Daniel MURGUE (1840-1918)


Daniel MURGUE
Sa Vie et ses Oeuvres

PAR
PAUL PETIT
DIRECTEUR DE LA SOCIÉTÉ DES HOUILLERES DE SAINT-ÉTIENNE,
MEMBRE DE LA COMMISSION FRANÇAISE DU GRISOU,
PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ AMICALE DES ANCIENS ÉLÈVES DE L'ÉCOLE NATIONALE DES MINES DE SAINT-ÉTIENNE.

Extrait du Bulletin de la Société de l'Industrie Minérale (à livraison de 1919)
SAINT-ETIENNE, SOCIÉTÉ DE L'IMPRIMERIE THEOLIER - J. THOMAS ET Cie, Rue Gérentet, 12 ; 1919

LE SAVANT

L'oeuvre scientifique de Daniel Murgue est considérable ; elle constitue un splendide monument, de lignes solides, harmonieuses, claires et élégantes. L'importance, la valeur et l'originalité de ses travaux ont acquis à son auteur une réputation universelle. Sans jamais se départir de la rigueur mathématique la plus sévère, Murgue possède ce don naturel très rare, de présenter toutes ses démonstrations sous une forme simple, claire, imagée, de lecture attrayante, d'assimilation facile. Les parallélismes et les oppositions sont un de ses procédés favoris; ils facilitent le travail du lecteur qui pénètre aisément le fond de sa pensée. Il a une répugnance manifeste pour les calculs transcendants et indigestes ; il s'efforce d'arriver avec ordre et méthode, par l'emploi de formules simples, à la démonstration des propositions qu'il a énoncées. Si d'aventure, au cours de son exposé, il se heurte à un obstacle capable de le ralentir, il le tourne élégamment, précipite son raisonnement et arrive à la conclusion. Le lecteur lui sait gré de lui avoir épargné des développements souvent inutiles ; au reste, s'il éprouve, après coup, le désir de satisfaire une curiosité scientifique légitime, il n'a qu'à se reporter aux Notes additionnelles, consacrées à l'étude des questions de détail liées au sujet principal du mémoire. A l'exemple de Pascal, il étaye le plus souvent ses théories sur l'observation et l'expérimentation « dont le concours est si nécessaire à la science pour combattre à la fois les préjugés du vulgaire et les erreurs des savants ». La précision de ses méthodes d'expérimentation et l'ingéniosité des appareils conçus et réalisés par lui, sont des qualités qu'il importe de souligner.

Je classerai en deux groupes distincts les études scientifiques de Daniel Murgue, dont je présenterai un rapide résumé :

I. - Travaux sur la ventilation des mines.

II. - Travaux divers

§ I. TRAVAUX SUR LA VENTILATION DES MINES

Chargé par la Compagnie houillère de Bessèges d'un service de mines grisouteuses, aérées par un ventilateur à force centrifuge, Murgue mit à profit ces circonstances favorables pour étudier les questions soulevées par la ventilation des mines, présentées jusqu'alors, dans les traités spéciaux, d'une façon incomplète et obscure, parfois même erronée.

Cette étude, appuyée sur des expériences difficiles et répétées, a formé l'objet d'un travail qui a paru, en trois reprises, dans le Bulletinde la Société de l'Industrie minérale sous le titre modeste de : « Essai sur les machines d'aérage ».

Essai sur les machines d'aérage .- La première partie date de l'année 1873 ; elle a pour objet de poser en termes précis le problème de la ventilation d'une mine.

L'énoncé ordinaire était celui-ci : faire circuler par seconde un volume d'air donné à travers une mine donnée.

Or, le volume d'air était seul susceptible d'une définition géométrique; la mine ne présentait à l'esprit qu'une énigme confuse et compliquée.

C'est alors que Murgue eut l'idée - idée géniale - d'introduire dans problème de l'aérage « un élément très important, destiné à caractériser l'ensemble des résistances, en raison desquelles une mine oppose une difficulté plus ou moins grande à la ventilation. Il en ramène la totalité à un seul obstacle, d'un type toujours uniforme et le plus simple de tous : celui de l'orifice en mince paroi ».

Il appelle orifice équivalent d'une mine donnée la section en mètres carrés d'un orifice tel que la même charge génératrice, compression ou dépression, y fasse passer, pendant le même temps, le même volume d'air que dans la mine.

Cette fiction de l'orifice équivalent avait le double avantage : d'exprimer la résistance des mines par une grandeur géométrique et, en même temps, de présenter à l'esprit une image saisissante. On peut affirmer avec certitude qu'elle a contribué, pour une très large part, aux progrès réalisés dans la science de la ventilation.

Le mémoire se poursuit par la justification théorique et expérimentale de sa proposition et par la division des machines d'aérage en deux grandes classes: ventilateurs volumogènes, ventilateurs déprimogènes, c'est-à-dire ventilateurs agissant à la façon des pompes, en engendrant un volume où l'air de la mine vient se précipiter pour être de là rejeté au dehors, et ventilateurs produisant sur l'un des orifices de la mine une dépression, comme celui à force centrifuge.

Dans la deuxième partie (Bulletin de la Société de l'Industrie minérale (2e série, tome II, 1875)), Murgue donne à l'idée nouvelle de l'orifice équivalent tout le développement qu'elle lui paraît comporter.

Après avoir dressé, à l'aide de résultats d'expériences recueillies dans les publications industrielles, un tableau de soixante-sept exemples d'orifices équivalents, il est en mesure d'énoncer les généralités suivantes :

Les orifices équivalents oscillent autour d'une moyenne d'un mètre carré ; par suite, on peut distinguer les mines en :

  • Mines étroites, lorsque l'orifice équivalent est inférieur à cette moyenne ;
  • Mines larges, lorsqu'il lui est supérieur ;
  • Mines moyennes, lorsqu'il s'en écarte peu, comme de : 0 m2 80 à 1 m2 20

    Aujourd'hui, tous les exploitants se sont préoccupés d'élargir leurs mines et d'améliorer ainsi l'aération de leurs travaux ; actuellement, on s'accorde généralement à considérer comme mines moyennes, celles dont l'orifice équivalent est compris entre un et deux mètres carrés.

    Revenant aux machines d'aérage, Murgue fait emploi de la nouvelle méthode pour définir géométriquement :

    1° Les joints et canaux livrant passage, dans les ventilateurs volumogènes, à des rentrées d'air et empêchant ces appareils d'être des machines pneumatiques parfaites. Il appelle ce nouvel orifice orifice des pertes et montre, par une série de dix-sept exemples, qu'il est difficile de donner de grandes dimensions à ce genre de ventilateurs sans accroître outre mesure cette cause de déperdition ;

    2° La résistance que présentent les ventilateurs eux-mêmes, quels qu'ils soient, à la circulation de l'air, lorsqu'ils ne lui offrent que des canaux étroits. Cet orifice, qu'il nomme orifice de passage, doit être nécessairement aussi large que possible ; trop étroit, il absorbe en pure perte la plus forte part du travail moteur, comme il arriverait si on faisait aérer une mine par un ventilateur de forge.

