TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XI (1997)

Jean GAUDANT
La querelle des trois abbés (1793-1795) : le débat entre Domenico Testa, Alberto Fortis et Giovanni Serafino Volta sur la signification des poissons pétrifiés du Monte Bolca (Italie)

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 26 novembre 1997)

Introduction

John Woodward (1665-1728) qui exerça une profonde influence sur les naturalistes du début du dix-huitième siècle, accorda au Déluge une place prépondérante dans ce qu'on appelait alors une "théorie de la Terre". Plus particulièrement, il exprima dans An Essay toward a Natural History of the Earth (1695), sa conviction de l'origine organique des fossiles dont la présence dans les roches lui paraissait être un effet du Déluge. Cette conception sous-tend également la pensée de Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733), comme en témoignent les titres de plusieurs de ses ouvrages tels que l'Herbarium diluvianum (1709), le Museum diluvianum (1716) et le trop fameux Homo Diluvii testis (1726).

Cette question du Déluge ne manqua pas de préoccuper également les principaux naturalistes de Vénétie car cette région était connue pour être particulièrement fossilifère, comme en témoignaient déjà, au siècle précédent, de remarquables cabinets d'histoire naturelle qui abritaient de spectaculaires pétrifications. Nous citerons ici, à titre d'exemple, celui d'Ulysse Aldrovandi (1522-1605), célèbre érudit bolognais, dont on peut se faire une idée assez précise à travers un ouvrage posthume intitulé Musaeum metallicum (1648). De même, le Musaeum Calceolarianum de Benedicto Ceruti et Andréa Chiocco (1622) témoigne de l'ancienne magnificence du cabinet réuni par le célèbre apothicaire véronais Francesco Calzolari (1522-1609).

Parmi les nombreux gisements fossilifères du Véronais, l'un attira plus particulièrement l'attention des naturalistes et des érudits de Vénétie, notamment en raison de l'exceptionnelle qualité de ses pétrifications. C'est le fameux gisement de poissons pétrifiés du Monte Bolca qui donna lieu à plusieurs reprises au cours du dix-huitième siècle à des réflexions approfondies destinées à expliquer la présence de fossiles réputés marins à une altitude d'environ 600 mètres et à près de cent kilomètres du rivage marin le plus proche. C'est ainsi qu'en 1721, Antonio Vallisn[i]eri (1661-1730), qui ne semble pas avoir douté du caractère marin des poissons de Bolca (p. 28), tenta, dans un ouvrage intitulé De Corpi marini che su' monti si trovano... (1721), de réfuter la thèse diluvianiste pour évoquer, comme l'avait fait avant lui Fracastoro, l'action d'"inondations naturelles de la mer". S'il n'éprouvait aucune difficulté à admettre un éloignement remarquable de celle-ci, postérieurement au Déluge, il reconnaissait en revanche être tourmenté par la nécessité d'expliquer l'abaissement énorme de son niveau de plusieurs centaines de mètres.

Une vingtaine d'années plus tard, l'abbé Anton Lazzaro Moro (1687-1764) imagina une solution élégante à cette énigme en admettant dans un ouvrage publié en 1740 que cet abaissement apparent du niveau marin résulte en réalité du soulèvement des couches déposées par la mer sous l'action de "la violence des feux souterrains".

Pour sa part, Scipione Maffei (1875-1755), qui fut un temps propriétaire du gisement de poissons fossiles de Bolca, leur accorda quelque intérêt, précisant même, dans la troisième partie de la Verona illustrata (1732) que "ce sont des poissons marins" (p. 280), une affirmation que l'on peut lire également dans la lettre à M. de La Condamine qu'il inséra dans Della formazione de' fulmini... (1747, p. 124). Après quelques considérations sur les différents milieux de vie des poissons actuels, Maffei note que, "dans ce rocher on en trouve de toutes classes, entremêlés dans un petit espace, on en voit de nations diverses [...] et qui, de par leur nature, ne se voient jamais ensemble. On ajoutera qu'il y a aussi de petits poissons, lesquels sont mangés par les grands et qui, pour cette raison, les fuient toujours. Je déduis de cela que ces animaux ne se réunirent pas spontanément et qu'ils n'y vinrent pas parce que la mer arriva naturellement jusque là [...]. Ils n'y vinrent pas non plus parce que, durant le déluge, les pluies les y contraignirent à abandonner leur habitat habituel et à venir de tant de milles de distance pour se réunir en foule dans un petit espace, en laissant l'eau salée qui leur est naturelle pour venir habiter l'eau douce" (Ibid.). Maffei pense donc qu'"un mouvement qui porta ce qui était au fond de la mer sur les hautes montagnes implique certainement qu'il vint par-dessous et non par-dessus et de bas en haut et non de haut en bas, [...] puisque les feux souterrains l'ont fait de nombreuses fois dans la mer" (p. 124-125). Au cours de cet épisode, "les poissons, d'abord soulevés ensemble avec une partie de l'eau, devaient chercher à se sauver dans les sites où l'eau se maintenait le plus longtemps" (p. 125). Comme on le voit, Scipione Maffei avait été pleinement convaincu par l'explication proposée quelques années plus tôt par Anton Lazzaro Moro.

Giovanni Giacomo Spada (1679-1749), archiprêtre de Grezzana, publia en 1737 une Dissertazione... dans laquelle il consacra un bref passage aux poissons fossiles de Bolca. Il y précisait, à la suite de Maffei, que "ce sont de vrais poissons marins momifiés dans la pierre". Envisageant également le cas des "crustacés et autres corps marins", il soulignait que "ceux-ci ne furent pas conduits dans de tels lieux par un mouvement violent des eaux, mais [qu'] ils y furent engendrés et [y] naquirent, d'où l'on conclut qu'ils ne sont pas des souvenirs du Déluge, comme beaucoup le croient, mais des signes infaillibles que la mer y est demeurée pendant des siècles jusqu'à ces limites où ils se trouvent et, pour cela, ils doivent être appelés en toute logique antédiluviens" (p. 15).

Ultérieurement, dans ses Catalogus lapidum veronensium... (1739) et Corporum lapidefactorum Agri Veronensis Catalogus (1744), Spada proposa les premières identifications de poissons fossiles de Bolca. Il crut tout d'abord pouvoir y reconnaître 18 espèces pour ne plus mentionner ensuite que "des scorpènes, des carrelets, des chinchards, des maquereaux et des turbots", auxquels il ajoutait trois espèces plus rares : l'hirondelle de mer (ou exocet), l'anguille et l'aiguillette (ou orphie).

Une vingtaine d'années plus tard, en dressant le catalogue des productions naturelles du Musée Ginanni, Camillo Zampieri (1762) ajouta à cette liste la murène, le trigle, le sar (ou sargue) et le gobie paganel.

Ces catalogues semblent avoir été les sources consultées par Linné qui, dans l'édition du Systema naturae publiée à Vienne en 1770, cite (T. 3, p. 159) comme poissons du Véronais : Muraena, Scorpaena, Scarus, Pleuronectes, Scomber et Trigla.

I - Les prémices d'une querelle

A cette faune indigène, composée de formes communes, tant en Méditerranée que dans l'Adriatique, Alberto Fortis (1741-1803) (1), crut devoir, dans une lettre adressée au comte de Cassini (2), publiée en mars 1786, dans les Observations sur la Physique, ajouter trois poissons actuels de Tahiti récemment figurés par Broussonet (1782). C'est cette lettre qui allait à terme mettre le feu aux poudres, entraînant une vigoureuse réaction de l'abbé Domenico Testa (1746-1825) qui déclencha une vive polémique dont Giovanni Battista Brocchi donna en 1814 un rapide compte rendu dans son Discorso suiprogressi della conchiologia fossile in Italia (p. LXII, LXVIII-LXII).

1 - La lettre de l'abbé Fortis au comte de Cassini (24 septembre 1785)

Dans l'extrait publié de sa lettre au comte de Cassini, Alberto Fortis traite principalement des poissons pétrifiés ensevelis dans "les montagnes de Bolca et de Vestena", dont il a examiné à Vérone la collection de Vincenzo Bozza, qui était riche d'"environ six cens pièces très-bien conservées" et ne renfermait "que des ichthyolites de la montagne [de] Bolca, dont les individus vivoient tous dans les mêmes eaux, dans le même tems, & présentent une variété d'espèces" (p. 162). Fortis précise alors que "plusieurs de ces poissons ont reçu des noms d'après les anciens Ichtyologistes ; mais je me suis convaincu qu'ils ne leur convenoient pas. Il y a des espèces qui se trouvent dans toutes les mers ; telles que les aiguilles, les congres, &c." (Ibid.). Il indique ensuite que, "pour parvenir à rectifier les dénominations inexactes, [il a ] parcouru avec attention les Ouvrages relatifs à l'Ichtyologie" (Ibid.), parmi lesquels il cite les travaux d'Artedi, de Gouan, de Block [=Bloch], dont il s'est "procuré les planches, quoiqu'elles n'aient pas encore paru", et sur lesquelles il reconnaît n'avoir "trouvé que le seul Lophius piscatorius ou Diable de mer, qui paroisse pouvoir être rapporté exactement avec un squelette de Bolca" (Ibid.). En revanche, note-t-il, "ayant eu occasion de parcourir la première décade de poissons publiée par M. Broussonet (3), j'ai eu le plaisir d'y trouver trois poissons dont la figure, les proportions & les nageoires répondent exactement à trois des squelettes que j'ai sous les yeux" (Ibid.). Il s'agit de trois poissons de Tahiti décrits sous les noms de Polynemus plebeius [=plebejus], Gobius strigatus - cela bien que les ichthyolites de Bolca qui leur ressemblent soient plus grands - et Chaetodon triostegus.

Fortis ne manque évidemment pas d'en déduire, non sans prudence : "Ce n'est peut-être pas encore assez pour conclure que la température de l'endroit où se trouvent actuellement nos squelettes étoit, dans des tems très-reculés, la même que celle d'Otaheite actuellement, mais [il] ose espérer que cette présomption prendra un jour la force de preuve si les Savans portent leurs vues de ce côté là" (Ibid.). Il ne peut toutefois s'empêcher de prophétiser ainsi : "La grande distance qu'il y a des mers méridionales situées sous l'équateur dans lesquelles se trouvent aujourd'hui les analogues de la plupart des poissons pétrifiés, à la montagne de Bolca auprès de Vérone, offre un vaste champ aux spéculations des Philosophes pour expliquer de si grandes révolutions" (p. 166).

2 - La lettre de Vincenzo Bozza (26 mai 1788)

Le célèbre collectionneur véronais Vincenzo Bozza qui possédait alors la plus importante collection de poissons pétrifiés de Bolca rendit publique en 1788, dans une lettre adressée à Orazio Rota, les réflexions que lui avaient inspiré la contemplation des trésors naturels qu'il avait réunis.

Après avoir souligné au passage que, dans son cabinet, sont réunis "plus de six cents poissons de taille variée, tous extraits à Bolca", Bozza fait remarquer qu'on y voit "plus de cent genres et espèces différents"4 (p. 7). Ayant montré que les aiguillettes actuelles diffèrent de celles de Bolca car, chez celles-ci, "la nageoire dorsale [...] commence sur la nuque et s'étend sans interruption jusqu'à la queue" (5), l'auteur note que la même remarque vaut pour "presque tous les autres poissons de Bolca, toujours avec quelque différence observable par rapport à ceux qui vivent dans nos mers et dans les mers du Sud" (p. 8).

S'inspirant à l'évidence, bien que sans la citer, de la lettre de Fortis à Cassini, Bozza reconnaît cependant que "beaucoup de [poissons] de Bolca dérivent [...] des mers du Sud' (Ibid.), comme on peut s'en convaincre en consultant les planches publiées par Broussonet car quatre poissons fossiles de Bolca "correspondent exactement à la forme, aux proportions et aux nageoires des quatre décrits par M. Broussonet, [qui sont] seulement propres aux mers de Tahiti" (6) (Ibid.). Il s'agit du Polynemus plebejus, du Gobius strigatus et du Choetodon triostegus, tous trois cités par Fortis dans sa lettre à Cassini, auxquels il ajoute sans explication le Gobius oscellaris [sic]. D'après l'auteur, d'autres Choetodontes de Bolca devront encore être examinés lorsque les planches suivantes de Broussonet seront parues. Bozza rappelle également l'existence à Bolca du Guaperva brasiliensibus de Marcgraf (1648) (7), de poissons volants (8) et de morues. Considérant ensuite la position du Monte Bolca par rapport à Tahiti, au Brésil et à Terre-Neuve, il souligne que "des distances si énormes [...] font reconnaître la force de cette révolution au cours de laquelle peut s'accomplir un transport si lointain et [si] étonnant' (p. 9). Un transport qu'il juge "indubitable" car ces fossiles "se retrouvent près de la surface de la terre en des lieux où, par la seule température du climat, ils ne peuvent jamais ni s'établir, ni se propager" (p. 10).

