TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.2 (1984)

Arthur Escher et Henri Masson
Le Cervin : un dessin géologique inédit d'Emile Argand (1929) et son interprétation actuelle

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Complément à la séance du 30 novembre 1983)

RESUME

Un dessin géologique inédit du Cervin par Emile Argand nous donne l'occasion de confronter son interprétation tectonique aux données actuelles. Nous en profitons pour faire le point sur certains progrès récents de la géologie des Alpes pennines.

SUMMARY

An unpublished geological drawing of the Matterhorn (or Cervin) by Emile Argand gives us the opportunity to compare his tectonic interpretation with actual ideas. Recent progresses in the geology of some related fields of the penninic Alps are commented.

I. INTRODUCTION

Le Cervin, l'un des sommets les plus fascinants des Alpes, est également un symbole géologique : mieux que toute autre, cette montagne et les interrogations qu'elle suscite résument l'oeuvre d'un des plus grands maîtres de la tectonique alpine, EMILE ARGAND (1879-1940), et permettent de mesurer les progrès accomplis.

M. le Professeur F. ELLENBERGER a eu la grande amabilité de nous envoyer un dessin géologique du Cervin, exécuté de la main même d'ARGAND dans le carnet de notes d'EUGENE RAGUIN lors d'une excursion en 1929. Il nous a priés de le commenter en comparant l'interprétation d'ARGAND aux données actuelles et de le situer dans le cadre plus général de son oeuvre.

ARGAND a publié ses observations sur le Cervin dans sa "Carte géologique du massif de la Dent Blanche" au 1:50 000 (1908) et dans son mémoire "L'exploration géologique des Alpes pennines" (1909), qui en est le texte explicatif. Le lecteur se référera utilement à ces deux publications, particulièrement à la planche illustrant l'article de 1909 (reproduite dans ARGAND 1934 a), combinaison de panoramas et de coupes sériées où le Cervin est vu sous un angle (presque vers l'W) proche de celui du dessin de 1929 (plus franchement WSW). On consultera aussi la belle planche XXV du traité de HEIM (1922 p. 540) et une autre figure d'ARGAND (1934 b) où le Cervin, vu cette fois vers l'E et vers l'ESE, révèle un profil presque identique à la coupe fig. 2 de 1909. Ces différents documents sont géologiquement très semblables, la carte montrant toutefois quelques détails supplémentaires qui ne figurent pas ailleurs.

Notre dessin (fig. 1) montre le Cervin sous un angle légèrement différent, vers le SW. La face E, au centre du dessin d'ARGAND, occupe donc la partie gauche de notre figure.

Nous commencerons par situer les recherches d'ARGAND dans la perspective du progrès de la géologie alpine. Cette évocation historique restera centrée sur la découverte de la nappe de la Dent Blanche, à laquelle appartient le Cervin (pour d'autres aspects de l'histoire de la géologie des Alpes pennines, le lecteur consultera utilement MULLER 1982 et SAVARY 1979). Puis nous confronterons point par point l'interprétation d'ARGAND aux idées actuelles, en nous appuyant sur les données les plus récentes, provenant en partie de travaux inédits et de recherches en cours.

II. LA DECOUVERTE DES NAPPES PENNIQUES

Jusqu'au milieu du 19e siècle, la difficulté des accès autant que celle de la géologie avaient empêché les premiers explorateurs de donner des Alpes valaisannes mieux qu'une description rudimentaire. La plus complète est celle de STUDER (1851 p. 204-226), qui dessine au-dessus de Zermatt le fameux pli qui sera plus tard décrit par ARGAND sous le nom de "pli en retour des Mischabel". Il constate la nature principalement gneissique des hauts sommets de la région, et note au faîte de la pyramide "inaccessible" du Cervin surmontant la grande masse de gneiss, une roche dont la patine rousse lui donne à penser qu'il s'agit de schiste vert ou de serpentine. Cette dernière observation avait d'ailleurs été déjà faite par DE SAUSSURE (1796), qui avait également signalé que les alentours de cette montagne étaient constitués de couches de schistes micacés, de calcaire et de serpentine.

L'étude géologique détaillée des Alpes valaisannes commence avec HEINRICH GERLACH (1822-1871), l'un des grands pionniers de la géologie alpine. Ses cartes, qui couvrent une surface de quelque 8000 km , et ses coupes, qui ne montrent que des faits observables, sont d'une remarquable précision. Par exemple les fameux gabbros à la base des parois du Cervin sont notés, de même que, dans la paroi du Furgggrat, entre schistes lustrés et prasinites, une mince bande de quartzites qui correspond exactement à la zone du Frilihorn de la nomenclature actuelle. Les relations géométriques sont bien observées : le massif de la Dent Blanche est dessiné comme un corps gneissique ("gneiss d'Arolla" ou "Talkgneiss") reposant, tant vers le N que vers le S (sous le Cervin), sur un complexe plus jeune formé de bandes alternantes de "schistes verts" (=prasinites), de serpentines et de "schistes gris argileux calcaires" (=schistes lustrés). Quant à l'interprétation tectonique de ces faits, GERLACH est tour à tour prophétique, prudent et prisonnier de son époque : "Die Auflagerung des Talkgneisses auf die umgebenden metamorphischen Schiefer ... ist eine ausgemachte Thatsache; die Erklärung dieser räthselhaften Erscheinung ist und bleibt aber bei dem Mangel an hinlMnglich tief eingeschnittenen und entblôssten Querthälern einstweilen ein Rathsel .' Sind die gleichmässig unter den Talkgneiss einschiessenden Schieferschichten V-förmig herumgebogen oder sind dieselben in ihrem Tiefsten durch die Gneiss- und Protoginmasse durchbrochen worden ? Das sind die Fragen, die zu lösen bleiben." (GERLACH 1869).