    A la suite de ces premiers travaux, une Commission fut chargée par le district du Sud-Est de la Société de l'Industrie minérale, de faire une étude comparative des divers appareils de ventilation en usage dans le bassin houiller du Gard.

    Cette Commission était composée de :

    M. Aguillon, ingénieur au corps des mines ;

    M. Fumat, ingénieur en chef des mines de la Grand'Combe ;

    M. Murgue, rapporteur.

    Les travaux de la Commission portèrent sur six ventilateurs dont deux volumogènes, quatre déprimogènes. La méthode de l'orifice équivalent, appuyée sur des expériences rigoureuses et variées, permit de tracer pour chaque appareil une courbe caractéristique ; la comparaison de ces courbes conduisit à ces importantes conclusions :

    Les ventilateurs volumogènes doivent être préférés pour les mines étroites ; les déprimogènes pour les mines larges.

    Parmi les volumogènes, le ventilateur Fabry se trouve le meilleur; parmi les déprimogènes, le Guibal.

    Enfin, quel que soit le ventilateur, le moyen le plus efficace pour obtenir un bon aérage, est d'agrandir l'orifice équivalent.

    Chargé du rapport et de la partie active de l'oeuvre de la Commission, Murgue peut, sans diminuer en rien le mérite de ses distingués collaborateurs, inscrire pour une large part à son actif cet important travail.

    Dans la séance d'inauguration du congrès d'Alais, le 22 mai 1882, le président M. Castel, l'appréciait dans les termes suivants :

    « L'aérage a été l'objet d'études très consciencieuses et très complètes. Nous ne pouvons oublier à ce sujet le travail d'une importance capitale exécuté par la Commission du district du Sud-Est et qui a paru dans notre Bulletin en 1878 ; c'est un véritable traité sur la matière. Je regarde comme un devoir de rendre un particulier hommage à M. Murgue qui est le maître en fait d'aérage et dont la théorie et le mode de calcul sont aujourd'hui admis partout. »

    La troisième partie de l'essai sur les machines d'aérage s'appuie sur la base solide, fournie par les expériences de la Commission du Sud-Est, pour aborder la théorie des ventilateurs déprimogènes, dont le type à force centrifuge est d'emploi le plus répandu.

    Murgue montre, à l'aide des lois élémentaires de la mécanique, que les ailes doivent commencer, au centre, par une partie inclinée sur le rayon, et se terminer à la périphérie suivant le rayon lui-même ; que l'air projeté par les ailes doit être reçu dans des canaux évasés où sa force vive puisse s'éteindre, de façon à lui faire quitter l'appareil sans vitesse.

    Dans ces conditions, le ventilateur parfait doit développer une dépression égale à u2 / g , u représentant la vitesse absolue de l'extrémité des ailes.

    Mais, dans la pratique, les ventilateurs sont loin d'atteindre cette valeur théorique ; il faut l'affecter d'un coefficient de réduction que Murgue appelle le rendement manométrique.

    Le calcul du rendement manométrique, effectué pour une longue série de quatre-vingt-deux ventilateurs, met en évidence la supériorité du ventilateur Guibal (le rendement du Guibal a été dépassé par des ventilateurs de construction plus récente) qui réalise plus complètement que tout autre les exigences de la théorie ; à mesure qu'on s'en éloigne, le rendement diminue.

    On est conduit au même résultat par la considération du rendement mécanique, c'est-à-dire du rapport entre le travail utile et le travail moteur.

    Cette troisième partie, la plus importante de l'oeuvre de Murgue, a été traduite et publiée en Angleterre par M. Steavenson, vice-président de la Société des ingénieurs du nord de l'Angleterre. Elle a également formé l'objet d'une communication étendue de M. Alfred Bache à la Société des ingénieurs civils de Londres.

    En Allemagne, elle a été traduite par M. Julius von Hauer professeur à l'Académie des mines de Léoben. Elle a servi de point de départ aux travaux de la Commission prussienne du grisou, dans sa section des ventilateurs.

    En France, cette méthode a été reproduite par le traité d'exploitation de M. Haton de la Goupillière ; elle fait partie des programmes d'enseignement des Ecoles des mines de Paris et de Saint-Etienne.

    L'oeuvre admirable de Daniel Murgue, diffusée à travers l'élite savante du monde entier, n'a pas échappé à la loi qui pèse sur toutes les productions de l'esprit humain, réellement novatrices et fécondes en applications. En raison même de la séduction prenante qu'elle a exercée sur les esprits chercheurs, amateurs de nouveautés, elle a provoqué quelques controverses et suscité des critiques de détail qui se sont manifestées dans le calme et la courtoisie, parure de ces tournois intellectuels dans lesquels s'affrontent des idées et non des personnes.

    Passer brièvement en revue ces critiques, ce n'est point déflorer l'oeuvre du savant dont je retrace la vie si brillamment remplie, c'est simplement faire acte d'historien consciencieux.

    Je me permettrai, tout d'abord, d'évoquer un souvenir personnel.

    Dans son essai sur les machines d'aérage (Bulletin de la Société de l'Industrie minérale (2e série, Tome IX, 1880)), Murgue exprime la valeur théorique de la dépression engendrée par un ventilateur du type Guibal, avec enveloppe et cheminée évasée, par la relation suivante:

    H = u2 / g - u V2 cos a / g - W 2 / ( 2g )

    dans laquelle :

    H : est la dépression théorique mesurée en colonne d'air.

    u : la vitesse linéaire de l'extrémité des ailes.

    V2 : la vitesse relative de l'air dans les intervalles des ailes, en quittant la roue mobile.

    a : l'angle suivant lequel les ailes atteignent la circonférence extérieure.

    W : la vitesse d'écoulement dans l'atmosphère par la cheminée évasée.

    g = 9. 8088.

    De la discussion de cette formule, Murgue avait conclu : pour que l'appareil développe le maximum de dépression, les ailes doivent aboutir à la circonférence extérieure sous une inclinaison a = 90°, car cette valeur de a fait disparaître le terme négatif

    (V2 cos a) / g

    et il reste simplement pour la dépression théorique :

    u V2 cos a / g - W 2 / ( 2g )

    « Ainsi, disait-il, les ailes d'un ventilateur Guibal et, en général, de tout ventilateur à restitution de force vive, doivent aboutir normalement à la circonférence extérieure ».

