TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XII (1998)

Bernard GUY
Réflexions sur les notions de faits et de lois géologiques
Comparaison avec la physique

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 février 1998)

Résumé

La géologie n'est-elle que de la physique de grands systèmes ? Pour discuter la question du réductionnisme en géologie, on examine les notions de faits et de lois géologiques, et l'on part de la distinction opérée en physique entre lois et conditions initiales. En géologie, on ne peut soi-même fixer les conditions initiales : elles ont déjà sens de principes d'organisation. On met en valeur ce résultat en considérant ces principes sur le même plan que les lois physiques que le savant s'efforce de mettre à l'épreuve. Première raison pour laquelle la géologie ne peut être réduite à la physique : on doit admettre des postulats supplémentaires, et la figure de la terre à aucune époque ne peut se déduire strictement de la connaissance des lois de la physique et des conditions initiales des physiciens dans le Big Bang. D'où l'importance de la méthode inductive pour proposer ces conditions initiales. La deuxième raison pour affirmer l'autonomie de la géologie par rapport à la physique tient à l'échelle où se situent les faits géologiques: ceux-ci représentent une intégration par rapport aux objets de l'échelle du physicien et l'on doit définir des paramètres et des lois adaptés à cette échelle, avec des hypothèses additionnelles de nature statistique.

1. Introduction: la distinction en physique entre lois et conditions initiales

Dans un précédent travail (Guy, 1995), nous nous sommes posé la question des conditions d'une démarche scientifique en géologie. Pour utiliser les lois de la physique en géologie, il faut définir les conditions initiales décrivant la portion de terre qui nous intéresse à une époque donnée. A partir de là, les simulations mathématiques permettent de faire des prévisions, prévisions à comparer avec la figure supposée de la terre à une autre période. Par exemple, un géologue étudiant de façon quantitative les effets du métamorphisme dans une région donnée doit, avant de simuler les transferts thermiques et les changements minéralogiques induits, définir la disposition et la nature des roches avant transformation. Dans cette démarche la situation initiale « raisonnable » à rentrer dans le modèle est définie grâce à l'observation géologique, de même, d'ailleurs, que la seconde situation à laquelle on comparera les résultats de la simulation. Cette méthode de prévision / réfutation permet une discussion des hypothèses faites sur les figures de la terre à différents moments et sur les lois physiques prises en compte.

D'une façon générale, la distinction entre loi et condition initiale est à la base de la méthode en physique. La loi est exprimée par une équation aux dérivées partielles, archétype de la loi scientifique. On la met à l'épreuve pour des conditions initiales données que, dans leur domaine, les physiciens supposent pouvoir choisir ou préparer de façon relativement simple et arbitraire.

Dans le présent texte, nous voudrions reprendre cette question et nous demander si la distinction entre lois et conditions initiales est adaptée à la géologie. Ne met-elle pas trop de poids sur la loi physique, imaginée par la grande intelligence de l'homme, au détriment de simples conditions dérisoires à rajouter à la dernière minute, et qui n'auraient aucune valeur d'hypothèse ni de principe? En réalité, comme on l'a dit, le géologue fait bel et bien des hypothèses sur les conditions initiales qui ont pour lui valeur de lois ou de principes, de principes d'organisation.

A travers cela se pose la question du réductionnisme de la géologie à la physique. La géologie n'est-elle que de la physique de grands systèmes? Tel est le point que nous voulons discuter dans le même temps. Des exemples seront proposés au fil du texte avec plus loin une section qui leur est consacrée.

2. Remonter vers le Big Bang ?

Pour faire de la bonne physique, on pourrait imaginer de faire l'économie de la connaissance de moments géologiques particuliers. Une première façon un peu naïve de s'affranchir de la géologie nous conduit de proche en proche, dans cette remontée vers des conditions initiales toujours plus lointaines, à retrouver les physiciens contemporains au chevet du Big Bang. Big Bang que ces physiciens considèrent comme étant typiquement de leur compétence et un peu comme leur chasse gardée (et comme s'ils pouvaient eux-mêmes le « préparer »!). Mais c'est pousser une attitude réductionniste jusqu'à l'absurde et aboutir à un problème : on est obligé de reconnaître que ce n' est pas la connaissance des paramètres physiques du Big Bang qui va nous permettre de retrouver dans ses grands traits l'aspect de la surface de la terre au Devonien par exemple ou à aucun autre moment ! Car malgré le déterminisme des lois physiques, on ne peut rien prédire sans une information infiniment riche sur les conditions initiales que l' on ne possède évidemment pas, et il y a intervention d'aléas tout au long de l'histoire.

