Henri René Pierre VILLAT (1879-1972)

Né le 24 décembre 1879. Mort le 19 mars 1972
Élu Membre de l'Académie des sciences le 7 mars 1932 (section de mécanique)
Président de l'Académie des sciences en 1948

Biographie de Henri VILLAT par Maurice ROY

Source : C.R. Acad. Sc., Paris, t. 274, p. 127-132 (24 avril 1972)

En 1879, à Paris, à la veille de Noël naissait Henri Villat.

Second fils d'un fonctionnaire de situation moyenne, il devait à l'âge de six ans perdre son Père. Avec courage, sa Mère subvint à l'éducation de ses deux fils en donnant des leçons de pianos. L'ainé, Louis Villat, devint historien et universitaire. Le cadet, notre regretté doyen d'élection, allait devenir universitaire et théoricien de la Mécanique.

Mme Villat mère s'étant repliée à Caen, Henri Villat fit toutes ses études au lycée Malherbe de cette ville et s'y révéla aussi doué pour les Lettres que pour les Mathématiques.

En 1899, il était reçu à l'Ecole Normale Supérieure. Pendant son séjour en ce foyer de haute culture scientifique, il conquit l'estime de plusieurs savants de l'époque, dont Jules Tannery et Paul Appell. A sa sortie de l'Ecole il consacra résolument toute son existence à l'enseignement et, spécialement, à la science de la Mécanique.

Sa carrière est, dès lors, toute simple, toute droite, parfaitement continue.

D'abord professeur de Mathématiques spéciales en son lycée de Caen, il est chargé de conférences à la Faculté des Sciences de cette ville, puis, bientôt, nommé Maître de Conférences à la Faculté de Montpellier où, tout en élaborant une thèse qui fit date, ce Parisien de naissance se laisse capter par les sortilèges de la culture et du climat méditerranéens. Passionné de littérature grecque, sachant par coeur l'Anthologie Palatine, chef-d'oeuvre peu connu, il fut délégué par l'Université de Montpellier pour la représenter à un Congrès international d'Hellénistes qui se tint à Athènes. Ce fut, d'ailleurs, un de ses rares voyages hors de nos frontières.

En 1919, lors du retour à la France des « provinces recouvrées », il est nommé à la nouvelle Faculté de Strasbourg, où une pléiade de jeunes Maîtres, déjà éminents, crée de toutes pièces un enseignement scientifique, supérieur et français, de haute classe.

En 1927, il est nommé professeur de Mécanique des fluides à la Sorbonne, chaire qu'il occupera jusqu'à l'âge réglementaire de la retraite.

En 1929, notre Confrère Albert Caquot, inaugurant le poste, créé pour lui, de Directeur général technique au Ministère de l'Air qui vient d'être institué, réalise efficacement, dans le domaine de l'Aéronautique si lié à celui de l'Aérodynamique, une féconde coopération Université-Industrie en fondant dans plusieurs Universités de notre pays des Instituts de Mécanique des fluides soutenus par des crédits du nouveau Ministère. Henri Villat assume la direction de l'Institut de Mécanique parisien et devient le chef de file incontesté et l'animateur prestigieux de cette innovation, dont l'actuelle survie paraît si naturelle.

En 1923, tandis qu'Henri Villat résidait encore à Strasbourg, l'estime de savants tels que Paul Painlevé et Emile Picard, désireux de l'attirer en notre Compagnie, avait contribué à le faire élire Correspondant de la Section de Mécanique, dont il devient membre le 7 mars 1932. Jusqu'au jour funeste du 19 mars dernier, donc pendant plus de quarante ans, Henri Villat fut, aux réunions hebdomadaires et au Comité secret, un Confrère très attentif, très assidu et très intéressé. Le rayonnement de l'estime et de la sympathie que sa personnalité attirait et méritait lui permit en maintes occasions d'exercer une influence aussi heureuse que discrète.

L'activité d'Henri Villat ne se borna pas à son enseignement et à ses travaux personnels, ceux-ci inspirant souvent et vivifiant toujours celui-là. Il s'acquit notamment, la reconnaissance des mathématiciens en organisant à Strasbourg en 1920, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le Congrès international de Mathématiques, et aussi en remettant à flot le Journal de Mathématiques pures et appliquées menacé de disparaître et dont il assumera jusqu'à son dernier jour la direction. Dans sa féconde activité de conseil et animateur de publications scientifiques françaises, rappelons qu'il créa notamment et dirigea deux collections, le Mémorial des Sciences mathématiques et le Mémorial des Sciences physiques, où n'ont cessé de paraître des mises au point très appréciées de questions à l'ordre du jour. Rappelons aussi qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il contribua à la renaissance de la coopération scientifique dans le domaine de la Mécanique en présidant en 1946 à Paris le 6ème Congrès international de Mécanique, dont l'année précédente j'avais eu la joie de faire décider aux Etats-Unis la résurrection en notre pays.

