TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1980)

Kennard B. BORK
Un aperçu sur l'histoire de la géologie aux Etats-Unis

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 11 juin 1980)

L'état de l'histoire de la géologie aux Etats-Unis est un sujet complexe et diffus. C'est une discipline vaste qui concerne les historiens, les géologues et les philosophes. Et, bien sûr, il y a presque une infinité de sujets susceptibles d'être traités. L'intérêt pour l'histoire des sciences de la terre et la nombre des organismes qui s'y intéressent ont augmenté rapidement pendant la décade passée. Il n'est donc pas possible d'en dresser un tableau net et définitif — ni en quelques minutes, ni même en une conférence étendue.

C'est pourquoi je me contenterai de vous donner ici un petit aperçu sur quelques aspects de la situation contemporaine. Ces thèmes sont arbitraires, il faut l'admettre, mais ils traitent de grandes questions, et j'espère qu'ils vous donneront une idée de ce qui se passe aux Etats-Unis.

Une esquisse de ce tableau mettra en valeur les points suivants :

I. L'HISTOIRE et la FONDATION

Pour avoir une discipline solide, on a besoin de fondations fortes et de bons architectes. Envisageons d'abord les fondations de l'histoire des sciences en général et puis celles de ce nouvel édifice qu'est l'histoire de la géologie.

Les journaux, les revues, les bibliothèques, et les bibliographies servent de base pour la recherche. Une des premières revues en histoire des sciences était Isis, fondée par George Sarton en 1912. Comme Sarton lui-même, Isis était d'origine européenne et est devenue américaine. En ce moment, il y a un grand nombre de journaux en anglais (pas tous américains, il faut le dire) qui ont trait à l'histoire des sciences. On peut citer, outre Isis : Annals of Science. The British Journal for the History of Science, History of Science, Journal of the History of Biology, Journal of the History of Ideas, etc.,

Plusieurs bibliothèques américaines sont des trésors pour l'histoire des sciences. Elles ont une richesse surprenante en livres anciens édités en Europe. Parmi les plus grandes bibliothèques intéressant notre discipline, il faut citer la DeGolyer Collection (University of Oklahoma) avec 50 000 livres ; la Widener Library (Harvard University) ; et les bibliothèques des Universités d'Illinois, de Wisconsin, de Cornell, et de Californie, Depuis 1953, est publiée la Critical Bibliography of Isis, et aujourd'hui il y a une grande quantité de bibliographies américaines qui servent les historiens des sciences. Avec l'ordinateur, nous sommes entrés dans une nouvelle époque pour les chercheurs. Les anciennes bibliographies poussiéreuses deviendront -peut-être- de petites lumières vertes.

Tournons-nous vers l'histoire de la géologie. Avant la deuxième guerre mondiale, ont été publiées des oeuvres classiques comme celles de Merrill, The First 100 Years of American Geology (1) ; du canadien Frank Adams, The Birth and Development of the Geological Sciences (2) ; et de Mather and Mason, A Sourcebook in Geology (3). Après la guerre, quelques oeuvres "populaires" ont joué un rôle en ce qui concerne la connaissance des figures historiques. Je me souviens d'avoir lu, quand j'étais jeune étudiant, Fenton and Fenton, Giants of Geology (4) ; Greene, The Death of Adam (5) ; et Eiseley, Darwin's Century (8). Mais pour moi, ce sont les années soixante qui représentent les vrais catalyseurs de l'expansion moderne de l'histoire de la géologie aux Etats-Unis. Et je vous prie de me pardonner si vous êtes connaisseur de la littérature anglo-américaine et si je ne mentionne pas vos oeuvres ou vos auteurs préférés. Il ne faut citer que trois oeuvres pour donner une impression de cette époque formatrice : a) Rhoda Rappaport, 1964, Problems and sources in the history of geology, 1748-1810 (7) ; b) Victor A. Eyles, 1966, The history of geology : suggestions for further research (8) ; et c) Cecil J. Schneer (edit.), 1969, Toward a History of Geology (9). Dans ces oeuvres sont proposés des buts et des modèles pour la recherche historique. Dès cette époque, il était possible de juger du pouvoir et de l'attrait de l'histoire de la géologie. Bref, l'intérêt était suffisant parmi les géologues, pour qu'on bâtisse des structures pour accueillir et soutenir ceux qui partageaient cet intérêt.