L' histoire de la terre n' est pas contenue dans le Big Bang, contrairement à ce que des présentations contemporaines de cette histoire de la terre et de l' univers pourraient presque nous faire penser. La physique, à ce stade, ne donne que des potentialités mais ne fournit pas des informations pouvant servir de point de départ pour reconstituer en détail, de façon purement déductive, telle étape de l' histoire de la terre. La proportion de ce qui est déduit du commencement physique (le Big Bang ou simplement le début de la terre lors de la naissance du système solaire) pour décrire la configuration des continents au Devonien, par rapport à ce qu' on connaît effectivement par l'observation raisonnée des géologues est extrêmement mince. Je dirai en bref que, pour les systèmes géologiques, les conditions à un moment donné constituent des ensembles de données incomparablement plus riches d' informations que les lois physiques elles-mêmes.

3. Conditions initiales géologiques comme principes ; faits et lois géologiques

Pour remonter à une série de moments clé dans le passé, on est obligé de faire de la géologie et de fixer ou supposer avec les géologues une série de conditions initiales. A partir de ces conditions, on peut faire redescendre le temps dans le bon sens, en suivant les lois physiques connues, et essayer de retrouver la configuration des roches à un autre moment. On peut mettre en valeur ce résultat et dire, à titre d'exemple, que, dans la mesure où la figure de la terre au début du Dévonien n'est pas quelconque et ne se déduit pas des lois de la physique et des conditions initiales à t = 0, c'est bien comme un nouvel axiome qu'il faut la prendre pour travailler (et étudier le Dévonien). Dans la mesure où les conditions initiales sont en partie supposées, à cause des masques, des lacunes d'enregistrement etc., elles ont bien les qualités de principes à critiquer.

Nous appellerons fait géologique la disposition des roches à la surface de la terre à un moment donné dans une région donnée. Parler de cette disposition résulte déjà de tout un travail, appuyé sur diverses hypothèses. De plus, le jeu des phénomènes naturels fait que cette disposition, qui servira de condition initiale pour de nouvelles recherches, n'est pas arbitraire, au contraire de la condition initiale choisie pour tester une loi physique. Par un abus provisoire de langage, nous dirons que ce fait géologique est chargé d'un contenu de principe physique. On peut relier ce fait géologique à d'autres faits géologiques: on est alors en mesure de parler de loi géologique. Reprenant l'exemple du métamorphisme, une loi géologique consiste à relier un ensemble de paragenèses minérales à la situation géotectonique des roches soumises au métamorphisme. Dans ce cas, la loi géologique est l'expression, sous forme d'une simple phrase, d'une relation entre deux faits géologiques, comme de dire que telle paragenèse de haute pression se rencontre dans une ancienne zone de subduction. Si l'on a pu définir des paramètres physiques adaptés à l'échelle des faits géologiques (voir discussion plus loin), la loi géologique peut éventuellement s'exprimer par des relations mathématiques entre ces paramètres (dans notre exemple, on pourrait relier les valeurs des pressions et températures et leurs gradients à un certain nombre de transitions de phases minéralogiques).

La rapprochement entre loi et condition initiale que nous proposons ici, en leur donnant à tous deux des caractères de principes, entraîne aussi le rapprochement entre loi géologique et fait géologique : si l'on accepte la licence signalée ci-dessus, on peut parler de l'un ou l'autre de façon quasiment équivalente. C'est à dire que la description coordonnée des zones métamorphiques observées dans un socle est déjà un principe d'organisation exprimant la loi que telle zone métamorphique est associée à telle autre dans la progression du métamorphisme. On peut faire une légère distinction entre loi et fait géologique en donnant à la loi géologique un sens au second degré, ou un sens plus temporel et au fait géologique un sens plus spatial.