GERLACH envisage donc deux explications : la seconde est autochtoniste, alors que la première, celle du raccord "en forme de V" des schistes lustrés sous le corps gneissique, n'est rien d'autre que l'hypothèse d'une nappe de la Dent Blanche ! (GERLACH ne doutait en effet pas de l'âge plus ancien du gneiss). La simple formulation de cette éventualité témoigne d'une étonnante perspicacité. Mais GERLACH, prudent, laisse à de futures recherches le soin de trancher entre ces deux possibilités. Dans le chapitre final, revenant sur l'"énigmatique structure en éventail de la Dent Blanche", il penchera pour l'explication autochtoniste : le double déversement du massif résulte, pense-t-il alors, d'une première poussée vers le N suivie d'une poussée vers le S (on notera que GERLACH, s'il rate la nappe de la Dent Blanche, anticipe la notion de pli en retour qui sera plus tard préconisée si brillamment par ARGAND; les pendages convergents observés par GERLACH et qui donnent au massif de la Dent Blanche un peu l'allure d'un éventail, ou d'un V très ouvert, sont bel et bien une conséquence de la phase tardive de rétroplissement). Cette conclusion autochtoniste sera réaffirmée en 1871.

Ainsi GERLACH, qui restera tout de même, à notre connaissance, le premier géologue à avoir dessiné la coupe d'une nappe (celle d'Antigorio, 1869 p. 120 et profil 1), ne fit qu'entrevoir, sans l'adopter, le concept des grands charriages de socle comme principe explicateur de la structure des Alpes penniques. Les bases sur lesquelles on aurait pu construire une théorie aussi révolutionnaire étaient encore trop fragiles, les données stratigraphiques par trop rudimentaires, et le modèle des plis en éventail trop incrusté dans la pensée de ses contemporains. L'histoire de la géologie alpine eût-elle suivi un autre cours si un accident de montagne, en plein travail, n'avait pas envoyé prématurément GERLACH rejoindre la glorieuse cohorte des géologues morts à l'ouvrage ?

Il est intéressant qu'à la même époque, et confronté au même problème, Felice GIORDANO (1869) ait opté résolument pour l'hypothèse structuralement juste de la superposition du gneiss de la Dent Blanche aux schistes lustrés. Ses coupes sont d'un réalisme étonnant, où l'on voit la Dent Blanche, le Cervin et le Pillonet rattachés à une même unité gneissique surmontant la "formation calcaréo-serpentineuse" (=schistes lustrés + ophiolites). Mais les choses se gâtent au niveau de l'interprétation : incapable de concevoir les transports tectoniques, il en déduisit que le gneiss était plus jeune : "On peut conclure qu'une puissante formation de gneiss est supérieure à celle des calcaires et des serpentines, et qu'elle lui a succédé dans un ordre chronologique naturel." GIORDANO chargeait le métamorphisme de lever toutes les difficultés de cette interprétation. Dans ces conditions, la constitution géologique de la région lui paraissait "fort simple".

Ainsi, dès 1869, la problématique de la grande tectonique alpine se trouvait posée au Cervin dans les mêmes termes que dans d'autres régions où les géologues du 19e siècle furent confrontés à des difficultés analogues, notamment au Petit-Coeur en Tarentaise (ELLENBERGER 1958), dans les Alpes glaronnaises (TRUMPY in FUNK et al. 1983), et dans les Préalpes (MASSON 1976). Dans ces dernières, en particulier, les géologues furent aussi partagés entre deux explications apparemment inconciliables, l'une qui était structuralement juste mais stratigraphiquement fausse, l'autre qui était structuralement fausse mais stratigraphiquement juste. "L'histoire de la Science connaît d'autres exemples de telles "impasses" et montre qu'elles annoncent souvent une grande découverte, c'est-à-dire l'apparition d'un concept nouveau qui résoud la contradiction tout en donnant raison à chacun sur ses arguments" (MASSON 1976) .

En l'occurence le concept nouveau - la théorie des nappes - ne naquit pas dans le Pennique, décidemment trop pauvre en fossiles. Cette grande révolution de l'histoire de la géologie ne pouvait prendre son envol que dans des régions dont la connaissance stratigraphique était suffisamment avancée (MASSON 1983). Nous ne rappellerons pas ici quelle énorme incrédulité suscita tout d'abord la théorie des nappes, imaginée par Marcel BERTRAND (1884) dans les Alpes glaronnaises, développée génialement par SCHARDT (1893 et 1898) dans les Préalpes, et imposée au monde géologique par LUGEON le 17 février 1902, date de son célèbre discours à Paris.