II. La STRUCTURE, la COMMUNICATION, et la SUBVENTION

A. La Structure

Comme dans la plupart des entreprises humaines, il y a des éléments visibles et des liaisons assez invisibles dans les organisations qui servent l'histoire des sciences. C'est-à-dire que nous avons aux Etats-Unis quelques institutions formelles et quelques réseaux informels qui avancent les buts de notre discipline. Il y a, par exemple :

B. La Communication

En parlant de la communication, on peut noter que c'est de même dans chaque pays -- il y a un réseau informel et peu visible qui transmet les idées dans tous les coins des Etats-Unis. D'abord, il y a des "mentors" -- des hommes et des femmes qui aident leurs étudiants et qui donnent des conseils aux jeunes chercheurs. Puis, les collègues et les étudiants qui sont prêts à vous aider. Par exemple, mes collègues américains Michele Aldrich, Rhoda Rappaport, Ken Taylor, et George White ont partagé avec moi leurs points de vue sur notre sujet. En tous cas, la communication est servie par les publications publiques et les échanges privés.

Mais il reste un problème de communication qui ne s'améliore pas dans ce siècle de haute technologie et de communication presque instantanée. C'est qu'il n'est pas facile d'avoir un vrai dialogue entre les historiens et les géologues. On sait que le monde est tout à fait spécialisé actuellement. Même dans les conventions de géologues, il est assez rare d'avoir des discussions profondes entre, par exemple, les paléontologues et les géochimistes. Et entre les savants et les humanistes il y a souvent un abîme qui empêche la communication. Heureusement, on a bâti des ponts de temps en temps. Deux exemples sont les petites conventions organisées par Cecil Schneer, de l'Université de New Hampshire. Les participants représentaient toutes les disciplines et plusieurs pays. La conférence de 1967 a produit le livre Toward a History of Geology (11) et la conférence de 1976 nous a donné Two Hundred Years of American Geology (12).

Pour faciliter la communication parmi les membres d'une organisation telle que "The History of Science Society" ou "The History of Geology Division of the Geological Society of America", nous avons des "newsletters". Ceux de la première donnent des nouvelles qui touchent à l'histoire de toutes les sciences. Ceux de la seconde se bornent aux événements de l'histoire de la géologie. Puisqu'il nous manque aux Etats-Unis un centre national tel que Paris, il n'est pas possible de tenir des réunions fréquentes, avec des comptes-rendus complets comme vous le faîtes au COFRHIGEO. Néanmoins, nous utilisons les "meetings" nationaux et régionaux pour des conférences et colloques, et chaque communication a son propre sommaire publié. Par exemple, en 1980, plusieurs conventions régionales de la Geological Society of America ont des colloques sur l'histoire de la géologie dans chaque région (13).

C. Le Financement

Le soutien financier est assez limité pour l'histoire de la géologie. C'est partout et toujours la même histoire, n'est-ce-pas ? On soupçonne que c'est en quelque sorte le problème d'être située au-dessus de l'abîme, sans appartenir ni aux sciences ni à l'histoire. Pourtant, pour des chercheurs exceptionnels il y a deux grandes institutions qui appuyent la recherche, "The National Science Foundation" a un programme qui s'appelle "The History and Philosophy of Science Program", et "The National Endowment for the Humanities" a des programmes pour les humanistes. On peut aussi consulter un livre qui s'appelle Grants and Fellowships pour se renseigner sur les bourses (14).