4. Autonomie des faits et lois géologiques

Les faits géologiques ainsi définis ont une certaine autonomie par rapport aux faits physiques, ou, dit autrement, il y a autonomie des lois géologiques par rapport aux lois physiques. C'est-à-dire, comme on va le montrer maintenant, que ce ne sont pas les mêmes variables ni les mêmes lois (sens du mot autonomie) que l'on utilise en géologie et en physique, et plus, fondamentalement, le passage d' un niveau à l' autre demande que l' on rajoute des hypothèses (celles étant de nature statistique).

Dans l'établissement et la description du fait géologique on assemble des qualificatifs descriptifs de masses minérales qui vont de plusieurs centaines de mètres à plusieurs centaines de kilomètres de dimension et dont les évolutions temporelles se comptent en dizaines à centaines de milliers d'années. Si l'on voulait rendre compte de ces faits géologiques à partir des entités physiques constitutives, il faudrait pouvoir introduire dans un ordinateur par exemple les positions de tous les atomes constituant une montagne pour en prévoir le comportement. C'est évidemment impossible. Et même si l'on savait intégrer les équations d'évolution de ces atomes, on serait bien embarrassé de la connaissance de toutes leurs positions à un moment donné.

Pour pouvoir travailler, il faut donc définir des paramètres à l'échelle qui nous intéresse. De même qu'en physique statistique on définit de nouveaux paramètres à l'échelle macroscopique des matériaux ou des gaz (pression, température, paramètres mécaniques etc.) en lieu et place de la position et vitesse de tous les atomes constitutifs, de même on manipule en géologie des paramètres ou des qualificatifs nouveaux concernant des systèmes à des échelles plus grandes que celle des matériaux de notre échelle quotidienne. On passe de l'atome au minéral en envisageant des collections de quelque 1023 entités élémentaires ; dans une deuxième étape, on passe du matériau à la montagne par une intégration qui peut atteindre quelque 1010 à 1020 éléments de base. En cela on est amené à faire ce qu'on pourrait appeler une physique statistique au second degré ou physique mégascopique (voir aussi l'analyse non standard, Robinson, 1966). Ces paramètres pourraient être des modules de comportement mécanique à l'échelle de la tectonique des plaques par exemple (Daignières et al., 1978). Dans le cas général ce sont simplement des qualificatifs littéraires disant que le type de déformation est en plis concentriques plutôt qu'en plis isoclinaux, en rassemblant sous ces mots des collections très grandes de paramètres géométriques, renvoyant à la fois au type de roches et aux conditions.

Quand on passe des propriétés des atomes ou des matériaux à celles des montagnes on définit des propriétés statistiques, macroscopiques qui ne permettent pas la prévisibilité parfaite pour chaque entité élémentaire. De plus, des conjectures de nature statistique doivent être ajoutées aux lois physiques utilisées, comme on le fait en physique statistique en postulant des formes de fonctions de distribution permettant de calculer des moyennes (Fer, 1985; Landau & Lifshitz, 1967).

C'est cette situation qui entraîne l'autonomie de fait de la géologie par rapport à la physique. De la même façon qu'il y a autonomie de la thermodynamique par rapport à la physique atomique, il y a autonomie des lois géologiques par rapport aux lois des matériaux. En un mot, l'on est obligé, pour pouvoir raisonner, de se placer à une autre échelle et de définir des paramètres nouveaux et des lois nouvelles. Et l'on ne peut prédire de façon simple le comportement du niveau supérieur géologique à partir de la connaissance des lois qui régissent le niveau inférieur. Dans la pratique quotidienne, on peut faire fonctionner le niveau supérieur en ignorant tout de ce qui se passe au niveau inférieur. Ainsi, il n'est pas indispensable pour faire de la tectonique globale de savoir que les plaques tectoniques sont faites de quarks dont on connaît les propriétés. Le travail sur ces plaques demande même de s'abstenir de parler de quarks (on n'en sortirait pas), de raisonner sur des lois différentes de celles qui régissent les quarks et qui portent sur des entités différentes et mettent en jeu des hypothèses additionnelles. Cependant, la validité et le bon fonctionnement de cette autonomie des lois géologiques est garantie par le déterminisme de principe des lois physiques sous-jacentes.

