qui a donné lieu aux études approfondies de nombre d'historiens britanniques. Un effort a cependant été fait de remonter aux sources directes, et parfois d'y porter un regard nouveau. - L'auteur a bénéficié des conseils éclairés et de l'aide matérielle irremplaçable de notre confrère Hugh Torrens. Deux livres de base sont à consulter par priorité : 1°)- Roy Porter, The Making of Geology - Earth Science in Britain 1660-1815, Cambridge University Press, 1977. 2°)- Gordon L. Davies, The Earth in Decay - History of British Geomorphology 1578-1878, Elsevier, Amsterdam, 1969.

I. LE CONTEXTE.

Rappelons le contexte. Durant toute la première moitié du siècle, l'Angleterre fut déchirée par des troubles politiques et religieux graves. Durant la dictature du calviniste Cromwell, on put dire que la Bible était au pouvoir : et cette forte empreinte persista comme une constante durable. Etudier la Nature, c'est rendre hommage au Créateur, c'est désormais un impératif religieux.

Avec la Restauration (1660), sous Charles II et Jacques II, l'influence française est momentanément forte. La Raison est à l'honneur, on lit Descartes. Chez certains, la crainte du Dieu vengeur persiste. Mais peu à peu, la religion s'adoucit. Concilier la Bible, tenue par tous pour normative, avec les exigences de la raison, sera le grand souci de la fin du siècle ; les Théories de la Terre s'acharneront à édifier une histoire de la Terre où le Déluge mosaïque, catastrophe globale maximalisée, est interprété en termes rationnels. Beaucoup de scientifiques sont dans les ordres anglicans. La tolérance et une assez large liberté d'opinion s'instaurent. Les sciences sont officiellement encouragées. La Royal Society est fondée, société privée, libre. Son journal, les Philosophical Transactions, est ouvert aux lettres de personnes privées. D'autres sociétés se créent en province. Un réseau très dense de correspondances épistolaires contribue activement à resserrer les liens entre naturalistes, amateurs, ou engagés, y compris avec le Continent. On écrivait beaucoup : John Ray aurait écrit 300 lettres à son ami Tancred Robinson. Woodward dit avoir 500 correspondants outre-Manche. Rédigées avec grand soin, en conservant un double, les lettres circulaient volontiers comme documents officieux.

Sur l'efficacité des services postaux, voir Charles Raven, John Ray, naturalist - His life and works, Cambridge University Press, 1942, 2ème éd. 1950, réimpr. 1986, p.208, note 1 (ouvrage de tout premier ordre, un modèle du genre) : Tancred Robinson écrit à John Ray de Paris le 12 juillet 1683 ; Ray lui répond depuis son village de Black Notley (Essex) le 27 du même mois.

Des musées se créent. De nombreux particuliers avaient leur propre collection (où les fossiles voisinaient souvent avec des minéraux, médailles, curiosités variées) : telles celles de William Cole (officier des douanes à Bristol) et de John Beaumont.

Sur les collections publiques et privées, voir H. Torrens, "Early Collecting in the Field of Geology", in The Origins of Museums, O. Impey et A. Mc Gregor éd., Clarendon Press, Oxford, 1985, p.208-231.
Ces collecteurs pouvaient se communiquer des échantillons : ainsi Ray reçoit en 1695, de Lhwyd, une boîte d'empreintes de plantes fossiles [carbonifères]. Un certain Peter Burrell, négociant de Londres, ayant trouvé des Huîtres fossiles dans son jardin, en informe Ray, et lui en envoie des spécimens. John Morton et Richard Richardson échangeaient entre eux des fossiles en utilisant les nombres clefs de l'ouvrage de Lhwyd Lithophylacii (Porter, p.226).

Or, ces collectes s'inséraient volontiers dans une perspective plus vaste, une sorte de projet général : celui de faire un inventaire global détaillé du contenu du sol de la Grande-Bretagne, fossiles compris, sans but utilitaire immédiat.

De même, John Ray (avec l'aide de ses amis) se donne pour tâche de faire l'inventaire complet de la flore, ainsi que des Oiseaux et d'autres groupes zoologiques ; - et par surcroît, une collection des proverbes anglais et une autre des mots anglais, spécialement des dialectes.
Dès 1586, W. Camden avait publié en latin Britannia, en indiquant quelques gisements de fossiles, dont celui, célèbre par la suite, de Keynsham ; ses indications ont guidé Ray dans ses premières observations de fossiles (1661-1662). L'objectif est de fournir une histoire naturelle, générale ou seulement minérale, du territoire britannique, au minimum à l'échelle d'un comté (seuls Lister, Lhwyd et Woodward s'élèvent à une échelle plus vaste). Nous avons ainsi, de Robert Plot, les "histoires naturelles" de l'Oxfordshire (1677) et du Staffordshire (1686) ; de John Morton, celle du Northamptonshire (1712) ; de Charles Leigh, celle du Lancashire, Cheshire et du Peak [Derbyshire] (1700) ; de John Aubrey, celle du Wiltshire (1691, 1847). Ces études de districts limités ne pouvaient guère aboutir à une vision synthétique des choses. L'existence d'une zonation globale des grands types de roches n'est entrevue que par Lister et surtout, semble-t-il, par Woodward (lequel, de plus, guidé par les idées de Sténon, y entrevoit une grandiose superposition de dépôts successifs). De tels inventaires exigent d'aller sur place, et donc beaucoup de voyages (lesquels favorisent les rencontres entre personnes et la consultation de leurs collections). Pour y suppléer, on lance en 1666 le recours à des questionnaires écrits, largement diffusés. Ces vastes enquêtes territoriales appelaient logiquement la présentation synthétique de leurs résultats sous forme de cartes : et de fait, Aubrey et Lister en formulent le projet, pionniers en la matière ; mais l'entreprise était difficilement réalisable. (En France, Guettard peut publier en 1746 les premières cartes du genre grâce à une base topographique plus avancée, mais en s'appuyant lui aussi sur des enquêtes méthodiques.
Cf. F. Ellenberger, "Recherches et réflexions sur la naissance de la cartographie géologique, en Europe et plus particulièrement en France, Histoire et Nature, n°22/23,1983 [1985], p.6-7 - Aubrey était très lié avec Ray et avec Hooke.

L'on s'occupait fort peu de minéralogie. L'intérêt principal portait sur les fossiles. Une véritable école paléontologique se crée, divisée sur les théories, mais mue par un commun enthousiasme pour les faits. Avec Martin Lhwyd et surtout Lister (par ailleurs spécialiste de malacologie et conchyliologie), la description des fossiles rejoint nos exigences modernes d'exactitude. Le singulier paradoxe est que le haut niveau même atteint par ces études bloque les meilleurs savants dans l'impasse de la croissance des fossiles in situ. Autrement dit, la discussion sur l'origine des fossiles sera ardente, mais toujours maintenue sur le plan du débat scientifique contradictoire. On pèsera de façon équilibrée les arguments en faveur de la génération dans la roche, de l'origine marine naturelle, ou de l'effet du Déluge. Insistons sur le fait que les présupposés théoriques ont très peu nui aux études positives elles-mêmes. Et l'Eglise en tant que telle ne s'en mêlait pas. La seule censure religieuse était celle, intériorisée, du consensus social.

Ainsi donc, entre 1665 et 1715, une authentique communauté de paléontologistes précoces a existé en Grande Bretagne, sans équivalent ailleurs. Une "masse critique" était atteinte. On aurait pu s'attendre à ce que la "divergence" se poursuive, progressant dans le cumul des connaissances, élucidant peu à peu les problèmes posés, allant sans cesse de l'avant. Tout au contraire, à partir de 1720, le relais n'est pas pris ; l'intérêt pour l'étude de la Nature s'effrite, la vie intellectuelle s'étiole : processus concomitant de l'insidieuse gangrène spirituelle et morale qui atteint tout la société anglaise, et notamment le clergé (dont tant de membres avaient illustré la vie scientifique). Etrange déclin en vérité, spécifique de l'Angleterre.

Voir D.E. Allen, The Naturalist in Britain -A social History, London, 1976, p.15-20, pour une analyse de ce processus.

Dans ce qui suit, on passera successivement en revue les principaux protagonistes, en se limitant à l'aspect paléontologique de leur activité : à savoir Hooke, Lister, Lhwyd, Woodward et Ray.

II. ROBERT HOOKE (1635-1703) ET SES VISIONS PROPHETIQUES.

On a pu appeler le XVIIème siècle "le siècle des génies" ; parmi eux, nommons Galilée, Kepler, Descartes, Boyle, Newton, Leibnitz, Huygens, Hooke. Ce dernier était un savant universel, prodigieusement inventif sur le plan pratique (il invente entre autres le thermomètre à alcool), comme aussi dans le domaine théorique : il pressent avant Newton la gravitation universelle.

On aura une idée des multiples activités de Hooke par la préface de Waller, "The life of Robert Hooke",en tête des Posthumous works of Robert Hooke... Publish'd by Richard Waller..., 1705 ; - Réimpr. partielle Arno Press, New York, 1978.
D'un tel homme, appliquant son génie à la Terre et aux fossiles, on est en droit d'attendre les plus hautes et lucides visions. Et c'est en effet le cas. Malheureusement, sans doute occupé de trop de choses à la fois, Hooke n'a pas publié de son vivant l'essentiel de son oeuvre, à savoir ses Discours prononcés à diverses reprises devant la Royal Society. Leur édition posthume (1705) venait bien tard, de surcroît écrite en anglais, langue alors peu lue sur le Continent.
Parmi beaucoup d'autres études sur Hooke, on peut citer : Gordon L. Davies, "Robert Hooke and his Conception of Earth-History", Proceedings of the geological Association, v.75,1964, p.493-498 ; D.R. Oldroyd, "Robert Hooke's methodology of science as exemplified in his 'Discourse of earthquakes'", British Journal for the History of Science, v.6, n°22, 1972, p.109-130 ; Rhoda Rappaport, "Hooke on Earthquakes : Lectures, Strategy and Audience", ibid, v.19, p.129-146.

A. Les Ammonites de Keynsham.

En 1665, en un temps où la doctrine des "jeux de la nature" prévalait encore en Europe, il fait son entrée dans l'histoire de la Paléontologie de façon brève mais marquante, par quelques pages de son magnifique ouvrage Micrographia, illustré de sa main. On y voit une étude de la structure fine des bois tant actuels que fossiles, où il souligne la parfaite homologie des deux, impliquant l'origine organique des seconds.

Cf. M.J.S. Rudwick, The Meaning of Fossils..., 2è éd., 1976, p.53-55, fig.2.2.
Mais surtout, sous le titre "Observation 17", nous lisons, p.110-112, une très remarquable étude monographique sur les fossiles ("figured bodies") du célèbre gisement de Keynsham près Bristol et Bath [âge actuel : Lias inférieur à Arietites]. Elle conclut elle aussi à l'origine organique, bien qu'il s'agisse principalement de (nos) Ammonites. C'est là une affirmation méritoire, s'agissant de formes sans équivalents marins vivants connus (Palissy seul jusque là avait été aussi loin).