III. L'ENSEIGNEMENT

Pour le développement continuel d'une discipline il faut avoir un système d'éducation qui fournira, la garde montante. Aux Etats-Unis nous avons quelques centres excellents qui traitent de l'histoire des sciences. Remarquons que je n'ai pas dit l'histoire de la géologie, parce que la spécialisation n'est pas encore tellement étroite. Les cours d'histoire des sciences sont souvent présentés dans le cadre d'une époque historique. De cette façon, l'étudiant peut se rendre compte des liaisons complexes entre les disciplines scientifiques et les événements historiques. A vrai dire, les gens qui s'intéressent à l'histoire de la géologie viennent d'un grand nombre de spécialités académiques. D'habitude le plus vieux parmi nous - disons ceux qui ont plus de trente-cinq ans - sont ou des géologues professionnels ou des historiens. Mais, dans le proche avenir on s'attend à ce que le pourcentage de chercheurs qui ont fait leurs études formelles en histoire des sciences augmente. Par exemple, depuis 1952, l'Université de Wisconsin a produit cent doctorats en histoire des sciences. Un catalogue récent des dissertations a noté à peu près 150 thèses ds doctorat, écrites de 1972 à 1979, en histoire des sciences (15). Avec une telle formation, on peut éviter deux problèmes potentiels. D'un côté, il y a le savant à qui manquent les méthodes et les perceptions de l'historien. Il aurait peut-être tendance à ne voir le passé que par les yeux de la science actuelle. De l'autre côté, il y a l'historien théoricien qui ne connaît pas assez bien la science et qui peut dénaturer les éléments essentiels d'une théorie scientifique. Il faut admettre que le doctorat en histoire des sciences n'est pas une garantie d'une bonne situation, parce que le nombre d'emplois est vraiment limité.

IV. Plusieurs grands THEMES traités par des auteurs américains»

Discutons maintenant plusieurs thèmes (parmi beaucoup d'autres) qui sont très à la mode aux Etats-Unis actuellement.

1) Toujours l'Evolution et, en particulier, toujours la pensée de Charles Darwin : ses précurseurs, ses collègues, ses critiques, son accueil, son époque, etc.... On peut de demander pourquoi tant d'intérêt parmi les anglophones pour les idées de Darwin. Sans entrer dans la question de savoir qui a été le "fondateur" de l'évolution, il est vrai que Darwin a joué un rôle en ce qui est devenu une vraie révolution intellectuelle. Les gens s'intéressent toujours aux changements de paradigme et Darwin était un "changeur" par excellence.

2) Il y a un fort intérêt en ce moment pour l'histoire des institutions qui s'occupent de la science et de l'histoire naturelle. La grande oeuvre de Mary C. Rabbitt sur l'histoire de "The U.S.Geological Survey" est en train de paraître (16).

Sally Kohlstedt a écrit une histoire de "The American Association for the Advancement of Science" (17), et elle travaille maintenant sur les muséums d'histoire naturelle aux Etats-Unis. Les services géologiques de quelques états étaient le sujet d'une belle enquête par Michelle Aldrich (18). Remarquons que les contributions des femmes sont importantes en histoire de la géologie. Après le centenaire du "U.S.Geological Survey" en 1979, nous préparons le centenaire en 1988, de la "Geological Society of America".

3) L'histoire de la géologie en France a reçu beaucoup d'attention. Il est impossible de noter tous les auteurs et tous les sujets importants, mais citons quelques exemples : Rappaport (19) et Taylor (20) ont étudié les sciences de la terre au 18è siècle ; Burkhardt (21) s'est occupé de Lamarck ; les Carozzi ont traité de Lamarck (22), de Maillet (23), Voltaire (24) et d'autres ; La Rocque nous a donné des traductions des oeuvres de Bernard Palissy (25) et de Pierre Perrault (25) ; et beaucoup d'auteurs ont contribué à nos connaissances de la géologie française dans des livres tels que Forerunners of Darwin (27) et Toward a History of Geology (28). Le livre récent de S.J.Gould, intitulé Ontogeny and Phylogeny (29), a analysé le pensée évolutionniste des Allemands Haeckel et von Baer et, en même temps, a éclairci des questions complexes relatives au développement biologique. Et, bien sûr, il y a beaucoup d'études importantes qui concernent les legs de la pensée anglaise, en plus de Hutton, Darwin, et Lyell (30),