    En 1884, dès ma sortie de l'Ecole, je fus attaché à la fosse Bleuse-Borne de la Compagnie des mines d'Anzin, et chargé spécialement par M. François, ingénieur en chef de cette Compagnie, de suivre les essais entrepris sur le ventilateur Ser, installé sur la fosse d'aérage du « Moulin ».

    Le pouvoir déprimant remarquable de cet appareil, bien supérieur à celui de ses devanciers, fut pour moi, de prime abord, un sujet d'étonnement. Mais, en analysant la formule établie par Murgue, je fus amené à déduire que la conclusion plus haut rappelée, était entachée d'une légère erreur d'interprétation, à la suite d'un oubli tout à fait pardonnable.

    Si, en effet, les ailes s'infléchissent en avant, a devient supérieur à 90°, cos a change de signe, et le terme

    u V2 cos a / g

    de négatif devient positif.

    La dépression théorique cesse donc d'être :

    (V2 cos a) / g

    pour devenir:

    H = u2 / g + u V2 cos a / g

    Or, le ventilateur Ser, soumis à nos expériences, présentait précisément cette particularité que ses ailes, au lieu d'être inclinées en arrière ou dirigées suivant le rayon, avaient une inclinaison en avant de 45°, dans le sens du mouvement.

    Ce dispositif expliquait donc, selon moi, l'importance imprévue du pouvoir déprimant observé.

    Je me souviens encore, avec émotion, après trente-quatre années, du trouble profond dans lequel me jeta cette découverte et de la timidité avec laquelle je rédigeai une note concise qui, soumise à l'examen de celui que respectueusement nous considérions tous comme un maître inégalé, motiva de sa part une légère modification à sa théorie, insérée au Bulletin de la Société de l'Industrie minérale (2e série, tome XV, 1886).

    En 1887, M.Henrotte, ingénieur au corps des mines belge, dans une étude sur la théorie des ventilateurs à force centrifuge, publiée par la Revue Universelle (juillet et août 1887) fit des travaux de Murgue une assez vive critique.

    « Si la marche générale de la théorie de M. Murgue est précise, écrivait-il, il y reste trop de points discutables pour l'ingénieur ami de la mécanique rationnelle ....

    « Nous constatons, dès le début, une erreur essentielle, celle d'ajouter les dépressions dues à deux vitesses composantes de la vitesse que possède l'air au point considéré. »

    M. Henrotte déduisait, comme conclusion importante de sa théorie :

    « Les diffuseurs n'ont théoriquement aucune influence sur l'augmentation de l'effet utile. »

    Murgue, après avoir démontré qu'une erreur s'était glissée dans deux passages du mémoire de M.Henrotte, conclut en ces termes, empreints de modération, mais cachant un petit brin de malice :

    « L'assertion que le diffuseur n'a théoriquement aucune influence sur l'augmentation de l'effet utile est singulière, et a dû bien surprendre MM. Guibal et Harzé. Cet organe reste ce qu'il a toujours été, le récupérateur de la force vive emportée par l'air expulsé. Je me borne à ces simples observations ; je souhaite qu'elles soient agréées par les ingénieurs amis de la mécanique rationnelle, et qu'elles leur inspirent une juste confiance dans une théorie qu'ils ont accueillie, jadis, avec quelque faveur. »

    En 1890, une ample controverse s'institue entre M. Murgue et M. Rateau — ingénieur des mines, inventeur du ventilateur qui porte son nom — au sujet de l'orifice de passage du ventilateur de Cransac (Comptes rendus de la Société de l'Industrie minérale, 6 décembre 1890. Saint-Etienne).

    M. Rateau émet l'opinion qne la théorie des ventilateurs établie par Murgue est approximative et fondée sur des hypothèses plus ou moins justifiées.

    Elle est approximative, écrit-il, pour trois raisons principales :

    a) Elle n'a été établie que pour le cas où les trajectoires de l'air dans la roue sont planes et perpendiculaires à l'axe du ventilateur. Lorsque cette condition n'est pas réalisée, notamment lorsque les trajectoires de l'air sont des courbes gauches, il convient de n'employer les formules qu'avec une grande réserve.

    b) Les formules supposent que la vitesse absolue V0 de l'air, au moment où il va être saisi par les ailettes, est dirigée perpendiculairement à l'axe. Cette hypothèse peut être vérifiée pour certains cas particuliers ; elle ne l'est pas en général.

    c) M. Murgue n'a pas tenu compte de la différence des pressions, en avant et en arrière de la tranche d'air qu'il considère, et cette différence n'est point du tout négligeable.

    Les hypothèses sur lesquelles repose la théorie sont discutables.

    L'hypothèse fondamentale, c'est que le fluide en mouvement dans la roue se déplace par tranches ; elle suppose que les particules d'air qui se trouvent à un certain moment dans un plan normal au filet moyen du canal où elles se meuvent, se retrouveront à un moment quelconque dans un autre plan normal. Cela n'est pas réalisé en pratique.

    La définition de l'orifice équivalent est aussi sujette à critique. Elle suppose les pertes de charge proportionnelles au carré de la vitesse. Si cette loi n'était pas vraie, tout l'échafaudage bâti sur l'orifice équivalent s'écroulerait : or, cela pourrait être.

    En résumé, concluait M.Rateau, « je crois pouvoir dire que la théorie de M.Murgue est approximative et qu'il en faut user avec circonspection ; mais je ne prétends point qu'il faille l'abandonner..... » A ces critiques, Murgue répondit le 3 janvier 1891 :

    « J'ai lu avec beaucoup d'intérêt l'attaque très vive dirigée par M Rateau contre mes études théoriques, déjà anciennes, sur la ventilation des mines et les ventilateurs. La réponse me paraît facile. M. Rateau insiste beaucoup sur ce point que cette théorie n'est qu'approximative. C'est possible ; mais c'est le fait de toutes les sciences appliquées. Rien n'est absolu dans les choses qui nous entourent ; le fil à plomb n'est pas vertical, le rayon visuel n'est pas rectiligne, le sol n'est pas au repos. Vouloir tenir compte de toutes les influences, c'est se condamner à la confusion et à l'impuissance, et l'analyste ne saurait faire oeuvre utile s'il ne néglige les actions de second ordre, pour ne voir que celles qui gouvernent souverainement les phénomènes. C'est ce que j'ai fait et, pour que le lecteur ne l'ignore, j'ai eu soin de n'appliquer mes déductions théoriques qu'au ventilateur parfait, c'est-à-dire dégagé des infirmités de l'application. Sous ces réserves, je puis donc accepter l'observation de M. Rateau. »