Voici ce que Hooke a observé, à l'oeil nu et avec son microscope (nos numéros), et d'où il déduit apparemment la certitude de l'origine naturelle :

1) Ces "figured bodies" sont faits de substances très différentes : argile, marne, roche tendre, ou dure, ou marbre, ou proche du silex.

2) Ces substances sont de couleur et de transparence très variables : blanches, presque noires, brunes, métalliques (cf. marcassite), transparentes comme du marbre blanc, grises, bigarrées, en rayons (comme les stalactites).

3) Elle sont également très différentes les unes des autres en ce qui concerne la figure externe : parfois elles semblent avoir été la matière remplissant la coquille, ou qui l'enveloppait, ou les deux à la fois ; - dans la plupart des cas, la bouche manque, parfois la petite extrémité, et certains (de ces corps) semblent être issus d'une coquille brisée, endommagée, usée.

4) Il y a des grandes différences quant au revêtement externe. Certains de ces objets sont tout à fait semblables à des coquilles parfaites, de figure, couleur, matière de surface (tels les "cochles" [cockles = clovisses, coques] et "scallop-shells" [pétoncles, coquilles St Jacques] actuels). D'autres, ("spiralées" = Ammonites) conservent en surface une pellicule ou une couche nacrée, revêtue d'une peau blanche écailleuse.

L'on voit aussi sur la surface de certaines [de ces Ammonites] de belles sutures, telles celles des crânes d'animaux, foliacées, exactement semblables entre elles ; par rupture, on voit qu'elles correspondent à des diaphragmes, faits de la même matière que celle couvrant l'extérieur. Les cavités ainsi délimitées (régulièrement décroissantes), ont un contenu tout différent. Parfois, elles sont remplies de marne ou d'autres types de roche. D'autres fois ces cavités sont en bonne partie vides, mais (les parois) sont revêtues d'une substance "tartreuse pétrifiée" en pointes de figures régulières. Ou encore elles sont tapissées d'une substance d'aspect métallique ou semblable à de la marcassite (finement cristallisée, vue au microscope).

En conclusion de toutes ces observations, Hooke conclut que tous ces corps doivent leur formation et leur figure, non à une quelconque "plastick virtue" inhérente à la terre, mais aux coquilles de certains "shell-fishes" [= Mollusques : cf. le vocabulaire de Palissy], abandonnées par quelque déluge, inondation, tremblement de terre et là, elles ont été remplies par quelque vase, "eau pétrifiante", ou autre, qui, avec le temps, s'est rassemblée et durcie, moulée par les coquilles en donnant ces substances figurées. Les coquilles ont pu être endommagées et défigurées par ce même agent extraordinaire qui les avait amenées là. Le remplissage peut se trouver être différent de la substance enveloppante, par suite d'un transport intermédiaire. La coquille proprement dite a pu, avec le temps et pour une raison quelconque se décomposer et disparaître. Quant aux coquilles spiralées à diaphragmes, il s'agissait de quelque sorte de Nautili. - Hooke termine en rappelant l'adage, que "Nature doth nothing in vain". Ce serait contraire à la grande sagesse de la Nature, que ces corps si bien figurés aient été engendrés par une vertu plastique avec pour seule fin d'exhiber ces formes.

Cette excellente description, parue dans un ouvrage de prestige largement diffusé, précède les démonstrations de Sténon et de Scilla, ne portant que sur des fossiles tertiaires proches des types actuels. N'oublions pas qu'à cette époque, les Ammonites étaient encore traitées de "Snake-stones" : serpents pétrifiés pour l'opinion populaire.

B. Les Discourses.

Venons-en aux Discours.

Sur leur chronologie, voir R. Rappaport, op. cit.
En se restreignant aux textes d'ordre géologique, on a là un matériel considérable.

1. A Discourse of Earthquakes : le problème de l'origine des fossiles.

Le premier à lui seul, intitulé A Discourse of Earthquakes, exposé oralement en 1667-1668, remplit cinquante pages très serrées, et forme un véritable traité sur la terre, soigneusement construit et argumenté. Il vaut la peine d'en mettre à jour le plan. Le problème de départ est l'origine des fossiles. Il est lié à un ensemble d'autres phénomènes, dont celui des changements affectant la surface terrestre ; et ces derniers peuvent être expliqués par les tremblements de terre. L'exposé comprend donc : I) L'exposé des faits ; II) Onze propositions ; III) Leur démonstration ; IV) La conclusion.

Précisons d'abord que Hooke est un érudit, familier des sources gréco-latines mais vigilant à leur égard, respectueux de la religion mais évitant toute allégeance aveugle à l'Ecriture ; sa pensée n'est entravée ni par l'histoire biblique de la Création, ni par le Déluge, qui pour lui n'explique rien.

a)- Les faits. En voici le résumé : -1) Rencontre générale un peu partout de corps ressemblant aux coquilles marines, par la forme et la substance ; explication courante extravagante par vertu plastique ou influences célestes. -2) De même, corps semblables en tous points à des parties ligneuses de végétaux. - 3) Et aussi à des parties (ou parfois corps complets) beaucoup plus périssables de végétaux ou d'animaux. -4) Ces objets sont rencontrés souvent très loin de la mer. -5) Y compris en altitude et dans de hautes montagnes. -6) Mais aussi en profondeur sous la terre (ex. le puits d'Amsterdam). -7) Et au sein de roches dures et compactes (p.288-289).

Décrite initialement par Varenius en 1650, la coupe détaillée du puits d'Amsterdam, creusé en 1605, profond de 232 pieds, a été souvent reproduite, du fait des coquilles trouvées en profondeur, qui attestaient un ancien séjour de la mer : ainsi par Hartsoeker (1706), Sulzer (1746,1750), Leibniz (1749 posth.), Buffon (1749, art.VII), J. Gesner (1758,1772), De Luc (1779), Hutton (1795), etc.

Puis Hooke précise les deux principales objections à sa thèse : -a) Comment ces corps ont-ils été transportés et ensevelis dans leurs lieux actuels ? -b) Pourquoi tant d'entre eux sont-ils faits de matières minérales variées, entièrement différentes de la substance originelle des corps organiques qu'ils figurent ?

b)- Les onze propositions (p.290-291 : leur énoncé ; - p.291-327 : leur démonstration) ; en conclusion, sept "Corollaires" sont avancés (p.327-328). Voici les propositions :

I) Tous ces corps figurés (ou presque) sont : - soit les substances organiques originelles converties en pierre par remplissage de leurs pores par une substance pétrifiante liquide ; - soit leurs empreintes durables dans une matière primitivement molle (moulage externe et interne).

II) Cette Coagulation ou Pétrification a nécessité le concours d'une cause extraordinaire [au sens d'inhabituel, de rare, non de surnaturel].

III) Quatre causes au choix peuvent être invoquées : -a) une exhalaison ignée d'origine souterraine ; -b) une substance "saline" agissant selon des modes divers [autre explication classique] ; -c) une matière "glutineuse" ou "bitumineuse" ; -d) l'action prolongée d'un grand degré de froid et de compression.

IV) Les eaux elles-mêmes peuvent au cours du temps être transmutées en pierre [cf. les "expériences" contemporaines de Borrichius dont Stenon aussi fait état].

Cf. F. Ellenberger, Histoire de la géologie, 1988, t.I p.240, 287.

V) D'autres fluides (que l'eau pure) peuvent à la longue se congeler.

VI) Une grande partie de la surface de la Terre a changé de nature depuis la Création : mers changées en terres et vice-versa, montagnes devenues plaines et l'inverse.

VII) Ceci s'applique aux îles Britanniques, que la mer a jadis recouvert plus ou moins totalement.

VIII) Le départ des eaux a pu être dû au changement de centre de gravité du globe, ou plutôt au soulèvement par l'éruption de feux souterrains ou par les tremblements de terre.

IX) II ne semble pas improbable que les plus hautes montagnes aient eu jadis leurs sommets sous l'eau, et qu'elles-mêmes soient les effets de quelque très grand tremblement de terre.

X) La plus grande partie des inégalités de la surface terrestre pourrait être due à des bouleversements ("Subversion and tumbling").

XI) Bien des espèces de créatures des âges antérieurs ne se trouvent plus à présent ; et il n'est pas invraisemblable qu'il y ait maintenant diverses espèces qui n'y étaient pas au début.

c)- La Sixième proposition. La démonstration de ces propositions accorde une place privilégiée à la Sixième (22 pages), justifiant le titre du Discours, car une large part porte sur les effets des tremblements de terre, agent majeur des mutations terrestres. Soigneusement sous-titré et construit, ce grand développement obéit au plan suivant (notre numérotation) :

Les effets des tremblements de Terre, de quatre genres (p.298-311) :

Universalité de cette puissance active (p.311-312) : vastes cavernes dues aux soulèvements de la surface.

Autres agents altérant la surface de la Terre (p.312-317) :

L'argument des corps d'origine organique [= les fossiles] (p.317-321) (Ce développement intéresse également la Proposition I énoncée plus haut. Hooke considère les fossiles comme l'argument le plus fort en faveur de la sixième [que nos terres, montagnes comprises, ont été sous les eaux et vice-versa]. Ce sont des restes authentiques d'êtres vivants, voici pourquoi) :

Si donc il s'agit bien d'anciennes coquilles marines, il s'ensuit que les plus grandes montagnes (Alpes, Pyrénées, Andes, Apennins, etc.) ont été sous l'eau, et ce sont les tremblements de terre qui expliquent le mieux les fossiles qu'on y rencontre. Un soulèvement d'une partie de la Terre est accompagné de l'affaissement d'une autre (cf. l'Atlantide de Platon). Les cavités mineures seront comblées de minéraux et marbres par les eaux pétrifiantes.

Dans ce premier Discours, Hooke expose brièvement sa vision de la permutation graduelle de la terre et de la mer, et de la formation de dépôts nouveaux sur les nouveaux fonds marins, issus du délavage des régions émergées. Les anciens dépôts mis à nu peuvent être enlevés avec le temps et leur substrat apparaître au jour, depuis si longtemps caché : propos annonçant directement la vision huttonienne, comme les auteurs l'ont souligné. Mais il faut également rendre compte du changement des climats, et notamment le fait que l'Angleterre, au temps des "Cornes d'Ammon" (= Ammonites) géantes, devait être sous l'eau d'une mer de la zone torride. Il a donc élaboré un système de grand style postulant des changements de latitude dus au déplacement lent de l'axe des pôles et du centre de gravité, qui coexiste avec celui des "Earthquakes". Il y reviendra longuement en 1687-1688.