Après avoir mentionné la présence de "dépouilles marines, même dans les parties les plus élevées comme le sont les cordillères" (Ibid.), Bozza en déduit qu'une tempête terrible a dû être la cause du broyage de tant de testacés" (p. 11).

L'auteur tente en outre d'établir un parallèle entre les indices de volcanisme ancien dont il ne doute pas de l'origine subaquatique car "les eaux ou seules ou unies à l'électricité, laquelle se prétend toujours [être] leur compagnon, sont la principale cause productrice des tremblements de terre et, par conséquent, des fissures qui projettent le feu, des renversements, des formations d'abîmes ou gouffres de la terre, et en un mot de ce qu'on appelle volcans" (p. 13). Il met ainsi en cause les grandes inondations, les marées et les longues périodes de pluie qui produisent de funestes effets lorsque les eaux rencontrent des "matériaux aptes à fermenter et à s'enflammer" comme, par exemple, des pyrites martiales (pyrites de fer) ou des minerais métallico-sulfurés.

Résumant enfin sa pensée sur ce thème, Bozza considère que "la diffusion [...] de très nombreux êtres vivants indigènes des régions les plus chaudes jusque dans les régions tempérées et plus froides ; d'innombrables corps marins, pour la plupart brisés, jusque sur la cime des plus hautes montagnes, et aussi des mers les plus lointaines dans lesquelles ils devaient naître et séjourner avant leur transport impétueux ; l'universalité des volcans, lesquels et par leur cratère fermé, et par la qualité et la disposition des strates sus-jacentes, montrent une origine manifestement subaquatique, l'existence de beaucoup de granites arrondis à force d'avoir été roulés sur les sommets des montagnes nous prouvent avec certitude que tout le globe avec toutes ses montagnes fut quelque temps submergé par un violent orage universel' (p. 17). Notre globe aurait donc subi, d'après Vincenzo Bozza, un cataclysme universel provoqué par l'action de volcans sous-marins.

3 - La lettre de Volta à Vincenzo Bozza sur les "pétrifications du territoire véronais" (27 octobre 1789)

En réponse à Vincenzo Bozza, dont il vient d'étudier, comme il le précise (cf. p. 6) la collection de pétrifications du Monte Bolca, Giovanni Serafino Volta (1754-1842) (9) insiste sur le fait que "les monts du Véronais abondent partout en corps marins" et que les coquilles pétrifiées qu'on y trouve ont des caractères distinctifs qui permettent de les comparer à des espèces vivantes décrites par les systématiciens. Parmi celles-ci, les unes "appartiennent aux mers de l'Asie, d'autres à celles de l'Afrique, d'autres à l'Amérique méridionale et septentrionale et d'autres sont propres aux mers d'Europe" (p. 5). Il apparaît donc que "les productions de différents climats et pays et, le plus souvent, les productions appartenant à des animaux marins ou aquatiques, se trouvent confusément entassées dans les sédiments terreux de la même montagne" (p. 6). Ce fait lui paraît correspondre aux "effets d'une inondation tumultueuse et universelle de tout le Globe" (Ibid.), comme le pensait précédemment Bozza.

Après avoir rendu compte de la lettre de Fortis à Cassini, tout en remarquant au passage que Bozza a ajouté aux trois poissons tahitiens de Fortis le Gobius ocellaris de Broussonet, Volta en vient à exposer ses propres résultats relatifs aux poissons de Bolca, indiquant que "les espèces [qu'il a] pu déterminer jusqu'à présent dépassent le nombre de 100" (p. 9), comme permet de le vérifier le tableau qu'il en a dressé (p. 10-18). Il est digne d'intérêt de souligner que les 105 espèces mentionnées dans ce tableau sont toutes encore vivantes, ce qui permet à l'auteur de les ordonner en fonction des régions où on les trouve : 27 vivent dans les mers d'Europe, 39 dans celles d'Asie, 3 dans les mers d'Afrique et 29 dans celles de l'Amérique méridionale. Enfin, sept fréquentent les eaux douces, qu'elles soient européennes ou exotiques.

Volta convient ensuite qu'il n'est pas facile d'imaginer, à la lecture des textes sacrés, qu '"une inondation générale de notre planète eût formé avec les eaux des mers et des fleuves un seul océan tourbillonnant destructeur de toute vie, dans lequel, par l'impétuosité des courants et par le mouvement interne des flots naquit un mélange de terre et de tout ce qui vivait autrefois, comme à présent, dans des mers et des eaux qui ne communiquaient pas entre elles, et dans des atmosphères différentes" (p. 18).

Dans sa lettre à Orazio Rota, Bozza avait précédemment incliné à "attribuer aux volcans éteints l'expulsion à grande distance des corps organisés depuis leur lieu de naissance" (p. 20). Or, Volta pense qu'"on ne peut présumer que leurs éruptions aient agi d'un continent à l'autre et aient jeté à si grande distance de toutes parts ces corps organisés" (p. 22) que l'on trouve dans des strates régulièrement déposées sous l'eau par "une tempête vertigineuse universelle" (p. 23). C'est ce que confirme, selon Volta, l'examen du mode de fossilisation des poissons de Bolca parmi lesquels, "bien que la plupart soient entiers et momifiés, beaucoup ont subi un principe de dissolution exprimé chez quelques-uns par les écailles éparses et éloignées du corps, chez d'autres par la tête désagrégée ou par la chair séparée de l'épine dorsale, et chez certains autres parla simple conservation du crâne et de la moelle spinale (10) : accidents qui excluent tout-à-fait l'action momentanée du feu volcanique et qui démontrent celle d'un limon tendre et aqueux qui, durci avec le temps, constitua ensuite des stratifications solides et régulières" (p. 23-24). Ainsi, Volta revient-il à une explication diluvianiste, débarrassée de toute référence au volcanisme, bien que le Déluge auquel il fait référence soit très éloigné du récit mosaïque.

II - Histoire d'une double querelle

Première partie : Testa contre Fortis

1 - La Lettera su i pesci fossili del Monte Bolca de Domenico Testa (1793)

Domenico Testa (1746-1825) (11) engagea le débat en faisant publier à Milan au début de 1793 une lettre adressée à l'abbé Francesco Venini mais qui visait en réalité principalement Alberto Fortis. Il dit en effet s'interroger, depuis qu'il a posé pour la première fois le pied, au cours de l'été précédent, dans le musée du comte Gazola. Notamment, "parmi les poissons qui imprimèrent leur image sur l'ardoise calcaro-argileuse [du mont Bolca], en existe-t-il vraiment qui ne vivent que dans les mers très lointaines de l'Asie et de l'Amérique ? Si tel est le cas, quelle terrible catastrophe a pu les transporter et les rassembler dans le site étroit où on les trouve ?" (p. III ; Lrp : 512). En outre, "Combien de temps employa la nature à fabriquer ce prodigieux cimetière ? A-t-on quelque indice ou monument pour fixer au moins approximativement l'époque d'un événement si étrange ?"(p. IV ; Lrp : 5).

Revenant à sa première question qu'il réitère exactement dans les mêmes termes (p. V ; Lrp : 6), Testa répugne manifestement à admettre une telle éventualité qui contrarie ses convictions les plus intimes (13). C'est pourquoi il récuse en doute les catalogues de poissons de Bolca récemment publiés : l'un, d'auteur inconnu, annexé à la lettre de Fortis (1786), le second dû à Volta, (1789), et ne craint pas d'affirmer : "je me sens forcé par les raisons ou, si vous préférez, par les scrupules que j'exprime à présent, de douter de l'exactitude de semblables catalogues" (p. VI ; Lrp : 6). En effet, aucun des auteurs parfois célèbres - donc dignes de foi ! - auxquels il se réfère n'a jamais reconnu le moindre poisson exotique. Ni en Allemagne, ni dans les montagnes de Suisse, en France ou en Angleterre, écrit-il, "je ne vois pas que dans quelques-uns de ces lieux on déterre des poissons étrangers aux mers d'Europe". En effet, ni Leibniz n'en signale à Eisleben (14), ni Scheuchzer dans ses Piscium querelae et vindiciae (15), ni Lamanon dans les gypses de Montmartre et d'Aix-en-Provence (16). En outre, en Italie, à Scappezzano, près de Sinigaglia (Senigallia), Passeri a reconnu des poissons qui "appartiennent d'après son témoignage, à la classe des gobies, lesquels abondent dans la mer adriatique" (17) (p. XI ; Lrp : 9).

Testa a ainsi beau jeu de souligner : "Il n'y a donc, au moins pour ce que je sais, que le mont Bolca qui puisse se vanter d'avoir donné asile et sépulture aux poissons asiatiques et américains" (p. XII ; Lrp : 9). Lui qui n'a aucune culture, ni paléontologique, ni géognostique, croit pouvoir s'ériger en donneur de leçons méthodologiques : "Plus les phénomènes naturels sont rares et merveilleux, plus ils requièrent un examen plus long et plus sévère, et plus scrupuleux, avant d'être admis, et lorsqu'ils sont extrêmement rares et extrêmement merveilleux, ils ne permettent pas le doute mais le commandent" (p. XII. ; Lrp : 10). Cela d'autant plus aisément qu'il se retranche derrière l'autorité d'auteurs respectés comme Marsili (in Vallisnieri, 1728), Maffei (1732), Spada (1739, 1744), Bourguet (1742), Guettard (1768) et Ferber (1776), qui mentionnèrent à Bolca la présence de poissons volants, murènes, saint-pierres, anguilles, turbots, dorades, etc., "poissons somme toute très communs dans les mers d'Italie" (p. XIV ; Lrp : 11).

Testa souligne alors que dans la lettre qu'il avait adressée à Cassini, Fortis affirmait n'avoir retrouvé dans les 144 planches de Bloch "que le seul diable de mer [Lophius piscatorius] qui semblât exactement conforme à un squelette de Bolca" (Testa, p. XVI ; Lrp : 6), ce qui le conduit à orienter ses critiques contre le catalogue inclus par Giovanni Serafino Volta dans sa lettre à Vincenzo Bozza intitulée Degl'i impietrimenti del Territorio Veronese... (1789). Testa relève que, sur une centaine d'espèces, une vingtaine ont été déterminées uniquement par comparaison avec les planches de Bloch, ce qui lui permet de conclure que : "Ces vingt espèces sont donc, d'après le jugement de l'abbé Fortis, entièrement erronées" (p. XVI ; Lrp : 12) (18). Et notre ichthyologue néophyte de se lancer dans un commentaire sans concession sur quelques espèces exotiques citées par Volta, à commencer par le Zeus vomer de Bloch (19). A ce propos Testa prétend que Volta aurait reconnu oralement qu'il pourrait s'agir en réalité du Zeus gallus (20) "poisson qui vit indistinctement dans toutes les mers et qui se trouve, par conséquent, aussi dans la nôtre" (21) (p. XVII ; Lrp : 12). De même, parmi les poissons de Bolca considérés par lui comme asiatiques, Volta avait cité le Zeus ciliaris dont Testa juge qu'il ressemble plutôt au Zeus faber de l'Adriatique. Testa s'en prend ensuite au Sparus dentex de Bolca (p. XVIII ; Lrp : 13) (22), qualifié par Volta (1789, p. 15) de "poisson des mers de l'Afrique", alors que cette espèce est fréquente en Méditerranée et notamment dans l'Adriatique.

Testa s'en prend alors à Fortis, à qui il reproche notamment d'être allé chercher chez Broussonet le secours qu'il avait attendu en vain de Bloch, et d'avoir ainsi cru pouvoir reconnaître parmi les poissons de Bolca quatre espèces actuelles des mers de Tahiti : Polynemus plebejus, Gobius strigatus, Choetodon triostegus et Ch. faber. Or, le célèbre collectionneur Vincenzo Bozza qui, ajoute Testa, "connaît les poissons [de Bolca] aussi bien que lui [Fortis] assure reconnaître toujours entre ceux-ci et ceux des mers du Sud une différence observable" (p. XX ; Lrp : 13). De plus, l'abbé Fortis a dû reconnaître l'existence entre les poissons de Bolca et ceux de Tahiti d'une différence de taille que Testa, à l'affût du moindre indice favorable à sa thèse, n'hésite pas à qualifier de "vraiment remarquable" (p. XXI ; Lrp : 14).

Par ailleurs, Fortis, dans sa lettre à Cassini avait souligné, [vide supra] que les ichthyolithes de Bolca "vivoient tous dans les mêmes eaux, dans le même tems, & présentent une variété d'espèces" (p. XXI ; Lrp : 14). C'est pourquoi Testa, qui attribue à Fortis, manifestement à tort, une conception cataclysmique de l'histoire terrestre, s'interroge : "Comment, de grâce, cela peut-il s'accorder avec la promiscuité à Bolca des poissons européens et tahitiens ?' (p. XXI-XXII ; Lrp: 14). Et notre véhément ichthyologiste néophyte de se lancer dans un développement magistral destiné à insinuer que les soi-disants polynèmes pourraient n'être que de simples trigles (grondins) méditerranéens et que, même si Fortis a réellement observé un polynème fossile, rien ne prouve qu'il s'agisse bien de l'espèce actuelle de Tahiti (23).