    Murgue passe en revue les différentes critiques de M. Rateau, y répond et conclut : « Je crois inutile d'insister. L'attaque était plus menaçante que solide et, de cette fois encore, mon modeste édifice ne sera pas renversé. En terminant, je tiens à prémunir les lecteurs contre la pensée qu'ils pourraient avoir que j'ai obéi, dans cette discussion, à d'autres sentiments que l'attrait de la controverse scientifique. »

    La conclusion de cette note dépeint tout entier le caractère de Daniel Murgue, fait d'absolue loyauté et de parfait désintéressement. Je ne résumerais point complètement les diverses phases de cette joute intellectuelle, si je ne prenais le soin d'ajouter que les deux adversaires, hommes distingués et de très haute culture, dont les travaux et les recherches scientifiques ont imprimé un magnifique élan à la science de la ventilation des mines, entretinrent par la suite, en dépit de la vivacité apparente de leurs polémiques, restées toujours courtoises, de très cordiales relations basées sur une réciproque et affectueuse estime. Lorsque M. Rateau fut nommé chevalier de la Légion d'honneur, en 1908, Murgue fut un des premiers à l'en féliciter. M. Rateau lui en exprimait sa gratitude, à la date du 22 juillet 1908, dans une lettre dont il me sera permis de détacher le passage suivant :

    « Votre bien aimable mot de félicitation m'a fait le plus vif plaisir et je vous en remercie beaucoup. Nul compliment ne pouvait m'être plus agréable que celui qui vient de vous, qui avez ouvert bien des chemins où j'ai continué de travailler. »

    Ne pas admettre la contradiction est un signe de faiblesse. MM. Murgue et Rateau, dans leurs controverses, ont, l'un et l'autre, échappé à cette petitesse d'esprit.

    « La contradiction - a dit Joubert - ne nous irrite que parce qu'elle trouble la paisible possession où nous sommes de quelque opinion ou de quelque prééminence. Voilà pourquoi les faibles s'en irritent plus que les forts, et les infirmes plus que les sains. »

    Après la publication de son Essai sur les machines d'aérage, Murgue ne s'est plus occupé, dans ses nouveaux mémoires sur la ventilation des mines, que des applications de sa méthode dans les diverses circonstances où elle pouvait, ou dégager un enseignement, ou rectifier des idées erronées.

    Rapport de la Commission anglaise des ventilateurs mécaniques. (Traduction et notes). - C'est ainsi que, en 1884, des ingénieurs de Newcastle, appartenant à la Société des ingénieurs du nord de l'Angleterre, lui adressent un intéressant rapport, relatant les résultats d'expériences faites sur douze appareils de ventilation en usage dans les mines anglaises.

    Les auteurs s'étant contentés de reproduire des chiffres sans aucun commentaire, Murgue saisit naturellement cette occasion d'appliquer sa méthode d'interprétation à des résultats marqués d'un caractère de haute impartialité et de parfaite exactitude, et peut en déduire des conséquences d'une grande netteté, qui font l'objet d'une annexe à la traduction du rapport.

    Il montre en particulier que, parmi les ventilateurs déprimogènes expérimentés, la supériorité théorique du Guibal est marquée par un travail passif exagéré, suite inévitable des dimensions et du poids excessif donné en Angleterre à cet appareil. Parmi les volumogènes, il donne le premier rang au Roots, le dernier au Lemielle.

    Cette annexe, traduite et publiée en Angleterre par M. Wallon Bravn, dans le The Iron and coal trade Review a donné lieu à d'assez vives polémiques, à cause des intérêts que les conclusions de Murgue avaient pu froisser.

    A la suite de ces travaux, il reçut le titre de membre d'honneur de l'Institut des ingénieurs du nord de l'Angleterre. Il en était particulièrement fier, car il fut longtemps le seul ingénieur français qui se le vit décerner.

    Rapport de M. Althans, président de la sous-commission prussienne du grisou, sur les ventilateurs. (Traduction et notes). — Aidé de la collaboration de M. Prosper Brun, ingénieur à Molières, Murgue donne la traduction du rapport de M. Althans, président de la sous-commission prussienne des ventilateurs. (Bulletin de la Société de l'Industrie minérale (3e série, tome III, 1889).

    Il dégage cet important travail d'un grand nombre de répétitions et considérations oiseuses où se complaisent les auteurs allemands.

    Le mémoire se compose de trois parties :

    1° Statistique des installations d'aérage des mines prussiennes.

    2° Résumé des travaux de la sous-commission des ventilateurs.

    3° Recherches expérimentales faites à l'aide d'un gazomètre de la ville de Breslau.

    Les deux premières parties sont l'application pure et simple de la méthode de calcul de Murgue aux nombreux systèmes de ventilateurs en usage sur les mines prussiennes. Les conclusions ne diffèrent pas de celles qu'il a énoncées lui-même. M. Althans insiste d'une façon toute spéciale sur les bons résultats donnés par les petits ventilateurs à rotation rapide (Schwellaüfer), grâce à la minime importance de leur travail passif et à leur faible prix de premier établissement.

    Ces résultats sont dus aussi, et pour la plus forte part, à ce fait que les mines allemandes sont en majorité des mines étroites, comme le montre la statistique de la première partie (annexe A et note C).

    Les intéressantes expériences de la troisième partie ont eu pour objet principal de vérifier le fait signalé par le rapport de la Commission du Sud-Est (Tome VII, p. 506), qu'un anémomètre à ailettes tourne plus vite sous l'action d'un courant d'air animé d'une certaine vitesse, que lorsqu'il se meut avec cette même vitesse dans une atmosphère immobile. Ces expériences faites avec le secours d'un gazomètre de 2.000 mètres cubes de capacité ont pleinement confirmé les principes antérieurement posés par la Commission du Sud-Est.

    Recherches expérimentales sur la perte de charge dans les parcours d'air souterrains. - En mars 1893, Murgue publie dans le Bulletin de l'Industrie minérale un important mémoire, dans lequel il relate et commente de remarquables et nombreuses recherches expérimentales sur la perte de charge dans les parcours d'air souterrains.

    Ce beau travail a valu à son auteur un prix de 3.000 francs qui lui a été décerné par "La Société d'encouragement pour l'Industrie nationale".