Or c'est précisément en 1902 qu'ARGAND commença ses recherches, sous la direction de son maître LUGEON. Leur but était de voir si et de quelle manière la théorie des nappes, triomphante dans les parties externes des Alpes, pouvait s'appliquer au coeur de la chaîne. Certes, cette généralisation de la théorie avait déjà été pressentie par LUGEON (1902) et SCHARDT (1898 et 1903), mais, du pressentiment à la démonstration, tout restait à faire. ARGAND entreprit donc ses premières reconnaissances dans les années 1902 à 1904, en profitant largement des cartes de GERLACH, puis il s'attaqua au levé détaillé de la feuille Dent Blanche. Il lui consacra 305 jours de travail effectif de 1905 à 1907.

Dès 1905, il propose avec LUGEON que les Alpes pennines sont constituées par l'empilement de sept grandes nappes dont celle de la Dent Blanche est la plus élevée. L'année suivante, il ramène le nombre des nappes de sept à six, en réunissant à celle de la Dent Blanche, dès lors numérotée VI, les masses chevauchantes du Mont Mary et du Mont Emilius qu'il avait d'abord traitées comme une unité indépendante. La racine de cette nappe, nous dit ARGAND, est la zone de Sesia.

Après quelques autres notes préliminaires paraissent enfin en 1908 la feuille Dent Blanche, qui reste aujourd'hui un chef-d'oeuvre de la cartographie géologique alpine, et en 1909 son mémoire détaillé sur la tectonique de cette région. On peut voir dans ce travail le point de départ de la géologie moderne du Pennique. Avec lui, la théorie des nappes avait passé un test crucial dans une région à la fois importante et difficile; son champ d'application s'en trouvait considérablement élargi et son prestige renforcé. Ces idées et leurs conséquences furent ensuite développées et perfectionnées par ARGAND dans ses grandes synthèses de 1911 et 1926, jusqu'à la vision planétaire de la "Tectonique de l'Asie", où ARGAND (1924) nous montre comment la chaîne alpino-himalayenne toute entière naquit de la collision du continent eurasiatique avec les fragments éclatés de l'ancienne Gondwanie.

Le géologue contemplant le Cervin n'aura garde d'oublier à quelle découverte grandiose la réflexion engagée ici-même conduisit EMILE ARGAND.

III. GEOLOGIE DU CERVIN : L'INTERPRETATION D'ARGAND FACE AUX DONNEES ACTUELLES

Comparons maintenant le dessin d'ARGAND aux autres travaux de cet auteur et aux données actuelles.

1.- Partie basale (en bleu) : Schistes lustrés

Les "schistes lustrés" sont, avec les ophiolites, un des principaux constituants de ce qu'ARGAND (1909) définit comme la "zone du Combin", soit l'ensemble des formations mésozoïques comprises entre les socles paléozoïques nappés du Grand St-Bernard et de la Dent Blanche.

Leur âge est donné sur la carte (1908) comme jurassique et sur la planche (1909) comme "jurassique pro parte". Par "pro parte", il faut entendre qu'ARGAND (1909) envisageait que les schistes lustrés puissent également "répondre en partie au Trias". En 1934 (a), ARGAND précise ce point de vue : la sédimentation des schistes lustrés débute localement au Trias et se poursuit jusqu'à la fin du Lias; des termes plus jeunes que le Lias "n'ont pas encore été rencontrés dans le Pennique du Valais".

En fait, aucun fossile caractéristique n'avait été trouvé dans cette région; et cette attribution, alors très généralement admise (voir HEIM 1922), reposait d'une part sur des corrélations lithologiques lointaines - et trompeuses -, d'autre part sur la croyance - incorrecte - à un passage latéral de la base des schistes lustrés aux terrains triasique (pour situer cette conception dans une perspective historique, on rappellera que GERLACH avait attribué les schistes lustrés au Trias, et que dans les Alpes françaises et italiennes, jusqu'à la fin du 19e siècle, bien des auteurs les avaient placés dans l'Archéen, le Paléozoïque ou le Trias - voir à ce sujet l'excellent historique d'ELLENBERGER 1958).

En réalité, nous savons depuis peu d'années que la plus grande partie des schistes lustrés de la zone du Combin a un âge Crétacé supérieur, le Cénomanien et le Turonien étant prouvés paléontologiquement (MARTHALER 1981 et 1984, SAVARY 1982, SCHNEIDER 1982, CRESPO 1984, M. SARTORI thèse en cours). Cette découverte récente apporte l'une des modifications les plus importantes depuis l'époque d'ARGAND à l'interprétation géologique du Pennique, et ses conséquences commencent seulement à être explorées. Les schistes lustrés à la base du Cervin n'ont pas encore été réétudiés, mais ils appartiennent très probablement à l'unité lithostratigraphique que MARTHALER (1984), un peu plus au N, a nommée informellement la "Série grise", et qui s'est révélée être un flysch contenant des foraminifères cénomaniens.

