TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.I (1987)

Gérard GUIEU

Cent ans après la découverte des charriages par Marcel Bertrand
une patrie et un moteur pour la Grande nappe de recouvrement de la Basse Provence.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 novembre 1987)

Il aura fallu attendre presque un siècle pour que le bien-fondé des conceptions de Marcel Bertrand sur les charriages de Basse-Provence soit enfin reconnu. C'est un peu plus qu'il n'en fallut pour permettre le triomphe des idées de Alfred Wegener. Cette double reconnaissance prend valeur de symbole dans une région où Émile Argand innova en appliquant le concept de dérive à petite échelle, réalisant ainsi le premier transfert du global au régional, du continent au microcontinent.

En posant sur de nouvelles bases le problème des causes du déplacement des unités allochtones de Provence et du Languedoc, les progrès réalisés dans la connaissance géodynamique de la marge méditerranéenne française viennent confirmer de façon spectaculaire la réalité des déplacements tangentiels de grande amplitude imaginés par Marcel Bertrand, même si ce dernier n'avait pu alors se livrer qu'à de rares spéculations sur le moteur des déplacements.

Or il se trouve qu'indépendamment de sa découverte des charriages, Marcel Bertrand avait également "inventé" en 1892 le concept de "Continent pyrénéo-corso-sarde", entité qui occupe une place de choix dans les reconstitutions mobilistes actuelles. Cette idée d'une liaison territoriale ancienne entre la Provence et les Pyrénées est fondée sur la présence, dans divers niveaux compris entre le Crétacé moyen et le Miocène, de matériaux détritiques arrachés à un socle paléozoïque que Marcel Bertrand situait au Sud de la Provence et, selon lui, fort près de la côte méditerranéenne actuelle. L'existence de ce socle a été confirmée depuis peu par la mise en évidence, dans les forages pétroliers du golfe du Lion, d'un Paléozoïque gisant sous des dépôts néogènes atteignant presque quatre mille mètres d'épaisseur à Autan 1, sans que les ouvrages aient recoupé une couverture mésozoïque et paléogène, celle que l'on retrouve pourtant charriée sur des épaisseurs pluri-kilométriques à quelques dizaines de kilomètres au Nord.

Il est vrai que les forages ayant été implantés sur des horsts, une incertitude demeure quant à l'existence systématique de cette lacune. Les hypothèses que l'on peut formuler pour en rendre compte doivent toutefois écarter l'éventualité de l'érosion de la couverture du socle - le Mésozoïque est exempt de détritique carbonate jusqu'à l'Aptien supérieur - et celle de la permanence d'une zone haute érigée pendant tout le Secondaire au Sud de la Provence ; les flux détritiques ne se manifestent en effet sur la plate-forme provençale qu'à partir de l'Aptien supérieur.

On doit donc considérer comme très sérieuse l'hypothèse de la dénudation tectonique ; elle ne peut cependant expliquer la compression et le raccourcissement importants auxquels le domaine provençal a été soumis, d'autant plus qu'il faudrait imaginer, pour le territoire qui constituait la patrie des chevauchements, des pentes et des altitudes inconcevables.

Si le plissement gravitaire a pu localement intervenir, il ne l'a probablement fait que comme un appoint dans un contexte purement compressif comme en atteste la forte inclinaison des rampes que certains chevauchements ont dû escalader au cours de leur mise en place.

Le problème du moteur des charriages reste néanmoins posé, sauf si l'on s'interroge sur la signification de certaines signatures paléogéographiques, structurales et géophysiques inconnues de Marcel Bertrand, mais dont l'interprétation va donner raison à ses conceptions.