    M. Haton de la Goupillière, inspecteur général des mines, au nom de la Commission chargée par le Comité des arts mécaniques de l'étude du prix relatif à l'aérage des mines, rédigea un rapport, peu connu du public, dont je suis heureux de pouvoir reproduire ci-dessous le texte in extenso :

    « La Société d'encouragement a proposé, en vue du ce concours de 1893, un prix de 3.000 francs pour le perfectionnement de l'aérage mécanique des mines. Un seul concurrent s'est présenté. Son nom seul était à l'avance une arantie suffisante. M. Murgue, ingénieur de la Compagnie houillère de Bessèges, s'est, en effet, acquis depuis longtemps une réputation universelle dans cet ordre de problèmes. Il nous présente en premier lieu la collection de ses ouvrages imprimés, qui ont successivement apporté la lumière dans les questions si obscures de l'aérage mécanique des mines. Il rajeunit en outre cet envoi par la rédaction, faite spécialement en vue du concours ouvert par vous, d'un ensemble très important d'expériences qu'il a entreprises pour fournir à la pratique des travaux souterrains les valeurs numériques des coefficients de résistance relatifs aux diverses sortes de revêtements des galeries, et aux circonstances variables du parcours, valeurs qui manquaient presque totalement jusqu'à ce jour.

    « Les expériences ont été instituées par M. Murgue avec un soin extrême, une grande intelligence des conditions de succès et une précision remarquable dans les résultats. Elles ont fourni une série graduée de coefficients de résistance relatifs aux galeries à parois nues, voûtées ou cadrées en bois ; aux parcours rectilignes, infléchis ou sinueux ; aux sections restreintes, normales ou grandes.

    « En outre, un atlas composé de quinze belles planches fournit la représentation des appareils employés, les profils comparés d'égale perte de charge suivant les divers modes de revêtement, et une douzaine de tableaux très intéressants de courbes d'égale vitesse pour des sections variées.

    « Cet ensemble est remarquable par le talent et la somme de travail dont il témoigne, ainsi que par l'utilité marquée des résultats. Votre Comité des arts mécaniques a été unanime à vous proposer de décerner à M. Murgue le prix de 3.000 francs. »

    « Signé : HATON DE LA GOUPILLIÈRE »

    « N.B. - Les conclusions de ce rapport ont été adoptées par le Conseil d'administration de la Société. »

    Il serait téméraire de ma part de me risquer à ajouter le moindre commentaire à cette analyse et aux appréciations flatteuses de M. l'inspecteur général Haton de la Goupillière.

    Ventilation d'un chemin de fer métropolitain projeté pour Paris. - M. Le Chatelier, ingénieur des ponts et chaussées, à Paris, fut l'auteur, en 1889, d'un projet de chemin de fer métropolitain parfaitement étudié dans tous ses détails. Ce projet présentait cette particularité soigneusement recherchée par son auteur, que toutes les questions spéciales y étaient traitées par des spécialistes. [Il s'agit de Louis Eugène Isidore LE CHATELIER (1853-1928, X 1871), fils de Louis LE CHATELIER, frère de Henry LE CHATELIER].

    M. Le Chatelier confia à Murgue - considéré par lui avec juste raison comme l'ingénieur le plus compétent en la matière - la partie de ce travail relative à la ventilation des souterrains et gares souterraines, question de la plus haute importance pour les chemins de fer à circulation intensive, ainsi que l'avaient montré les exemples du métropolitain de Londres, et du tunnel de la Mersey, à Liverpool.

    La ventilation mécanique avait pour but de balayer les souterrains par un courant d'air continu. L'existence de communications libres avec l'air extérieur, par les escaliers d'accès des stations, et, d'autre part, la nécessité de donner à celles-ci le maximum de pureté d'atmosphère, conduisaient, assez naturellement à y faire entrer le courant de ventilation, et, par conséquent, à diviser le chemin de fer en autant de sections de ventilation qu'il y avait d'intervalles de stations, chaque section étant munie, en son milieu, d'une machine évacuatrice vers laquelle convergeaient deux courants d'air (Génie, civil (1889), Flamant, ingénieur en chef des ponts et chaussées).

    Murgue fît l'étude de deux projets.

    Le premier correspond au cas où le ventilateur peut être installé à faible distance des souterrains et évacue directement l'air vicié et les produits de la combustion.

    L'installation prévue se compose d'une salle des machines contenant deux générateurs Belleville, d'un détendeur de vapeur, de deux machines à vapeur à détente fixe et sans condensation, conjuguées sur un arbre de transmission qui actionne, par des cordes-courroies, l'arbre du ventilateur. La salle des machines attient au souterrain, pour permettre d'y amener le combustible par train spécial de nuit. L'échappement des machines et les produits de la combustion des générateurs sont envoyés dans le drift.

    Le ventilateur est une roue à axe horizontal de 5m. 200 de diamètre et de 1 m. environ d'épaisseur. Actionnée d'un seul côté par le moteur, elle donne accès à l'air du côté opposé, par une ouïe de diamètre égal à celui du drift, 3 m. 60. Les lames de la roue appuyées sur un cône axial en fonte à génératrices curvilignes, modifient à 90° la direction des filets d'air et les dispersent dans un plan perpendiculaire à l'axe de rotation. Les filets rencontrent à la sortie de la roue un diffuseur garni de lames fixes de 0 m. 80 de longueur radiale, qui, dirigées suivant leurs vitesses absolues, forment entre elles des ajutages divergents et amortissent la vitesse dans des conditions favorables au rendement. A la sortie du diffuseur, l'air débouche dans la cage en maçonnerie de 15 m2 de surface qui contient tous les organes du ventilateur, et s'élève jusqu'à son ouverture libre, située à 5 mètres au-dessus du sol.

    Le calcul des machines montre que le travail moteur pour douze renouvellements horaires, serait :

    Pour une longueur de drift nulle, de 11,5 HP

    Pour une longueur de 100 mètres de 20 HP

    On pouvait prévoir qu'en beaucoup d'endroits on trouverait, dans un rayon de 100 mètres à partir du branchement du drift sur le souterrain, des emplacements utilisables et susceptibles d'être reliés au chemin de fer par une galerie guère plus encombrante qu'un égout ; mais il eût été fâcheux de ne pas maintenir la salle des machines au contact du chemin de fer, en vue de son utilisation pour l'approvisionnement du combustible. D'autre part, il convenait d'envisager l'hypothèse où il devenait nécessaire d'évacuer les produits de la combustion dans une cheminée dépassant le niveau des toits.

    Le second projet préparé par Murgue répond à cette double préoccupation.

    Le ventilateur n'est plus du type centrifuge, mais du type à impulsion directe. Il n'a plus pour but d'aspirer seulement l'air du souterrain pour le laisser s'échapper directement dans l'atmosphère ; il doit l'y envoyer par un conduit horizontal, puis vertical ; il lui faut, par conséquent, produire à la fois une dépression à l'amont et une surpression à l'aval. Les conditions générales d'installation de l'usine sont les mêmes, mais le drift, réduit à sa plus simple expression, est prolongé au delà de la roue par la galerie d'évacuation ; l'air n'a donc pas à subir d'inflexion dans le sens moyen de son parcours au travers du ventilateur ; les dispositions de la roue et du diffuseur sont essentiellement différentes de celles qui viennent d'être décrites.