Envisageant ensuite la question du Gobius strigatus de Tahiti qui différerait des autres gobies par la disposition de ses nageoires pelviennes, Testa suit un raisonnement complexe pour en arriver à demander "pourquoi ne devrait-on pas croire que le gobie de Tahiti [est] de la même espèce que les "paganelli" et les "jozi (24) de l'Adriatique" (p. XXVII-XXVIII ; Lrp : 17).

Testa aborde alors la question des Chaetodontes, caractérisés par la possession de dents "sétacées, molles et flexibles" (p. XXVIII ; Lrp : 18), un caractère qui n'est pas observable sur les fossiles, pas plus que les bandes colorées qui ornent les flancs de ces poissons. Il enrage de ce que Fortis ait soutenu que le soi-disant Chaetodonte fossile de Bolca appartient à l'espèce de Broussonet plutôt qu'à tout autre espèce : "Quelle frénésie est-ce là de vouloir absolument que le Choetodonte de Bolca soit venu de là ?" (p. XXIX ; Lrp : 18). Pour étayer son scepticisme, Testa s'abrite derrière Linné qui, dans le Systema naturae (12e éd., p. 481), affirme qu'"il est difficile de distinguer le genre des perches de ceux des sciènes, des labres et des chaetodontes" (25). Il en conclut que "si une telle distinction est difficile chez les poissons mentionnés sains et vivants, combien elle le sera davantage avec leurs empreintes défectueuses, confuses et altérées ? Le Choetodonte triostègue de Bolca pourrait donc se réduire à une perche, à un labre, à une sciène de l'Adriatique" (p. XXXI ; Lrp : 19).

Aux trois poissons de Bolca supposés par Fortis être originaires de Tahiti s'en ajouta bientôt un autre : le Gobius ocellaris (cité par Bozza, 1788) dont Testa souligne que le caractère distinctif - à savoir la possession d'une tache colorée sur la nageoire dorsale antérieure - n'est pas conservée sur les "pierres ichthyomorphes", avant de souligner que le Gobius niger, appelé go par les Vénitiens, porte également des taches (26) sur la première nageoire dorsale. Testa croit ainsi pouvoir insinuer que "le Gobius ocellaris de Bolca pourrait donc, à ce qu'il me semble, être considéré comme un messoro appartenant au genre de nos Gobies si communs" (27) (p. XXXIII : Lrp : 21).

Testa compare enfin la figure du Chaetodon faber de Bolca publiée par Fortis (1786) avec celle d'un représentant actuel de cette espèce créée par Broussonet, reproduite par Bloch (1788) sur la figure 2 de sa planche 212. Il souligne à cette occasion que certains caractères des nageoires observables sur l'actuel ne se retrouvent pas sur le prétendu Chaetodon faber de Bolca.

Non content d'avoir ainsi jeté le doute à la fois sur les déterminations de Fortis et sur celles de Volta, Testa avance alors un nouvel argument relatif au caractère encore fragmentaire des connaissances ichthyologiques du temps : "Pour affirmer [...] avec certitude que le même poisson n'habite pas, par exemple, la mer Adriatique, il faut préalablement avoir une connaissance complète et sûre de tous les poissons qui vivent dans cette mer" (p. XXXVII ; Lrp : 22). Se référant ensuite à Bourguet qui considérait dans sa Lettre à M. Garcin insérée dans le Traité des Pétrifications (1742) que pratiquement tous les poissons pétrifiés ne présentent que "l'ébauche d'un squelette de poisson" (p. XXXVII ; Lrp : 23) (28), Testa fait remarquer que "les naturalistes qui ont jusqu'à présent parlé des poissons de Bolca se sont sagement abstenus d'en dresser le catalogue" (p. XXXVIII ; Lrp : 23). Ainsi, Ferdinando Marsili, dans sa lettre à Valisnieri [sic], s'est abstenu de proposer toute nomenclature. Dans le doute, il paraît préférable à Testa d'adopter la position de Johann Beckmann qui considérait les ichthyolithes comme "inconnaissables". Et Testa de souligner à juste titre que "l'ichthyologie est la branche de l'histoire naturelle la plus négligée et pour cela la plus inconnue. De là, il arrive tous les jours que de nouvelles espèces de poissons, qu'on croyait seulement propres aux mers très lointaines sont ensuite découvertes et pêchées dans les nôtres" (p. XL ; Lrp : 24).

On aurait pu croire que Testa était satisfait d'avoir si efficacement évacué le problème posé par les prétendus poissons exotiques identifiés à Bolca. Mais il n'en était probablement pas totalement convaincu lui-même car, demande-t-il, s'il arrivait un jour qu'on puisse ne plus douter de la présence à Bolca de poissons "à la vie desquels est absolument nécessaire le degré de chaleur qui appartient aux mers de la zone torride : comment comprendre alors, et de quelle manière expliquer un fait si prodigieux ?" (p. XLIII ; Lrp : 26). Evidemment, la théorie du feu central et du lent refroidissement de notre planète, proposée par Buffon, pourrait tout expliquer, souligne-t-il, et serait compatible avec l'hypothèse selon laquelle "les poissons équatoriaux de Bolca ne furent donc transportés là par aucune inondation, mais naquirent et vécurent dans le lieu même où on les retrouve aujourd'hui" (p. XLIV ; Lrp : 26).

Mais, affirme Testa, "cette explication de Buffon est, je ne le nie pas, simple, claire, ingénieuse ; mais comme elle ne contient pas une goutte de vérité, elle a été rapidement bannie de la géologie" (p. XLIV-XLV ; Lrp : 26). Pour réfuter cette thèse, il n'hésite pas à faire appel aux chroniques historiques, rappelant notamment le gel de la mer Noire dont fit état Théophraste, ce qui nous permet de souligner au passage que, dans son esprit, l'âge des poissons pétrifiés de Bolca n'était manifestement pas disproportionné par rapport à celui de l'Antiquité grecque. Testa en vient ainsi à appeler de ses voeux la découverte à l'état fossile de "poissons qui ne se trouvent et ne vivent que sous les latitudes plus septentrionales et, par conséquent, notablement plus froides que la nôtre, comme le sont, par exemple, les harengs et la morue" (p. L ; Lrp : 29). Or, il se trouve que "M. Bozza a trouvé à Bolca de gros morceaux d'ambre gris" (p. L ; Lrp : 29) dont Testa indique qu'il s'agit de la fiente de baleines malades, comme on le croyait alors (29). Etant donné que les baleines habitent les mers septentrionales, Testa croit pouvoir "conclure que la température de la mer qui baignait ou recouvrait autrefois l'Italie, était la même que la température actuelle des mers du Nord et que la terre s'est donc réchauffée et non refroidie, comme l'a rêvé Buffon" (p. L-LI ; Lrp : 29-30).

Ayant ainsi balayé en apparence l'hypothèse d'un refroidissement progressif du climat, et écarté la possibilité que nos régions aient jamais été soumises à une chaleur intense, Testa fait alors semblant d'en déduire qu'on doit désormais admettre que "les animaux terrestres et marins et les végétaux propres à [la zone torride] ont été transportés par une terrible et universelle révolution depuis l'équateur jusqu'aux diverses contrées d'Europe où ils se rencontrent aujourd'hui" (p. Ll ; Lrp : 30) (30). Mais c'est pour ajouter immédiatement : "Ceci est de fait l'opinion de Messieurs les naturalistes véronais" (31) (Ibid. ; Lrp : 30).

S'appuyant ensuite sur des observations de Dolomieu (1791, p. 395) qui a remarqué que "sur les rivages d'une île qui n'est pas éloignée de plus de vingt lieues du continent on ne trouvera jamais ni sable, ni terre qui appartienne au continent" (32) (p. LII ; Lrp : 30), Testa se sent habilité à contester que "des courants marins aient pu depuis les océans extrêmes et jusqu'à l'autre hémisphère conduire à Bolca des plantes, des poissons, etc." (p. LII ; Lrp : 30-31). A ces exemples critiquables, car ils ne tiennent pas compte de la flottabilité des plantes et des poissons, Testa en ajoute bientôt d'autres, beaucoup plus difficilement réfutables, que sont les "coquilles, grandes et pesantissimes" d'huîtres et de gastéropodes mais aussi les coraux cités par Spada (1744) dans son Corporum lapidefactorum Agri Veronensis Catalogus. Testa souligne en outre que, sur la coupe de la montagne de Bolca, également publiée par Spada, celui-ci a distingué des couches remplies de nummulites, parfois très petites, d'autres renfermant des térébratules et que "les strates qui renferment les poissons occupent similairement un lieu isolé et séparé des autres" (p. LIV ; Lrp : 31). Or, ajoute-t-il, "si les fossiles du Bolca y ont été portés par des courants extrêmement furieux qui, venant de l'Asie, de l'Amérique, inondèrent toute l'Europe [...], comment, au milieu d'un bouleversement si terrible et si universel, auraient-ils pu conserver entre eux les traces du moindre ordre, de la plus légère distinction ?" (p. LIV ; Lrp : 31). Testa poursuit alors son questionnement : "Quel prodige aurait donc préservé de tant de causes si terribles de destruction les poissons de Bolca, durant leur si long et si tumultueux voyage ?" (p. LV ; Lrp : 32). Mais, souligne-t-il, parmi les poissons conservés dans le cabinet du comte Gazola, "il y en a un qui tient dans la bouche et est en train de manger un autre poisson" (p. LVI ; Lrp : 32) (33), ce qui l'incite à persifler : "quand on commence à manger un poisson dans les Indes, on a bien le temps de le manger entièrement et de le digérer avant d'arriver à Vérone" (p. LVI ; Lrp : 32), avant de chercher à ridiculiser ainsi ses adversaires : "Mais s'il mourut aux Indes, comment, au milieu des courants qui bouleversaient totalement la terre, son cadavre put-il être entraîné à Bolca si bien conservé, si bien défendu de tout heurt qu'il ne perdit pas même en route ce reste de proie qui lui pendait de la bouche ?" (p. LVI-LVII ; Lrp : 32-33) (34).

Selon Testa, il ressortirait de tout cela que "les poissons fossiles de ce mont [Bolca] ne sont pas d'origine asiatique, ni américaine. Ceux-ci habitaient donc la mer qui submergeait anciennement le territoire véronais et vicentin" (p. LVII-LVIII ; Lrp : 33). Mais, demande-t-il, si l'on nie le refroidissement progressif de la terre, tout en admettant que "au moins quelques poissons de Bolca avaient besoin pour vivre de ce degré de chaleur qui est propre à la zone torride, comment expliquer, sans un transport, l'existence de tels poissons dans nos contrées ?" (p. LIX ; Lrp : 34) Il tente alors d'expliquer ce fait en soulignant que le fond de la mer n'est pas soumis aux mêmes vicissitudes de chaleur et de froid que notre atmosphère. De plus, fait-il remarquer, les poissons ont la possibilité de migrer à l'automne afin de passer l'hiver dans des eaux moins froides. Il ne faut pas non plus sous-estimer les circonstances locales (ce que nous appelons aujourd'hui les microclimats). Enfin, "les volcans contribuent sans faute à réchauffer plus ou moins, mais toujours sensiblement, le climat" (p. LXVIII ; Lrp : 38). Or, précisément, "le Monte Bolca est tout parsemé de laves, son sommet est couronné de prismes de basalte, la carrière de poissons elle-même est sous-jacente à une strate très épaisse de tuf volcanique. Tout, dans les territoires véronais et vicentin, atteste la présence et l'action simultanée des volcans et de la mer" (p. LXXIV ; Lrp : 41-42).

Testa est ainsi convaincu que l'enfouissement des poissons du Monte Bolca est l'oeuvre des volcans. Il en veut pour preuve plusieurs exemples d'hécatombes de poissons produites par l'éruption en 1538 du Monte Nuovo à Pouzzoles et par celle du volcan sous-marin de Santorin (1707). Et il résume sa pensée en admettant qu '"un tremblement de terre volcanique accompagné d'une exhalaison mortifère put tuer, transporter et laisser confusément sur les pentes du Bolca les nombreux poissons que l'on en extrait" (35) (p. LXXXI ; Lrp : 45).