Sur le plan paléogéographique on constate que sur la plate-forme provençale les zones de subsidence majeure se sont déplacées du Sud vers le Nord au cours du Mésozoïque et du Cénozoïque. C'est ainsi que le synclinal du Beausset est constitué aux affleurements par du Crétacé marin, celui de l'Arc par du Crétacé continental et de l'Eocène, celui de la basse-Durance enfin étant surtout occupé par l'Oligocène et le Miocène. Cette répartition des dépôts est le probable reflet d'un soulèvement de la plate-forme, plus précoce au Sud qu'au Nord comme en atteste l'existence dans le nord toulonnais des premières manifestations de tectoniques synsédimentaires.

Sur le plan tectonique, l'intensité croissante des paléodéformations qui sont imputables aux phases autrichienne et laramienne et qui conduisent à la phase majeure "pyrénéenne" des plissements provençaux s'accompagne d'une structuration de plus en plus nette en rides et bassins, et pour finir en chevauchements. Sur ces structures vont se superposer comme à l'emporte-pièces les réceptacles à brèches syntectoniques, laminites calcaires, argiles et conglomérats à éléments exotiques de l'Oligocène.

Parallèlement à cette évolution tectonique très significative d'un écrasement progressif du domaine provençal puis d'un épisode distensif majeur, la mise en place de dépôts détritiques apparaît comme le résultat de l'usure d'un socle sud-provençal (à l'exclusion du massif des Maures), qui s'est prolongée pendant 90 MA, de l'Aptien supérieur au Miocène inférieur, avec des périodes de crises et de rémissions. L'étalement des flux détritiques pendant une période aussi longue suppose l'entretien de déformations au droit du segment continental pourvoyeur.

On ne peut toutefois retenir l'idée d'un soulèvement ponctuel car une ascension verticale même très modérée aurait conduit à des dénivelées inconcevables, à l'exhumation de parties profondes de la croûte et, en définitive, à la production d'un tonnage de détritique sans aucune mesure avec le volume des réceptacles.

La structuration de la plate-forme provençale doit cependant pouvoir s'expliquer par un mécanisme géodynamique représentant en fait le moteur qui manquait à Marcel Bertrand pour rendre compte de la mise en place des nappes. Ce moteur se situait sur l'emplacement de l'actuel golfe du Lion, lequel s'ouvre à l'intersection des accidents pyrénéens N 110 et des failles tardi-hercyniennes N 30 et N 40 réactivées au pyrénéo-provençal qui encadrent ici l'extrémité méridionale du graben rhéno-rhodanien.

Dans le golfe du Lion 1) les anomalies gravimétriques ; 2) les courbes d'isoflux géothermiques ; 3) les isobathes de la transition croûte-manteau ; 4) la limite nord de la zone à faible vitesse dans le manteau supérieur ; 5) la limite nord du socle profond recouvert par les dépôts néogènes, présentent dans leur configuration un remarquable et collectif parallélisme que l'on retrouve dans le dessin de la virgation languedocienne prolongée par le front des nappes provençales.

Une telle correspondance de forme entre des signatures paléogéographiques, structurales et géophysiques ne peut être fortuite. Elle représenterait l'empreinte d'un "bombement crustal golfe du Lion - Sud Provence" qui serait le moteur recherché pour rendre simultanément compte, s'agissant du bloc provençal, de la structuration éocène ("pyrénéenne"), de l'extension oligocène et de la tectogenèse d'âge alpin ultérieure.

Les contraintes évoquées plus haut concernant les valeurs admissibles pour l'importance du soulèvement conduisent à supposer que le bombement s'est déplacé vers le Nord en se rapprochant peu à peu de la plate-forme provençale ce qui explique le déplacement des zones de subsidence et l'intensité croissante des mouvements compressifs au cours du temps.

Dans ce schéma, l'entretien des flux détritiques reçoit quant à lui une explication satisfaisante puisque le réajustement isostatique qui a dû se manifester au droit des zones allégées a dû aussi conduire à un constant rajeunissement des reliefs auxquels il n'est pas, dès lors, nécessaire d'attribuer une altitude très importante.