    La roue est ici une couronne circulaire dont les diamètres extérieurs et intérieurs sont respectivement de 5 m,20 et 3 m,20. Le noyau central, qui ne donne pas passage à l'air est occupé par les transmissions, logées dans une chambre tronconique en tôle.

    Le travail moteur calculé est :

    Pour un drift de longueur nulle de 14HP

    Pour un drift de 100 mètres de longueur de 20 HP

    En résumé, Murgue envisageait - en vue d'une exploitation au maximum d'intensité - la création, entre deux stations souterraines consécutives, d'une usine de 20 HP occupant souterrainement une surface de 200 m2 environ et l'établissement, soit au niveau du sol, soit en relief à hauteur des maisons, d'une cheminée d'une quinzaine de mètres carrés de section, reliée au souterrain par un conduit de pareille dimension et long de 100 mètres au plus.

    Il m'a semblé intéressant, au point de vue documentaire et historique, de faire connaître cette étude spéciale de Murgue, assez ignorée des ingénieurs. Est-il besoin d'ajouter que les craintes motivées à l'époque (1889) sur l'emploi de la machine électrique, à laquelle M. Le Chatelier préférait la locomotive, sont devenues ultérieurement sans fondement à la suite des immenses et rapides progrès réalisés par l'industrie électrique.

    L'emploi de moteurs électriques pour la traction des convois circulant dans le métropolitain de Paris a singulièrement facilité le problème, tel qu'il avait été proposé à l'examen de Murgue.

    La Compagnie d'Orléans, invitée à prolonger la ligne de Sceaux jusqu'au Luxembourg, préoccupée, à juste titre, des critiques soulevées par la mauvaise ventilation du métropolitain de Londres, et voulant à tout prix éviter un échec, demanda à Murgue, à l'exemple de M. le Chatelier, le concours de son expérience. Elle le fit appeler à Paris en décembre 1891 et lui soumit ses projets pour la ventilation des deux gares souterraines de Port-Royal et du Luxembourg.

    Travaux publiés dans les comptes rendus mensuels de la Société de l'Industrie minérale. - En dehors de son Bulletin, la Société de l'Industrie minérale publie les comptes rendus de réunions de district qu'elle a organisées dans les différents centres houillers ou métallurgiques.

    Ces réunions forment une tribune librement ouverte, devant un auditoire toujours bienveillant, pour tous les ingénieurs studieux ou épris de leur art. Daniel Murgue en a largement usé, y rencontrant toujours un accueil encourageant et chaleureux. Il a présenté de nombreuses communications sur les différentes branches de l'art des mines. Je me bornerai ici à en rappeler deux qui forment comme le complément naturel de ses travaux sur la ventilation :

    a) Appareil pour le jaugeage des courants d'air.

    Murgue pousuivit pendant plusieurs années l'idée de construire un appareil décelant, par une observation rapide, le débit en mètres cubes, par seconde, d'un courant d'air. Il y est arrivé, d'une façon à la fois exacte et pratique, par la mesure de la perte de charge sur une longueur déterminée de la galerie où se produit le courant que l'on désire jauger. Le procédé par lui employé pour mesurer des dénivellations très faibles dans un manomètre à eau, est celui qui lui a donné les indications les plus nettes et les plus régulières. Il consiste à viser, à l'aide d'un microscope à réticule monté en cathétomètre, l'image produite dans le ménisque par une ligne blanche placée en arrière du flacon. L'image se faisant par réflexion totale sur une surface très convexe est nécessairement très petite et très rapprochée ; le microscope la perçoit sous la forme d'un trait fin et brillant.

    On peut apprécier ainsi très aisément 1/100e de millimètre de dénivellation, peut-être 1/1.000e.

    L'appareil installé à Bessèges y a fonctionné pendant plusieurs années pour l'observation quotidienne du courant d'air général des travaux souterrains (Cet appareil a été décrit dans les Annales des mines par M. Aguillon (livraison de septembre-octobre 1881)). Il a été remplacé en 1888 par l'appareil perfectionné dont il va être parlé.

    b) Anémomètre multiplicateur Bourdon. L'appareil précédent ne se prêtait qu'à des observations intermittentes. L'idéal, pour le contrôle de la ventilation, était évidemment un appareil enregistreur laissant une trace permanente de l'importance du débit. Ce desideratum était satisfait par l'anémomètre à trois cônes d'Eugène Bourdon qui, en multipliant la pression de choc exercée par le courant d'air, permettait de disposer d'une force motrice suffisante pour entraîner un style d'enregistreur.

    Mis en rapport avec l'inventeur, Murgue installa à Bessèges ce remarquable appareil, en le complétant par un double manomètre de son invention enregistrant simultanément le débit et le degré de vide produit par le ventilateur. Le contrôle est complet ; il s'exerce de la façon la plus satisfaisante sans autre sujétion que le nettoyage, à intervalles réguliers, de la surface des cônes dont la puissance multiplicatrice faiblit à mesure qu'ils sont souillés par l'atmosphère humide et grasse extraite des travaux souterrains.

    § II. TRAVAUX DIVERS

    L'action de la chaleur et des moteurs mécaniques sur l'atmosphère des mines soulève de nombreux problèmes se rapportant à la théorie mécanique de la chaleur.

    Daniel Murgue a donc été conduit par une transition naturelle à l'étude de cette science qui n'a pas tardé à exercer sur lui un puissant attrait, en raison même de ses difficultés et de ses obscurités. Il estimait, non sans motifs, que les traités didactiques sur la matière sont loin de donner toute satisfaction au lecteur, soit qu'ils se heurtent à la difficulté de définir a pripri la température, soit qu'ils renversent l'ordre logique de l'exposition, en présentant les applications d'abord, la théorie ensuite. Il éprouva ainsi le désir de donner à cette exposition un enchaînement rationnel et rigoureux, conduisant l'esprit par une voie claire et sûre du principe fondamental aux conséquences les plus éloignées. Prenant pour point de départ l'équation :

    Qi + Qe = A (Ti + Te)

    qui exprime l'équivalence entre la somme des chaleurs interne et externe, Qi et Qe, et la somme des travaux intérieur et extérieur Ti et Te, il en a déduit, de proche en proche, les propositions et les formules relatives à tous les corps.

    Essai d'une exposition rationnelle de la théorie mécanique de la chaleur. - Cette étude, dans la pensée de son auteur, devait comporter trois parties ; deux seulement ont été publiées.

    La première partie est consacrée aux définitions et aux principes ; la seconde étudie les lois des variations de l'état des corps.