Des propriétés nouvelles résultent de l'interaction des entités élémentaires entre elles dans des structures à l'échelle géologique et cela n'aurait pas de sens de vouloir chercher ces propriétés dans les éléments constitutifs de départ, c'est-à-dire dans les systèmes physiques à l'échelle du laboratoire. Les mystères de la « complexité » avec l'émergence de propriétés nouvelles dans le tout par rapport aux parties (Morin, 1983) n'en sont pas si l'on voit bien ces différences d'échelle. Outre les quantités d'informations à manipuler, et qui demandent une approche statistique, se rajoutent les problèmes possibles d'instabilité numérique pour l'intégration de grands systèmes. En ce qui concerne les lois temporelles, on ne sait pas non plus prévoir avec exactitude le comportement de tels systèmes au-delà d'un certain temps. En géologie, on est spécialement obligé d'intégrer sur des temps très longs ; les processus de validation par la physique des conditions initiales proposées par la géologie peuvent donc ne pas donner de résultats précis.

On retrouve une analogie forte avec la sociologie ; on pense à Durkheim qui s'est efforcé de définir des faits sociaux comme au-dessus des contingences psychologiques particulières, c'est-à-dire à une autre échelle que l'échelle individuelle, et autonomes par rapport à elle ; ce faisant, dans ses études restées célèbres, il a trouvé du sens à relier entre eux des faits à cette échelle (Durkheim 1927; voir aussi Berthelot, 1991). On peut rajouter, en plagiant Durkheim, que le savant qui aborde les problèmes géologiques ne doit pas les considérer comme « transparents », pas plus que les faits sociaux, c'est-à-dire interprétables simplement à partir de nos connaissances des comportements élémentaires physico-chimiques.

5. Typologies et classifications

A la lumière de ce qui précède, on pressent que l'on peut donner un sens aux démarches de classification, typologie etc., courantes en géologie. A partir du moment où l'on distingue une série de faits géologiques, qui sont des faits intégrés comme le sont les termes d'une typologie, on fait apparaître une combinatoire qui exprime tous les liens possibles entre ces faits. Les lois géologiques qui établissent des liens entre des faits géologiques peuvent s'inscrire dans un tableau logique de correspondances (comme par exemple celui exprimant les liens entre événements magmatiques et événements métasomatiques (ou filons minéralisés) dans une province magmatique donnée, par exemple Raimbault, 1984): on utilise à ce stade une logique mathématique binaire de base qui est le degré zéro de la loi physique. L'histoire de la physico-chimie montre d'ailleurs que, avant de pouvoir définir des lois mathématiques, les premières lois physiques étaient aussi des typologies ; on peut donner l'exemple de celles qui concernaient les réactions chimiques et leurs affinités (Goupil, 1991).

La scientificité de cette démarche de typologie, avec ce qu'elle doit comporter de prédiction et de réfutation au sens de Popper (1959) porte sur deux niveaux :

Ces deux niveaux sont associés dans la mesure où nous avons dit que le fait géologique lui-même est déjà une collection de faits plus élémentaires reliés les uns aux autres.

La démarche structuraliste proposée par Lévy-Strauss (1962) consiste à faire l'inventaire des termes possibles d'une combinatoire, à les chercher dans la nature, en l'occurrence les sociétés, à discuter de ceux qui sont observés, à réfléchir sur le pourquoi de ceux qui sont interdits, etc. Il y a une certaine homologie avec le cas de la géologie.

6. Exemples

Nous avons donné quelques exemples pour illustrer ce qui précède ; poursuivons avec d'autres. Prenons celui de la sédimentologie. Dans leurs études des bassins sédimentaires, les sédimentologistes décrivent à un endroit donné des faisceaux de bancs limités par des discontinuités et caractérisés par des variations d'épaisseur et de contenus ; ce sont là des faits géologiques. Il décrivent d'autres faits comme d'autres faisceaux à d'autres endroits ou, à une échelle plus vaste, la morphologie du bassin sédimentaire, et ses variations dans le temps. En reliant ces faits les uns aux autres, ils définissent des lois géologiques exprimées sous le terme général de stratigraphie séquentielle (voir par exemple Vail et al., 1987). Une loi de ce type relie ainsi la mobilité d'un corps sédimentaire à l'évolution du niveau marin.