A l'appui de cette interprétation, Testa, après avoir lu les descriptions des auteurs les plus réputés qui ont étudié les volcans actuels, se persuade aisément que les fameux "schistes" fossilifères de Bolca sont constitués de cendres volcaniques, comme l'ont pensé avant lui Aldrovandi, Zannichelli et Spada, encore que ce dernier ne parle que de "pierres fissiles couleur de cendre" dans la légende de la coupe de la montagne de Bolca annexée à son Catalogue (1744). Il se montre en effet convaincu que les strates fossilifères "ne se sont pas formées au fond de la mer, inaccessible aux feuilles des arbres, contraintes par leur légèreté à toujours flotter sur l'eau" (p. LXXXV ; Lrp : 47) (36). Dans ces conditions, la mort et l'enfouissement des animaux et des plantes auraient pu être provoqués par "les pluies volcaniques". Testa conclut ainsi : "Une éruption volcanique forma donc sur le Bolca ce fameux cimetière de poissons [...]. Cela fut le travail de peu d'heures et au plus de peu de jours" (p. LXXXVIII ; Lrp : 49). Une telle révélation dut surprendre ceux qui étaient convaincus "de la prodigieuse antiquité du monde" (p. LXXXVIII ; Lrp : 49). Testa reconnaissait néanmoins qu'il s'agissait d'un événement ancien qui n'est mentionné dans aucune chronique historique, y compris les plus anciennes, ce qui ne l'empêche pas de se dire convaincu que les volcans éteints du Véronais et du Vicentin étaient encore actifs après le début de notre ère (37).

2 - La réponse d'Alberto Fortis (10 avril 1793)

Testa fit publier la réponse de Fortis dans les Opuscoli scelti de Milan, se réservant habilement la possibilité d'y insérer également sa propre réplique (les deux lettres se succèdent effectivement dans le volume). Toutefois, lorsque Fortis voulut répliquer à son tour à Testa, il ne put faire insérer qu'un "transunto" en sept points de longueur réduite (quatre pages environ).

Dans se lettre en date du 10 avril 1793, Fortis rappelle opportunément qu'il avait été considéré par erreur comme étant l'auteur du catalogue de la collection Bozza annexé à sa lettre du 24 septembre 1785 au comte Cassini. C'est pourquoi il dut s'en dédire dans une lettre adressée le 29 mai 1786 à Jean-Claude Delamétherie, lettre dont un fragment fut inséré par ce dernier dans la livraison de juillet 1786 des Observations sur la Physique, ce qui atteste la véracité de ses dénégations (38). Il affirme également ne pas savoir "dans quel but [celui-ci] fut envoyé à Paris et [lui] fut indûment attribué" (39) (Os : 197 ; TL : 7 ; Lrp : 89). Après avoir critiqué la nomenclature utilisée (40) et "l'absurdité des patries très disparates assignées à ces pauvres morts..." (41) (Os : 197 ; TL : 7 ; Lrp : 89), il n'hésite pas à qualifier ce catalogue de "sottise".

Il réplique ensuite au reproche que lui fait Testa d'avoir, sans bonne raison, assigné les poissons pétrifiés du Monte Bolca aux mers du Sud et confirme avoir reconnu d'après Broussonet plusieurs espèces de poissons de Tahiti, "ce qui [lui] sembla une indication de la nécessité de recourir aux mers du Sud pour retrouver d'autres espèces ressemblant aux squelettes de Bolca, lesquels, à [son] avis, frétillaient dans des eaux de température semblable à celle que l'on trouve de nos jours autour de Tahiti" (Os : 198 ; TL : 8 ; Lrp : 89).

Il précise toutefois qu'il a "seulement annoncé la ressemblance" et n'a pas parlé d'"identité". En effet, à son avis, "les squelettes de Bolca les mieux conservés ne peuvent offrir au naturaliste d'autres caractères que ceux des contours, c'est-à-dire ceux qui, en gros, peuvent les faire trouver plus ressemblants à une figure qu'à une autre des tables ichthyologiques" (Os : 199 ; TL : 9-10 ; Lrp : 91). Il admet même que "tout est dit quand il a été établi qu'il est impossible d'en déterminer l'identité" (Os : 199 ; TL : 10 ; Lrp : 191), tout en considérant cependant que le fait "d'y trouver un grand nombre d'analogies de contour pourrait cependant conduire à quelque chose" (Os: 199 ;TL: 10 ; Lrp : 91-92).

Fortis en vient ensuite à justifier son opinion concernant la signification climatologique des poissons pétrifiés de Bolca. Il souligne que, contrairement au reproche que lui fait injustement Testa, il n'a jamais écrit que, "à Bolca existeraient mélangés des squelettes de poissons exclusivement européens et exclusivement asiatiques" (42) (Os : 200 ; TL : 11 ; Lrp : 92), c'est-à-dire appartenant à des espèces qui vivent sous des climats fort différents, voire incompatibles. Il tente alors d'expliquer pourquoi il a été conduit à penser que "les eaux dans lesquelles frétillaient les poissons de Bolca au moment où ils ont été cueillis par la mort se trouvaient à une température analogue à la température actuelle de la mer de Tahiti" (Os : 201 ; TL : 12 ; Lrp : 93). D'après lui, ce serait soit "le soupçon que l'oscillation de l'axe terrestre portât successivement sous divers climats les différents points de la superficie" (Os : 201 ; TL : 12 ; Lrp : 93), soit qu'il "inclinait à croire vraie cette partie de l'hypothèse de Buffon [selon laquelle] notre globe fut affecté d'un refroidissement progressif (Os : 201 ; TL:12; Lrp : 93). Son interprétation n'a donc rien à voir avec "l'opinion de ces naturalistes qui font venir des mers de l'Asie aux montagnes de Bolca les poissons beaux et entiers avec la proie dans la bouche ou dans l'estomac, également non digérée" (Os : 201 ; TL : 13 ; Lrp : 93-94).

Il campe néanmoins fermement sur ses positions et suggère que pour élaborer "des conjectures suffisamment raisonnables sur "l'européité", "l'adriaticité" ou la "méditerranéité" des squelettes de Bolca, [...] l'excellent et peut-être unique bon parti serait de consulter un ichthyologue de notre pays [...] en le conduisant dans la collection distinguée de M. le comte Gazola [...] ; et si cet ichthyologue était aussi botaniste, de lui mettre sous les yeux les plantes et les feuilles qui se trouvent dans les mêmes pierres fissiles [...] ; et finalement si celui-ci unissait une grande pratique de nos coquilles à celle des poissons et des plantes, ce serait de l'inviter à examiner les coquilles pétrifiées les mieux conservées du Véronais et du Vicentin" (Os : 202 ; TL : 14 ; Lrp : 94-95).

Après cette mise au point méthodologique, Fortis répond habilement à Testa qui lui reproche d'être en contradiction avec tous les auteurs précédents dont aucun, d'après lui (43), n'a jamais mentionné de reliques de poissons étrangers à nos mers : "j'ai également soutenu que ceux de Bolca étaient indigènes à leur époque" (Os : 202 ; TL: 15; Lrp: 95).

Plus significatif est le passage dans lequel Fortis examine le cas des poissons fossiles de Scappezzano, près de Senigallia, et du promontoire de Focara, près de Pesaro qu'il considère comme étant "de formation assez récente" (Os : 205 ; TL : 19 ; Lrp : 98), lorsqu'on les compare aux hautes montagnes (44). Contrairement à Testa dont on a vu qu'il n'a aucune idée de l'ancienneté réelle des poissons pétrifiés de Bolca, Fortis a en tête, dans le sillage de Giovanni Arduino (1714-1795), un modèle de protostratigraphie qui lui permet d'affirmer que l'Apennin est "d'un âge très antérieur à celui des collines sableuses ou argileuses des environs de Parme, Imola, Cesena, de la Marche [...] etc." (Os : 205 ; TL : 20 ; Lrp : 99). De même, "la partie calcaire des montagnes de Bolca [...] appartient à une chaîne de montagnes de formation très ancienne et contemporaine de celle des Apennins" (Os : 205-206 ; TL : 20 ; Lrp : 100). En témoigne le fait que, dans certaines régions, "le calcaire "fort', c'est-à-dire les racines de l'Apennin, servent de base au calcaire "tuffacé"..." (Os : 206 ; TL : 20-21 ; Lrp : 100).

A Testa qui lui reprochait que les poissons pétrifiés de Bolca "qui lui paraissent semblables" à ceux de M. Broussonet, soient plus petits que ceux figurés par ce dernier, Fortis objecte avec délectation : "je dois vous prier de vous rappeler que la différence d'âge produit nécessairement chez tous les animaux une différence de taille" (Os : 206 ; TL : 21 ; Lrp : 100-101). En revanche, à l'objection de Testa qui prend argument des lacunes des connaissances relatives au peuplement actuel de la Méditerranée et de l'Adriatique pour contester le caractère exotique de certains des poissons de Bolca, Fortis doit concéder qu'"un grand nombre d'espèces mineures y échappent certainement" (Os : 207 ; TL : 22 ; Lrp: 101). Revenant ensuite sur la question de la signification de la taille des organismes, il exprime ses doutes sur la similitude supposée entre les "cornes d'ammon" microscopiques décrites par Bianchi sur les rives de l'Adriatique et que l'on retrouve dans les couches sableuses des environs de Bologne, et celles, pétrifiées, dont le diamètre, écrit-il, atteint parfois un, deux ou trois pieds (45).

Fortis remarque ensuite que l'observation mille fois répétée de la disposition des strates renfermant des coquilles pétrifiées montre qu'elles ne se sont pas déposées "par une cause tumultueuse et violente", mais sous l'action d'un processus lent et progressif (Os : 208 ; TL : 23 ; Lrp : 103).

Il souligne également une contradiction dans l'argumentation de Testa qui, bien qu'ayant estimé que la nomenclature utilisée pour désigner les squelettes pétrifiés de Bolca est dépourvue de valeur, n'hésite pas néanmoins à y mentionner des harengs et des morues, ce qui le conduit à s'étonner : "Si vous croyez bien déterminés les squelettes des harengs et des morues de Bolca, pourquoi est-ce si difficile pour les choetodontes, pour les polynèmes, etc. ?" (TL : 25 ; Lrp 104) (46).

Plus loin, Fortis s'amuse des contorsions intellectuelles de Testa qui invoque l'effet des volcans susceptibles d'avoir réchauffé les eaux marines qui recouvraient autrefois le Véronais et le Vicentin. Il lui dit trouver "très ingénieuse et soutenue par un bon nombre de faits l'hypothèse que vous proposez pour sauver d'une part la véracité des espèces habitant les régions chaudes, s'il arrivait qu'elles vinssent à être indubitablement reconnues parmi les squelettes de Bolca, et pour, d'autre part, défendre les esprits de la séduction des fantastiques époques buffoniennes et des calculs peut-être moins bouffons des oryctologues pratiques", qui ne se contentent pas de s'asseoir à une table pour fabriquer des systèmes ou des théories (Os : 210 ; TL : 27 ; Lrp : 105-106). Et il ne manque pas de lui faire remarquer très habilement le cadre trop limité dans lequel il s'est enfermé : "Au lieu de circonscrire l'effet des volcans sur la température des eaux de la mer aux environs immédiats de Bolca, j'aimerais que vous l'étendiez à de grandes parties du continent actuel" (Os : 211 ; TL : 28 ; Lrp : 107), ce qui lui permettrait d'expliquer la présence de très nombreux "mollusques non indigènes" dans les couches qui constituent les racines, plutôt que les sommets, des Alpes tyroliennes et illyriennes comme de l'Apennin. Mais, revenant à l'Adriatique, cette hypothèse lui paraît en définitive irréaliste, même si le niveau de la mer était autrefois le même qu'actuellement car "chacun serait tenté de suspecter que le petit volcan de l'île de Pelagosa (47) et ceux des [anciennes] îles Berici et Euganéennes et finalement aussi ceux de Bolca et des montagnes contiguës ne peuvent avoir donné un feu suffisant pour réchauffer une si grande masse d'eau" (Os : 213 ; TL : 31 ; Lrp : 109).

Examinant ensuite la question de savoir comment les poissons de l'Adriatique furent jetés sur le Monte Bolca, Fortis juge que "le tremblement de terre en donne une image trop miraculeuse" (Os : 213 ; TL : 32 ; Lrp : 110) (48) et que, d'après le contenu de la lettre de Testa, "il ne semble pas que cela pût être [son] opinion que le niveau de la mer arrivât anciennement à dépasser les cimes actuelles de nos montagnes" (Os : 213 ; TL : 32 ; Lrp : 110). Une telle hypothèse supposerait en effet que "le niveau de la mer se trouvât à cette époque au moins 1260 pieds plus haut qu'actuellement" (Os : 213 ; TL : 32 ; Lrp : 110).

Fortis critique également une affirmation audacieuse de Testa qui prétend que les strates fossilifères de Bolca sont de nature cinéritique alors que, "ni à l'examen simple à l'oil, ni au critère de l'analyse, le calcaire de Bolca ne présente de ressemblance avec les cendres stratifiées des volcans" (Os : 214 ; TL : 35 ; Lrp : 113). De même, lorsque Testa se fonde sur la présence de feuilles d'arbres, et également de fruits et de fleurs de plantes terrestres pour justifier l'hypothèse d'un enfouissement à sec des poissons sous l'action d'un tremblement de terre, Fortis objecte que les fossés remplis d'eau ont parfois le fond jonché de feuilles et demande pourquoi il ne pourrait pas en être de même sur les fonds marins. Quant à l'odeur de bitume qu'exhale la pierre de Bolca lorsqu'on la frotte énergiquement, ce n'est nullement, souligne Fortis, un argument décisif en faveur de son origine volcanique car si certaines cendres volcaniques dégagent une odeur bitumineuse, ce n'est pas toujours le cas, tandis qu'au contraire certaines roches calcaires renfermant de nombreux fossiles marins sont imprégnées de bitume, comme il l'a personnellement observé en Dalmatie.

