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Président : Jacques MAIRE
Secrétaire : Philippe LEDENVIC
Rendez-vous des Annales des Mines
Session du 21 novembre 2002
" A qui profite la libéralisation ? "
Compte-rendu préparé par Jean RIBEIL
Ingénieur élève du Corps des Mines
Depuis les années 80, toutes les industries de réseau
(télécommunications, électricité, gaz, chemin
de fer) vivent à des rythmes différents la même évolution
faite de fin des monopoles et de reconstruction d’une réglementation
: c’est la libéralisation. Ce mouvement s’est accompagné
de quelques manifestations pathologiques, comme la crise du rail anglais,
de l’électricité californienne et des entreprises européennes
de télécommunications.
Mais, indépendamment même de ces événements médiatiques, de plus en plus d’experts s’interrogent sur les effets réels de la libéralisation par rapport aux effets attendus (baisse des prix, innovation technique et commerciale) et surtout, ses bénéficiaires. Entre gros et petits clients, salariés et dirigeants, actionnaires et pouvoirs publics, à qui profite donc la libéralisation ? Débat animé par Jean-Claude
NARCY
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Introduction : Jean-Claude NARCY, journaliste
La libéralisation est fréquemment évoquée dans les médias de manière négative, en référence aux accidents ferroviaires anglais ou aux perturbations dans la distribution d’électricité californienne.
Qu’en est-il en réalité ? Le mouvement de libéralisation est en marche et devrait se généraliser, au plan européen notamment, en raison de directives successives. Le degré d’avancement de la libéralisation varie selon les domaines (le domaine des télécommunications est plus avancé que celui du transport ferroviaire en France), et selon les pays.
Quelle est l’influence de ce mouvement sur le service public à la française ? Pour le bénéfice de quels acteurs : consommateurs, entreprises, actionnaires, … ?
Un panorama des différents angles de vue sera abordé au travers de 5 interlocuteurs :
Claude MARTINAND : Quid du
service public à la française ?
La libéralisation concerne des monopoles de service public, et a pour objet leur ouverture à la concurrence. Ceci peut se traduire par un contrat et une mise aux enchères. C’est alors comparable à une gestion déléguée de service public, en séparant toutefois la question de la mise à disposition des infrastructures de celle de la réalisation du service public.
En deuxième lieu, la libéralisation peut engendrer l’ouverture du capital de l’entreprise publique et mettre en place les conditions comparables à une privatisation. Celle-ci n’empêche cependant pas le contrôle de l’Union Européenne concernant l’influence des aides allouées aux entreprises par l’Etat sur la libre concurrence, ce qui agit sur la définition du statut des entreprises concernées.
En troisième lieu, l’activité de service public peut dégager un surplus. Le partage de la rente s’effectue différemment dans le cas d’un monopole de service public ou dans celui d’une entreprise privée :
En conclusion, il convient de mettre en place les conditions d’un service public " refondé " :
Michel CARRESE : Pour une entreprise privée, la libéralisation c’est tout bon ?
La dérégulation du secteur de l’énergie est la conséquence de plusieurs tendances de fond.
Tout d’abord, la production électrique a été l’objet d’une révolution technologique importante, en passant des turbines à vapeur aux turbines à gaz héritées de l’aviation. Ces dernières permettent un meilleur retour sur investissement (2 ans), une montée en capacité permettant d’atteindre la capacité nominale en trente minutes pour un cycle combiné de 400 MW, ainsi que des performances (rendement, coût de production) comparables à celles d’une centrale nucléaire.
Ensuite, l’évolution vers l’utilisation des ressources gazières est favorisée par la garantie d’un approvisionnement avéré de 20 à 30 ans, de qualité constante, comparable à celui du pétrole. Parallèlement, les systèmes de transport de gaz se sont nettement améliorés ces dernières décennies.
De plus, les besoins en consommation électrique ne cessent d’augmenter, tant dans les pays riches, à l’instar de la Californie où les besoins s’accroissent avec la " net –economie " au rendement électrique très bas (ordinateurs fonctionnant en température avec nécessité de climatisation), que dans les pays en voie de développement où les nécessités d’industrialisation et l’augmentation de services engendrent la mise en place d’infrastructures et de systèmes de gestion.