2. Les fossiles, "médailles de la Nature", critères de chronologie.

A propos de la huitième proposition, Hooke lance (p.321) sa mémorable comparaison entre les coquilles (fossiles) et les objets archéologiques, entre le naturaliste et "l'antiquaire". En voici un extrait (notre traduction) :

"L'archéologue ne sera jamais aussi bien informé par une monnaie (Coin) sur le fait que tel ou tel lieu fut jadis soumis à tel et tel prince, que l'archéologue de la Nature ne se verra certifier par les coquilles pétrifiées, que tel et tel endroit fut sous l'eau, qu'il y a eu tels types d'animaux, qu'il s'est fait telle et telle altération et changement dans la surface terrestre. A mon sens la Providence a eu pour dessein que ces figures permanentes soient les monuments et les archives destinées à instruire les âges futurs sur ce qui a eu lieu dans les âges antérieurs. Et c'est écrit en caractères plus lisibles que les hiéroglyphes des anciens Egyptiens, et sur des monuments plus durables que leurs imposantes pyramides et obélisques".

Texte capital : ces diverses images de monnaies (coins) ou médailles (Medals of Nature, p.341), monuments, archives (Records), et de l'"antiquaire" ou archéologue n'annoncent-elles pas directement Buffon et Cuvier ?

L'image des "médailles", ainsi introduite par Hooke, est véritablement lancée par Fontenelle en 1710 ; elle sera reprise par de nombreux auteurs jusqu'en plein XIXème siècle, en général appliquée aux fossiles. Les expressions : "Médailles du déluge", "Médailles de la Création", n'apparaissent que tardivement. Sur les "Archives", voir G. Gohau, Les sciences de la Terre aux XVIIe etXVIIIe siècles..., 1990, p.106-107, 300-304.

Mais Hooke avait-il vraiment une perspective historique où insérer ces témoins irréfutables d'un passé révolu ? C'est ce qu'il nous précise dix ans plus tard (p.334-335). En 1687-1688, Hooke a mûri sa pensée, et élargi ses buts. L'objectif nouveau à viser est de trouver la raison de la figure, de la forme, et de la constitution présentes du corps terrestre ; mais aussi de connaître le passé. Hooke introduit le mot clef de chronologie (p.333 sq.,411). Il reprend les images de médailles, urnes, monuments de la Nature.

Les coquilles pétrifiées, pour humbles soient-elles, sont des "archives du passé" (Records of Antiquity) impossibles à contrefaire. - "Tout en concédant (écrit-il) qu'il est fort difficile de les lire, et de bâtir grâce à elles une chronologie, et d'établir les intervalles de temps durant lesquels telles et telles catastrophes et mutations se sont produites, néanmoins il n'est pas impossible que grâce à elles, avec l'aide des autres moyens d'information, beaucoup puisse être accompli même dans ce domaine".

Quels sont ces "autres moyens d'information" ? La suite (dense, longue et touffue) fait penser que ce sont : le changement des formes (des fossiles) ; les mutations d'échelle planétaire (déplacement lent de l'axe) ; et même les traditions humaines les plus anciennes devenues mythes (Ovide,etc.).

Entreprise "evhémériste" qu'après d'autres, Strabon avait déjà tenté (Livre I), en essayant de montrer que les récits d'Homère dissimulaient de vastes connaissances géographiques. Hooke avait une forte culture humaniste.

Hooke vise donc à reconstruire une chronologie naturelle du passé de la Terre, opposée aux Histoires civiles. Histoire authentique, induite à partir des faits, non déduite d'un scénario supputé.

De son côté, en 1669, Sténon a montré comment, de la structure actuelle de la Toscane, on déduisait son histoire passée. Sa démarche est différente, et se base sur la logique des déformations des couches et la dualité concomitante des dépôts. C'est, si l'on veut, une "tectono-stratigraphie" qu'il nous offre, en acte. L'histoire envisagée par Hooke était, en puissance, d'abord une biostratigraphie. Tous les deux raisonnent dans le contexte d'une durée courte, et voient dans l'histoire géologique le simple prolongement en arrière de l'histoire humaine connue.

3. Formes perdues, formes changées.

Les observations minutieuses des naturalistes britanniques établissent deux faits remarquables : les coquilles fossiles ne sont pas les mêmes d'un lieu à l'autre ; et, comme Hooke le confirme, diverses particularités les distinguent du type (species) actuel. - C'était l'argument massue de Lister en 1771, puis de Plot (1677, 1686) contre l'origine organique. Hooke va le retourner audacieusement au profit de la vision transformiste esquissée dès 1668 (sa Onzième proposition). Elle y était accompagnée d'un long "corollaire" (p.327-328), dont voici l'essentiel :

"Divers êtres (divers Species of things) ont été annihilés, et divers autres ont changé et varié. Certains animaux et plantes sont spécifiques de certains lieux, et seront probablement détruits si ces lieux sont engloutis. D'où sans doute les coquilles pétrifiées sans représentants actuels : tels les "Snake or Snail Stones" (= Ammonites et Gastéropodes) des carrières anglaises, parfois de dimensions géantes". Il poursuit : "D'une même Species, diverses varieties nouvelles peuvent être avoir engendrées". L'altération du climat, du sol, de l'alimentation induit des altérations dans les corps vivants. D'où, sans doute, le grand nombre de varieties appartenant à une même Species : ainsi chez les animaux domestiques. "Je suppose donc que c'est cela qui fait que je découvre diverses sortes de coquilles pétrifiées, dont aucune n'est maintenant produite naturellement" : ainsi les "Helmet Stones" (oursins irréguliers), les "Snake Stones", etc.

Certains commentateurs ont pensé que Hooke n'invoque (outre l'anéantissement) qu'une simple variation intra-spécifique, et non un véritable transformisme. Mais des textes ultérieurs éclairent sa pensée (discours du début 1687, p.333-341). Hooke doit faire face au scepticisme de ses confrères, et aux attaques de Lister et de Plot ; il s'indigne de leur entêtement (ils s'accrochent à leurs opinions préconçues, leurs "idoles" selon le terme de "my Lord Verulam" [Bacon]). Il est bien d'accord avec eux sur la dissemblance des fossiles d'un lieu à l'autre, et si souvent d'avec les formes actuelles. Ayant (p.333) récapitulé les données appuyant l'origine naturelle, il fait le point (p.338). L'Angleterre à elle seule fournirait des centaines de "variétés" de coquilles pétrifiées. Or, les descriptions et illustrations de référence que l'ont publie en histoire naturelle sont par trop imparfaites. Il faudrait réunir une collection complète de ces objets, où le chercheur pourrait à loisir, comme dans un dictionnaire, épeler et lire le Livre de la Nature.

Hooke était en charge du musée (Repository) de la Royal Society, dont il déplore l'insuffisance en matière de fossiles. Quant au "Livre de la Nature", l'expression devenue classique avait été lancée au XVIème siècle pour revendiquer le libre droit d'étudier et interpréter directement les faits naturels, indépendamment d'Aristote ou de tout autre magistère.

Hooke reprend le problème des Ammonites ("cornua Ammonis", Snake-Stones", "Ophiomorphite Stones"), déjà posé en 1665 et 1668. Soulignons qu'il les attribue expressément (p.339) à la Species des "Nautili" : ainsi donc pour lui la "Species" a un sens taxonomique beaucoup plus large que l'espèce actuelle (c'est donc dans ce cas plus ou moins la famille des Argonautes et Nautiles s.str.). Elles n'ont jamais été trouvées vivantes. Certains spécimens sont énormes. Il lui faut répondre à deux objections :

Hooke (p.433-436) évoque d'abord la solution envisageable de leur survie au fond des mers. Mais tenons, dit-il, pour fondés la perte de certaines "Species" de créatures, et le changement de certaines autres, jadis beaucoup plus grandes. "Nous supposons aussi que plusieurs Species peuvent bien réellement n'avoir pas été créées avec leur forme exacte d'aujourd'hui, mais qu'elles ont modifié en grande partie leur forme, tout en diminuant et dégénérant en une progéniture naine ; et que ceci peut avoir été si considérable, qu'en les voyant réunies, nous ne les aurions pas jugées de la même Species". (Enfin, le métissage a pu engendrer des formes qui diffèrent des ascendants). Rien de tout cela ne porte atteinte à la puissance, la sagesse et la providence divines.

Hooke admet donc des changements importants des vivants au cours du temps, bien au-delà de la variété intraspécifique au sens actuel. La suite du texte précise les limites de ce transformisme : "Tous les êtres individuels sont ainsi constitués, nous dit-il, qu'ils débutent tel un "atome", croissent, puis commencent à décliner, enfin meurent et se corrompent. Durant toute leur vie, ils se modifient et changent de figure et de forme, allant du plus parfait au moins parfait, sous l'emprise croissante de la mort et de la décrépitude, jusqu'à leur dissolution finale. Puisque nous voyons (poursuit-il) qu'il se produit maints changements tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du corps, et que chaque état crée une nouvelle apparence, pourquoi n'y aurait-il pas la même progression de la Species depuis sa création première jusqu'à sa terminaison finale ?" Rien dans l'Ecriture Sainte n'affirme la constance de la Nature. Tout, y compris les astres et les cieux, s'y montre sujet à la corruption.

4. Conclusion.

La vision transformiste de Hooke est assez pessimiste, on le voit ;

Sur le transformisme de Hooke, voir déjà l'intéressant article de A.P. Pavlow, "Robert Hooke, un Evolutionniste oublié du XVIIème siècle", Palaeobiologica, Vienne, t.I, 1928, p.203-210 (longues citations traduites).
elle a quelque analogie avec la "dégénération" de Buffon. Nulle idée de progrès. L'important pour nous ici, c'est que Hooke y arrive contraint par les faits, dès l'instant où il admet le séjour et le déplacement naturels des mers, explication des fossiles, tout en constatant la dissemblance des faunes anciennes et modernes. Là est sa grande "modernité", car il ne s'agit pas d'une simple idée philosophique lancée dans l'abstrait. Son audacieuse vision évolutive n'a apparemment eu aucune suite, et ne pouvait en avoir ; elle venait beaucoup trop tôt, trop à contre-courant. Et ses belles démonstrations de l'origine organique des fossiles, rejetées ou ignorées par ses contemporains, arrivaient trop tard en 1705 : c'est le succès des théories diluvianistes qui emportait la conviction à ce sujet.

Hooke, précurseur inutile ? Certes non. Avec Ellen Drake ("The Hooke imprint on the Huttonian Theory", American Journal of Science, vol.281,1981, p.963-973) , et en présentant des arguments supplémentaires, il nous semble de plus en plus probable que James Hutton a lu Hooke. On peut relever une liste impressionnante de parallélismes de détail entre ses écrits et ceux de Hooke (comme aussi de John Ray). Né en 1726, il était naturel qu'encore jeune, il se nourrisse de leurs travaux. Toutefois (si cette hypothèse se confirme), il faut constater que Hutton n'a pas recueilli la partie de cet héritage concernant les fossiles, sujet qui ne l'intéressait guère. On n'en dira donc pas plus ici.