4) La biographie est un des aspects essentiels de l'histoire des sciences. Le Dictionary of Scientific Biography (31), avec ses 16 tomes, ses 1000 auteurs, et ses 5000 biographies nous donne une compilation riche. Hankins (32), dans son article "In defense of biography", a formulé un excellent sommaire des difficultés et des mérites d'une bonne biographie. Je ne citerai qu'un groupe et qu'un individu qui ont attiré l'attention récente des biographes. Le groupe, ce sont les naturalistes qui ont exploré le Far West. Je ne parle ni de Davy Crockett, ni des Frères James, ni de Lucky Luke, mais plutôt de Meek, Powell, Cope, Marsh, Wheeler, et d'autres (33). Aussi, un seul homme était le sujet de notre G.S.A. Symposium en 1979 -- c'était G.K. Gilbert (34). Une dizaine d'auteurs, de toutes les spécialités de la géologie, ont donné des conférences sur cet homme qui a exercé une profonde influence sur la géologie américaine du 19è et du 20è siècle.

5) Sans les bibliographies, la recherche historique deviendrait excessivement difficile. Deux bibliographies importantes, qui se bornent à la géologie, ont été mises à jour très récemment. L'une est The Bibliography of American-Published Geology : 1669-1850 de Hazen et Hazen (35). Cette bibliographie contient 14000 références. L'autre est la grande synthèse de W.A.S. Sarjeant qui sonne des renseignements sur la plupart des contributions en histoire de la géologie, publiées aux Etats-Unis et au Canada (36).

6) Les livres anciens sont rares et excessivement chers.
Plusieurs imprimeurs, tels que Haftner et Arno, nous ont rendu service en publiant des rééditions des livres importants (37).

7) Finalement, subsiste la question des rapports entre la philosophie et la nature de la pensée géologique. Il est douteux que les Américains soient les produits d'un seul système philosophique, disons celui de Descartes ou de Newton. Et, certainement, les géologues ont tendance à se considérer comme des savants empiriques n'ayant nul besoin d'une fondation philosophique. Néanmoins, il existe des ouvrages américains qui se lancent dans le monde de la philosophie. The Fabric of Geology (38) et Philosophy of Geohistory (39), dirigés par Albritton, ont posé des questions et donné des réponses sur la nature de la géologie. Le temps géologique et la manière par laquelle les savant essayent de "diviser" le temps et de le "mettre en boites stratigraphiques" ont été discutés, parmi d'autres questions, par Kitts (40). Aujourd'hui, nous avons la grande synthèse géologique : la tectonique des plaques. Peut-on aborder un tel sujet scientifique avec des notions complexes de philosophie ? Sans doute. Par exemple, Frankel (41), un philosophe, s'intéresse à la notion de changement de paradigme. Il compare le système statique des continents avec le système dynamique de la tectonique des plaques. Il esquisse l'histoire de la tectonique des plaques, en y appliquant les pensées d'Imre Lakatos et d'autres philosophes. Si nous pouvons, comme lui, commencer à établir une vraie alliance entre la science, l'histoire et la philosophie, nous sommes en mesure de saisir certains aspects complexes de la naissance de nouveaux paradigmes.

EN CONCLUSION, je voudrais citer les mots de Schneer (42) : "L'histoire de la géologie en Amérique est un pauvre aspect de la science géologique en Amérique. Elle vit au fur et à mesure qu'elle s'accroît -- et ainsi à condition d'accueillir de nouvelles idées".

OUVRAGES CITÉS