Enfin, on assiste aujourd’hui à une baisse de la pression écologique sur les énergies fossiles les plus " propres " telles que le gaz, au détriment de l’énergie nucléaire.
En conclusion, la dérégulation
s’inscrit dans un mouvement de développement des technologies dans
le secteur de l’énergie qui motive la compétition économique
dans le cadre de la libéralisation.
Gaby GOLDMANN : La libéralisation est soutenue par l’Union Européenne au motif d’un meilleur service pour le consommateur. Qu’en est-il ?
NUS Consulting Group existe depuis trente ans en France avec, aujourd’hui, plus de 5 000 clients. Le groupe conseille les entreprises qui souhaitent optimiser leur facture énergétique, le traitement de leurs déchets, etc. Il constitue aussi un observatoire du prix de l’énergie en Europe.
L’objectif de libéralisation consiste à mettre en place les conditions d’un marché unique concurrentiel pour une baisse générale des prix. A-t-il été atteint ?
Les pays peuvent être classés en trois catégories :
Les bénéficiaires qui ont le plus profité de la baisse des prix sont ceux dont la courbe de charge est régulière et les besoins prévisibles. La libéralisation a également provoqué une restructuration des marchés, entraînant une concentration et l’ ouverture à de nouveaux acteurs : RWE, EON en Allemagne, SNET, Electrabel en France, …
Les perspectives du marché de l’énergie qui découlent des phénomènes précédents sont diverses. Le " grignotage " de la baisse des prix semble inéluctable, mais celui-ci n’est pas lié au seul mécanisme de dérégulation, mais à d’autres facteurs plus ou moins liés :
Pierre-Eric TIXIER : Du point
de vue social, la libéralisation entraîne des difficultés.
Pourquoi ?
Les enquêtes qui ont été menées auprès des personnels des entreprises publiques en France mettent en évidence que les difficultés nées de la libéralisation du secteur public proviennent des choix effectués après-guerre, ayant pour conséquence le partage des rôles techniques et sociaux entre les ingénieurs et les syndicats. Il en a résulté des organisations rigides qui sont un frein à la réactivité actuelle qu’imposent les marchés.
Dans ce contexte, la gestion du changement peut s’analyser selon deux périodes distinctes. De 1990 à 1995, la nécessité de moderniser le service public et de s’adapter à la construction européenne induit un mode de changement descendant, sans négociation apparente, celle-ci se situant néanmoins de manière implicite dans les instances paritaires de concertation. Le modèle de changement, dominé par les ingénieurs est construit sur la prédominance de règles. Après 1995, on assiste à la mise en œuvre de nouvelles pratiques de négociation collective (alerte et préavis, 35 heures, …), qui ont cependant occasionné des pertes de temps et pour lesquelles la manière de s’y prendre n’a pas été optimale.
La question est celle de la pratique
collégiale du changement alors que notre pays a beaucoup de difficultés
à accepter la mondialisation, tant de la part des élites
que celle des syndicats.
Dominique FINON : Quelle synthèse peut-on faire de ces points de vue ?
Lorsqu’on exerce sur la libéralisation un regard critique global, cela permet de nuancer les avantages et les inconvénients de l’ouverture à la concurrence. L’introduction de réformes doit permettre de corriger les mauvais fonctionnements antérieurs, mais doit s’adapter au contexte historique, organisationnel et industriel.
Les échecs s’expliquent surtout par l’existence de phases d’ajustement qui ne remettent pas forcément en cause le bien-fondé de la libéralisation. Le cas de la distribution d’électricité en Californie illustre le fait que la dérégulation s’est située dans un contexte d’augmentation forte des besoins, de mécanismes nouveaux de spéculation (ENRON) et un climat exceptionnel de sécheresse. Les difficultés sont nées dans une conjoncture à laquelle il a fallu s’adapter et pour laquelle on n’était pas préparé. De même en Grande Bretagne, dans les services de transport ferroviaire, on a pu constater une dégradation de la qualité au cours d’une phase d’ajustement principalement liée au manque d’investissement préalable à la libéralisation, ainsi qu’au manque d’incitation à réaliser ces investissements. En effet, il était difficile aux opérateurs de faire tout à la fois : baisser les prix dans un contexte d’augmentation du trafic et accroître la part allouée aux investissements.