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Les travaux d'Henri Villat ont essentiellement porté sur la Mécanique des fluides et ont eu leur origine dans les problèmes de résistance au mouvement d'un solide dans un fluide parfait. Pour réaliser à cet égard la situation d'alors, il faut se reporter au début de notre siècle où il était déjà établi qu'en fluide parfait indéfini, en régime stationnaire et d'état uniforme à l'infini, cette résistance est forcément nulle. Pour échapper à cet apparent pardoxe dit, selon les pays, de d'Alembert ou d'Euler, Helmholtz et Kirchhoff avaient développé précédemment la conception d'un « sillage » d'eau-morte s'étendant jusqu'à l'infini aval et limité par des surfaces de discontinuité issues du solide. Lorsque Henri Villat aborda ces problèmes, vers 1909, des recherches importantes de Levi-Civita et de Brillouin venaient d'établir que la solution générale du problème dépendait d'une fonction arbitraire, sans pouvoir relier celle-ci à la forme de l'obstacle supposée donnée. Ce fut l'un des premiers mérites d'Henri Villat de transformer ce problème en y faisant intervenir une fonction liée qualitativement à la forme de l'obstacle, ce qui permettait déjà d'assigner à cette forme au moins ses traits généraux. Pour des obstacles très particuliers tels que le plan ou le dièdre, Henri Villat avait déjà résolu le problème de façon complète et très élégante par des formules calculables, mais il aboutit vers 1930 à une solution explicite, pour un obstacle de forme quelconque et donnée, en déterminant la solution à partir d'une équation intégro-différentielle qu'il résolut, discutant aussi les cas d'unicité de la solution. A cette occasion, il consacra un beau mémoire de pure mathématique aux équations intégrales singulières. Il établit ensuite une série de théorèmes qui permettent de prévoir et d'éviter des solutions physiquement inacceptables, révélées par Marcel Brillouin.

Parallèlement à la conquête de ces progrès décisifs de la théorie des sillages, Henri Villat résolvait de nombreux problèmes particuliers et mathématiquement très ardus : dièdre orienté de façon quelconque, obstacle immergé dans un fluide compris entre une paroi et une surface libre, jet dans un milieu fluide, etc. Ces travaux mirent en évidence la possibilité de solutions multiples et, par exemple, par formation d'une eau morte dans le creux d'un dièdre concave vers le courant, travaux développés plus tard par le regretté René Thiry qui fut son élève, puis son collègue à la Faculté de Strasbourg. Une telle multiplicité de solutions s'observe d'ailleurs dans la réalité, car le courant réel peut se rapprocher de tel ou tel régime idéal par suite de circonstances apparemment mineures mais modifiant notablement l'évolution des couches-limites, donc par effets de parois.

A l'époque, le physicien Ch. Camichel poursuivait des essais parallèles aux études théoriques d'Henri Villat, ce qui permit à Emile Jouguet de comparer les rapports des travaux de Villat et de Camichel avec ceux des travaux, antérieurs mais issus de préoccupations très similaires, de Boussinesq et de Bazin. Ces très beaux travaux d'Henri Villat sur la théorie des sillages, lesquels trouvèrent à l'étranger une large audience, restent applicables à des problèmes parfois inattendus, mais ils se heurtèrent finalement au fait que le champ de l'utilisation pratique de la théorie des sillages s'amenuisait continuellement par la recherche, devenant prédominante dans les applications de la Mécanique des fluides, d'obstacles et de régimes d'écoulement amenuisant les sillages eux-mêmes.

Un grand et nouveau mérite d'Henri Villat fut de saisir toute l'utilité de cette évolution. De là les belles études qu'il consacra ensuite aux mouvements tourbillonnaires en général, établissant de nombreux théorèmes devenus classiques quoique anonymes, ainsi que les progrès qu'il apporta à la théorie des sillages à files de tourbillons alternés dits de Bénard-Karman.

De là aussi ses études sur l'écoulement des fluides visqueux où il réussit, notamment, à rationaliser les bases de la théorie d'Oseen et à résoudre de nombreux poblèmes difficiles s'y rattachant.

La plupart de ces travaux ont fait l'objet de mémoires et, surtout, de quatre très beaux ouvrages didactiques exposant avec rigueur et clarté les théories les plus délicates et, à cette époque, les plus modernes de la Mécanique des fluides. A l'étranger comme en France et pour de très nombreux mécaniciens des fluides, ces ouvrages ont été d'irremplaçables manuels d'instruction et d'éducation. Puisque j'évoque ses nombreux élèves, je dois mentionner que quatre d'entre eux, notamment, sont venus le rejoindre en la Section de Mécanique de notre Académie : le regretté Joseph Pérès d'abord, puis Jean Leray et, plus récemment, Paul Germain tandis que Robert Mazet devenait en 1959 correspondant de cette même Section. Le rayonnement de l'enseignement d'Henri Villat au-delà de nos frontières et en dépit d'un persistant refus de déplacement -sauf pour rejoindre, aux vacances, sa chère maison « les Tourbillons » au bord de sa chère Méditerranée, -est attesté par la correspondance abondante et avide de conseils qu'il recevait d'anciens élèves étrangers et de leurs collègues. En pénétrant à l'Institut de Mécanique de l'Université de Bucarest, par exemple, le visiteur se trouve, au seuil du couloir qui donne accès aux bureaux des Professeurs, accueilli par une magnifique et souriante photographie d'Henri Villat.