2.- Petite intercalation (en brun et jaune) dans les schistes lustrés à la base de l'arête NE (en bas à droite du dessin d'ARGAND) : Série du Frilihorn

"Après avoir dépassé le point 2945, et peu après le début de la montée rapide qui conduit à la cabane du Club Alpin, j'ai observé sur l'arête Cervin-Hörnli une fort jolie intercalation tectonique de Trias dans les schistes lustrés. C'est un fragment de pli couché fort étiré et dont l'épaisseur totale ne doit pas dépasser beaucoup un mètre, ce qui ne l'empêche pas de se montrer régulièrement constitué par le Trias calcaire renfermant en son centre un mince noyau anticlinal de quartzites du Trias inférieur, sans charnière visible. J'ai pu observer la continuation de cet anticlinal dans la direction du glacier du Matterhorn, à W du chemin de la cabane, ainsi que dans la paroi qui domine le Furgg Gletscher. Sur ma carte et sur la planche de coupes, j'ai dû exagérer fortement son épaisseur, afin de le rendre visible". (ARGAND 1909).

Plus tard, ARGAND baptisa joliment cette zone fortement déformée mais très étendue le "faisceau vermiculaire". Il l'interprétait comme une digitation supérieure de la nappe du Grand St-Bernard, laminée par le passage de la Dent Blanche et ultérieurement rétroplissée ("invaginée") lors de la "phase Mont Rose" (ARGAND 1915). La carte des Alpes occidentales (ARGAND 1911 b) marque par un traitillé le raccord supposé, entre la région de Zermatt et Evolène, du faisceau vermiculaire à la digitation qui constitue plus à l'W la partie supérieure de la nappe du Grand St-Bernard.

Nommée "série du Frilihorn" par MARTHALER (1984), du nom d'un petit sommet 21 km au N du Cervin, cette mince bande quartzites et de marbres comprend en réalité une série stratigraphique allant du Trias inférieur au Crétacé supérieur (foraminifères découverts au N de Zermatt par M. SARTORI, thèse en cours, et CRESPO 1984). Ces travaux révèlent de plus en plus les affinités prépiémontaises de cette série où les brèches tiennent un rôle important à plusieurs niveaux stratigraphiques.

Les recherches en cours montrent aussi qu'il est fort possible que l'interprétation tectonique d'ARGAND soit fondamentalement correcte. En effet il semble apparaître une liaison, dont la nature reste à préciser, entre la série du Frilihorn et l'unité de schistes lustrés individualisée par MARTHALER (1984) sous le nom de "Série rousse", qui elle-même se révèle appartenir à la couverture de l'ancienne digitation supérieure de la nappe du Grand St-Bernard d'ARGAND, que nous avons été récemment conduits à détacher du reste de cette nappe pour la redéfinir avec sa couverture sous le nom de "nappe du Mont Fort" (A. ESCHER en prép.). Si cette liaison était confirmée, on retomberait pour l'essentiel sur le schéma d'ARGAND, qui apparaîtrait une fois de plus prémonitoire.

Toutefois le raccord de la série du Frilihorn avec la nappe du Mont Fort n'est pas encore définitivement établi par les travaux cartographiques détaillés en cours.

D'autre part, il semble aussi se confirmer que la série du Frilihorn, près de Zermatt, est plissée sur elle-même en un pli isoclinal plurikilométrique, très étiré, conformément à la conception qu'avait ARGAND de son "faisceau vermiculaire"; et que ce pli, dont la surface axiale correspond au traitillé de la carte d'ARGAND, est replissé par le pli en retour des Mischabel. Mais la réalité est plus compliquée : le Frilihorn est en outre replissé à grande échelle par au moins une autre phase de plissement, à situer chronologiquement entre les deux précédentes (M. SARTORI, en prép.). C'est ce grand pli supplémentaire, resté inconnu d'ARGAND, et non le pli en retour des Mischabel, qui assure la profonde pénétration vers le S de la série du Frilihorn dans les schistes lustrés de la "Série grise".

Revenons au Cervin : l'intercalation de la série du Frilihorn notée par ARGAND n'apparaît pas sur notre dessin qui ne descend pas assez bas. Sur sa carte (1908) et sur sa planche (1909), ARGAND en a représenté un autre petit lambeau, probablement un repli de la bande précédente, qui devrait apparaître sous les prasinites à l'extrémité gauche de son dessin. Il est aussi intéressant de relever que la continuation de la bande principale au pied du Furgggrat (1 à 2 km à gauche du dessin) avait déjà été vue et notée comme quartzite par GERLACH (1871 profil 1).

3.- Grosse intercalation (en vert), dans les schistes lustrés de l'arête NE et bande verte à la base de la pyramide : Ophiolites (zone de Tracuit)

Ce sont des prasinites (principalement des métagabbros très déformés), avec, dans la grosse intercalation, deux lentilles de serpentine cartographiées par ARGAND (1908). Ces roches appartiennent à la "zone de Tracuit", qui forme une bande ophiolitique continue sous le plan de chevauchement de la nappe de la Dent Blanche. La grosse intercalation dans les schistes lustrés en est très probablement un repli.

ARGAND (1909) regroupait ces roches vertes et les schistes lustrés avoisinants dans son "groupe supérieur de la zone du Combin". Se basant sur des différences pétrographiques, il en répartissait les roches vertes en deux groupes : celui de "Tracuit" et celui de "Bies". Ce dernier terme est actuellement désuet. Aujourd'hui, l'expression "zone de Tracuit" désigne l'ensemble de ces ophiolites et des quantités mineures de métasédiments (marbres, radiolarites, etc) qui leur sont étroitement associés. Il est parfois jugé plus commode de détacher cette zone de celle du Combin (MARTHALER 1984).

