Revue des Ingénieurs, mai 1960 :
PEU de nos jeunes camarades ont sans doute quel-" que notion du savant qui a si brillamment honoré la géologie, du maître éminent qui a enseigné 44 promotions aux Ecoles des Mines de Saint-Etienne, puis de Paris, jusqu'en 1930 date de sa mort.
Et cependant Pierre Termier a exalté la jeunesse en bien des circonstances et en termes souvent magnifiques : jeunesse de l'histoire humaine à ses origines, jeunesse de l'univers en perpétuelle élaboration, mais surtout jeunesse des promotions qui l'écoutaient et des disciples qui le suivaient sur les sentiers de la géologie. Il célébrait les renouveaux de la jeunesse française et ses espoirs aux heures angoissantes précédant la première guerre mondiale (« Conversation sur l'esplanade de Québec », 1914). Il proclamait une mystérieuse correspondance « entre votre belle et éclatante jeunesse et la géologie ». Il aurait aimé la maturité, la sincérité et le sérieux, qui caractérisent la jeunesse d'aujourd'hui, et il lui aurait enseigné, comme jadis, la foi en l'avenir.
Est-il donc vraiment impossible, dans la hâte d'une civilisation où tout s'accélère, de se tourner vers le passé pour se nourrir du témoignage des prédécesseurs ? Je ne le crois pas. Consciemment ou non, nous sommes dans leur sillage, et il est des familles spirituelles que la mort ne peut atteindre.
La présente année suit celle du centenaire de la naissance de Pierre Termier. C'est l'occasion de rappeler son souvenir aux anciens et d'évoquer pour les plus jeunes quelques aspects de cette grande figure.
Pierre Termier est un savant qui a contribué à marquer fortement la géologie du début du siècle. On peut discuter si les étapes de l'histoire sont jalonnées principalement par les progrès dans le domaine scientifique, et c'est presque un lieu commun de dire que le plan technique n'est pas celui qui importe surtout, en dépit des immenses transformations suscitées. Nous aimons à penser cependant que la poursuite de la vérité, qui attire passionnément le savant, est infiniment plus que l'acquisition d'une technique, la satisfaction d'un orgueil ou la joie d'une intelligence.
« Cette passion d'amour qui constitue la vocation scientifique, cette passion étrange et surhumaine, est déchaînée, dans le cœur du savant, par la Splendeur entrevue, par la Beauté devinée, par un simple reflet, venu de très loin, après un immense voyage au sein d'épaisses ténèbres, venu de la Vérité, qui est, de toute évidence, la fin dernière de nos aspirations, le besoin profond de notre intelligence, le pôle vers lequel doit s'orienter notre vie. Le savant est plus sensible que ses compagnons de route à la rencontre de res reflets, de ces rayons, de ces lueurs. Il les perçoit, alors qu'ils restent invisibles pour le plus grand nombre ; et dès qu'il en a été frappé, il ne peut plus cesser de les voir » (La vocation de savant). « Le savant a ici-bas une fonction tout à fait sublime ; comme le prêtre, comme le poète, comme l'artiste, il parle au nom de l'Infini ; il rappelle à ses compagnons de pèlerinage leur destinée éternelle ; il leur montre le but à atteindre qui est la Vérité ; il exalte chez eux le sentiment de leur grandeur et leur fierté d'être des hommes » (Idem).
Quand, groupés autour de Pierre Termier sur quelques hauts lieux des paysages géologiques, nous écoutions de sa bouche la révélation d'un monde nouveau pour nous, c'était plus encore le souffle de l'Esprit que la connaissance de l'univers matériel qui captivait les jeunes auditeurs. C'était le sens que prenait cette notion de l'univers, et le mot « enthousiasme » retrouvait alors sa pleine signification étymologique. Votre leçon, Maître, n'aurait pas été complète, si vous n'aviez pas construit la synthèse des Alpes ! Beaucoup on été marqués par cet enseignement, qui ne furent pas cependant des géologues de carrière.
Ce qui frappait, dès son premier abord, était le don de sympathie qui émanait de la personne de Pierre Termier. Son regard clair semblait aller au fond de l'âme : sans aucune nuance d'inquisition cependant. « On ne peut dire que Termier se dépensât à chercher le contact ; qu'il s'efforçât jamais de faire naître autour de lui un remous d'âmes... A peine pourrait-on dire qu'il était naturellement réservé ; en fait il ne refusait jamais l'explication ni le conseil ; et si l'explication montrait la place de l'inexplicable, si le conseil restait discret, ce n'était pas réserve, mais connaissance des limites humaines ». (L'un de ses élèves. Revue des Jeunes, 1932).