Si, dans un esprit de réduction de la géologie à la physique, on voulait, dans cet exemple, expliquer la formation de faisceaux de strates, il faudrait faire de l'hydrodynamique et de la mécanique d'un mélange d'eau et de solides ; mais pour bien connaître le mouvement de ce mélange, il faudrait fixer toute une longue série de conditions initiales qui ne seraient pas données par les physiciens. Le passage par la physique peut être tout à fait utile pour contrôler un certain nombre d'hypothèses, pour montrer au moins une fois de façon semi-quantitative le lien entre telle morphologie de bassin, tel niveau de la mer et tel dépôt. Mais on ne peut le faire de façon arbitrairement précise pour aucun cas particulier. Et l'on n'a pas besoin de le refaire à chaque fois dans la mesure où l'on est assuré par l'usage de la validité des lois géologiques que l'on utilise. Le plus souvent le passage à la physique n'apporte rien de plus, il est vide de signification et sans intérêt et entraînerait des pertes de temps considérables ; il ne fournit que les conditions du phénomène géologique. L'ensemble énorme des données initiales utiles à une intégration des lois physiques dans un bassin sédimentaire dessine tout compte fait une morphologie qu'il est plus simple de décrire à grands traits avec des mots ou des paramètres moyennes comme le font les géologues: on parle ainsi de plateforme, de cône, de biseau, etc. A l'échelle locale, on parle de grano-classement, chenal, ravinement... Procéder ainsi et énoncer des lois par des phrases, en parlant de progradation par exemple, revient à résumer une infinité de paramètres mathématiques géométriques, que l'on ne peut manipuler de par leur nombre, et exprime dans ce cas l'autonomie du géologique par rapport au physique.

De même, en sociologie, quand on cherche des corrélations entre des catégories socioprofessionnelles et des comportements, il n'est pas utile de rappeler que les hommes ont un fonctionnement biologique que l'on sait caractériser. On pourrait regarder de cette façon les débats contemporains sur les relations entre la biologie moléculaire et le comportement du cerveau. S'il y a bien un réductionnisme de principe qui nous assure d'une logique macroscopique, il y a autonomie du cerveau par rapport aux connexions neuronales : la connaissance de toutes les connexions neuronales du cerveau qui se comptent en millions de milliards n'est pas intégrable mathématiquement et permet une autonomie de fait de la psychologie par rapport à la biologie (cela introduit un dualisme de fait sans forcément renoncer au matérialisme ; on pourrait sur ce point nuancer les positions de Changeux, exprimées dans Changeux & Connes, 1989, par exemple).

De nombreux autres exemples de ces faits et lois géologiques viennent à l'esprit : ainsi des événements magmatiques sont des faits concernant des ensembles de roches de composition chimique appartenant à une gamme donnée, des événements structuraux sont d'autres faits définis sur des massifs rocheux par des phases de déformation de caractéristiques géométriques et mécaniques données ; on peut relier entre eux des événements structuraux et des événements magmatiques dans l'étude d'une orogenèse sous forme de typologies ou lois géologiques de validité au moins locale. De même, on peut relier des événements métasomatiques à des événements magmatiques dans un contexte donné. Il n'est pas utile de reprendre à chaque fois les équations de base de la chimie pour établir ces lois. Cela non pour dire qu'il ne faut pas faire d'étude physico-chimique (il faut toujours et davantage en faire et avec des ordinateurs toujours plus puissants!) mais pour souligner cette hiérarchie de niveaux et situer la nature de l'autonomie des niveaux supérieurs par rapport aux niveaux inférieurs. Et situer l'efficace par rapport à l'illusoire pour appréhender les transformations hydrothermales par exemple dans leur contexte géologique. Il y a des études tout à fait pointues et cohérentes du point de vue physico-chimique qui ne disent rien sur les phénomènes à l'échelle géologique. Pour progresser il faut s'efforcer de définir des paramètres quantitatifs adaptés à l'échelle géologique et examiner les passages entre les divers niveaux de la hiérarchie de paramètres.