En conséquence, les dysfonctionnements constatés n’impliquent pas l’impossibilité de réformer. Ils démontrent qu’il convient de porter attention à 3 points principaux :
DEBAT
Avons-nous la capacité de concilier l’ouverture des marchés et l’action publique ?
Claude MARTINAND
Afin de comparer ce qui est comparable, il faut expliciter clairement certaines questions liées à la péréquation ou à la fixation des prix. En particulier, il convient de fixer des objectifs chiffrés avant toute action, mettre en place les outils d’évaluation et les indicateurs correspondants et faire en sorte pour les pouvoirs publics qu’ils se concentrent sur leur véritable travail. " La concurrence, c’est comme les alcaloïdes : à faible dose ils constituent un stimulant, à haute dose un poison. " (A. DETEUF)
Pourquoi est-ce sous la gauche que le gouvernement a le plus libéralisé ? Quel est le rôle des politiques dans la libéralisation ?
Pierre-Eric TIXIER
La libéralisation implique un rôle plus fort des pouvoirs publics, qui depuis la guerre ont procédé à plusieurs vagues de nationalisation et récemment des privatisations par le dernier gouvernement socialiste. Cependant, le drame français est plutôt lié au fait que la libéralisation n’est politiquement pas assumée. En effet, les transformations massives deviennent difficiles si elles ne font pas l’objet de débat politique et de communication à l’exemple de la mondialisation qui devrait être portée politiquement et qui progresse finalement par un phénomène d’apprentissage de la part des entreprises. Le politique doit donc apprendre à formuler des objectifs, à changer les mentalités et à mieux encadrer la libéralisation.
Michel CARRESE
Il faut sortir de l’amalgame entre le monopole de service public et le personnel à statut. En France, si l’on considère la distribution d’eau, il s’agit d’une concession de service public donnant lieu à un cahier des charges élaboré par des autorités concédantes et dont bénéficient 3 opérateurs en concurrence. Ce modèle est précurseur et donne de très bons résultats. Parallèlement, dans le cas de l’énergie, il existe un phénomène patent de blocage dû pour partie aux positions politiques.
Quel impact de la libéralisation sur EDF ?
Gaby GOLDMANN
EDF, fournisseur historique, a radicalement changé de comportement en apportant un service meilleur et une meilleure écoute du consommateur moins captif. L’écart par rapport aux pratiques antérieures d’EDF est si important que l’on peut être choqué que ces pratiques aient duré aussi longtemps. EDF a perdu de 20 à 30 % des clients éligibles.
Le personnel des entreprises publiques doit-il changer de statut ?
Pierre-Eric TIXIER
Le cas d’EDF est exceptionnel puisque
la CGT est co-fondatrice des statuts de l’entreprise publique, ce qui explique
une forme de stratégie d’échanges politiques entre la direction
et le syndicat majoritaire qui s’apparente à de la co-gestion. Néanmoins,
dans le contexte de l’évolution d’EDF vers un groupe mondialisé,
la prise de conscience des syndicats est réelle et les incite à
tirer avantage des termes de l’échange sur les dossiers des retraites
et des ressources humaines.
Gaby GOLDMANN
En Grande-Bretagne, le changement de
statut des personnels s’est effectué progressivement, plutôt
dans la douceur. Il y eu quelques grèves dans le service public.
Cependant, la lisibilité des avantages et des inconvénients
avant et après la libéralisation n’était pas évidente.
Quid des pays en voie de développement : Sont-ils les parents pauvres de la libéralisation ?
Michel CARRESE
Dans les PVD, l’opérateur privé est obligé de se conformer aux situations spécifiques qu’il rencontre. Par exemple, dans le contrat de distribution d’électricité à Casablanca, nous avons été amené à trouver des ajustements de notre offre par rapport à la desserte de bidonvilles en mettant à disposition d’habitants, agissant en tant que " sous-opérateurs locaux ", des bornes d’alimentation, en corrigeant de ce fait une situation dangereuse liée aux piquages clandestins directement sur le réseau principal.