3 - La seconde lettre de Testa

Comme on pouvait s'y attendre, Testa répondit point par point aux critiques de Fortis dans la lettre qu'il fit publier dans les Opuscoli scelti de Milan. Cette lettre fit ensuite l'objet d'une réimpression à la fois dans les Tre Lettere et dans les Lettere recentemente pubblicate.

Après avoir cherché à s'exonérer (Os : 219 ; TL : 43 ; Lrp : 131) du reproche que lui a fait Fortis (vide supra) de croire bien déterminés les harengs et les morues de Bolca, alors qu'il se dit partisan des idées de Beckmann sur l'impossibilité d'identifier scientifiquement les icthyolithes, Testa croit utile d'argumenter à nouveau sur l'origine animale de l'ambre gris, alors que son désaccord avec Fortis repose en fait sur un quiproquo entre ambre gris et ambre jaune ou succin ! (49). Cette mise au point étant faite, on se limitera à rapporter ici quelques-uns de ses nouveaux arguments.

Le premier d'entre eux est, à notre sens, révélateur de l'incompétence de l'auteur en matière d'histoire naturelle. Celui-ci revient en effet sur la signification de la différence de taille entre les polynèmes actuels et fossiles et tente de balayer l'argument de Fortis en dressant un parallèle entre polynèmes et cornes d'Ammon ou soi-disant telles : "Si vous entendez que cette différence de taille entre les polynèmes de Bolca et ceux de Tahiti ne doit pas être évaluée absolument, vous me permettrez que, pour la même raison, j'entende aussi qu'on ne doit pas évaluer celle des très petites cornes d'ammon vivantes des mers Adriatique et de Norvège et des cornes d'ammon gigantesques que l'on trouve fossiles dans le Véronais et dans d'autres contrées d'Europe" (Os : 221 ; TL : 46 ; Lrp : 134)

Testa répond ensuite négativement à la suggestion de Fortis d'étudier conjointement poissons et testacés (mollusques) pour déterminer plus sûrement leur patrie d'origine. Il y voit un risque "d'accroître la difficulté, sans espoir de la déplacer. Puisque, avec quel moyen, viendrons-nous nous assurer que tel testacé est exotique ou non ? Connaissons-nous toutes les espèces de testacés qui vivent dans nos mers ? Si les analogues de nombreux testacés fossiles n'ont pas encore été retrouvés, c'est, disait Guettard, parce qu'on n'a pas pu ou pas su les chercher. A mesure que croissent les recherches, les découvertes n'augmentent-elles pas ?" (Os : 222 ; TL : 47 ; Lrp : 135). En résumé, "le recours [...] aux testacés marins fossiles pour deviner et déterminer la patrie des poissons de Bolca n'est pas un fil pour sortir du labyrinthe dans lequel on se trouve, c'est aussi un moyen de s'égarer toujours davantage dans celui-ci" (Os : 223 ; TL : 49 ; Lrp : 136). L'auteur tente alors de démontrer qu'il s'agit là d'un faux problème dû au fait que la géographie des terres et des mers a profondément changé. En effet, l'estimation du caractère exotique des organismes fossiles repose sur le fait que "leurs analogues ne vivent pas et ne se trouvent plus dans la Méditerranée". Or, rappelle-t-il à Fortis, "nous convenons que la Méditerranée actuelle n'est qu'un reste, que le fond, de la Méditerranée ancienne [qui] baignait il y a 40 siècles les racines des monts vicentins et bassanais et formait également les îles Berici et Euganéennes" (Os : 224 ; TL : 51 ; Lrp : 138). Après avoir souligné que salinité, température et agitation des eaux marines varient en fonction de la profondeur, Testa envisage les modifications auxquelles on peut s'attendre, dans la composition de l'ichthyofaune, lorsqu'une mer, à l'origine vaste et profonde, tend à voir sa superficie et sa profondeur se réduire. Dans ce cas, reconnaît-il, "de nombreux êtres vivants qui y étaient autrefois indigènes, deviennent alors nécessairement exotiques" (Os : 226 ; TL : 54 ; Lrp : 141). Désireux de se ménager la bienveillance de Fortis, Testa conclut alors par une brillante pirouette : "La mort et l'ensevelissement des poissons de Bolca eurent lieu à l'époque où la mer baignait les racines de cette montagne. Vous ne voulez pas que les testacés qui se trouvent dans les monts du Véronais y aient été transportés par une mer étrangère mais vous croyez qu'ils ont vécu et sont morts sur les lieux mêmes où on les retrouve. Les mêmes testacés n'ont donc pas à être jugés exotiques en regard de l'Adriatique d'alors, quoiqu'ils le soient vis-à-vis de l'Adriatique actuelle" (Os : 227-228 ; TL : 55-56 ; Lrp : 142). Ce qui ne l'empêche pas de faire état de son scepticisme : "La catastrophe des poissons de Bolca, je ne la rapporte pas clairement à cette époque pendant laquelle la mer s'étendait au pied du Bolca" (Os : 228 ; TL : 56 ; Lrp : 143).

Testa réexamine alors son hypothèse selon laquelle le volcanisme euganéen aurait permis, autrefois, la vie de poissons qui ont besoin de "ce degré de chaleur qui est propre aux mers de la zone torride" (Os : 229 ; TL : 57 ; Lrp : 144). Il rappelle qu'il n'a jamais envisagé un réchauffement global de l'ancienne mer Adriatique, mais tout au plus un réchauffement local, comme celui qui s'observe autour de la nouvelle île volcanique qui a émergé en 1707 près de Santorin.

Une question importante est celle relative à l'origine de l'hécatombe des poissons de Bolca que Testa attribue à "une cause rapide et violente" (Os : 230 ; TL : 59 ; Lrp : 146), comme semblent le démontrer les faits suivants : "la réunion dans un petit endroit de tant de poissons : la découverte parmi ceux-ci de poissons en train de se manger l'un l'autre, le fait que ceux-ci furent ensevelis pendant l'acte, ou aussitôt après leur mort' (Os : 230 ; TL : 59-60 ; Lrp : 146). En effet, "Ici, dans un endroit du Bolca dont la longueur n'excède pas 50 pas se trouvent, confusément ensevelis, comme le dit Maffei, de nombreuses nations de poissons et les petits, qui fuient toujours les grands pour ne pas être dévorés par eux, s'aperçoivent aux côtés de ceux-ci. Un tel mélange indique clairement que c'est une force impétueuse et extraordinaire qui transporta et rassembla ces malheureux êtres vivants" (Os : 231 ; TL : 60 ; Lrp : 146). Pour justifier son point de vue, Testa explique alors qu'" un sédiment marin pourrait tout au plus recouvrir les poissons mais non les transporter de parties lointaines pour les réunir ensuite tous en un lieu réduit et circonscrit' (Os : 231 ; TL : 61 ; Lrp : 146-147). Il croit même devoir insister : "De tels sédiments se déposent très lentement et ne peuvent par conséquent saisir à l'improviste et tuer aucun être vivant marin" (Os : 231 ; TL : 61 ; Lrp: 147). Des observateurs ayant fait état d'hécatombes de poissons survenues aux environs de Naples et de Messine lors d'éruptions récentes du Vésuve et du séisme qui ravagea la Calabre et la Sicile en 1783, Testa tente alors de considérer les strates fossilifères de Bolca comme des cendres volcaniques indurées, car il a lu que celles-ci peuvent parfois se déliter en dalles très fines renfermant des empreintes de feuilles d'arbres, comme c'est également le cas à Bolca (50). Or, les couches fossilifères de Bolca sont marneuses, comme l'admet Testa (Os : 233 ; TL : 64 ; Lrp : 149), ce qui le pousse à demander pourquoi, sous l'action des infiltrations et circulations d'eau, "un produit volcanique ne pourrait-il pas acquérir les traits d'une masse calcaire" (Os : 236 ; TL : 68 ; Lrp : 153), par un phénomène comparable à celui subi par les coquilles transformées en silex. En conséquence, affirme Testa, "déterminer [...] avec sécurité l'origine et la nature du schiste dont on parle est une entreprise sensiblement plus délicate et difficile qu'il ne semble" (Os : 236 ; TL : 68 ; Lrp : 153). Rappelant son hypothèse précédente, il évoque alors "un tremblement de terre volcanique ayant privé de vie les poissons de Bolca, [et qui] remplit de leurs cadavres et de boue marine la plage voisine" (Os : 237 ; TL : 69 ; Lrp : 154). Il envisage également la possibilité que "les eaux de la mer, furieusement agitées, et poussées [à la côte] soient allées, avec de nombreuses espèces de poissons encore vivants, inonder un terrain en contre-bas ; que, ne pouvant ensuite se retirer, elles formèrent un lac ; que, à mesure que celui-ci se réduisait par l'évaporation des eaux, les poissons se rassemblaient toujours davantage et s'entassaient ensemble ; que finalement, lors de l'assèchement du lac, les poissons s'ensevelirent eux-mêmes dans la boue du fond ou furent étouffés et recouverts par une nuée de sable marin très fin soulevée par le vent (Os : 237 ; TL : 70 ; Lrp: 154). Une telle interprétation permettait d'expliquer la fossilisation des poissons sans recourir aux cendres volcaniques, comme l'avait fait précédemment Maffei dans sa Lettre à M. de La Condamine (1747).

4 - La seconde réplique de l'Abbé Fortis (18 août 1793)

Comme indiqué précédemment (vide supra), Fortis ne put faire insérer dans les Opuscoli scelti qu'un "transunto" en sept points de longueur réduite. C'est probablement ce qui le décida à publier à Venise la même année, sous le titre Tre Lettere sui pesci fossili di Bolca, une brochure réunissant les deux lettres publiées précédemment à Milan dans les Opuscoli scelti, auxquelles il ajouta sa réplique à la seconde lettre de Testa. Le succès rencontré semble avoir été suffisamment encourageant pour que, l'année suivante, le comte Giovambattista Gazola, qui était alors à la tête de la plus fameuse collection de poissons fossiles de Bolca, se décidât à faire paraître à son tour un volume intitulé Lettere recentemente pubblicate sui pesci fossili veronesi, dans lequel il réunit les textes des quatre lettres échangées par Testa et Fortis, y ajoutant les résumés de trois de ces lettres, précédemment publiés par l'abbé Giuseppe Tommaselli (1733-1818) dans le Nuovo Giornale enciclopedico d'Italia d'Elisabetta Caminer Turra, résumés qu'il enrichit de ses propres remarques insérées sous forme de notes.

La réplique d'Alberto Fortis fut finalement imprimée à trois reprises in extenso : en effet, elle constitue la dernière des Tre Lettere publiées par Fortis (1793), fut reprise ensuite par G. B. Gazola (1794) dans les Lettere recentemente pubblicate et elle parut enfin, accompagnée des ultimes critiques de Testa, sous forme d'une Quarta Lettera de celui-ci (1795).

Dans cette lettre, Fortis revient à nouveau sur la question de l'ambre, confondant lui aussi manifestement ambre gris et ambre jaune (succin) de Poméranie, lorsqu'il affirme (TL : 75 ; Lrp : 170) (51) que son origine végétale y a été démontrée par son association avec des substances carbonisées (troncs d'arbres calcinés).

Sur la question des espèces jugées jusqu'à présent exotiques mais qui pourraient avoir échappé aux naturalistes qui ont étudié la faune actuelle de l'Adriatique et de la Méditerranée, Fortis admet que la chose demeure possible pour des espèces peu abondantes. Mais il écarte vigoureusement la possibilité qu'il puisse en être de même pour les cornes d'ammon, les orthocères, les lituites, les nummulaires [nos nummulites] que l'on trouve en abondance "dans les montagnes de formation très ancienne" (TL : 79 ; Lrp : 174), car ils n'auraient pas manqué d'être remarqués par les corailleurs, les pêcheurs et tous ceux qui fréquentent les côtes pour tirer parti de leurs découvertes.