7. Accroissement de la liste des axiomes utiles pour faire de la géologie

Nous pouvons énoncer la première conclusion que, pour faire de la géologie, il faut davantage d'hypothèses que pour faire de la physique. Tout se passe, de ce point de vue, comme si la géologie demandait une plus grande liste d'axiomes que celle utile en physique. Les nouveaux axiomes consistent dans le choix des conditions initiales variées -non quelconques- que cette discipline doit effectuer. Cette ouverture réside aussi dans les hypothèses statistiques nécessaires à la définition de variables et de lois à l'échelle géologique de ces conditions initiales. La physique n' est pas complète: elle a besoin que l' on rajoute quelque chose pour simuler la réalité géologique. Cette incomplétude de la physique par rapport à la géologie est à mettre en correspondance avec l'incomplétude interne des mathématiques (théorème de Gödel, voir Nagel et al., 1989) et à celle qui en dérive en physique à cause de l'utilisation des mathématiques pour modéliser le réel (voir annexe). On peut véritablement dire que c'est au niveau conceptuel, qu'il y a un enrichissement de la géologie par rapport à la physique. Les physiciens ont testé leurs lois pour des conditions initiales simples; c'est un nouveau domaine que de les tester sur des cas plus complexes ; on connaît aujourd'hui l'émergence des nouveaux domaines pluridisciplinaires de la physique macroscopique dite du non linéaire qui ont la même signification.

8. Critique du réductionnisme ontologique de la géologie à la physique

Nous sommes ainsi conduits à réexaminer le réductionnisme ontologique que l'on fait couramment de la géologie à la physique. On peut avec les philosophes (par exemple Popper, 1982, Parain-Vial, 1986) distinguer deux sortes de réductionnismes que nous appliquons à notre cas :

Nous venons de voir que les principes de la géologie ne sont pas contenus tout entiers dans ceux de la physique. En cela on peut contester le réductionnisme ontologique. Le réductionnisme méthodologique est fécond et source de progrès, car il oblige à se poser un certain nombre de questions. Le réductionnisme ontologique est une tentation très forte; il nous fait aller bien au-delà du premier réductionnisme et peut conduire à des erreurs intellectuelles dont une conséquence est une mauvaise estimation de la nature et de la place de la géologie parmi les différentes disciplines scientifiques.

Le résidu de la tentative de réduction de la géologie à la physique, c' est tout l' aspect historique, seul permet, en fin de compte, de mettre à l'épreuve de façon scientifique nos reconstitutions de l'histoire de la terre et nous permet de définir des paramètres mégascopiques. C'est une autre façon de redire que la géologie est une science historique. Popper (1982) constatait des résidus historiques du même type dans la tentative de réduire la chimie à la physique (la formation des éléments chimiques est en effet à comprendre au cours de l'histoire des générations d'étoiles) ou dans la tentative de réduire la biologie à la physique et à la chimie, en mentionnant en particulier le problème de l' origine de la vie. Cette dernière question intéresse aussi la géologie, étant donné le rôle des phénomènes biologiques dans l' histoire géologique, et inversement le rôle de la maturation géologique dans l'évolution du monde vivant. Il faut donc rajouter ce problème de l'origine de la vie à la liste des résidus échappant à la tentative de réduction de la géologie à la physique; ou dit autrement, la géologie a sans doute un rôle clé dans la tentative de réduire la biologie à la physico-chimie.

9. Critique générale de la distinction entre loi et condition initiale

En oubliant un instant la géologie, on peut faire remarquer qu'en physique, il y a déjà matière à discussion quant à la distinction entre loi et condition initiale.