III. LISTER, EGARE PAR SON EXCELLENTE PALEONTOLOGIE.

Martin Lister (1639-1712) était un médecin à succès, un zoologiste de talent (études sur les Araignées et les Mollusques continentaux et marins, sous les angles anatomique, morphologique et taxonomique), expert en malacologie. Sa précision exigeante s'étendait aux coquilles fossiles. Le résultat paradoxal de son exceptionnelle compétence a été de leur refuser (en majorité) une origine organique naturelle. Ses principaux ouvrages sont : a) Historiae Animalium Angliae..., 1678 (dans un supplément sont figurées avec précision 59 espèces de fossiles), b) Historiae sive Synopsis Methodicae Conchyliorum..., 1685 : magnifique album illustré d'un millier de dessins de coquillages et dissections ; - deux suppléments (1688, 1692) figurent en tout 76 Bivalves et Brachiopodes et 35 Gastéropodes et Céphalopodes fossiles.

A la différence de Hooke et de Ray, Lister était de ceux qui, à l'époque, exploraient avec une ardeur extraordinaire le sol anglais , et recueillaient ses fossiles (tout comme Plot, Beaumont, Coles, Lhwyd, Woodward). On a mentionné sa proposition de carte des données du sol. Il passe pour avoir suivi au travers de la moitié de l'Angleterre la distribution d'un fossile particulier inclus dans une roche particulière. (J. Carr, in Dictionary of Scientific Biography, article Lister, Martin.)

1. La lettre de 1771.

Très conscient du mérite de ses observations sur le terrain, il n'était guère enclin à des compromis [Voir Raven, op. cit., p.338-340] (nous avons vu son opposition mordante à Hooke). Cette raideur imprègne une Lettre célèbre qu'il publie en 1771 dans les Philosophical Transactions (vol.VI, p.2282-2283).

Voir Rappaport, op. cit., p.133 sur l'effet de cette lettre lors de sa lecture à la Royal Society, Hooke essayant de justifier sa position.

En préambule, Lister déclare ne pas partager les vues de Sténon sur les fossiles. Il concède qu'en certains pays, notamment le long des rivages méditerranéens, on trouve en abondance toutes sortes de coquilles marines incluses dans les roches ou la terre. Mais il affirme que les "Quarry-shells" si nombreuses dans les carrières d'Angleterre, ne sont que des "resemblances of shells", des simulacres de coquillages. La pétrification de vraies coquilles n'y a eu aucune part. Ce ne sont que des Lapides sui generis.

Sur quels arguments ce naturaliste de valeur peut-il se fonder pour soutenir une pareille opinion ? Dans sa lettre, ce sont les suivants :

Sur le premier point, Lister généralise trop (en fait, nombre de fossiles des terrains étudiés ont conservé leur test). Il ignore l'excellente étude de Hooke dans Micrographia, (et son Discours de 1667-1668) ; il se polarise uniquement sur l'identité de substance entre le moule interne et la matrice. Le second point est au contraire finement observé et de vaste portée. Lister constate l'existence d'une corrélation étroite entre la lithologie et la faune. Mais il ne peut pas mettre ce fait capital en rapport avec une superposition séquentielle verticale (c'était matériellement impossible ; il faudra attendre William Smith), et encore moins avec une succession temporelle, notion proprement impensable dans tout le contexte de l'époque. En troisième lieu, sa grande connaissance des faunes actuelles, et la rigueur exigeante acquise dans la distinction de leurs espèces, lui permettent d'affirmer avec autorité que, quelles que soient les similitudes, aucun de ces fossiles n'a d'équivalent identique actuel au niveau spécifique.

L'engouement pour les coquillages exotiques était alors extraordinaire. Certains amateurs fortunés offraient des sommes énormes pour des pièces rares exceptionnelles. Le duc d'Orléans paya 900 livres un certain bivalve, et offrit, en vain, 11.000 livres pour un lot de 32 coquilles (in M. Lister, A Journey to Paris in the Year 1698, 2e éd., 1699, p.57sq.). Marchands et collectionneurs avaient besoin de l'avis d'experts conchyliologues. - D'où peut-être chez Lister ses propos acides contre "ces personnes, qui pensent que distinguer avec exactitude et minutie les diverses species des choses de la nature n'en vaut pas la peine". Bien qu'il n'emploie pas ce terme, ce systématicien averti récuse en somme d'avance toute valeur au qualificatif d'analogues (qui sera si largement employé ultérieurement avec des sens souvent flous). Formé à la Botanique, sa "species" correspond bien à l'espèce linnéenne, à la différence de la "species" vague et fort large de Hooke.

Cuvier en 1796 (1799), plus que quiconque depuis Lister, poussera très loin l'exigence de la plus grande rigueur dans les comparaisons entre formes actuelles et passées ; on sait comment sa mise en oeuvre lui permettra d'affirmer que les Eléphants fossiles sont éteints, date marquante dans la révélation des Mondes vivants successifs.

2. La logique de l'erreur.

L'autre très grand paléontologiste britannique de la fin de XVIIème siècle, Lhwyd refusera lui aussi, comme nous le verrons, d'accepter l'origine marine naturelle de la plupart des fossiles. Comment expliquer que de si grands naturalistes, dans un siècle dominé par la raison, aient eu recours à des hypothèses génétiques à nos yeux absurdement archaïques ? Il importe pour nous de mettre ici une fois de plus en évidence la logique de l'erreur. [Divers exemples sont donnés dans F. Ellenberger, Histoire de la géologie, il, 1988 (voir Index).]

Cuvier, ne pouvant accepter la solution transformiste, se bloquera dans l'idée-force des anéantissements. - Lister, en son temps, ne pouvait accepter ni l'une ni l'autre. Muré dans une impasse, et pour échapper à ces deux hypothèses absurdes à ses yeux, refusant de plus la solution commode du Déluge, il se réfugie dans une réponse plus rassurante sans doute, puisque traditionnelle, à savoir on ne sait quel phénomène de générations spontanées minérales spécifiquement liées à la nature lithologique des roches.

Or, il nous est apparu que le blocage principal sous-jacent était peut-être ailleurs que dans des contraintes religieuses ou similaires : blocage d'ordre biologique au moins autant que théologique. La théorie de la génération des vivants qui s'impose à l'époque, et devient triomphante à la fin du siècle, est celle de la préexistence des germes. Lister s'en fera lui-même l'avocat en 1709, sous sa forme oviste, majoritaire (Lhwyd ayant plutôt adopté l'animalculisme de Leeuwenhook et Garden). - Selon cette doctrine, tous les germes individuels de tous les êtres vivants qui ont existé et qui existeront dans le monde ont été formés dès l'origine par le Créateur, à l'intérieur du premier individu de chaque espèce. [Cf. Jacques Roger, Les sciences de la vie dans la pensée du XVIIIe siècle, 1971, p.269, 325sq.] Les corollaires sont évidents : 1) le monde vivant ne peut avoir qu'une durée brève, puisque le stock très grand mais forcément limité de germes s'épuise par la génération ; 2) aucune transformation des espèces n'est possible, les germes ayant été fabriqués ne varietur, une fois pour toutes. - Le concept d'Evolution ne pourra vraiment se débloquer que lorsque, vers le milieu du XVIIIème siècle, l'épigenèse se substituera chez les biologistes à la préexistence des germes.

Nous allons maintenant voir comment un autre très grand esprit, John Ray, plutôt que de s'engager personnellement, étudie les doctrines respectives touchant à l'origine des fossiles, avec une totale honnêteté et une rare impartialité. On a là un modèle exemplaire de ce que devrait être le débat scientifique.

IV. JOHN RAY, LE SCRUPULEUX PORTE-PAROLE DE SA GENERATION.

John Ray (1627-1705) est un autre très grand savant : zoologiste de valeur, et surtout le plus grand botaniste de son temps et peut-être du siècle. Son intervention dans la science de la Terre est loin d'être négligeable. Contrairement à Hooke, il a été fort lu.

Buffon (1749) qui savait l'anglais le cite comme une source digne de foi. De fait, Ray est l'honnêteté intellectuelle personnifiée, modeste, scrupuleux presque jusqu'à la timidité. D'une vaste culture, observateur infatigable, mais aussi homme de coeur, fidèle en amitié, sa personnalité est des plus attachantes. On doit à Charles Raven, nous l'avons dit, une remarquable étude de sa vie et de son oeuvre ; en exergue, figurent ces mots : "To all who like John Ray sacrified security & carreers for conscience sake". En effet, bien que d'extraction modeste il s'illustre très tôt, entre autres dans les Lettres classiques, et enseigne dès 1649 comme "fellow" au Trinity Collège de Cambridge. Mais après la Restauration, fidèle à sa conscience et à sa foi, il refuse de prêter serment à l'Acte d'Uniformité (allégeance forcée à l'Eglise Anglicane). On le destitue (1662) ; désormais, il ne vivra que grâce au soutien de ses amis (dont le zoologiste Francis Willughby).

Pourtant, Ray était profondément chrétien, en même temps que scientifique rigoureux ; nul conflit, car étudier les oeuvres du Créateur, c'est lui rendre hommage, c'est répondre à un appel de Dieu. Etudier la Nature, c'est rendre gloire à Dieu : elle a une valeur en soi. La raison humaine en est l'instrument suprême. Plus que tout autre, c'est Ray qui contribuera à réhabiliter la Nature, contre le pessimisme morbide d'une certaine religion, contre la dénaturation cartésienne. Pour lui, les montagnes sont belles autant qu'utiles.

A. Le Grand tour en Europe.

Ce long voyage collectif (avril 1663-printemps 1666) a fait l'objet d'un double compte-rendu, l'un par Philip Skippon, l'autre par John Ray.

Ph. Skippon, A Journey through part of the Low Countries, Germany, Italy and France, in A collection of Voyages and Travels, London, 1732, p.359-736 (ici p.714).
Observations topographical, moral and physiological mode in a journey through part of the Low-countries, Germany, Italy and France..., 1673 ; réimprimé en 1738 sous le titre Travels through the Low-Countries, Germany, Italy and France..., London.
Ce dernier intéresse l'histoire de la paléontologie par la longue digression des pages 96-110 (1738) [= 113-131 (1673)] sur les fossiles et leur origine, texte qui fait date, au même titre que ceux, quasi-contemporains, de Hooke et Sténon (il connaît et cite en entier le texte déjà mentionné du premier dans Micrographia).

Ray recherchait personnellement assez peu les fossiles. Avant et après sa tournée sur le continent, il a vu ou revu divers gisements du Jurassique anglais, notamment à l'occasion de voyages d'herborisation. Durant son grand tour européen, on lui fait connaître les abondants fossiles variés de la campagne d'Altdorf, près Nuremberg (âge : Muschelkalk) ; en Italie, il voit des "cornes d'Ammon" et des "Echinites" à Brescia, des Huîtres, Dentales, coquilles variées près d'Asti (Pliocène), et, à Malte, les célèbres Glossopètres accompagnées d'Oursins et autres fossiles.