Fortis revient ensuite sur la question de l'ancienne mer dont Testa a estimé l'âge à quarante siècles. A son avis, cette mer qui, pour reprendre les termes mêmes de Testa, "baignait les racines des monts vicentins et bassanais et les îles Berici et Euganéennes [...] n'était pas celle dans laquelle vivaient les poissons et les coquilles de Bolca" (TL : 82 ; Lrp : 176). Par ailleurs, "si l'on veut [...] élever l'ancienne mer de quelque autre millier de pieds pour que les Alpes calcaires du Tyrol (52) en fussent couvertes pendant de longs siècles, [...] de nombreux êtres vivants qui lui sont actuellement étrangers ne l'étaient pas alors" (TL : 82 ; Lrp 176). Ce qu'il explique par le fait qu'"une si grande quantité d'eau si disproportionnée devait produire des différences dans la température et dans diverses circonstances qui ne peuvent manquer d'avoir des influences zoologiques" (TL : 82-83 ; Lrp: 176). Toutefois les causes de tels changements lui paraissent difficilement explicables. Tout au plus admet-il que "sans, je ne dirai pas un renversement [de toute la nature], mais une secousse assez forte, on ne pourrait obtenir un si énorme déplacement d'eaux, comme celui qui devient indispensable pour former d'une portion de l'océan un lac marin encombré d'îles et embarrassé de promontoires, comme l'est actuellement la Méditerranée" (TL : 83 ; Lrp : 177). Quant à la chronologie proposée par Testa pour les couches de Bolca, elle ne lui convient visiblement pas :"lly a quatre mille ans, c'est-à-dire lorsque l'Adriatique s'étendait jusqu'au pied du Bolca, le cimetière de poissons constituait déjà une partie intégrante, et très considérable, des viscères internes de la montagne [...]. Cette partie interne de cette grande masse avait préexisté à l'ascension des volcans et se trouvait donc profondément enterrée par les laves figurées et amorphes qui, à diverses reprises s'y déversèrent dessus" (TL : 84 ; Lrp : 178). En effet, "il est démontré que ce furent véritablement les laves qui vinrent là recouvrir les poissons depuis longtemps morts, ensevelis et fossilisés" (TL : 84 ; Lrp : 178).

Revenant néanmoins à nouveau sur la question du volcanisme qui est supposé par Testa avoir réchauffé les eaux dans lesquelles vivaient les poissons de Bolca, Fortis ne se prive pas de souligner la naïveté de l'argumentation de son adversaire car, "si la chaleur des collines Euganéennes et Berici s'était communiquée aux eaux marines, non pas seulement à 500 pas mais aussi à 50 000, les poissons vivant sous des températures chaudes auraient pu difficilement en être informés à temps pour accourir à travers des milliers de lieues d'eaux à température non convenable" (TL : 85 ; Lrp : 178).

Et pour clore la discussion sur la question du volcanisme, Fortis affirme de manière péremptoire : "Il n'est pas question ici de ressemblance, la pierre fissile ichthyophore de Bolca est substantiellement calcaire, et manque absolument de mélange volcanique" (TL : 90 ; Lrp : 183).

5 - L'ultime réplique de Testa à Fortis : la Quatrième lettre (1795).

Ce n'est que deux ans plus tard que Testa se décida à faire connaître sa réponse à Fortis sous la forme d'une réédition annotée de la seconde réplique de celui-ci. La soi-disant Quatrième lettre de Testa fut donc essentiellement écrite par Fortis ! Entre temps, Testa avait publié une Troisième Lettre dans laquelle il s'attaquait à Giovanni Serafino Volta, le chef de file de ceux qu'il nommait les "naturalistes véronais".

La quarantaine de notes infrapaginales ajoutées par Testa à la réplique de Fortis ne firent pas, hélas, progresser le débat car les connaissances uniquement livresques de Testa ne lui offraient que la possibilité de s'appuyer sur les observations d'autrui, plus ou moins convenablement assimilées, et sur son imagination féconde. Il n'est cependant pas inutile de revenir ici une dernière fois sur certains de ses arguments.

Ainsi, dans sa note n° 15, Testa revient-il à nouveau sur la question du refroidissement progressif de la terre invoqué par Buffon : "Si d'aucuns m'objectent qu'à cause du refroidissement progressif de la terre, la diversité de temps implique une diversité de températures, je répondrais que de telles objections sont fondées sur une hypothèse désormais bannie de la géologie" (p. XXVII). Testa souligne en effet que même Fortis convient que le feu central n'a pas réellement brûlé et que l'hypothèse du changement supposé de l'obliquité de l'écliptique est "inconciliable avec l'astronomie". Or, l'interprétation proposée par Fortis de la genèse des couches fossilifères de Bolca lui paraît être contredite par les observations faites dans les collines de Valdarno, en Toscane, où des strates composées "entièrement et uniquement d'argile renferment un nombre immense de chênes à côté de dents d'éléphants de taille énorme" (Ibid.). Testa rappelle alors que, d'après Dolomieu, "la patrie des éléphans n'est pas le lieu où peut croître le chêne", ce qui l'autorise à en déduire qu'"une inondation peut transporter d'un climat à un autre des reliques d'animaux et de végétaux et les déposer près de reliques d'animaux indigènes de ce dernier et réunir de cette manière des êtres contemporains mais de patries absolument diverses" (Ibid.) (53).

Toujours à propos de la genèse des couches fossilifères de Bolca, Fortis laissant entendre que son adversaire admettait que les Alpes calcaires du Tyrol avaient été submergées au moment où se formait le gisement de poissons pétrifiés, Testa rappelle à juste titre dans la note n° 19 que, "unies à ces poissons se trouvent des feuilles d'arbres et des plantes qui, d'après Séguier, ont été reconnues comme terrestres et non comme marines, et qui indiquent ouvertement la proximité de continents exondés" (p. XXX).

Testa revient ensuite sur l'affirmation de Fortis qui soutient que la partie interne des montagnes qui abritent le cimetière de poissons de Bolca "avait préexisté à l'ascension des volcans". A ce sujet, dans sa note n° 22, il prétend que cette affirmation contredit un écrit précédent dans lequel Fortis aurait noté, à propos du "basalte columnaire", que,"au-dessus reposent en général des stratifications calcaires, soit renversées comme à Bolca, et à la Calvarina, soit disposées régulièrement comme à Roncà" (p. XXXV) (54).

Testa est, cette fois, sur la défensive lorsqu'il doit répondre à l'invraisemblance, soulignée par Fortis (vide supra), que constituerait le fait que, pour atteindre les eaux de Bolca réchauffées par un volcan, les poissons qui vivent normalement dans des eaux chaudes eussent dû traverser préalablement d'immenses étendues d'eau de mer dont la température ne leur était pas propice. A défaut, souligne en effet Fortis, il serait dans l'obligation d'admettre que le domaine méditerranéen et la quasi-totalité des montagnes européennes étaient couverts par des eaux relativement chaudes. Faute d'arguments, Testa mobilise alors son imagination à laquelle le caractère encore très fragmentaire des connaissances du temps relatives, aussi bien à l'océanographie qu'au mode de vie des poissons, offre encore un remarquable champ d'action. Il imagine ainsi dans sa note n° 26 que "les poissons descendent dans [les] abysses, et y demeurent, évitant le froid qui leur serait fatal [...]. Mais si une mer, pour avoir vu son niveau s'abaisser, commence à ressentir les influences de la saison rigoureuse, alors beaucoup de poissons qui [...] y habitaient commodément, doivent s'enfuir ou périr si un volcan voisin ne leur administre pas la chaleur dont ils ont besoin" (p. XXXIX). La présence supposée d'eaux plus chaudes, donc moins denses, dans les profondeurs marines et l'impossibilité, pour la plupart des espèces de poissons, de migrer à volonté des eaux superficielles vers les eaux profondes et vice-versa ne constituaient donc pas encore des invraisemblances condamnables, ce qui offrit à Testa une honorable porte de sortie.

Nous achèverons cette lecture par l'examen du mode de fossilisation des poissons de Bolca dont Fortis admettait qu'il s'agissait pour lui d'un mystère de l'histoire naturelle. Dans sa note n° 29, Testa se dresse vigoureusement contre cet aveu d'impuissance : "je soutiens, et soutiendrai fermement, que la catastrophe des poissons de Bolca doit être attribuée à une cause rapide et violente. Cette cause rapide et violente, il m'a semblé l'apercevoir dans les tremblements de terre marino-volcaniques, qui rejetèrent les poissons en grand nombre hors de la mer, et dans les cendres volcaniques qui les ensevelirent en tombant". (p. XLV).

Deuxième partie : Testa contre Volta

1 - La Terza lettera su i pesci fossili del Monte Bolca (25 novembre 1793)

Après avoir, dans un premier temps, concentré ses attaques contre Alberto Fortis, Testa fut apparemment rendu furieux par une critique anonyme défavorable de sa (première) Lettre sur les poissons fossiles... qui parut dans le tome II du Giornale della Letteratura italiana, lequel était publié précisément à Mantoue, la ville de Giovanni Serafino Volta. Testa s'en prit ainsi violemment à ce dernier dans sa Troisième lettre. Il y accusait évidemment Volta d'hypocrisie, lui attribuant sans ambages la paternité de cet article et lui reprochant ainsi d'avoir, "d'une manière si inconvenante défiguré et abîmé son oeuvrette" sur les poissons fossiles de Bolca (p. IV).

Mais Testa en vient bientôt à son principal reproche, celui "d'avoir nié à beaucoup d'entre eux l'Italie comme patrie, d'avoir prétendu qu'ils doivent être regardés comme autant d'aventuriers ou vagabonds de l'Asie et de l'Amérique..." (p. VII). Ce reproche, qui est adressé à l'auteur de l'article anonyme, vise évidemment Volta qui avait précédemment exprimé ces mêmes idées lorsqu'il traita Des pétrifications du territoire véronais (1789). L'agressivité de Testa ne tarda pas à croître au point que, de plus en plus convaincu que son adversaire est réellement l'auteur de l'article incriminé, il monte en épingle certaines inexactitudes qu'il attribue sans hésiter à Volta. Il est vrai que l'auteur anonyme de cette critique fait preuve d'une connaissance si précise du sujet traité par Testa dans sa Lettre sur les poissons fossiles qu'il ne peut s'agir que d'un naturaliste possédant une connaissance approfondie de l'ichthyologie contemporaine. Cela au point d'être en mesure de faire remarquer, par exemple, (p. 100) que plus de vingt espèces citées dans le catalogue publié par Volta en 1789, et considérées comme erronées par Testa, sont figurées non dans les 144 premières planches publiées par Bloch, comme indiqué par Testa, mais dans celles parues postérieurement. Et également de souligner (p. 102) la confusion faite par Testa entre Johann Friedrich Gmelin (1748-1804), médecin et botaniste, qui publia une édition posthume du Systema Naturae (1788-1793), et Samuel Gottlieb Gmelin (1743-1774), naturaliste et explorateur qui mourut en Crimée. De même, sa connaissance de Bolca lui permet de relever que si l'on y a bien observé de l'ambre, celui-ci a été "finalement reconnu pour n'être pas un ambre gris mais un pur succin" (p. 106). Ces observations conduisent à penser que si Volta n'est pas l'auteur de la critique anonyme, celui-ci devait être très probablement l'un des membres du groupe des "naturalistes véronais" dont il faut toutefois retrancher Vincenzo Bozza dont la lettre au père Orazio Rota est abondamment citée (p. 101), et l'abbé Giuseppe Tommaselli, auteur, la même année, d'une autre recension en forme de simple résumé de la lettre de Testa (Tommaselli, 1793). Cela ne laisserait donc guère que deux auteurs potentiels pour l'article anonyme du Giornale della Letteratura italiana, comme par hasard publié à Mantoue, la patrie de Giovanni Serafino Volta qui, quatre ans plus tôt, avait fait paraître un catalogue des poissons pétrifiés du Monte Bolca auquel il est fait référence (p. 100). Le second pourrait être Giovanni Battista Gazola dont le célèbre cabinet est cité (p. 94). Ces deux citations pourraient avoir eu comme objet d'égarer les soupçons. Toutefois, si l'on ne peut totalement écarter l'hypothèse qu'une tierce personne ait pu rédiger un tel article, elle n'aurait pu le faire sans la collaboration active de Giovanni Serafino Volta qui, seul, maîtrisait suffisamment ce sujet. C'est pourquoi on ne peut s'étonner que Testa attribue à celui-ci la paternité de l'article incriminé. L'exemple de l'ichthyolithe figuré par J. J. Scheuchzer (1709) sur la planche V (fig. 7) de son Herbarium diluvianum, et considéré par lui comme étant très semblable au Guaperva brasiliensibus de Marcgraf est, à cet égard, révélateur. Testa reproche en effet à Volta, d'avoir, dans cet article, escamoté les réserves de Scheuchzer qui s'était demandé "comment cette espèce rare de Baudroie a été transportée d'Amérique jusqu'aux rivages d'Italie ou si elle concorde aussi, soit avec un autre poisson de la mer Méditerranée, soit avec un habitant de l'Adriatique" (p. IX). Testa profite de cette omission dont, répétons-le, il n'est pas démontré que Volta en soit personnellement responsable, pour interpeller vigoureusement celui-ci : "Pourquoi, M. le Chanoine, occulter un tel passage qui honore tant la modestie de cet excellent Suisse ? [...] Pourquoi dénaturer ainsi les opinions d'autrui ? Pourquoi m'opposer faussement Scheuchzer que je peux avec toute raison vous opposer ? Pourquoi vous vêtir de son autorité, comme le corbeau d'Esope se vêtit des plumes du paon ?" (Ibid.). Une observation similaire vaut pour une référence inexacte à la lettre de Maffei à La Condamine, publiée dans Della formazione de' fulmini (1747), où l'auteur est censé avoir écrit que "la majeure partie des poissons fossiles véronais appartiennent aux mers étrangères" (p. X), alors qu'on ne lit rien de tel dans ladite lettre. Testa se déchaîne alors contre Volta, à qui il croit pouvoir attribuer la responsabilité de cette erreur : "Quelle impudence est la vôtre, M. le Chanoine, de débiter avec tant de désinvolture un mensonge si évident, si énorme et si honteux ?" (p. XI). Et Testa de souligner qu'il a pris Volta en flagrant délit de mensonge pour tenter d'échapper à une critique fondée sur la remarque de Fortis qui affirmait n'avoir reconnu parmi les poissons de Bolca que le diable de mer (Lophius piscatorius L.) sur les 144 premières planches de Bloch. De cette remarque, Testa avait déduit, comme on l'a vu précédemment, que vingt espèces de Bloch citées par Volta dans son Catalogue sont erronées. Or, dans l'article incriminé, il est dit que "pratiquement aucune" des espèces citées par Volta n'est figurée sur ces 144 planches, alors même que Testa a vu cinq d'entre elles sur les planches 102, 113, 121, 127 et 136. Testa ne peut donc se retenir de tonner : "Le quart d'une quantité n'est-il pratiquement rien relativement à celle-ci ? Quelle nouvelle et absurde arithmétique est-ce là ?" (p. XIII). Et pour faire bonne mesure, Testa prétend encore que Fortis "désapprouve ouvertement et condamne la nomenclature, non seulement de cinq ou vingt espèces seulement mais de toutes" (p. XIV) car celui-ci a eu la faiblesse de se rallier, sous la pression de Testa, à l'opinion de Beckmann qui avait déclaré les ichthyolithes "inconnaissables" (55). En outre, Bozza n'a-t-il pas reconnu qu'entre les poissons de Bolca et ceux des mers du Sud existe toujours une "différence observable", ce qui va à rencontre des identifications proposées par Volta ?