    Ecoutons l'auteur lui-même nous exposer, au cours d'une causerie sur l'art des mines (Compte rendu de la Société de l'Industrie minérale. District de Saint-Etienne (mai 1909)), le point de départ de ses raisonnements et l'enchaînement de ses déductions.

    « J'ai toujours estimé, disait-il, qu'une des plus vives satisfactions que puisse se procurer un homme de quelque intelligence était, en partant d'un principe initial clair et solidement établi, d'en faire dériver de proche en proche toute une science jusqu'en ses moindres détails, par le simple jeu de la déduction. C'est un exercice auquel je me suis livré, il y a plus de vingt ans, lorsque j'ai donné au Bulletin de notre Société un « Essai d'une exposition rationnelle de la théorie mécanique de la chaleur ». Je désirais beaucoup m'initier à cette science qui, de mon temps, n'était pas enseignée à l'Ecole des mines, et comme je ne parvenais pas à la dégager des traités, je me décidai à la reconstituer de toutes pièces par mes propres moyens. Voici comment j'établis mon point de départ : considérant une variation quelconque de l'état d'un corps, comme volume, pression, température et constitution intérieure, je groupai, d'un côté, la chaleur produite ou dissipée, en distinguant avec soin la chaleur externe et la chaleur interne, c'est-à-dire la chaleur transmise ou reçue des corps voisins, et celle qui naît ou disparaît dans le corps lui-même ; je rangeai, d'un autre côté, le travail également dissipé ou produit en distinguant, d'après la même règle, le travail extérieur et le travail intérieur ; je réunis ces deux groupes par un rapport de proportionnalité qui n'était autre que l'équivalent mécanique de la chaleur, et de l'égalité ainsi constituée se mirent à découler pour moi, comme par enchantement, toutes les lois et formules de la thermodynamique jusqu'à leurs ultimes conséquences. »

    Murgue n'avait pas la prétention, comme il en fait l'aveu, de supprimer tout calcul, ni même la majeure partie du calcul, dans une théorie qui n'est, en somme, qu'un vaste problème d'analyse. Mais, il a parfaitement réussi, ainsi qu'il se l'était proposé, à présenter les choses d'une façon simple et coordonnée « par la recherche constante de l'ordre et de la clarté, des oppositions et des parallélismes ». Assurément ce sujet a été avant lui traité par nombre de savants illustres ; on peut affirmer cependant que Murgue a facilité la tâche de personnes préoccupées, comme il l'était lui-même, de voir clair dans cette théorie si attachante et si utile.

    Expériences sur la résistance à l'incurvation des câbles métalliques. - Ce mémoire a paru dans les Annales des ponts et chaussées (T. XIV, 1887).

    Invité par M. Gros, ingénieur en chef des ponts et chaussées à Nîmes, en quête de données numériques pour l'étude des transports aériens, à déterminer la résistance à l'incurvation des câbles métalliques en usage dans les mines, Murgue réussit, après de nombreux essais infructueux, à faire une série de dix observations présentant un haut degré d'exactitude.

    Perfectionnant la méthode classique de Amontons et de Coulomb, en raison de la raideur toute particulière des câbles - de fer et d'acier - employés dans les mines, il a pu déterminer, pour dix câbles s'infléchissant sur un tambour d'un mètre de diamètre, les constantes a et b de la formule linéaire :

    y = a + bx où x est la tension et y la résistance cherchée.

    Le sujet était aride et l'expérimentation difficile. Aussi, comme l'a fait observer M. de Longraire dans sa communication à la Société des ingénieurs civils du 18 octobre 1889, ces expériences sont-elles les seules de cette nature qui aient été faites en France.

    Le travail mécanique dans le passé, le présent, l'avenir. - La première partie de ce mémoire a fait l'objet d'une conférence à la Société d'Etudes économiques du département de la Loire, le 30 octobre 1905. Murgue, jetant ses regards en arrière, passe en revue les échelons par lesquels « l'homme est arrivé, du dénûment et de la misère de ses premiers jours, à la merveilleuse éclosion de puissance mécanique dont nous bénéficions aujourd'hui ». Ces divers échelons, énumérés dans leur ordre, sont :

    la domestication des animaux,

    l'utilisation des forces hydrauliques et du vent,

    l'invention de la poudre,

    celle de la machine à vapeur.

    La seconde partie expose les progrès accomplis au cours du XIXe siècle et traite plus spécialement : de l'utilisation des chutes d'eau, de la substitution des turbines aux anciennes roues hydrauliques, du transport de l'énergie électrique, des explosifs, des perfectionnements apportés à la machine à vapeur, des turbines à vapeur et des machines à gaz.

    La troisième partie, consacrée au travail mécanique dans l'avenir, énumère « toutes les sources naturelles de travail mécanique auxquelles l'homme pourra recourir lorsque, les combustibles minéraux venant à lui manquer, il se verra réduit aux seules richesses hydrauliques de ses montagnes ».

    Elle s'achève en un « épilogue » rempli d'aperçus personnels, posant les problèmes les plus troublants, développant des considérations d'ordre philosophique et scientifique pleines d'intérêt et d'originalité.


    L'analyse succincte de l'oeuvre scientifique de Daniel Murgue dont j'ai, à grands traits, esquissé les principales productions, aura, je l'espère, fait partager au lecteur les appréciations d'ensemble que j'ai émises au début de ce chapitre. « J'ai soumis mes idées, écrivait-il dans l'avant-propos de son essai d'une exposition rationnelle de la théorie mécanique de la chaleur, à ce puissant moyen de contrôle qui n'est autre, suivant l'observation si juste de Condillac, que la simple rédaction en langue française. » Cette règle lui a servi de guide sûr et a été l'inspiratrice de sa méthode de travail.

    S'il m'était permis de porter très modestement et timidement un jugement comparatif sur cette oeuvre admirable, je me risquerais à avancer que, de très haut, son Essai sur les machines d'aérage domine toutes ses autres productions. Murgue nous a confessé que son étude sur la théorie mécanique de la chaleur était pour lui son oeuvre de prédilection. Sans doute je comprends les hautes jouissances intellectuelles qu'il a éprouvées à mettre en évidence, par une méthode très simplifiée, les principes de cette science ardue qu'est la thermo-dynamique ; mais son travail ne parait pas destiné à faire éclore des notions nouvelles ; il demeure purement spéculatif. Il en va autrement de son Essai sur les machines d'aérage qui, en introduisant des notions nouvelles dans la science de la ventilation, a largement contribué aux rapides progrès de cette branche si importante de l'art des mines et a provoqué de très fécondes applications pratiques.