1. Le premier "procès des fossiles".

Ray expose dans les pages indiquées, avec beaucoup d'impartialité et de sérénité les opinions contradictoires sur l'origine des fossiles. (Rappelons que nous sommes en 1673).

a)- Origine naturelle. C'est la sienne. Il dit adopter les vues de "Fracastorius" jadis, à savoir qu'il s'agit de dépouilles d'animaux abandonnées par la mer. Mais il reconnaît d'emblée que cette opinion se heurte à deux objections, qu'il expose, sans y répondre :

b)- La génération spontanée minérale. La thèse des "jeux de la Nature" a encore à l'époque de nombreux partisans, tant dans l'opinion populaire qu'au plus haut niveau. Selon cette opinion, les objets trouvés dans le sol sont, à l'instar des cristaux, les effets et produits de quelque pouvoir plastique dans la terre. Ray fait notamment référence, avec citation à l'appui, à ce qu'avait écrit Goropius sur les fossiles du sous-sol d'Anvers [F. Ellenberger, op. cit., p.185-186]. Il discute le pour ou contre ; loyalement, il reconnaît que les "pierres judaïques", "Belemnites", "Trochites", "Asteriae" [= Pentacrines], etc., ne ressemblent à rien de connu actuellement. Et si elles n'existent plus, il faut avoir recours à la "supposition gratuite" que ces espèces sont perdues.

c)- Solution mixte. Certains fossiles seraient d'anciennes vraies coquilles, les autres étant d'origine minérale. Ray cite en l'occurence un passage de la lettre déjà citée de Lister publiée deux ans plus tôt.

En conclusion, Ray estime que cette dernière façon de voir n'est "qu'un expédient et un refuge" pour éluder les difficultés inhérentes à la solution de l'origine naturelle. Son voeu est qu'on leur trouve des réponses rationnelles et solides. En plein XVIIème siècle, on ne peut qu'admirer la lucidité de ce "procès contradictoire", où, tout comme chez Hooke, le doute scientifique prend le pas sur l'éternelle tentation des jugements péremptoires.

2. Aparté sur les fossiles de Bourgogne.

Soucieux d'énumérer tous les auteurs ayant écrit sur les fossiles, Ray, toujours dans ses Observations... (= Travels..., p. 100) nous donne en passant deux témoignages sur des gisements de Bourgogne : maigres oasis dans le désert paléontologique de la France du XVIIème siècle, où l'on s'occupait alors bien peu de la nature. Ils sont rapportés, nous dit Ray, par Joannes De Laet dans son De Gemmis, L.II, cap.29 (Leyde, 1647). 1)- Un certain "Bartholomew" Morisot lui a écrit de Dijon que le rocher dit "Le Fort aux Feos" (Fées) livre "des pierres de forme ronde et cannelée", "de taille inégale mais de forme unique", qui se sont développées dans la pierre : [probablement, des Ammonites du Jurassique supérieur]. 2)-Jacobus Salmasius rapporte que les terres avoisinant Sauvignac (entre Vézelay et Avallon) sont fertiles, mais pierreuses. "Dans ces pierres sont incluses des coquilles d'une matière pierreuse différente... On y observe des Pectens, des Huîtres, des Solens, des Cornes d'Ammon, et d'autres types" [à coup sûr, il s'agit du Lias inférieur (et moyen ?) classique du pourtour du Morvan].

3. La mémorable rencontre de Montpellier.

Il s'est trouvé qu'en automne 1665, plusieurs des futurs protagonistes majeurs de la paléontologie naissante se sont rencontrés dans cette ville (alors l'une des capitales européennes de la médecine et de la botanique), à savoir Ray, Lister et Sténon. Il est naturel de spéculer (à défaut de témoignages directs) sur leurs entretiens. Il importait tout d'abord de démontrer la réalité de cette rencontre (quelles qu'en ait été les conséquences, ce qui reste à déterminer). Voici le fruit de nos recherches.

Lister était déjà, semble-t-il, à Montpellier. Selon J. Carr, il apparaît qu'il y étudiait la médecine depuis 1663 (Dict. Sc. Biography).
Ray et Skippon, au terme de leur grand voyage, arrivent à Montpellier, venant de Genève par Lyon, le 9 Août 1665 ; ils y demeurent jusqu'au 26 Février 1666 (sauf une excursion en Provence du 7 au 23 Décembre). Ils y rencontrent Lister (Skippon, p.714). Ordre ayant été donné aux Anglais de quitter le sol français, ils quittent la ville, retrouvent à Lyon Lister, parti en avance, et séjournent avec lui du 14 Mars au 7 Avril à Paris, où ils visitent des carrières de pierre de taille (Skippon, p.727, 729). (On sait de longue date que dans le Calcaire grossier des édifices parisiens abondent sinon les coquilles elles-mêmes, du moins leurs moules en creux ; nos deux auteurs anglais n'en font pas mention) [F. Ellenberger, op. cit., p.89,141 et 184.]

Sténon de son côté avait séjourné à Paris en 1664-1665. Il se met en route pour la Toscane, en faisant le détour par Saumur (2 Octobre 1665), Bordeaux et Montpellier. Là, il séjourne au minimum durant le mois de Décembre et le début de Janvier 1666. Le 28 Février, il est déjà à Florence. [F. Ellenberger, op. cit., p.89,141 et 184]

Voici maintenant la preuve que la triple rencontre a bien eu lieu : Sténon dissèque en public une tête de boeuf. Lister y assiste, et fait sa connaissance (cf. son témoignage manuscrit, in G. Scherz, p.292). De son côté, Skippon écrit dans son journal de route (p.718) : "We were present at his dissection of an ox's head...". Ce "nous" veut dire : Ray et Skippon, seuls durant la fin de leur grand voyage (Raven, p. 134). Donc Ray et Lister ont tous deux vu en personne Sténon disséquer à Montpellier.

Notons la présence alors à Montpellier, attestée par Skippon, de toute une colonie d'Anglais, dont il donne les noms. Les uns pouvaient être là simplement en villégiature hivernale (ce qui était habituel à l'époque, selon L. Dulieu, in litt.). D'autres fuyaient peut-être la peste qui ravageait Londres depuis le mois de Juin (en attendant les dévastations de l'incendie de l'année suivante ; Hooke prit part aux plans de reconstruction). Enfin, brimés par la Restauration, des "Dissenters" pouvaient être attirés par cette ville alors protestante pour un tiers. Parmi tous ces visiteurs, notons la présence de William Croone, ancien condisciple de Ray, déjà connu pour ses études sur la physiologie des muscles, et qui restera en correspondance avec Sténon. Rappelons que celui-ci, dès son arrivée en Toscane, publie en 1667 son Elementorum myologiae spécimen..., travail auquel est couplé le fameux Canis Carchariae... (notre t.I, p.234).

Enfin, Ray (qui maîtrisait parfaitement le latin), pouvait aisément s'entretenir avec Sténon sur des sujets les concernant tous deux : tel leur intérêt critique commun pour les idées de Descartes en matière d'anatomie et de physiologie (Raven, p.48 ; cf. t.I, p.245).

Posons maintenant la question cruciale : qui a influencé qui ? Est-ce cette rencontre fortuite à Montpellier qui a converti Sténon à l'étude des fossiles et à celle de la genèse des roches encaissantes, aboutissant au génial Prodromus, avec sa résonance incalculable à terme ? Or, il nous manque un témoignage capital : celui de Ray : la fin de son journal de voyage est écourtée, et il ne dit rien sur ses rencontres à Montpellier. Force est de confronter les acteurs, puis de nous livrer à de pures spéculations.

Commençons par Sténon. Jusqu'à son établissement en Italie, il ne s'est apparemment jamais intéressé aux fossiles (mais par contre, fait décisif sur un autre plan, il pratiquait la chimie par voie humide, avec ses précipités lités). C'est par le biais de l'anatomie du Requin qu'il s'intéressera au problème des Glossopètres, et de là, à celui plus général, des fossiles et des strates (le Canis... de 1667 étant le prélude du Prodromus de 1669).

Ray, le discret, le modeste, étudiait avant tout les plantes. Toutefois, il raconte lui-même dans ses Mémoires comment, dès 1661, il s'efforçait d'extraire de leur matrice les "cornua ammonis" de Whitby (sur la côte du Yorkshire) ; en 1662, il voit notamment le gisement déjà cité de Keynsham (in Raven, p.420). Mais il ne paraît s'être vraiment intéressé au problème de l'origine des fossiles qu'après son retour du voyage en Europe, dans le compte-rendu duquel on voit qu'il ne leur avait accordé qu'un intérêt marginal. Lorsqu'il arrive à Montpellier, il pouvait du moins témoigner de ce qu'il avait entrevu en route ; notamment à Malte (en Mai 1664), avec sa profusion légendaire de "Glossopètres".

Quant à Lister, nous ignorons, faute de témoignages directs, s'il s'était jusque là préoccupé des fossiles et de leur genèse.

Tel est le résumé des données sur cette rencontre.

Nous rejoignons et complétons ce que V. Eyles avait déjà écrit en 1958 (in G. Scheiz, éd., Nicolaus Steno and his indice, p.168).
Tout se passe comme si elle avait marqué pour nos trois protagonistes, Ray, Lister et Sténon, le début de leurs réflexions respectives sur ce vaste sujet. En ont-ils discuté ensemble ? Cela, nous ne le saurons sans doute jamais.

Rien ne nous empêche de hasarder une hypothèse, assurément gratuite : pourquoi ne pas imaginer une influence directe du milieu spécifique montpelliérain, tant physique qu'intellectuelle ?

L'environnement géologique d'abord. La ville de Montpellier est sise sur des couches subhorizontales néogènes. Elles comprennent des sables pliocènes avec des bancs d'Huîtres d'aspect très frais (l'un d'eux affleure dans le très réputé jardin botanique, où quiconque chemine ne peut manquer d'en voir des restes dans le sol des allées). Le Miocène affleure aux portes de la ville, notamment alors dans les carrières de Boutonnet, où l'on extrayait une pierre tendre bourrée de coquilles ou de leurs moules. D'autres constructions étaient faites d'une lumachelle (Burdigalien) exploitée dans tout le Languedoc depuis les Romains, remplie de tests divers (dont de grands Pectens). Enfin, dans les campagnes avoisinantes, on trouvait d'énormes Huîtres, ainsi que beaucoup de dents de squales en parfait état. Il était vraiment difficile à Montpellier d'ignorer le fait des fossiles. Nous ne savons pas si l'intelligentsia locale s'en préoccupait déjà alors. La chose est du moins certaine un demi-siècle plus tard.

Sténon a commencé, nous l'avons vu (t.I, p.235sq.), par le problème des Glossopètres. Ne lui en a-t-on pas montré à Montpellier même ? Elles étaient très connues. En 1708, le chimiste Guillaume Rivière rédige un mémoire à leur sujet (pour démontrer par la chimie leur nature organique), lu à la toute nouvelle Société Royale des Sciences locale.