Testa aborde alors la question des poissons exotiques récemment reconnus en Méditerranée (56), ce qui, à son avis, pourrait ouvrir la voie à des découvertes similaires.
Il réexamine ensuite de manière critique certaines des espèces citées par Volta dans son Catalogue et notamment le Zeus vomet (57) et le Zeus ciliaris, ainsi que le Sparus dentex (58), avant de passer en revue les espèces tahitiennes mentionnées par Fortis, sans rien apporter de nouveau par rapport à sa première lettre. A propos du Gobius ocellaris de Broussonet, que Bozza avait cru reconnaître à Bolca, Testa suggère à nouveau qu'il pourrait s'agir du go (ou jozo) des Vénitiens, alors que Volta l'a considéré comme une Blennie (59), ce qui donne à Testa prétexte à une nouvelle amabilité : "La chute dans des erreurs énormes vous est réservée M. le Chanoine" (p. XXXIII). Il disserte ensuite sur le Chaetodon argo (60), figuré par Fortis (1786) comme Cheetodon faber, ce qui lui donne l'occasion de poser la question qui l'obsède : "Mais d'où les poissons qui ont besoin pour vivre de la chaleur de l'équateur [...] seraient-ils venus dans la mer de Bolca ?" (p. XLII). Et cette difficulté, ajoute-t-il, lui fournit un nouvel argument, non "pour douter, mais pour nier tout-à-fait l'existence à Bolca de poissons auxquels fût nécessaire, pour vivre, la chaleur de l'équateur" (Ibid.).

2 - La réponse de Volta : Des poissons fossiles du Véronais (5 mai 1794)

Volta écrivit cette lettre pour se disculper des accusations de Testa qui, en dépit de ses dénégations réitérées dans deux courtes lettres les 7 et 21 avril 1794 (61), persistait encore à le tenir pour responsable d'une critique virulente de sa Lettre sur les poissons fossiles... Volta, qui ne nie pas avoir eu un entretien préalable avec l'éditeur du journal, se sent donc obligé de répondre point par point à son adversaire.

Ainsi, au sujet du Guaperva brasiliensibus et de la citation inexacte de Maffei, affirme-t-il que ces lignes ne sont pas issues de sa plume car il n'aurait pas "fait référence à ce qui, en matière de poissons fossiles, a pu être écrit en des temps antérieurs à la science" (p. 9).

Volta répond alors à la critique de Testa qui lui avait reproché d'avoir identifié vingt espèces de manière erronée par comparaison avec les planches de Bloch. Il souligne que, s'il avait été l'auteur de l'article incriminé, il n'aurait pas écrit que "desdites 20 espèces, pratiquement aucune ne peut être estimée erronée" (p. 12) mais tout simplement "aucune" ! Volta fait de plus remarquer (p. 13) que Fortis n'avait examiné que la collection Bozza et qu'il n'a donc pas pu avoir connaissance de quatre des espèces de Bloch que lui-même a identifiées dans la collection du comte Gazola, le cabinet d'Alessandro Buri et dans une récolte postérieure à la visite de Fortis (62).

Volta souligne ensuite que dans l'article dont se plaint Testa, "il n'[...] est pratiquement jamais répliqué un mot" aux doutes qu'il a émis à propos de quelques poissons de son catalogue et, "de cela vous pouvez en avoir une nouvelle confirmation que ce n'était sûrement pas une oeuvre de ma main" (p. 23).

Contestant l'affirmation de Testa selon laquelle les ichthyolithes "sont, généralement parlant, ou totalement privés ou manquant beaucoup de cette netteté et de cette intégrité dont on a tant besoin pour reconnaître avec certitude les espèces particulières de poissons représentés par leurs empreintes" (p. 16) (63), Volta souligne que, si l'on exigeait pour interpréter les médailles, qu'elles "fussent nettes, entières et bien conservées", on se rendrait ridicule vis-à-vis des antiquaires (p. 20).

Volta aborde ensuite la question du Polynemus plebejus dont il dit n'avoir pas retenu l'empreinte de la collection Bozza examinée par Fortis, non pas parce qu'elle était "contrefaite et dépourvue des traits caractéristiques" mais parce qu'il a trouvé dans le cabinet du comte Gazola "d'autres empreintes meilleures et plus grandes de la même espèce" (p. 26). Il reconnaît avoir indiqué à l'éditeur du journal de Mantoue que "le Polynème de Broussonet est le même que celui de Gmelin" (64). Il revendique également la paternité d'une remarque critique relative aux gobies insérée dans le même article : "d'après votre théorie relative à l'identité du Gobius jozo des Vénitiens avec le Gobius strigatus de l'abbé Fortis, on pourrait affirmer également que nos Cyprins d'eau douce fussent de la même espèce que les poissons rouges de la Chine avec lesquels ils sont uniquement congénériques" (65) (p. 27-28). Il compare en effet la classification des Gobies, fondée sur la "possession de nageoires ventrales unies ou disjointes" (66), à celle des Cyprins "à nageoire caudale entière ou divisée" (c'est-à-dire bilobée).

Et au reproche que l'article incriminé n'aborde pas la question du Gobius ocellaris, mentionné par Bozza, Volta répond : "Et si j'avais été l'auteur de cet extrait, comme vous le croyez, aurais-je dû m'arroger la faculté de répondre aussi pour M. Bozza ?" (p. 30). Après avoir comparé les caractères de l'espèce Blennius ocellaris de l'Adriatique et du Gobius ocellaris de Tahiti, Volta souligne que, compte tenu de la position de leurs nageoires ventrales, la première appartient à l'ordre des "Jugulaires" de Linné, alors que la seconde prend place parmi les "Poissons thoraciques". Et il conclut sèchement que, "pour douter en connaissance de cause des classiques, il ne suffit pas d'avoir visité à la hâte quelque musée, et lu rapidement beaucoup de livres ; mais il faut d'abord avoir été instruit par de bons maîtres..." (p. 32).

Quant à l'attribution à l'espèce Chaetodon argus du spécimen figuré par Fortis (1786) sous le nom de Chaetodon faber, Volta la désapprouve et affirme qu'il n'aurait "jamais dit une telle chose" (Ibid.). Plus loin, il ajoute que la figure publiée par Fortis ne correspond pas exactement à l'original de la collection Bozza sur lequel apparaissent clairement "non seulement les 11 épines dorsales caractéristiques mais aussi les quatre aiguillons de la nageoire anale et, de plus, avec la réunion des deux moitiés du poisson, on compte i.6. rayons aux nageoires ventrales, et un nombre plus important d'osselets à l'anale et à la seconde dorsale" (p. 36).

Et, un peu plus loin, Volta ne se prive pas de brocarder son adversaire qui s'est imprudemment aventuré sur un terrain qu'il connaît mal : "Si vous avez pour maxime certaine que lorsque manque la nageoire pectorale "non seulement l'espèce mais pas même l'ordre ne peut être déterminé selon Linné", c'est le signe que vous n'êtes pas jusqu'à présent informé que les ordres linnéens de poissons sont fondés uniquement sur l'absence ou sur la position différente des nageoires ventrales" (p. 37). Et d'ajouter que Testa "a besoin de beaucoup [apprendre] avant de pouvoir discuter avec fondement sur une telle matière" (p. 38).

Volta, croit encore utile de se disculper de l'erreur de calcul qui a conduit l'auteur de l'article publié dans le journal de Mantoue à réduire de 40 à 15 siècles l'âge des poissons de Bolca, avant de stigmatiser comme suit la démarche intellectuelle de Testa révélée par le préambule de sa Lettera... (p. IV ; Lrp : 5) : "il n'apparaît pas qu'avant cette visite [au musée du comte Gazola], vous ayez eu sous les yeux de semblables poissons pour les observer attentivement à votre aise et les observer sans esprit de parti et sans prévention ; il résulte que vous n'êtes pas allé sur place interroger la nature, avant de juger volcanique la montagne des poissons, et de définir comme un amas de cendres durcies l'ardoise dans laquelle ils sont ensevelis" (p. 40)

Et pour être certain d'avoir été bien compris, il croit encore utile de rappeler à son adversaire que : "lorsqu'on n'a pas commencé à étudier l'histoire naturelle dès sa jeunesse en commençant par les bases, et sous la conduite de précepteurs habiles, il ne suffit pas d'avoir un bon sens de la littérature, ni le mérite de posséder à fond ou l'éloquence ou la mathématique, ou l'archéologie pour se mettre tout à coup à écrire sur les trois règnes de la Nature et à s'ériger en juge des entreprises de ceux qui furent particulièrement éduqués pour de telles études" (p. 42).

3 - Les derniers feux : la cinquième lettre de Testa (1795)

La publication en 1794 par le révérend George Graydon (vers 1753-1803) de son article On the fish enclosed in stone of Monte Bolca, dont un extrait fut imprimé en septembre 1795 dans The Monthly Review, servit de prétexte à Testa pour publier une cinquième et ultime lettre sur les poissons fossiles. En effet, Graydon qui, après avoir visité le gisement de Bolca en 1791, s'était intéressé au mode de fossilisation des poissons, était arrivé à la conclusion que, pour être aussi parfaitement conservés (67) dans la pierre, ils avaient dû être ensevelis très rapidement après leur mort par une accumulation de matière poudreuse qui les recouvrit et les enveloppa de toutes parts.
D'après lui, cette matière était constituée de calcaire réduit à l'état de chaux par l'action de feux souterrains.

Testa eut bientôt fait de tirer parti de l'interprétation de Graydon qu'il assimile à la sienne, bien qu'il n'ait pas encore combiné "la nature calcaire de la strate piscifère avec le fait qu'elle provienne d'une éruption volcanique" (68) (p. VI). Toutefois, Testa est satisfait d'imaginer que, puisque Graydon pensait "qu'un volcan a tué et enseveli les poissons de Bolca, [il] devait également croire que les poissons eux-mêmes n'étaient en aucune façon exotiques et parvenus là a quatuor ventis" (p. VII). Ce qui lui permet de continuer à se justifier car "dire qu'un tremblement de terre excité par un volcan euganéen appela et concentra à Bolca les poissons du Japon, du cap de Bonne Espérance, de l'île de Tahiti etc., serait dire une bêtise trop exagérée". Et d'ajouter que "Monsieur Graydon est donc sûrement d'accord avec moi aussi sur ce point" (69) (p. VIII).