S'il est hors de doute que les nappes découvertes par Marcel Bertrand ont pour patrie une aire paléogéographique aujourd'hui effondrée sous la Méditerranée, il reste à préciser l'extension ancienne de la couverture et à donner une idée des modalités de la tectogenèse.

Le dépliage des nappes vers le Sud ne suffit pas à rétablir la continuité ancienne du territoire qui reliait la plate-forme provençale à la plate-forme sarde, cette dernière étant connue pour l'existence d'une couverture non décollée à affinités provençales. Même si l'on admet une translation hypothétique de 80 kilomètres (ce qui correspond à l'ordre de grandeur supposé par Marcel Bertrand, bien qu'il n'ait jamais chiffré précisément cette translation), il demeure un hiatus de plusieurs dizaines de kilomètres entre le segment corso-sarde restitué dans sa position anté-dérive et les unités les plus méridionales de la couverture ramenée dans sa position paléogéographique présumée.

L'importance de ce hiatus augmente encore si l'on réduit la translation à des valeurs comprises entre 25 et 40 kilomètres, de telle sorte que l'exercice rétrotectonique auquel on se livre ne peut "rhabiller" en totalité le socle sud-provençal, même si la zone intéressée par les forages off-shore du golfe du Lion se trouve en grande partie recouverte par le dépliage. Ce dernier point prend ici toute sa valeur dans la mesure où la lacune du Mésozoïque et du Paléogène évoquée plus haut semble due à une ablation mécanique plus qu'à toute autre péripétie paléogéographique. Par contre, l'érosion qui s'est exercée sur la couverture avant la mise en place des charriages peut être tenue pour responsable de l'absence des pièces les plus méridionales de ce puzzle.

Il s'ensuit que le bombement migrateur proposé comme source du détritique et comme moteur des déformations se plaçait nécessairement entre le rivage actuel de la Provence et la Sardaigne, ce bloc se situant alors dans un alignement Baléares - golfe de Gênes, ce qui donne une nouvelle fois raison à Marcel Bertrand.

Le soulèvement et la migration du bombement crustal golfe du Lion - Sud Provence peuvent également rendre compte des modalités de la tectogenèse. Les déformations majeures de l'Eocène supérieur s'accompagnent d'un rejeu des anciennes fractures N 30 à N 40 du socle les mieux orientées par rapport à la contrainte horizontale majeure N 00 à N 20. L'origine des accidents E-W découpant les panneaux ainsi délimités se situe au contraire dans les anciennes failles inverses nécessairement apparues sur la retombée nord du bombement au cours de sa migration, en même temps que se déplaçait la zone d'inflexion de la courbure.

La conjugaison des fractures NE-SW qui ont généralement joué en décrochements sénestres et des fractures sensiblement E-W qui ont délimité ou découpé les grandes unités tectoniques régionales suggère que le socle et la couverture ont été impliqués dans un même mécanisme de raccourcissement. Un tel processus ne postule pas pour autant que les grands cisaillements tangentiels mis en évidence par Marcel Bertand s'enracinent tous obligatoirement sur d'anciennes failles inverses du socle, surtout dans les zones où des déchirures de la couverture ont interrompu leur continuité et permis à certains panneaux des mouvements autonomes. Ces derniers ont pu être, au moins localement, encouragés par des glissements gravitaires probablement limités. La structure du massif de l'Etoile, au Nord de Marseille, pièce centrale de la "Grande nappe", illustre bien ce qui vient d'être dit.

Compte tenu des retouches rendues nécessaires par le progrès des connaissances, notamment en ce qui concerne les relations que l'on est en droit d'établir entre le domaine terrestre et le domaine immergé, et en restant conscient des limites de validité des hypothèses formulées ici, on voit que cent ans après sa découverte par Marcel Bertrand la Grande nappe de recouvrement des environs de Marseille s'intègre parfaitement dans le cadre géodynamique régional, même si l'on est conduit à lui attribuer une ampleur plus modeste.