Guillaume Rivière, "Mémoire sur les dents pétrifiées de divers poissons...", Mémoires... de la Société Royale des Sciences établie à Montpellier, t.I, 1766, p.75-84 (Manuscrit lu le 17 novembre 1708).
Jean Astruc en fin 1707 l'a déjà entretenue "Sur les pétrifications de Boutonnet" (faubourg de la ville), dont un notable, le Président Bon, avait rempli son cabinet.
Jean Astruc, "Mémoire sur les Pétrifications de Boutonnet", ibid, p.48-74 (Manuscrit lu le 17 novembre 1707 ; extrait dans le Journal de Trévoux, 1708, p.506-525).
Si vraiment Lister a étudié à Montpellier, il a difficilement pu ne pas remarquer tous ces fossiles, et se poser des questions à leur sujet. N'est-ce pas entre autres à eux qu'il fait allusion dans sa Lettre de 1671 quand il écrit que : "along the shores of the Mediterranean Sea, there may all manner of Sea shells be found promiscuously included in Rocks and Earth, and at good distances too from the Sea" (Montpellier est à quelque dix kilomètres du littoral).

Au terme de notre petite enquête, nous voilà bien embarrassés pour conclure, et pour répondre à la question : Qui a influencé qui ? Si vraiment c'est Montpellier, ses savants, ses fossiles, qui ont joué le rôle de catalyseur dans la vocation paléontologique simultanée de Lister, Ray et Sténon, pourquoi aucun d'entre eux ne s'y réfère-t-il ? Serait-ce justement parce que les fossiles en général n'avaient jusque-là valeur à leurs yeux que de curiosités, de pièces de collection ? Or, dans la région de Montpellier, les beaux spécimens dégagés sont assez rares, et, étant tous proches des formes actuelles, n'ont pas l'attrait un peu mystérieux des fossiles mésozoïques (Ammonites et autres).

Est-il vraiment utile d'ergoter sur les influences et les priorités, et sur le responsable supposé de la bienheureuse conversion de Sténon ? Ray a toute notre sympathie, mais il ne s'est réellement pris d'intérêt pour les livres traitant de l'origine des fossiles qu'après son retour (cf. sa lettre écrite à Lister en 1667 : Raven, p.421, où il mentionne la Micrographia et le Mundus subterraneus). Lister paraît hors jeu. Hooke serait un "outsider" de choix ; mais sa présence à Montpellier en 1665 (parfois alléguée) est infirmée par son biographe Waller : il était alors dans le Surrey (Posthumous Works..., p.XI). Son livre était-il déjà arrivé ? Nous ne savons.

Pourquoi, en définitive, ne pas admettre qu'il s'agit en l'occurrence d'un cas de plus de ces éclosions simultanées qui ont jalonné l'histoire de la science ?

B. Les Three Physico-Theological Discourses.

Titre peu engageant peut-être. Mais surprise heureuse pour le lecteur attentif. Cet ouvrage de Ray n'est nullement une autre "théorie de la Terre" biblico-géologique. Il s'agit certes de trois "discours" ou plus exactement sermons érudits (sur I : la Création du Monde ; II : le Déluge ; et III : la Fin du Monde), mais n'occupant que le quart du volume (dans l'édition posthume de 1713).

La première mouture de l'ouvrage a paru en 1692 sous le titre de Miscellaneous Discourses... Devant son succès, l'auteur le réédite, amplifié, l'année suivante sous son titre actuel : Three Physico-Theological Discourses, concerning I. The Primitive Chaos, and Création of the World. II. The General Déluge, its Causes and Effects. III. The Dissolution of the World, and Future Conflagration..., 406p., 1693 ; 2ème édition, 1713, XXXII + 465p. (préparée par l'auteur dans les années 1703-1704). Réimpression fac simile, Arno Press, New York, 1978.
De très intéressantes digressions scientifiques occupent le reste, formant autant de chapitres d'une sorte d'histoire naturelle de la Terre, non reliés organiquement entre eux. En voici le plan (pagination de 1713) :

1. Plan de l'ouvrage.

Tous ces développements procèdent surtout d'une compilation intelligente, aux matériaux sélectionnés avec un heureux sens critique : certains sont issus de l'actualité, d'autres tirés d'auteurs modernes, d'autres enfin repris du meilleur de la science antique. Ray a éliminé les données douteuses, les relations légendaires. Il recourt le moins possible aux interventions surnaturelles. Il est toujours prêt à reconnaître notre ignorance, et à avouer sa propre incertitude. Il se méfie des hypothèses, des affirmations théoriques tranchées. Il nous propose bien plutôt des alternatives plausibles. Homme d'une grande piété, Ray vénère l'Ecriture, et refuse que nos hypothèses puissent prétendre raconter comment Dieu aurait dû faire le Monde (p.34).

Donnons un exemple de la grande réserve de Ray vis-à-vis de l'exploitation aventureuse des récits bibliques. Toute la deuxième partie du livre (p.61-295) annonce au haut des pages : "Conséquences of the Deluge". Or, il n'y est pratiquement pas question des effets du Déluge, en dehors d'un très court chapitre (p.121-122), où l'auteur renvoie dubitativement le lecteur à Kircher quant aux mutations géographiques alléguées dues au Déluge. De plus, Ray réitère (p.203) son affirmation de 1673 : les coquilles fossiles n'ont pas été apportées par le Déluge universel.

On le voit : nous sommes bien loin de Burnet ou Woodward avec leur diluvianisme démesuré et leur ton d'assurance triomphaliste.

Nous ne retiendrons ici du livre de Ray que ce qui concerne le problème des fossiles. Mais il comporte aussi des développements d'un très grand intérêt sur d'autres sujets, où l'auteur multiplie ce qui nous paraît aujourd'hui être "le bon choix" (Buffon à coup sûr, Hutton probablement, en ont profité) : 1)- Les montagnes, formées à l'origine, peut-être soulevées par les "feux souterrains" et flatuosités associées ; elles sont utiles et belles. 2)- L'origine des fontaines : la pluie suffit largement à les alimenter. 3)- Le nivellement lent inexorable du relief par l'action des eaux pluviales : citant l'Italien Blancanus, Ray affirme que les montagnes diminuent tous les jours, que les terres entraînées exhaussent les plaines en les fertilisant, comblent peu à peu les mers, etc. (mais Ray ne parle pas d'une rénovation possible du relief).

1) Le rôle bienfaisant des montagnes, la fertilisation des plaines par les produits de leur ablation, etc., sont développés dans un autre livre de Ray qui connut de multiples rééditions : The Wisdom of God manifested in the works of the creation..., 1691, 11è éd., 1743, 405p.
2) Ray a connu à travers Hakewill (1627) ce Josephus Blancanus, de Parme, jésuite, qui a publié dans les années 1710 un ouvrage : De Mundi Fabrica. Ray en donne, p.356-364, une longue citation (traduite). Buffon a lu ce plaidoyer en faveur de l'érosion lente par les eaux courantes, et s'en inspire lui-même explicitement (Théorie de la Terre, éd. Piveteau, p.55).

2. L'origine des fossiles. Réouverture du "procès".

Ce chapitre (p.123-205) offre un intérêt historique certain. Ray, avec son honnêteté intellectuelle absolue, se débat dans un terrible réseau de contradictions. Avec un total fair-play, il expose les thèses adverses, les arguments pour ou contre,les impasses. Au fond de lui-même, il est resté attaché à son opinion de 1673 quant à l'origine naturelle de ces "formed Stones". Mais en reprenant cette question pour la 3ème édition, il est impressionné par l'argumentation de ses amis ; sa certitude vacille (il est usé, malade, harassé par ses labeurs en zoologie et botanique : cf. Raven, p.41). C'est, si l'on veut, la réouverture du "Procès des fossiles", où Ray expose successivement les données et les thèses contradictoires en présence, en toute impartialité : "I shall not balance Authorities, but only consider and weigh Arguments" (p. 123).

Ray termine (dans l'édition de 1693) ce débat à l'intérieur de lui-même, en espérant bénéficier des lumières de plus compétents et plus versés que lui dans ces choses.

3. Lhwyd et sa Sixième Lettre : "le procès en appel".

Edward Lhwyd (1660-1709) était précisément l'expert privilégié souhaité. Gallois d'origine, il s'est intéressé à la linguistique et à l'archéologie celtique.

J.S. Edmonds, in Dictionary of Scientific Biography, article Lhwyd, Edward.
Devenu l'assistant de Robert Plot, conservateur de l'Ashmolean Museum d'Oxford, il prend sa place en 1691, et se spécialise dans la récolte et l'étude des "pierres figurées". Au prix de grandes difficultés, et grâce à la générosité de Newton, Lister, Sloane et quelques autres, il réussit à publier en 1699 Lithophylacii Britannici Ichnographia, catalogue méthodique de sa collection : l'un des trésors durables de la Paléontologie naissante.
"Lithophylacium" : néologisme pour "chambre de garde des pierres". (Hélas ! les collections ont été rapidement dispersées après la mort de Lhwyd).
Réédité en 1760 (au moment où surgissait en Angleterre et ailleurs un nouvel intérêt pour les sciences de la Nature), ce livre classe et décrit, dans un esprit déjà essentiellement linnéen, avec exactitude et sobriété, quelque 1600 fossiles animaux et végétaux, toujours soigneusement localisés. L'illustration se borne à 23 planches gravées, figurant environ 50 formes différentes. Certains noms sont binomiaux. Lhwyd introduit notamment les noms de Terebratula et Trinucleus. Le fait d'être écrit en latin et publié à la fois à Londres et Leipzig conférait à cet ouvrage une portée internationale durable, malgré le faible tirage initial.

Le dernier tiers du Lithophylacii... consiste en la reproduction de six lettres que Lhwyd avait écrites à divers auteurs (plus un résumé de lettres par lui reçues).

L'une est de Richard Richardson, qui avait en 1692 affirmé à Lhwyd avoir vu dégager un crapaud vivant d'une pierre brisée sous ses yeux. cf. Faul et Faul, It began with a Stone - A History of Geology from Stone Age to the Age of Plate Tectonics, John Wiley, New York, 1983, p.53-54 sur ces "découvertes" récurrentes de crapauds dans les roches (et F. Ellenberger, op. cit., p.181-182).
De loin la plus intéressante pour nous est la Sixième lettre, adressée à Ray le 10 Mars 1698 depuis le Pays de Galles. Cette lettre de Lhwyd est reproduite en entier, traduite en anglais, dans Three Physico-Theological Discourses (1713, p.175-203). Pour reprendre notre expression imagée, elle équivaut à une nouvelle audience contradictoire du "procès des fossiles", cette fois instruite par un témoin à charge, lui aussi fort scrupuleux. (On est loin des assertions tranchées assénées par les faiseurs de Théories de la Terre). Cet exposé très structuré est trop long pour être exposé au complet. Notons-en quelques points saillants :

Quelle est la réponse de Ray, et comment la justifierons-nous ? Elle nous déçoit (mais rappelons qu'il est atteint dans sa santé et surmené). Il est ébranlé. Certes, Lhwyd a bien démontré qu'il faut éliminer le Déluge. Son hypothèse doit être reçue comme probable. Deux arguments décisifs l'appuyent en effet : 1) les corps similaires formés dans les glandes et viscères ; 2) les Crapauds trouvés en pleine roche.