Clarté et rigueur découlaient, chez lui, de qualités profondes. Son culte d'une rigoureuse logique mathématique n'excluant pas l'intuition s'associait au culte aussi de cette forme supérieure de la beauté qu'est l'élégance. Une mémoire extraordinaire s'alliait en lui à une imagination créatrice très vive. Cette mémoire lui permettait de retrouver sans hésitation une publication et la page de celle-ci où idée, expression ou résultat avaient frappé comme l'éclair son attention. Son imagination, associée à un sens poétique inné et cultivé, lui faisait concevoir des raccourcis ingénieux et évoquer des faits établis qui allégeaient les raisonnements et les dépouillaient de complications superflues. C'était merveille de le voir ainsi, devant un tableau, jongler avec les formules les plus compliquées et aboutir prestement à des résultats simples, précis et instructifs. A l'Ecole d'Aéronautique notamment, ses élèves le comparaient au tourbillon dont il leur enseignait si allègrement la théorie.

Je voudrais encore signaler qu'il enseigna longtemps aux Ecoles Normales Supérieures de Sèvres, puis de Fontenay, non seulement les mathématiques mais aussi la philosophie, enseignement auquel il prit un malin plaisir, comme il apprécia un auditoire féminin qu'il eut toutes raisons de charmer intellectuellement.

Ses dons d'enseignant correspondaient aussi à ses dons d'épistolier. Tous ceux qui reçurent de lui ces messages, au griffonnage peu lisible mais au tracé si élégant, gardent le souvenir de son style si affable, chatoyant et idéalisant, parsemé souvant de quatrains de la meilleure facture. Il ne voulut jamais que fût révélé le pseudonyme sous lequel il publia à plusieurs reprises des poésies charmantes, réminiscence peut-être de ses poètes grecs préférés.

Sa bonté était profonde, comme était sans faille sa probité intellectuelle. Si sa bonté fut parfois excessive, il ne faut en faire grief qu'à la triste inconscience de ceux qui en abusèrent. Mais, quant à lui, il n'aurait pas conçu de pouvoir faire tort à qui que ce soit. A ses élèves en particulier, il prodigua avis, conseils, aide et encouragement.

En bref, on peut dire qu'en sa frêle silhouette, restée juvénile jusqu'au dernier jour, s'est incarnée la magnifique personnalité d'un éminent Savant et d'un grand Universitaire, au sens où lui-même concevait le devoir d'être ainsi.

De cruelles épreuves ne lui furent pas épargnées, dont sa grande sensibilité souffrit beaucoup. Son fils aîné, âgé de dix-huit ans seulement, s'engagea dans la Marine au début de la guerre et, quatre mois plus tard, son bateau sautait sur une mine magnétique. Notre regretté Confrère en fut atteint au plus profond de son coeur et, pour y échapper, chercha une consolation dans l'art musical en devenant un virtuose du violoncelle.

Son dévouement à sa mission enseignante redoubla mais son intime blessure, puis une surdité qui devait lui être pénible par l'isolement où elle le confinait en tout débat, atténuèrent certainement son enthousiasme créateur. Il n'en resta pas moins fidèle à son constant souci d'une excellente utilisation de la Mathématique à la résolution effective des difficiles problèmes qui s'imposent au théoricien de la Mécanique.

Au petit matin du 19 mars dernier, il dormait paisiblement. L'aube allait éclairer les bourgeons naissants des arbres de nos boulevards, symbole de renouveau printanier en notre vieille cité. Alors, une Parque, soucieuse de lui épargner toute souffrance, vint délicatement couper le fil de son existence, sans même l'éveiller.

Et, aussitôt, la Science de notre pays fut en deuil, comme tous ses amis, ici et partout. A ses enfants et à ses petits enfants sur qui s'abattait le malheur je renouvelle les condoléances très attristées de notre Compagnie.

Plus particulièrement encore, je dois exprimer l'hommage de notre douloureuse sympathie à l'épouse de notre très regretté et si éminent Confrère. Si proche de lui par les délicatesses du coeur, par la finesse de l'intelligence et par une connaissance raffinée de notre langue, elle était venue, telle une incarnation de quelque fée nordique, des confins de l'Ecosse apporter à ce fils de l'Ile-de-France, méditerranéen de prédilection, le bonheur de ses dernières années. Vous avez, Madame, embelli pour lui ces années en les illuminant de douce tendresse et de prévenances d'un dévouement généreux et souriant.

Puisse cette certitude, dont ses intimes furent des témoins émus, atténuer votre douleur devant laquelle je m'incline avec respect.