Tectoniquement, ARGAND (1909) interprétait son groupe supérieur du Combin, donc Tracuit, comme la couverture mésozoïque du "flanc renversé" de la nappe de la Dent Blanche. Aujourd'hui, d'une part il est habituellement admis que la nappe de la Dent Blanche est dépourvue de flanc renversé (voir plus loin), d'autre part il n'est plus question d'interpréter les ophiolites comme une couverture de cette nappe. Néanmoins il se pourrait qu'il subsiste quelque chose de l'interprétation d'ARGAND : les travaux récents (P. VIREDAZ, thèse en cours) semblent indiquer une liaison entre les ophiolites de Tracuit et les schistes lustrés de la "Série grise" sous-jacente. En ce cas, l'ensemble Tracuit + Série grise pourrait bel et bien constituer une série renversée sous le plan de chevauchement de la nappe de la Dent Blanche, ce qui nous ramènerait, du moins pour certaines phases tectoniques, à une interprétation proche de celle d'ARGAND.

Dans tous les cas, il est essentiel de séparer, comme ARGAND (1908) le fit, les ophiolites de Tracuit de celles de Zermatt. Elles diffèrent non seulement par leur position tectonique (à l'absence de raccord entre ces deux zones s'ajoute le fait, bien établi par CRESPO 1984, qu'un plan de chevauchement important sépare la zone de Zermatt des séries sus-jacentes), mais aussi par leur histoire : la zone de Zermatt est fortement affectée par un métamorphisme éclogitique d'âge crétacé (BEARTH 1973 et 1974, DAL PIAZ et al. 1972, HUNZIKER 1974), alors que celui-ci est absent des ophiolites de Tracuit. Cette dualité de l'évolution métamorphique des zones ophiolitiques est un point capital pour juger les modèles tectogénétiques des Alpes occidentales.

Quant à l'âge et à la signification géologique des ophiolites, les idées d'ARGAND ont varié. On peut distinguer trois étapes :

Ces propositions étaient si en avance sur leur époque qu'elles ne furent guère comprises des contemporains d'ARGAND. Celui-ci les avait d'ailleurs émises dans un cadre purement théorique, et il semble avoir éprouvé lui même quelque peine, dans leur application concrète au domaine pennique, à se dégager totalement de ses idées de 1916. Dans son ultime synthèse (1934 a), il décrit l'évolution des Alpes au cours du Trias et du Jurassique dans un contexte tectonique essentiellement distensif, ce qui fait de nouveau de lui le précurseur direct des conceptions modernes. Mais à propos de la mise en place des roches vertes, il tente une sorte de compromis entre les idées de 1916 et de 1924 : d'un côté il situe l'origine du magma dans un sima devenu "sous-géosynclinal" par l'effet des distensions, de l'autre il maintient l'ancienne notion des injections syncinématiques à la base des nappes.

L'un des seuls, à cette époque, à saisir et à s'inspirer des nouvelles conceptions argandiennes fut HERMANN (1925). Dans cette optique, il interpréta les grandes nappes de socle (Grand St-Bernard, Mont Rose et Dent Blanche) comme d'anciens microcratons séparés les uns des autres, et des continents européen et africain, par des mers profondes à fond simique qui recevaient une partie de la sédimentation des schistes lustrés. La compression alpine plissa ces fonds océaniques en donnant des "nappes simiques", qui séparèrent les nappes de socle sialique tout en lubrifiant leurs contacts et en les transportant : telle serait selon HERMANN l'origine des ophiolites alpines .

En fait, pendant longtemps, et même à une époque plus récente où l'idée d'interpréter les ophiolites comme les restes d'une ancienne croûte océanique commença à se généraliser sous l'influence du progrès de l'océanographie, les tentatives concrètes d'appliquer de manière convaincante ce concept aux ophiolites des Alpes occidentales trébuchèrent sur l'extrême complication tectonique de cette chaîne et sur l'insuffisance des données stratigraphiques. C'est une chose d'avoir une brillante idée théorique, c'en est une autre de prouver sa validité dans un contexte géologique complexe. Le pas décisif fut finalement franchi dans les Alpes graies et cottiennes par ELTER (1971) et LEMOINE (1971 et 1972), grâce à des travaux détaillés qui leur permirent de reconnaître dans les schistes lustrés plusieurs séries distinctes dont les unes sont liées à un socle paléozoïque sialique, et les autres, qui débutent par des sédiments bathyaux jamais antérieurs au Jurassique moyen, à un soubassement exclusivement ophiolitique. Celui-ci fait alors clairement figure de croûte océanique née des distensions jurassiques. Ces résultats importants furent aussitôt étendus aux Alpes pennines par DAL PIAZ et al. (1972), DAL PIAZ (1974), BEARTH (1974 et 1976) et BEARTH et SCHWANDER (1981). Bien que ces auteurs se réfèrent uniquement à la zone de Zermatt, il est clair que cette conclusion doit aussi s'appliquer aux ophiolites de la zone de Tracuit. Il reste aujourd'hui à expliquer le double destin de cette croûte océanique, dont seule une partie subit le métamorphisme éoalpin dans toute son intensité.