4. Conclusion : à nouveau, les blocages logiques.

Notre pressant devoir d'historiens de la science, encore une fois, est d'explorer en profondeur la logique de l'erreur, là où elle nous paraît manifeste dans les travaux de nos devanciers. Nous devons d'abord nous hausser à leur niveau, avec respect, en les écoutant avec soin, en démêlant leurs démarches, compte tenu de tout le contexte intellectuel de l'époque. C'est seulement à ce prix que nous aurons acquis le droit de leur faire rétrospectivement la leçon, en mettant le doigt sur le point précis où ils ont divergé du "bon chemin", soit leurrés par de fausses données, soit n'ayant pas aperçu à temps les portes de sortie, ni su franchir les cols bornant leur horizon culturel.

A nos yeux, le "tribunal" fictif a conclu de façon décevante un débat jusque là de haut niveau scientifique. Cherchons les failles.

D'emblée, nous voyons qu'on n'a pas respecté la hiérarchie des données. On a tenu pour décisifs deux faits marginaux, de seconde main, et non vérifiés : le Crapaud, et les concrétions organiques qui mimeraient des "Fossil-Shells".

Sur le plan géologique, il a manqué à Ray comme à Lhwyd (pourtant homme de terrain) une réflexion sérieuse sur les modalités de la fossilisation et de la sédimentation. Il n'ont pas tenu compte des leçons de Colonna, Hooke, Sténon. Ce dernier avait pourtant admirablement énoncé la méthode à suivre si l'on voulait résoudre le problème des fossiles, inséparable de celui des couches et de leur mode de genèse. Une fois de plus, la méconnaissance de la bibliographie est en cause, avec le recul en arrière qu'elle implique de tout temps. Du coup, Ray comme Lhwyd régressent dans des visions archaïques, comme en un refuge sécurisant. De nombreux auteurs dans toute l'Europe admettaient alors la génération dans le sol des "corps figurés" (thèse nullement biblique, bien plutôt issue tant de la scolastique que d'un arrière-plan magique) : Ainsi, en 1672-1681, B. Balbinus va jusqu'à soutenir que des urnes (protohistoriques) sont l'oeuvre spontanée de la nature [Miscellanea historia regni Bohemiae, Prague. Cité par Woodward (1735, p.305-306)]. - Tournefort croyait à la génération des pierres. Les mineurs continuèrent longtemps à croire à celle des métaux. - Thomas Lawrence veut faire pénétrer les coquilles sous terre par des canaux souterrains, tels les veines du corps humain [Mercurius centralis ; or, a Discourse of subterranean Cockles..., 1664 ; 2è édition, 1668, p.36.]. - K.L. Langius en 1709 reprend à peu de chose près l'explication de Lhwyd). Etc. [De Maillet, Telliamed, édition 1755,1, p.40sq.]

Or, (sauf Woodward, à sa façon), les autres naturalistes britanniques scrutant le terrain ne le faisaient pas en géologues. Le sous-sol rocheux n'était pour eux qu'un donné global, très peu signifiant : comme pour tout le monde avant que la révolution sténonienne ne s'impose dans les esprits. On conçoit que cet ensemble vague, brumeux pour l'intellect, si peu étudié physiquement, pouvait se voir doter de potentialités à nos yeux irrationnelles, dont le pouvoir d'engendrer des objets minéraux dotés d'une figure (le mode physique de production étant lui aussi laissé dans le vague).

Mais nos grands naturalistes britanniques étaient inhibés par d'autres blocages, liés à leur vision générale du monde. La conviction intime de la brièveté des temps fermait la route à bien des choses : dont l'idée de l'accumulation lente des couches comme produit ultime de la dénudation, accompagnée de vastes déplacements également lents des mers. Hooke seul avait fait sienne cette vision, mais il n'a pas su l'imposer. L'on percevait certes que la face de la Terre était soumis à de perpétuelles mutations, mais l'on n'imaginait pas, on ne désirait peut-être pas, qu'elles aient une histoire gravée dans le sol.

Mettons-nous à la place de Lhwyd. Un certain consensus théologique niait absolument toute perte des espèces et leur transformation, celle-ci de plus logiquement interdite par la préexistence alléguée des germes. Il ne restait plus que les jeux de la Nature ou tout autre sorte de génération in situ pour rendre compte des fossiles sans représentants vivants actuels. Solution de paresse, du domaine de l'étrange, non du surnaturel divin, insistons-y. Ray était gêné d'y être entraîné.

5. Le legs de John RAY.

Le renom de Ray comme naturaliste était immense dans toute l'Europe. On peut d'emblée en déduire qu'il a été très écouté, traitant de la Terre. Un peu comme plus tard De Saussure, il n'a pas cherché à plaquer sa théorie sur les données, ni à trancher à tout prix le noeud de faits apparemment contradictoires. Il nous en offre bien plutôt un tableau scrupuleux. Les générations suivantes pourront d'autant plus en tirer bénéfice, une fois gommés les a priori conceptuels liés au contexte. Le Déluge, avec lui, est pratiquement éliminé ; dès le moment où l'on rejetait la genèse des fossiles dans les roches, la voie était grande ouverte menant à l'explication des fossiles par un long séjour naturel passé des mers sur nos terres. La connexion directe est solidement établie entre lui et Buffon, ce grand diffuseur d'idées. Elle nous est apparue fort plausible avec Hutton, comme la chose ressort de la comparaison des textes.

Mais ce sont dans une large mesure les théoriciens de la Terre diluvianistes, pour gratuites qu'aient été leurs spéculations, qui ont vraiment imposé l'origine organique des fossiles, et mis en application la vision sténonienne des strates du sous-sol ; surtout Woodward. Stade sans doute nécessaire, tant par ses apports que les saines réactions suscitées par leurs invraisemblances.

V. JOHN WOODWARD, LE GRAND NATURALISTE DE TERRAIN, DEPRECIE PAR SA THEORIE.

1. Un passionné de la Terre, observateur et collectionneur hors pair.

John Woodward (1665-1728) fait partie avec Burnet et Whiston du trio traditionnel des grands faiseurs de Théories de la Terre. Il s'en éloigne pourtant fondamentalement. Certes, lui aussi maximalise à outrance les effets supposés du Déluge. Mais sa "Métamorphose diluvienne" est d'une tout autre nature (il rompt avec Descartes). Et surtout, il est peut-être (avec Ray) le plus grand naturaliste de sa génération, approfondissant plus que quiconque l'étude du monde minéral. Rompant avec le cartésianisme, il se réclame de la nouvelle science baconienne. Le titre de son premier et principal ouvrage est typique : An Essay toward a Natural History of the Earth : and Terrestrial Bodies, Especially Minerals... (etc.) ; en bas de page, il ajoute : "With an Account of the Universal Deluge : And of the Effects that it had upon the Earth" [Londres, 1695, XII + 297p. (Réimpression fac simile Arno Press, New York, 1978). Edition française, 1735]. Donc, le Déluge ici n'est pas (en principe) le sujet central. Il n'en sera question qu'à la lumière des données d'observation.

John Woodward, d'origine modeste, put s'élever jusqu'à une situation élevée (chaire de Physique au Gresham Collège de Londres), ceci malgré un caractère exécrable : excentricité, vanité, affectation, emportement (il se bat un jour en duel).

G. Davies, The Earth in Decay, 1969, p.76. et V.A. Eyles, "John Woodward, F.R.S., F.R.C.P. (1665-1728) : a bio-bibliographical account of his life and work". Journ. Soc. Bibliogr. Nat. Hist., 1971,5, p.399-427.
Il s'est occupé de médecine, d'archéologie, de physiologie végétale. Mais c'est à l'inventaire méthodologique du sous-sol anglais qu'il s'est surtout consacré. Lire à ce sujet le début de l'Essay (p.3-4) : "The Observations I speak of were all made in England ; the far greatest part whereof I travelled over on purpose to make them... My principal Intention indeed was to get as compleat and satisfactory information of the whole Mineral Kingdom as I could possibly obtain. To which end, I made strict enquiry wherever I came, and laid out for intelligence of all Places where the Entrails of the Earth were laid open, either by Nature (if I may so say) or by Art, and humane Industry... : and taking a just account of every observable Circumstance of the Earth, Stone, Metal, or other Matter, from the Surface quite down to the bottom of the Pit, I entered it carefully into ajournal, Which I carry'd along with me for that purpose...".

Woodward doit être vu d'abord comme un authentique et passionné géologue de terrain. Cela n'apparaît guère dans l'Essay, qui s'annonce comme un ouvrage préliminaire. Mais bien davantage dans le grand ouvrage (560 pages serrées in folio) publié en 1726-1727 : An Attemp Towards a Natural History of the Fossils of England... C'est avant tout le catalogue de l'immense collection réunie par ses soins, et qui par un singulier privilège, a survécu presque entière, conservée à Cambridge. Elle comprend quelque 6800 spécimens britanniques (dont la moitié de fossiles organiques), plus de 2500 spécimens étrangers (dont la collection de Scilla) [David Price, in Journal of the History of Collections, 1,1989, p.79-95]. Tout est soigneusement localisé, tant dans le catalogue que la collection. Nombre de gisements dûment répertoriés sont aujourd'hui disparus. Woodward a bien réellement oeuvré pour les générations futures. Ainsi, on sait par John Phillips que William Smith en a tiré profité [Memoirs of William Smith..., p.24 et V.A. Eyles, op.cit.] ; de même Sedgwick déclare en 1822 avoir été amené à soupçonner la présence de formations d'eau douce dans le Hampshire par l'examen des collections de Woodward (V. Eyles, op. cit.). Elle peut même fournir des informations utiles aux géologues d'aujourd'hui sur des gisements disparus (Torrens, in litt.).

Woodward aurait correspondu (selon ses dires) avec 500 correspondants d'outre-Manche. Il avait à sa disposition en Grande-Bretagne de multiples collecteurs. A leur usage et à celui du public, il rédigea (en 1696 et 1728) des instructions précises et exigeantes sur les observations à faire sur le terrain et sur la manière d'étiqueter et cataloguer les échantillons. On trouvera leur substance dans l'édition française de 1735, p.375-385. Ses instructions sur la tenue du catalogue méritent encore d'être citées (et appliquées) : Reporter d'abord le numéro collé sur le "fossile" (= l'échantillon, minéral ou fossile s.str.) et son nom. Puis préciser : "1°. de quelle espèce il est. 2°. Dans quel endroit il a été trouvé. 3°. Si l'on en a plusieurs de la même espèce, & combien. 4°. S'il a été trouvé sur la surface de la terre. 5°. En quelle profondeur de la terre, s'il n'étoit pas sur la surface. 6°. De quelle manière il y étoit placé. 7°. Au milieu de quelle matière terrestre il s'est trouvé. 8°. Si c'était dans une couche, ou dans une fente perpendiculaire".

Ajoutons encore au crédit de Woodward, grand naturaliste, qu'il a donné en 1728 une classification du règne minéral, la meilleure du temps (cf. édit. française 1735, p.339sq.).

Il nous reste évidemment à parler de la théorie qui a surtout fait la notoriété de l'auteur.