Avec l'aplomb qui le caractérise, Testa essaie même de faire croire que l'abbé Giuseppe Tommaselli (1733-1818), qui rédigea la section consacrée au Monte Bolca du Compendio della Verona illustrata (1795), aurait fait preuve de "réserve" et de "précaution" au sujet d'une dizaine de poissons qu'il y mentionne, ce qui, d'après lui, ferait "ouvertement connaître que la force de [ses propres] doutes a été ressentie par lui" (p. VIII-IX). Or, non seulement, on ne trouve dans le texte de Tommaselli aucune trace de ces soi-disant doutes mais, en outre, ce dernier annexe à son texte un tableau d'une centaine d'espèces identifiées à Bolca qui dérive à l'évidence de celui publié précédemment par Volta (1789).

Et Testa de conclure son ultime lettre sur le sujet en soulignant qu'on ne mentionne plus "la doctrine des transports" et qu'"il y a aussi des indices qu'elle ait été abandonnée" (p. IX). En effet, en 1796 commença à paraître l'Ittiolitologia Veronese, rédigée par Volta (bien que son nom n'apparaisse pas sur la page titre). Au § XLV, Volta dit ne plus douter de reconnaître dans les couches marines des monts de Vestena et de Bolca "les marques évidentes d'une inondation générale qui, dans un premier temps, réunit tous les poissons en une mer commune, les mélangeant avec les végétaux et les animaux terrestres et, en second lieu, fit de l'eau une atmosphère [sic] turbide et mêlée à des principes étrangers, inapte à entretenir la respiration de ses [êtres] vivants qui, pour partie hors de ce lieu et pour partie dans le centre natal, périrent si abondamment" (p. XLIV). Après cette inondation générale, Volta invoquait également l'existence d'"inondations particulières" qui ont précédé le retrait final de la mer dans ses limites actuelles.

COUP D'OEIL RÉTROSPECTIF

Il n'est pas inutile de se pencher, avec un recul de deux siècles, sur la dispute dont les poissons pétrifiés du Monte Bolca servirent de prétexte, plus que d'objet. Alors que ces fossiles auraient dû simplement donner lieu à une discussion paisible, une véritable querelle, parfois violente, prit naissance à l'initiative de Domenico Testa dont la personnalité dominatrice contribua à envenimer le débat. Cet ambitieux professeur de philosophie, naturaliste en chambre dont la culture était essentiellement livresque, ne connaissait le sujet dont il prétendait traiter qu'à travers une visite du musée Gazola et la lecture des mémoires des naturalistes qui s'étaient intéressés aux volcans actuels et fossiles. C'était un donneur de leçons impénitent qui n'hésitait pas à adopter un ton hautain et parfois même méprisant, tant il est vrai que les esprits les moins éclairés sont souvent les plus péremptoires. Son agressivité était encore décuplée lorsqu'il s'en prenait à Giovanni Serafino Volta qu'il accusait du crime de lèse-majesté d'avoir critiqué anonymement sa Lettre sur les poissons fossiles du Monte Bolca.

Une clé permettant de comprendre le comportement de Testa se trouve probablement dans une note autographe apposée par G. B. Brocchi sur son exemplaire de la première Lettre sur les poissons fossiles de Testa qui est conservé à la Bibliothèque municipale de Bassano del Grappa, où elle a été relevée par L. Ciancio (1995, p. 252) : "L'auteur est l'A[bbé] Testa de Rome, aujourd'hui Monsignore, qui, étant très sot en Histoire naturelle, s'est mis à écrire ce mauvais livre mesquin pour faire la cour à la papauté, craignant que les poissons de Bolca puissent donner un démenti à Moïse, là où il parle du Déluge. Il désirait un chapeau cardinalice".

D'autre part, d'un point de vue purement scientifique, il est frappant que les trois principaux protagonistes de ce débat se soient accordés sur la démarche visant à assimiler les poissons pétrifiés du Monte Bolca à des espèces actuelles (70). C'est ainsi que le catalogue des poissons fossiles du Monte Bolca publié par Volta (1789) dans sa lettre à Vincenzo Bozza comporte exclusivement des espèces actuelles généralement identifiées par comparaison avec les figures illustrant les principaux ouvrages d'ichthyologie. En conséquence, sous l'angle de l'ichthyologie pure, leur désaccord portait seulement sur l'existence - ou non -, d'espèces exotiques dans la faune de Bolca. Testa soutenait évidemment que non, en utilisant l'échappatoire confortable que lui offraient les importantes lacunes qui subsistaient encore dans la connaissance des faunes méditerranéenne et adriatique. Cela lui permettait en effet de supposer que telle ou telle espèce que Fortis ou Volta croyait avoir reconnue à Bolca pouvait éventuellement survivre dans les profondeurs du bassin méditerranéen. Testa était parfaitement fondé à raisonner ainsi car il suffit de comparer la 12e édition du Systema naturae (1766) à la liste des poissons marins d'Italie dressée par Tortonese (1956, 1970, 1975) pour constater qu'aucune espèce méso- ou bathypélagique n'était connue du vivant de Linné (1707-1778) (71). Cela n'eut d'ailleurs strictement aucune conséquence sur l'interprétation du gisement car on sait aujourd'hui que, comme l'a montré récemment Bellwood (1996), l'ichthyofaune de Bolca constitue "la plus ancienne association de poissons récifaux" actuellement connue. Plus précisément, Landini & Sorbini (1996) estiment que le récif "qui était situé parallèlement à la côte, délimitait l'aire de sédimentation". Or si, à la fin du dix-huitième siècle, on connaissait assez bien les poissons littoraux et épipélagiques du bassin méditerranéen (72), il en allait tout autrement, à quelques exceptions près, des faunes exotiques. Parmi ces exceptions citons le Brésil, grâce au livre IV de l'Historiae Rerum Naturalium Brasiliae (1648) de Marcgraf, ouvrage réutilisé ultérieurement par divers auteurs. De même, la faune des Indes orientales avait été partiellement décrite et figurée par H. Ruysch dans son Theatrum universale omnium Animalium (1718), tandis que P. Forskål révélait celle de la mer Rouge dans ses Descriptiones animalium..., quae in itinere orientali observavit (1775).

En revanche, on ignorait encore pratiquement tout des poissons récifaux. C'est pourquoi il est tout à fait remarquable qu'Alberto Fortis ait décelé une similitude entre quelques poissons fossiles de Bolca et certains genres de poissons récifaux comme les chaetodons et les polynèmes, bien que, dans ce cas, la ressemblance fût trompeuse, comme le constata ultérieurement Louis Agassiz (1835) en renommant Carangopsis latior le spécimen figuré par Volta (1796) comme Polynemus quinquarius. Ce qu'on ignore généralement, c'est que le rapprochement suggéré par Fortis fut une conséquence imprévisible du premier voyage autour du monde de James Cook (1728-1779), voyage au cours duquel le navigateur anglais découvrit les îles de la Société et relâcha à Tahiti en avril 1769. Or deux naturalistes, Joseph Banks (1743-1820) et Daniel Charles Solander (1736-1782), avaient pris place à bord de l'Endeavour, afin de réaliser des observations d'histoire naturelle et de constituer des collections zoologiques et botaniques. Ils rapportèrent donc à Londres les poissons capturés à Tahiti et Auguste Broussonet (1761-1807) rendit visite à Joseph Banks pour étudier une décade d'espèces décrites et figurées dans son Ichthyologia sistens Piscium Descriptiones et Icones (1782).

On conviendra qu'il n'est pas surprenant que les poissons pétrifiés de Bolca aient paru si semblables aux poissons actuels que ni Fortis, ni Volta, ni les autres "naturalistes véronais" n'aient pu soupçonner qu'ils eussent pu appartenir à des formes disparues. Cette erreur est d'autant plus compréhensible que, dans son catalogue systématique des poissons fossiles du Monte Bolca, Blot (1980) mentionne encore un certain nombre de genres actuels - à défaut d'espèces - tels que les dentés (Denex), les pagels (Pagellus), le célèbre Mene, qui est l'un des emblèmes du gisement, etc. S'y ajoutent des poissons qui, tout en étant très étroitement apparentés à des genres actuels, en diffèrent légèrement par la possession de caractères un peu plus primitifs : Eoholocentrum, Eolates, Eoplatax (une autre célébrité de Bolca), Eobothus, etc. Les connaissances ichthyologiques de l'époque ne permettaient évidemment pas d'établir des distinctions aussi subtiles, tant il est vrai que la paléoichthyologie est une discipline que l'on peut qualifier de subséquente puisque ses progrès sont subordonnés au degré d'achèvement de l'ichthyologie. On soulignera également qu'en cette fin du dix-huitième siècle, la pensée évolutionniste n'avait pas encore acquis droit de cité : il allait en effet falloir attendre encore une quinzaine d'années avant que Lamarck publie sa Philosophie zoologique (1809) ! Cela n'incitait évidemment pas les naturalistes à rechercher des critères de distinction entre espèces fossiles et actuelles.

Une autre raison pour laquelle l'identification des poissons fossiles de Bolca à des espèces actuelles n'avait rien de choquant, est le cadre chronologique extrêmement court retenu par Testa et admis implicitement par ses deux adversaires, qui ne contestèrent pas cette façon de voir. En effet, Testa n'hésite pas à évoquer à plusieurs reprises "la mer qui baignait il y a 40 siècles les racines des monts vicentins et bassanais..." (Lettera..., p. XCVI ; Lrp : 53), et par voie de conséquence celles du Monte Bolca. Il rappelle à cette occasion qu'au milieu du siècle précédent James Ussher avait fixé la venue de Phaéton (73) en l'an 1500 avant notre ère et que, selon l'archevêque d'Armagh, le monde aurait été créé en 4004 avant la naissance du Christ. De ce fait, en déduit Testa, "l'ensevelissement des poissons de Bolca put se produire dans la période qui est comprise entre 2207 et 1500 ans avant la venue du Christ" (Terza lettera..., p. XLIV). On est bien loin des 75 000 ans accordés parcimonieusement à la Terre par Buffon dans ses Epoques de la Nature (1778, p. 67), avec la volonté de ne pas défier inconsidérément les autorités religieuses ! Et pourtant ces 75 000 ans étaient eux-mêmes bien peu par rapport aux quatre milliards et demi d'années qu'on accorde aujourd'hui aux plus anciennes roches terrestres !

On soulignera avec quelle impudence Testa n'hésite pas à faire étalage de son insondable ignorance des processus géologiques. Ainsi, soutient-il de manière répétitive que les pierres fissiles dans lesquelles sont conservés les poissons pétrifiés du Monte Bolca se sont formées à une époque où "la mer baignait les racines de cette montagne" alors que Fortis lui a déjà rétorqué, dans sa seconde réplique (vide supra), qu'alors "le cimetière de poissons" existait déjà.

De même, l'interprétation que donne Testa de la fossilisation des poissons témoigne d'une naïveté déconcertante : il n'hésite pas à imaginer que les poissons ont pu être jetés à la côte par un tremblement de terre annonciateur d'une éruption volcanique et qu'ainsi mis au sec, ils ont ensuite été ensevelis par les cendres projetées par ce volcan. Cela le contraint donc à interpréter le sédiment fossilifère de Bolca comme une cinérite qui aurait ultérieurement subi une épigénisation en calcaire (pour Testa, décidément, l'invraisemblable n'existait pas !). On est ici aux antipodes de l'observation minutieuse à laquelle se livre George Graydon (1794) lorsqu'il cherche à élucider le mystère de la fossilisation si exceptionnelle des poissons de Bolca, même si Graydon s'égare finalement lui aussi en imaginant que les poissons ont été ensevelis par une poussière de calcaire réduit à l'état de chaux par l'action de feux souterrains.

En conclusion, le débat suscité par les poissons pétrifiés du Monte Bolca est exemplaire des contradictions que suscitait encore, en cette fin du siècle des Lumières, l'opposition entre la réflexion érudite d'un Testa, inapte à l'observation de la nature, et l'attitude empirique des naturalistes qui, comme Fortis et Volta, étaient confrontés aux incertitudes et aux lacunes des connaissances de leur temps, à une époque où les faunes marines exotiques étaient encore fort mal connues.

Remerciements

L'auteur est redevable envers de nombreux conservateurs de bibiothèques qui lui ont procuré des copies de nombreux documents anciens publiés en Italie. Au premier rang de ceux-ci il tient à remercier tout particulièrement les Docteurs Ennio Sandal et Agostino Conto, (Biblioteca civica di Verona), le Docteur Pasquale Di Viesti (Biblioteca comunale di Mantova), le Docteur Daniela Ferrari (Archivio di Stato di Mantova), le Docteur Paolo Messina (Biblioteca dell'Archiginnasio di Bologna), etc. Il remercie également très vivement le Docteur Ezio Vaccari qui lui a communiqué l'un des textes étudiés dans le présent article et l'a aidé à résoudre certaines difficultés de traduction, le professeur Martin Rudwick qui lui a procuré une référence introuvable à Paris, ainsi que notre président, Gabriel Gohau, qui lui a fait l'amitié de relire attentivement ce manuscrit.

BIBLIOGRAPHIE