La démonstration effective que les ophiolites penniques sont les lambeaux d'une ancienne croûte océanique représente, un demi-siècle plus tard, une consécration des idées émises par ARGAND en 1924.

4.- Corps principal de la pyramide (en rouge) : gneiss de la série d'Arolla

Cette série forme la subdivision tectonique inférieure de la nappe de la Dent Blanche. ARGAND (1909 et 1934 a) avait reconnu dans ce complexe gneissique la présence de roches d'origine para aussi bien qu'ortho. Il n'en existe malheureusement pas d'étude moderne au Cervin même, aussi renvoyons-nous le lecteur, pour une description pétrographique plus précise, aux travaux de MASSON (1938) et STUTZ (1940) sur la partie SW de la nappe de la Dent Blanche, et à l'excellente synthèse de COMPAGNONI et al. (1977) sur la zone de Sesia.

Les plis esquissés par ARGAND à mi-pente et dans le contrefort NW sont corrects bien que légèrement exagérés. La paroi dessinée ne révèle pas les plis plus importants, bien visibles dans les faces W et S, qu'ARGAND a représentés sur sa carte de 1908, sur la coupe et la planche de 1909 et sur le dessin de HEIM (1922).

Les petits traits noirs à la base de la série d'Arolla correspondent à une zone de cisaillement ductile caractérisée par un intense replissement isoclinal du chevauchement Arolla/Tracuit. Il en résulte des intercalations répétées de ces deux unités, qui créent un aspect de mélange tectonique.

5.- Base de la paroi S (pointillé vert) : gabbros du Cervin

Ce sont les "euphotides" d'ARGAND (1908 et 1909). Ce terme était alors courant pour désigner des métagabbros saussuritisés. Découverts par GERLACH (1861 et 1869) et GIORDANO (1869), les gabbros de la nappe de la Dent Blanche (Cervin, Mt Collon, etc) ont fait l'objet de nombreuses études dont la plus récente est celle de DAL PIAZ et al. (1977). Ils n'apparaissent pas sur notre dessin (fig. 1) qui ne montre pas les faces S et W à la base desquelles ils affleurent.

Dans la légende de la carte (ARGAND 1908), les euphotides sont rattachées à la série de Valpelline. Mais en 1909, ARGAND émet sur ce sujet des considérations beaucoup plus nuancées : il ne s'agit pas d'un rattachement, mais d'une analogie de situation, en ce sens que les zones riches en euphotides lui paraissent avoir de préférence une position anticlinale, tout comme (pensait-il) la série de Valpelline. Il souligne également l'absence de connection avec les gabbros des unités tectoniques sous-jacentes (Tracuit et Zermatt). En 1934 (a), ARGAND affirme clairement que les gabbros de la nappe de la Dent Blanche sont logés dans la série d'Arolla. Il envisage une mise en place intrusive et syncinématique, favorisée par des décollements à la base et au coeur des plis couchés pendant leur formation.

Aujourd'hui, on sait grâce au travail de DAL PIAZ et al. (1977) que les contacts de ces gabbros avec les gneiss d'Arolla sont toujours tectoniques, que l'origine du magma est sous-crustale et que leur âge isotopique (de refroidissement) est d'environ 250 Ma, proche de la limite Permien-Trias.

6.- Partie sommitale (en brun) : gneiss de la série de Valpelline et gabbro

ARGAND ne distingue pas ces deux groupes de roches sur son dessin, ni sur sa planche de 1909 où il représente tout le sommet du Cervin en série de Valpelline. On peut s'en étonner, car il connaissait l'existence de ce gabbro sommital qu'il avait noté sur sa carte de 1908.

Une grosse masse gabbroïque forme effectivement le sommet de la pyramide, reposant sur les gneiss de la série de Valpelline (fig. 1 et 2). On rappellera que sa présence avait été soupçonnée par DE SAUSSURE (1796) et STUDER (1851), qu'avait frappés de loin sa patine rousse. Les premiers échantillons en furent décrits par SCHAFER (1896) et BRUN (1899). Ce gabbro n'a pas été réétudié récemment, mais il est très probable qu'il appartient au même complexe basique qui forme de puissantes masses en plusieurs autres endroits de la nappe de la Dent Blanche et dont nous avons vu précédemment (cf.5) un exemple mieux connu. L'omission par ARGAND du gabbro sommital est une simplification, assez peu dans ses habitudes nous semble-t-il, mais qui pourrait se justifier ici par le fait que la légende de sa carte (1908) englobe ces gabbros ("euphotides") dans la série de Valpelline (encore qu'ARGAND ait dès 1909 considéré ce rattachement comme une erreur à rectifier, cf. 5).

En fait, le principal souci d'ARGAND (1909) était de réfuter l'interprétation de SCHMIDT (1907). Celui-ci, ayant trouvé près du sommet des "Kalkschiefer", et assimilant le gabbro sommital aux roches vertes des schistes lustrés, attribuait tout le sommet du Cervin à un Mésozoïque considéré comme couverture de la nappe de la Dent Blanche. Pour ARGAND, au contraire, on est dans le socle et il s'agit du coeur anticlinal de la nappe. Il montre, par projection, qu'une éventuelle couverture sédimentaire de la Dent Blanche devrait passer bien au-dessus de l'actuel sommet.