9.1. Processus SCI (« sensibles aux conditions initiales »)

Le premier lieu de débat concerne ce qu'on appelle les processus SCI ou sensibles aux conditions initiales. On sait que des systèmes physiques, même simples, possèdent la propriété de sensibilité aux conditions initiales, c'est-à-dire que des écarts infiniment petits dans les valeurs des conditions initiales peuvent entraîner au bout d'un certain temps des comportements complètement différents. Tellement différents que c'est en somme comme s'il s'agissait de lois différentes. Le philosophe des sciences K. Popper auquel nous nous référons n'a pas insisté sur ce volet des conditions initiales et s'est focalisé sur la notion de loi. On pourrait redire dans l'esprit de Popper que c'est le couple loi + conditions initiales qui est soumis à la réfutation et qu'en somme chaque condition initiale est aussi un nouvel axiome. On retrouve cette caractéristique au niveau mathématique où, dans l'intégration des systèmes physiques, loi et conditions initiales se mélangent: les informations quantitatives sur la nature de la loi et celles sur les conditions initiales ne se distinguent plus dans les facteurs du développement mathématique du comportement physique considéré comme un élément d'un espace fonctionnel de dimension infinie. C est ce qui fait qu' une même loi donne une telle richesse de comportement. Cette richesse de conditions initiales ouvre véritablement le système physique. Cette situation est homologue au traitement arithmétique du théorème de Gödel où les axiomes eux-mêmes sont traités comme des suites de nombres,

9.2. « Probabilité des conditions initiales » et discussion du second principe

En revenant à la physique un peu plus ancienne et à la thermodynamique, on rencontre des situations où les conditions initiales ne sont pas quelconques et où l'on se permet de discuter leur vraisemblance. Ainsi, une des justifications du Second Principe de la Thermodynamique consiste à dire que la préparation de tel ou tel système (qui donnerait l'illusion d'un trajet remontant le temps) est improbable ; de même, des ondes qui convergeraient de l'infini vers l'origine supposent des conditions initiales impossibles à réaliser. On met en somme comme principe additionnel aux principes de la mécanique que de telles conditions initiales ne peuvent être réalisées (voir par exemple Penrose & Percival, 1962).

Dans l'histoire de la physique mathématique, on retrouve la même situation à propos de la discussion des solutions des équations aux dérivées partielles. Il faut qu'il y ait des conditions initiales pour que les différences que l'on calcule de proche en proche partent de quelque chose, ainsi que l'ont montré parmi les premiers Clairaut, d'Alembert, Euler et les encyclopédistes. Il est intéressant de noter que Laplace tire au hasard ses conditions initiales quand il n'en a pas pour étudier le mouvement des comètes, ou formule des hypothèses cosmogoniques qui lui permettent de faire des calculs. On est dans la même situation que celle discutée plus haut. Borel s'est trouvé aussi devant ce problème de l'indétermination possible des conditions initiales.

10. Réhabilitation de la démarche « inductive »

Tout cela nous ramène à l'induction. Si l'on considère une condition initiale comme un axiome, il faut porter son attention sur ce qui permet de proposer un tel axiome, c'est-à-dire au travail inductif au sens large dont nous avons parlé précédemment (Guy, 1995), c'est-à-dire le travail d'observation, de collecte et d'organisation des faits sans forcément de guide a priori. Dans la loi mathématique qui décrit le comportement intégré d'un système particulier, on impose comme contrainte de passer par les points de la condition initiale ; on peut y voir un élément de démarche inductive, car dire que la loi finale tient compte des points observés relève de la définition même de l'induction. Le comportement complet d'un système géologique particulier associe des éléments qui proviennent de la démarche déductive (la loi « pure » que l'on propose) et d'autres qui proviennent de la démarche inductive (les conditions initiales supposées). L'induction est prise ici dans un sens élargi dans la mesure où l'on va jusqu'à la mettre en oeuvre pour des cas uniques non reproductibles, pour lesquels on cherche cependant des lois au sens d'un ordre mathématique prédictif (Guy, op. cit.). Les démarches de typologie relèvent aussi de l'induction (on pense aux tables de Bacon ; sur cet auteur, voir Malherbe & Pousseur, 1985).