Cette sympathie était fondée, je pense, sur l'optimisme à l'égard du prochain, qui est la première et l'essentielle charité. Qu'il ait entraîné et orienté ceux de ses élèves qui l'ont voulu, et d'autres aussi que ses élèves, des auditeurs, lecteurs, amis, les témoignages en sont nombreux. La raison de cette influence n'était pas d'essence intellectuelle ou artistique, malgré son grand talent d'évocation des problèmes de la géologie. « Il était pour nous un homme exemplaire, n'ayant qu'à se manifester pour être à jamais l'un de nos patrons intérieurs » (Du même). Il était ancré dans l'absolu, comme son ami Léon Bloy. Il fut éprouvé douloureusement par les maladies et les deuils au sein d'une famille très unie. La douleur, qui anoblit et purifie, affine les facultés de sympathie et de compréhension à l'égard du prochain, et il en fut certainement ainsi pour Pierre Termier.
Il était porté par sa foi chrétienne, bien qu'il ne l'affichât pas. Il me semble cependant que, s'il avait eu le loisir d'écrire un testament, il aurait fait sien le témoignage suprême de Kepler « à l'Auteur de toute science » : « Accorde-moi cette faveur que l'œuvre que je viens d'achever contribue à ta gloire, à la sainteté et au bonheur éternel des âmes ».
Il a dit qu'il ne voulait pas être rangé parmi les savants qui croient infranchissable la limite entre le domaine de la science et celui de la philosophie ou de la religion. Les sciences particulières sont, à ses yeux, « des degrés pour monter vers la connaissance générale et universelle ». Et s'il a comparé, dans le « Discours aux Cinq Académies » (1923), la joie de connaître et la joie d'aimer, ce n'était certainement pas pour les opposer, mais pour les contempler comme deux faces insignes d'un même cristal. Sa phrase finale, en l'ultime solennité où il prit la parole pour glorifier la géologie, au grand amphithéâtre de lu Sorbonne (1930), résonne encore à nos oreilles : « Aucune science n'est comparable à la nôtre pour la purification et l'agrandissement de la pensée : aucune, non plus, ne nous dispose autant qu'elle à considérer tous les hommes comme nos frères : aucune n'est, autant qu'elle, terrestre et par conséquent humaine, c'est-à-dire conseillère de patience et d'amour ».
Dans une si brillante carrière au large rayonnement, quelle est la place du devoir d'état ? Pierre Termier a été un admirable professeur. Tels disciples, issus des Ecoles des Mines ou en dehors de ces écoles, en ont été la preuve vivante. Plus que d'enseigner un métier, le maître a mission, il me semble d'enseigner la méthode. Le métier, chacun doit l'apprendre soi-même. Et surtout le maître doit susciter les enthousiasmes qui donnent l'impulsion pour cet effort personnel de chacun, devant durer toute une vie. Il doit ouvrir les esprits, mais aussi les âmes, et j'ai essayé de faire voir avec quelle plénitude Termier l'a su réaliser.
Les artisans du Moyen-Age qui enseignaient un métier à leur apprentis, leur inculquaient le culte de l'œuvre bien faite, du travail soigné : et c'était en un sens un enseignement moral. L'expérience vient ensuite ; mais la perfection de l'œuvre reste un objectif quasi inaccessible. Toutes proportions gardées, c'est ainsi dans nos Ecoles supérieures. Un camarade, J. Souty, mort quelques semaines après sa sortie de l'Ecole des Mines, avait inscrit dans ses papiers personnels cette parole de Pierre Termier pieusement recueillie : « Au fond, ce qui importe le plus dans la vie, c'est de n'être jamais satisfait, ni de soi-même, ni de sa part de connaissance, et de chercher toujours, et de s'efforcer toujours et de monter toujours ».
En mesurant les années qui s'écoulent, jalonnées déjà par ce centenaire, ne craignons pas que Pierre Termier tombe dans l'oubli. Son œuvre demeure, par laquelle il a honoré la science et illustré les Ecoles où il a enseigné : il a servi la France et l'humanité. Il a jeté un levain dans la pâte et il a marqué des âmes. « Il me semble, disait son élève Philippe Raoux, que dans le paradis, je serai encore votre élève ». Il a tracé un sillage : à d'autres de le suivre. La lecture de ses admirables conférences, la méditation de sa vie et de son œuvre conservent leur pouvoir d'élever les esprits et les cœurs. J'aime à croire que des êtres d'exception comme ce maître nous ont été donnés pour éclairer et guider les hommes de bonne volonté par delà l'heure éphémère, et pour les orienter favorablement vers leur destin.
Le biographe de Pierre Termier, M. André George a opportunément souligné dans le Journal « Le Figaro » dû 3 juillet 1959 cette date [du centenaire] autrement inaperçue du grand public. Il a aussi donné un résumé de la vie et de l'oeuvre de Pierre Termier, sous le titre « Un savant et poète de la Terre », dans les Nouvelles Littéraires du 6 août 1969.
On dispose d'autre part de l'excellente biographie par André George (1933). On pourra consulter enfin : Notice sur la vie et l'œuvre de Pierre Termier (Annales des Mines, 1932), par E. Raguin.