Aujourd'hui on admet qu'ARGAND avait raison sur l'appartenance de la plus grande partie des roches sommitales au socle, mais qu'en réalité les choses sont beaucoup plus compliquées :

- D'une part, des sédiments mésozoïques existent effectivement sous le sommet du Cervin (K. BUCHER et R. OBERHANSLI, comm. orale) : une mince bande de schistes lustrés, pincée dans la série d'Arolla, traverse la pyramide peu en-dessous du contact basai de la série de Valpelline (fig. 1). C'est peut-être cette bande qui a fourni à SCHMIDT les "Kalkschiefer" qu'il signala et dont il surestima l'importance; c'est peut-être aussi cette bande qu'ARGAND (1908) cartographia comme "marbres de la série de Valpelline", à la base de cette dernière .

Il importe d'ailleurs de noter qu'ARGAND (1909) n'excluait pas "l'existence possible de lambeaux mésozoïques très restreints dans la pyramide terminale". Il disait seulement n'en avoir pas observé lui-même, et ajoutait que "si la présence d'un lambeau mésozoïque dans la pyramide terminale du Cervin était confirmée", il faudrait l'interpréter non pas comme un fragment de la couverture, mais comme "le reste d'un faux-anticlinal faisant pénétrer le substratum de la nappe au coeur de notre pli"; autrement dit, en langage moderne, comme l'effet de plissements polyphasés impliquant les schistes lustrés sous-jacents. ARGAND (1911 b pl. IV) donne au Château des Dames, 9 km au SW du Cervin, l'exemple d'un pli analogue qui introduit le Mésozoïque de la zone du Combin à l'intérieur du socle Dent Blanche.

La bande de schistes lustrés récemment découverte par K. BUCHER et R. OBERHANSLI demandera une étude détaillée avant qu'on puisse en proposer une interprétation. C'est un élément de plus montrant que la structure interne de la nappe de la Dent Blanche résulte d'une tectonique très complexe et encore mystérieuse.

- D'autre part, la position tectonique de la série de Valpelline est aujourd'hui l'objet d'une interprétation très différente de celle d'ARGAND.

Rappelons que la série de Valpelline est constituée de gneiss et autres roches métamorphiques caractérisées par des paragenèses catazonales (faciès amphibolite profond et granulite), souvent qualifiées de "kinzigitiques". SCHMIDT (1907), sensible à l'analogie de ces roches avec celles de la zone d'Ivrée, en déduisit que la nappe de la Dent Blanche s'enracine dans cette zone. Au contraire ARGAND (1906 et 1909), reconnaissant l'affinité Sesia des gneiss d'Arolla qui sont le principal constituant de la nappe, donna la priorité à cette corrélation. Niant tout lien avec la zone d'Ivrée, il enracina dans la zone de Sesia la nappe de la Dent Blanche toute entière. Il interpréta les faciès métamorphiques profonds des kinzigites de Valpelline comme signifiant qu'elles représentaient le soubassement originel de la série d'Arolla, ce qui impliquait que la série de Valpelline forme le coeur anticlinal de la nappe; nappe dont seul le flanc renversé serait préservé dans le Cervin.

Or en 1938, STUTZ et MASSON, travaillant dans la partie italienne de la nappe, montrèrent que le contact Valpelline/Arolla est en réalité tectonique et résulte d'un chevauchement de la première série sur la seconde. Sans moyen de dater cet événement, ils proposèrent de le rattacher soit à l'orogenèse hercynienne, soit à une phase alpine précoce. La nappe de la Dent Blanche doit donc être décomposée, selon ces auteurs, en deux sous-ensembles tectoniques d'origine distincte, dont le comportement ne devint unitaire qu'au cours des dernières grandes phases de mouvement (voir aussi DIEHL et al. 1952 et ELTER 1960). Puis CARRARO et al. (1970) et DAL PIAZ et al. (1971) démontrèrent qu'il en va de même dans la zone de Sesia : l'un de ses éléments, la "II Zona diorito-kinzigitica", dont le contenu est semblable à Valpelline et à Ivrée, constitue une nappe charriée sur le gros de cette zone dans laquelle elle remplit le coeur d'une synforme. Enfin le travail de DAL PIAZ et al. (1972) permit, grâce aux méthodes radiométriques, de dater du Crétacé le chevauchement de la II Zona et de Valpelline. Cette découverte capitale nous amène à l'interprétation moderne qui voit dans la nappe de la Dent Blanche un ensemble composite formé à partir d'un doublet constitué de deux unités (Arolla et Valpelline) préalablement superposées par une tectonique "éoalpine" d'âge crétacé (DAL PIAZ et al. 1972, HUNZIKER 1974). La part respective exacte des mouvements d'âge crétacé et tertiaire dans toute cette affaire reste d'ailleurs encore très incertaine (voir l'exposé détaillé et très nuancé de COMPAGNONI et al. 1977), mais l'essentiel est qu'il est maintenant bien établi que la série de Valpelline ne remplit pas, au sein de la nappe de la Dent Blanche, une fonction anticlinale mais au contraire synclinale.