2. La théorie de la Terre de Woodward.

Il ne lui donne pas ce nom, mais son système en a bien les critères. Sa défense occupe l'essentiel de l'Essay, qui est un ouvrage bref. Les principaux sujets traités sont : - l'origine naturelle des fossiles ; - l'examen et la critique des opinions des Anciens à leur sujet (déplacement de mers, etc.) ; - que ces corps ont été mis en place par le Déluge ; - le détail de la thèse de l'auteur pour les expliquer ; - la structure interne du Globe. L'Essay de Woodward a bénéficié d'une vaste diffusion : rééditions anglaises en 1702 et 1723 ; traductions en latin (1704, par J.J. Scheuchzer ; puis en 1714 à Londres, avec de nouveaux développements), en français (1735, idem), en italien et allemand.

Le globe terrestre de Woodward est creux, entièrement rempli par le Grand Abîme liquide [Voir G. Gohau, op. cit., figure p.180]. La Terre d'avant le Déluge ressemblait à celle d'aujourd'hui. Par une intervention surnaturelle, la masse des terres a entièrement subi une "dissolution" ; toutes les roches étant réduites en corpuscules mis en suspension dans l'eau, à l'exception des coquilles et autres dépouilles résistantes des êtres vivants. Tout s'est ensuite resédimenté par ordre de gravité, en couches concentriques. Une fois solidifiées, les strates ont été un peu partout rompues et disloquées, abaissées ici, soulevées ailleurs. Là où elles étaient solides, leur appui mutuel les a laissées dans leur posture dérangée. Depuis le Déluge, aucune modification notable n'a affecté ni n'affecte la surface terrestre.

Bien évidemment, ce scénario fourmille d'invraisemblances et d'inconséquences. Très visiblement, l'auteur (qui ne supportait pas la moindre critique) s'en accommodait, parce qu'il avait en vue d'expliquer (tant bien que mal, avec assurance dogmatique et bien des silences) un fait à ses yeux d'importance majeure. Ce fait, c'était la corrélation qu'il postule entre le poids spécifique de la matière des couches et celui des coquilles (Shells) contenues, tous deux décroissants de concert du bas vers le haut.

Woodward, aventureux dans l'hypothèse, est scrupuleux dans l'observation. Aux pages 30-32, il nous livre les résultats chiffrés de ses mesures (ici d = la "specifick Gravity") :

c) Rareté des "shells" de Homards (d = 1 1/3), Crabes (d = 1 3/4), des dents et os de Poissons, etc. : déposés en surface, ils n'ont pas été conservés.

Il est clair que Woodward voit dans son esprit la Craie dans son ensemble reposer sur les couches plus dures (pour nous, surtout jurassiques). C'était là au moins l'embryon d'une subdivision stratigraphique globale du sol anglais. Il constate que les faunes respectives offrent un spectre différent (Oursins principalement d'une part, Mollusques bivalves et turbines d'autre part). Ne pouvant pas un instant mettre ces différences sur le compte du temps, il a été comme hypnotisé par sa découverte empirique de leur relation avec la densité des roches, considérées en gros.

Woodward est très au courant des controverses et des interrogations sur l'origine des fossiles. Lui-même en a vu partout, en grand nombre, à toute profondeur accessible, au sein des "strata" de roches dures variées, comme de roches tendres. Il ne peut accepter l'opinion de ceux, pour instruits soient-ils, qui y voient des "Lusus of Nature" (p. 14). Son plaidoyer en faveur de l'origine organique est chaleureux et a été fort influent. Notons que divers arguments proviennent de Sténon (cf. la p.22, calquée sur le Prodromus, p.53-54, sur la structure fine des tests). Woodward lui doit directement sa vision des strata en tant que dépôts d'un fluide turbide, où les restes organiques se sont trouvés englobés. Il pouvait y trouver aussi l'idée (un peu confuse chez Sténon) que la pile des strates fossilifères datait du déluge. [John Arbuthnot (1697) va jusqu'à accuser Woodward de plagiat]

3. Pourquoi la "Dissolution " totale ?

Confrontés à l'énormité, à nos yeux, de l'hypothèse centrale si bizarre de Woodward, à savoir la "Dissolution" complète d'une première Terre puis la reformation de l'actuelle en un acte unique de précipitation, notre devoir est de tenter de comprendre la logique de l'auteur : car, en dépit de ses appels à la Bible, sa vision du Déluge est, chez lui aussi, tout-à-fait étrangère au récit sacré. En fait, Woodward a repris directement de Sénèque la terrible vision de la dissolution (future) de la Terre (Questions naturelles, III, XXVII 5-6, III, XXIX 4-6). Il y trouve tout fait le schéma dont il a besoin pour rendre compte de tout ce qu'il a vu sur le terrain durant des années d'exploration assidue du terrain (personne jusqu'à William Smith ne refera un tel labeur). Il s'est plus ou moins nettement rendu compte que le sol anglais était formé de grands ensembles superposés de sédiments dont la nature a varié des plus bas, les premiers formés, jusqu'aux plus récents ; et que les types de fossiles varient de façon corrélative.

Mais ce remarquable observateur est tombé dans ce piège si fréquent : plutôt que de nous livrer ses observations, regroupées en une synthèse descriptive, il court-circuite ce stade et se plaît à nous exposer sa synthèse théorique, unicausale, réductionniste, enfant chéri de sa pensée. Il croit devoir nous épargner les détails, du moment qu'il a découvert (pense-t-il) la vérité nouvelle qui enveloppe et résume le tout : le dépôt conjoint des couches et des organismes inclus par ordre de poids spécifique. Et, argument sans réplique : les données chiffrées ont tranché (périlleuse séduction du quantitatif en géologie que nous retrouverons notamment lors de la fameuse querelle du basalte). A maintes reprises, il insiste sur le fait que son système n'a pas imaginé a priori. Il affirme que ses propositions ne sont que la suite naturelle et nécessaire de ses observations (cf. 1735, p.244). Mais il ajoute : "propositions sans lesquelles le détail de mes observations n'auroit été d'aucune utilité". (Ce qui revient à dire : A quoi bon désormais les faits, quand on possède la théorie globale qui explique tout !).

4. Un legs en partie positif.

Woodward vaut plus que sa théorie de la Terre. Et pourtant, même celle-ci a été utile. Par elle-même, et par l'entremise des frères Scheuchzer et de Louis Bourguet, qui l'ont reprise et adaptée, elle a contribué à balayer les thèses archaïques sur les fossiles, jeux de la nature. Elle a incité les auteurs à "penser stratigraphiquement", à voir dans les piles de couches des séquences ordonnées, aux couches successivement formées. Elle a incité (de concert avec la théorie de Burnet), à voir dans les montagnes des ensembles de couches marines disloquées. En rejetant tout cela, les anti-diluvianistes n'ont que trop eu tendance à jeter "le bébé avec l'eau du bain", et à gommer toute véritable tectonique. Le plus grand tort, peut-être, causé par le système woodwardien a été de renforcer pour longtemps la croyance en un monde vivant invariant, où, donc, les différences constatées entre les faunes fossiles locales n'avait pas d'intérêt, et ne relevait que d'une sorte de paléogéographie horizontaliste. Il est cependant instructif de remarquer qu'en 1761, Catcott publie A Treatise on the Deluge où, de façon anachronique, il tente de reprendre et rénover la théorie de Woodward. Or, il sera en même temps l'un des premiers auteurs du XVTIIème siècle à noter la variation des faunes dans la séquence des couches.

VI. CONCLUSION.

Le XVIIème siècle en France, dominé dans notre esprit par la grande figure de Descartes, a été aussi peu naturaliste que possible. Cette tournure d'esprit n'était pas universelle. Nous avons vu qu'en Angleterre, le grand maître à penser était Francis Bacon, avec son empirisme critique si bien adapté aux sciences de la nature. Le rayonnement du cartésianisme y a, certes, inspiré des systèmes cosmologiques a priori comme les Théories de la Terre de Burnet et Whiston. Woodward a pu en être contaminé, tout grand naturaliste de terrain qu'il fût. Mais il est regrettable que ces trois noms, ou plutôt leurs trois constructions artificielles, aient accaparé l'attention en détournant de l'essentiel : à savoir le vaste capital d'observations et d'inférences inductives engrangé par l'ensemble des membres de cette étonnante communauté anglaise précoce.

Nous avons vu que, comme il se doit, il y a eu des chocs d'opinions, de sérieux conflits scientifiques. Des problèmes jugés majeurs étaient en jeu, dramatiques aux yeux de certains esprits religieux : comme la perte des espèces. Nous avons vu également avec quelle loyauté impartiale John Ray exposait sans choix personnel préconçu les thèses en présence et les arguments pour ou contre. Façon de faire exemplaire hélas ! trop rare, y compris de nos jours.

L'école paléontologique britannique de la fin du XVIIème siècle a bien mérité de la Science. Elle a notamment posé des normes si exigeantes en matière de discrimination des formes fossiles, qu'il faudra attendre un siècle pour les revoir systématiquement mises en oeuvre par la génération de Lamarck et Cuvier. Mais la constatation méritoire, pour nous aujourd'hui de portée majeure, de la dissemblance entre les coquilles fossiles et leurs analogues vivants, ne pouvait alors que troubler les esprits : elle venait beaucoup trop tôt, par rapport à tout le contexte culturel et mental de l'époque. La tentative héroïque de Hooke ne pouvait avoir de suite.

Pour qui n'aime pas l'idée que les efforts de nos devanciers aient été inutiles (pas plus que nous ne le voudrions de nos propres travaux), il est cependant réconfortant de découvrir que notre grand Buffon s'est nourri de John Ray ; et que, de façon vraisemblable, James Hutton en a subi l'influence, ainsi que de Robert Hooke. Sans compter bien d'autres connexions à découvrir. De toutes façons, celui qui prend le temps de lire avec soin les écrits des auteurs passés, même loin de nous dans le temps, tels qu'en eux-mêmes dans leur présent vivant, est assuré d'en recueillir un précieux enrichissement : celui d'avoir fait un peu plus connaissance, de façon intime, avec des hommes de bonne volonté, nos frères en recherche "sur la route éternelle du temps".

TRAVAUX
DU COMITE FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GEOLOGIE (COFRHIGEO)

Gilbert DUNOYER de SEGONZAC

Observation à la communication de M. ELLENBERGER

On peut vérifier ici, une nouvelle fois, que le XVIIIème siècle, dit "des lumières", bénéficie d'une réputation excessivement flatteuse. Si la spéculation philosophique y est forte, les avancées sociales audacieuses, il faut bien avouer que la science, celle d'un Buffon par exemple, semble bien convenue. Quel contraste avec le siècle précédent, que vient d'évoquer François Ellenberger, le "grand" siècle, qui, soulagé de la contrainte des guerres de religion, fut celui de toutes les audaces dans l'expression littéraire tout comme dans la pensée scientifique.

Question : les savants anglais évoqués correspondaient-ils en anglais ou en latin ? Avaient-ils des correspondants sur le continent ?

Réponse : ils écrivaient dans les deux langues et avaient peu d'échanges extérieurs. Il faut citer avant tout Scheuchzer en Suisse et Tournefort à Paris.