Popper (1959) a placé l'induction en dehors du champ de la science pour des raisons de fondements logiques. Mais c'est alors restreindre le champ scientifique aux domaines où l'on peut préparer les systèmes sur lesquels faire des investigations. Dans ces cas, on ne se soucie pas beaucoup des conditions initiales, en général relativement simples, que l'on choisit à sa guise : on se concentre sur la réfutation de la loi. La démarche déductive n'a pas besoin de la réalité pour commencer, c'est comme si elle l'engendrait (quitte ensuite à la comparer à la vraie réalité). Il faut avec la géologie réhabiliter une démarche inductive au sens étendu, qui permet de prendre en compte les faits comme préexistants à la loi, faits que l'on ne peut soi-même préparer. L'inventaire organisé des éléments de la réalité, qui vont participer à l'établissement de lois participe de l'induction. Il est en tout cas une loi que la démarche deductive ignore et ne peut tester, c'est tout simplement qu'il existe une réalité, réalité qui a une certaine stabilité. Et la géologie étudie le monde particulier dans lequel nous sommes et non un quelconque parmi des mondes potentiels.

Pour valider la reconstitution du passé de la terre, il faut associer géologie et physique, la géologie fournissant une étape inductive avec le choix des conditions initiales, alors que la physique sensu lato fournit une étape deductive qui permet de valider (ou de réfuter) les conditions initiales. En procédant de cette manière, on voit bien qu' il n' y a pas de point de départ primordial ou premier dans les reconstitutions historiques. La présentation cartésienne deductive de la physique semblerait nous le proposer aujourd' hui, en commençant avec le Big Bang et tout ce que l'on en dérive. Plutôt que cette épistémologie cartésienne, on doit admettre cette épistémologie naturelle discutée par Bateson (1972, 1979), (voir aussi Ellenberger, 1997, qui conteste les abus de l'usage de la méthode deductive): elle n' a pas de point de départ absolu, et est plus adaptée de ce point de vue à la place réelle de la géologie par rapport à la physique : on commence là où l'on est. La physique du début de la terre n' est pas un point de départ autonome par rapport à la géologie mais plutôt l' aboutissement d' un raisonnement qui a déjà traversé toute la géologie (c'est un point de départ « ultime » pourrait-on dire plutôt que « primordial »). Il nous faut contester à ce titre la classification des sciences d'Auguste Comte (1830), classification que l'on a dans son inconscient, et qui place la physico-chimie en amont des sciences naturelles et de la géologie (qui n' est pas cité par cet auteur). On remarquera aussi que la physique a débuté par des observations et des questions qui relèvent pour une bonne part des sciences de la terre (phénomènes météorologiques et géophysiques ; minéralogie etc.). C'est dire d'une autre façon la filiation entre physique et géologie (même si cette dernière n'a pas toujours été identifiée comme domaine scientifique en temps que tel aux débuts de la physique). De ce point de vue, la physique, comme discipline, est en quelque sorte déjà le résultat d' une réduction de la géologie, à travers la réduction de phénomènes naturels complexes en éléments simples.

Remerciements: ce texte a fait l'objet, sous des formes différentes, d'une communication devant le Comité français d'Histoire de la Géologie et d'une conférence à l'Université catholique de Louvain. Je remercie les membres de ces deux institutions pour leurs encouragements, tout en étant bien conscient du caractère préliminaire de ce qui est présenté ici. Je remercie également Bernard Bru et Pierre Crépel pour leurs remarques à caractère mathématique, et Jeanne Parain-Vial, Jean Gaudant et Gabriel Gohau pour leur relecture attentive de mon texte.

Références




Annexe
Le théorème de Gödel et les sciences de la nature
Le théorème de Gödel qui concerne l'arithmétique peut-il aussi s'appliquer à notre connaissance du monde physique? Dans la mesure où, pour une description fine du monde physique, nous sommes obligés de passer par des modèles mathématiques, nous sommes amenés à nous accomoder des propriétés de ces modèles mathématiques. C'est-à-dire que les principes physiques qui nous servent à déduire un certain nombre de règles concernant la nature ne vont pas échapper à l'incomplétude. Et cela même si la nature trouve toute seule (sans incomplétude) les solutions qu'elle « veut » aux problèmes que nous ne savons pas momentanément résoudre (en attendant d'enrichir nos systèmes conceptuels).