Comme ces travaux concluent à la fois à l'origine Sesia de la série d'Arolla et à l'origine Ivrée de la série de Valpelline, on voit que l'interprétation moderne donne raison simultanément à ARGAND et à SCHMIDT sur leurs arguments principaux, tout en réconciliant leurs points de vue apparemment opposés dans une synthèse plus complexe et plus réaliste. L'histoire montre que le progrès de la science géologique procède souvent de cette façon (on notera avec intérêt un profil de SCHARDT 1908 pl. VII qui enracine la nappe de la Dent Blanche dans la zone de Sesia, mais attribue l'extrémité sommitale du Cervin à une nappe supérieure issue de la zone d'Ivrée) .

Pour clore cette discussion, nous voudrions suggérer ici que la série de Valpelline ne se rattache pas à la zone d'Ivrée, mais plus probablement à un socle (de même composition) externe à cette zone et actuellement subduit sous elle (la zone d'Ivrée ne serait donc pas vraiment autochtone) . Les justifications de cette proposition résident aussi bien dans la structure de la zone du Canavese que dans des considérations plus générales de tectonique alpine que nous ne pouvons développer ici. L'équivalent latéral originel de ce socle sub-Ivrée pourrait être recherché dans les nappes austro-alpines supérieures des Grisons.

IV. CONCLUSION

Cette revue souligne le caractère à fois magistral et actuel de l'oeuvre d'ARGAND.

Sur le plan cartographique, les travaux d'ARGAND sont de purs chefs-d'oeuvre. L'incroyable précision de ses levés force l'admiration de ceux qui reprennent aujourd'hui les mêmes régions en détail, ainsi lorsqu'on le voit suivre au millimètre près sur ses cartes au 1:50 000, dans des montagnes d'accès difficile, des unités tectoniques filiformes. Il est dommage qu'ARGAND, qui avait un excellent coup de crayon, n'ait pas publié plus d'illustrations détaillées des structures de ses montagnes telles qu'on les voit sur le terrain (son seul panorama en couleur est celui du front de la nappe du Grand St-Bernard, 1934 a pl. II), et à cet égard la publication du présent dessin du Cervin contribue à combler une importante lacune.

Au plan de la tectonique purement géométrique, ARGAND est rarement pris en faute. Ses coupes des Alpes penniques sont non seulement les meilleures de son époque, mais certainement meilleures aussi que beaucoup de celles qui ont été publiées depuis. Les principales modifications qu'il faut leur apporter dépendent souvent d'observations qui ressortent le plus nettement hors des territoires qu'il avait étudiés personnellement en détail.

Quant à la cinématique et à la dynamique de la chaîne alpine, ARGAND est tout simplement prophétique. On a souvent présenté les progrès de la géologie alpine des années 50 et 60 comme une réaction aux conceptions d'ARGAND; de tels propos reviennent à ignorer toute son oeuvre postérieure à 1916. En fait, il nous apparaît rétrospectivement que si sa synthèse cinématique de 1916 a été si bien accueillie par ses contemporains, c'est qu'elle n'avait rien ou peu qui pût les choquer, une fois la découverte des nappes acceptée. Elle fut reçue comme un progrès mais non comme un bouleversement, dans la mesure où ARGAND y développait des idées qui étaient déjà en partie dans l'esprit de son temps; ainsi de l'embryotectonique, par laquelle ARGAND généralisait à la tectonique des nappes, d'une manière qu'on jugea brillante, des notions que l'on avait déjà souvent tenté d'appliquer à plus petite échelle aux interactions entre plissement et sédimentation. En revanche les vraies grandes visions révolutionnaires d'ARGAND, et notamment, déjà en 1916, sa conception du déferlement des nappes "par le rapprochement des môles anciens de l'Eurasie et de l'Indo-Afrique" qui comprime la Téthys comme "entre les deux mâchoires d'un étau", puis surtout sa magistrale synthèse de 1924 qui annonce une large part de la tectonique globale moderne, suivie par ses considérations de 1934 sur la tectonique distensive du géosynclinal alpin au Jurassique, dépassèrent tellement la plupart de ses contemporains qu'elles tombèrent dans un oubli dont on ne les tira que récemment (voir MASSON 1976 p. 557-558 et SENGOR 1982).

Il est significatif que les plus importants progrès depuis ARGAND dans la géologie des Alpes pennines proviennent de la datation de roches ou d'événements dont ARGAND ignorait l'âge (ce qui montre une fois de plus que l'essence de la science géologique réside dans la chronologie); datations dues aussi bien à l'emploi de méthodes nouvelles comme la géochronologie isotopique (cf. III. 6) qu'à celui des méthodes classiques de la biostratigraphie, dans un terrain où leur application n'est pas toujours aisée, et dont l'exemple le plus récent est la découverte de l'âge crétacé supérieur des schistes lustrés (cf. III. 1). La synthèse de ces résultats à première vue paradoxaux nous laisse entrevoir de nouveaux développements tectoniques de grande portée. Mais il est crucial de constater que tous ces progrès, loin d'aller dans le sens d'une réfutation des conceptions argandiennes, contribuent au contraire à perfectionner, voire à renforcer un modèle dont les lignes essentielles restent acquises. L'oeuvre d'ARGAND est une grande leçon.

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