Dominique FINON
Souvent dans les PVD, les modèles utilisés sont une reproduction des pays qui ont présidé à la structuration du service public. Le cas de la Colombie où ont été plaqués des schémas britanniques illustre ce propos.
Par ailleurs, si sur le court et long terme, il y a amélioration des performances sur la gestion, on peut noter une incertitude sur les investissements de long terme. De ce fait, il faut introduire dans les contrats des critères d’incitations.
Intervention de la salle
La libéralisation profite à
deux catégories de bénéficiaires. En premier lieu
le " tertiaire électrique ", qui correspond à des sociétés
de conseil, des négociants, des responsables de gestion boursière,
… En deuxième lieu au développement des énergies renouvelables,
et notamment la co-génération. Par ailleurs, il peut sembler
paradoxal de développer l’évaluation et le débat public
tout en mettant en place des observatoires. Enfin, dans le domaine de l’énergie,
les gouvernement de gauche et de droite ont tour à tour mis en place
la libéralisation et une plus grande transparence, les uns dans
le domaine de l’électricité, les autres dans le domaine du
gaz.
Quelle définition des fonctions du régulateur ?
Claude MARTINAND
Le mot régulation est ambigu.
Si on le traduit directement de l’anglais il signifie " réglementation
". En France, il est retenu plutôt comme étant lié
à la fonction de maîtrise publique, à savoir un rôle
de tutelle, de contrôle de bonne exécution, de régulation
au sens de respect des règles juridiques. Dans d’autres pays tels
que la Suède, la régulation est exercée par des organismes
tirant leur autorité de la sagesse qui leur est accordée
(sunshine regulation).
Comment se prémunir de la volatilité des prix entraînée par la libéralisation ?
Dominique FINON
On retrouve plusieurs situations des différents acteurs :
Intervention de la salle
Au départ de la libéralisation
des marchés on a assisté à l’émergence de nombreux
intermédiaires. Aujourd’hui les fournisseurs se sont restructurés
et constituent un marché oligopolistique de 6 ou 7 entreprises offrant
un même prix autour des mêmes ressources physiques, notamment
en électricité. Cela est contradictoire avec les objectifs
initiaux des directives européennes.
Est-ce que la libéralisation a été l’occasion d’un coup de fouet au service public ?
Michel CARRESE
On peut constater que c’est le secteur privé qui a permis de sélectionner les solutions les plus efficaces. De fait, on a dérégulé les marchés intérieurs, mais il reste à faire sur la gestion des frontières avec la mise en place de super-régulateurs.
Concernant l’assimilation service public – entreprise publique, on voit là que selon les pays, les entreprises publiques d’un même secteur n’ont pas les mêmes stratégies selon les pays. La Deutsche Bahn par exemple anticipe des pertes de marché mais pratique une politique de marge, alors que la SNCF s’est lancé dans une politique de volume.
Des entreprises telles qu’Air France se sont mises en marche parce que les personnels ont été confrontés à la disparition potentielle de l’entreprise, ce qui montre qu’il n’y a pas forcément automatisme entre dérégulation et privatisation.
Interventions de la salle
La libéralisation a pour but le bénéfice des consommateurs. Cependant, il s’agit de processus engagés sur des systèmes complexes avec une chaîne de valeurs opaque. De ce fait, les conditions d’information des différents acteurs jouent de manière importante sur la fonction de régulation. Il convient donc d’être vigilant sur les conditions de mise à jour des informations sur les marchés et user du pouvoir de sanction que possède le régulateur pour réprimer les abus de position et l’opacité entretenue de la part des opérateurs.
En France, le secteur politique est impliqué dans le transport public de voyageurs qui peut être assimilé à une délégation de service public. En Grande-Bretagne, on a supprimé la notion de service public. Les politiques définissent leurs choix et le contenu du service attendu puis délèguent l’activité qui est mise en concurrence, de même qu’en Suède, au Danemark ou en Allemagne..
Conclusion de Jacques MAIRE
Le débat a montré la
complexité des problèmes évoqués et l’interaction
des uns sur les autres. La réalité n’est donc pas simple
et certaine, mais complexe et incertaine.
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