    Les distinctions honorifiques les plus enviables sont venues, successivement, récompenser le mérite et le talent du travailleur infatigable, du chercheur et du savant.

    Le 1er mai 1886, il était nommé officier d'Académie dans la réunion des Sociétés savantes tenue à la Sorbonne.

    Il recevait de la Société de l'Industrie minérale une de ses médailles d'or à la suite de la publication de son premier mémoire sur l'aérage. .

    En 1893, la Société d'encouragement pour l'industrie nationale lui attribuait son prix de 3.000 francs pour les perfectionnements apportés par lui à l'aérage mécanique des mines.

    En 1894, la croix de chevalier de la Légion d'honneur était épinglée sur sa poitrine, aux applaudissements unanimes de tous ses collègues.

    En 1903, il partageait le prix Henri Schneider avec trois autres lauréats : M. H. Audemar, M. Grand'Eury, M. Elie Reumaux.

    Enfin, en 1908, la Société de l'Industrie minérale lui décernait sa grande médaille d'or.

    Le dépouillement de sa correspondance personnelle nous apprend qu'avec une bonne grâce et une aménité sans égale, il s'impose la lourde tâche de répondre à tous les ingénieurs qui le consultent sur les ventilateurs et les problèmes de l'aérage des mines. Les demandes affluent des quatre coins de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne. Il devient le conseiller technique, faisant généreusement et libéralement profiter de l'autorité de sa science et du fruit de son expérience tous ceux qui s'adressent à lui pour prendre ses avis.

    « On peut regarder le désintéressement, a écrit d'Alembert, comme la première des vertus morales. C'est, en effet, celle qui contribue le plus à conserver et à fortifier en nous toutes les autres. »

    Daniel Murgue a noblement pratiqué cette vertu qui rehausse et auréole d'un splendide éclat l'oeuvre magnifique à laquelle il a glorieusement attaché son nom.

    « J'estime, avait-il coutume de dire à ses intimes, que les dons de l'intelligence sont donnés par Dieu à quelques-uns pour profiter à tous. »


    L'INGENIEUR.

    LE DIRECTEUR.

    L'ADMINISTRATEUR.

    § I - L'Ingénieur

    (1860-1863) Daniel Murgue fit ses débuts d'ingénieur dans la très modeste mine de Longpendu, en Bourgogne. Ce poste n'était ni intéressant, ni en rapport avec la valeur technique du brillant élève de notre Ecole des mines, sorti major de sa promotion. Aucun avenir : la mine produisait péniblement 25.000 à 30.000 tonnes de houille par an et paraissait à bout d'exploitation. Le pays était horrible : de vastes marécages au milieu des forêts. Le paludisme y sévissait cruellement. Les appointements étaient misérables : 1.200 francs par an, sans le logement, cette période de la carrière de Murgue fut une des plus tristes de sa vie industrielle.

    Bientôt à bout de souffle, la mine de Longpendu fut vendue par ses propriétaires, MM. Mangini, qui attachèrent leur personnel à la construction du chemin de fer de la Croix-Rousse, à Bourg, dont ils avaient l'entreprise. Murgue perdit encore quelques mois, occupé à un fastidieux travail de géomètre et d'arpenteur. Après les boues de Longpendu, les fanges des Dombes !

    (1863-1876) Une heureuse circonstance lui permit d'échapper à l'enlisement. La Compagnie de Bessèges, à la recherche d'un ingénieur, le choisit, sur la recommandation de son camarade Marsaut, pour diriger l'exploitation de Rochessadoule. Ce fut avec joie qu'il quitta Longpendu ! Il allait enfin pouvoir donner sa mesure et se consacrer à des occupations véritablement dignes de lui. Une mine prospère, des camarades charmants, des appointements qui, grâce à la simplicité de ses goûts, lui faisaient paraître légères ses charges familiales. Le logement, au sortir de ses misérables chambres d'auberges de Bourgogne ou des Dombes, lui semblait un palais. Sans doute, Rochessadoule, niché dans la verdure, au fond d'une vallée profonde, avait quelque peu l'austérité d'un ermitage ; mais la solitude, mère du recueillement et du travail fécond, n'avait pour lui que des charmes.

    (1876-1893) L'année 1876 marque un changement notable dans son existence et dans sa situation professionnelle. Il quitte Rochessadoule pour prendre la direction de la division de Bessèges. Son nouveau poste lui fait abandonner son ermitage cévennol pour une petite ville où il sera en contact journalier avec des amis, des camarades, qui le comprendront, l'aideront de leurs sympathies et de leurs encouragements dans les travaux qu'il poursuit depuis 1871 et qui le rendront célèbre dans l'art des mines. C'est au cours de cette période que, sans négliger aucune des obligations attachées à ses fonctions, il édifie le splendide et glorieux monument scientifique dont j'ai, dans le précédent chapitre, analysé les traits essentiels.

    § II. - Le Directeur.

    (1893-1906) Il entre le 1er juin 1893 à la Société des houillères de Montrambert et de la Béraudière, avec les fonctions d'ingénieur sous-directeur, en remplacement de M. Pinel. Deux ans plus tard, le 1er juillet 1895, il est appelé à la direction, à la suite du départ de M. de Villaine ; il conserve ce poste jusqu'au 31 décembre 1914, date à laquelle il prend sa retraite et est nommé directeur honoraire et administrateur de la Compagnie à laquelle il resta attaché vingt et un ans et demi.

    A l'époque de la création de cette Société en 1854, les mines de Montrambert étaient fort décriées ; elles étaient généralement considérées comme le moins favorisé des quatre groupes issus du fractionnement de la Société des mines de la Loire. Elles avaient heureusement comme directeur des travaux un ingénieur éminent, M. de Villaine, qui ne tardait pas à se rendre compte que par la qualité des produits, la richesse du gisement et aussi grâce à l'ouverture prochaine du chemin de fer de Saint-Etienne à Firminy, ces mines pouvaient prétendre au plus brillant avenir. Ayant réussi à faire partager ses vues par son Conseil d'administration, il obtenait de lui des crédits importants qui lui permirent de creuser des puits nouveaux, de les doter d'installations puissantes, de les raccorder par des embranchements à la ligne du chemin de fer, et le mirent en mesure, en doublant la production, de profiter largement de l'ère de prospérité industrielle qui devait faire suite à nos désastres de 1870.

    A partir de ce moment, il n'y eut plus, en quelque sorte, qu'à se laisser vivre, en résolvant au jour le jour les difficultés incidentes. Pendant que M. Hutter et après lui M. de Villaine, aidés d'un personnel d'élite, réglaient les affaires d'administration, contontieuses ou commerciales, M. de Villaine, avec la collaboration de M. Pinel et d'ingénieurs dévoués, perfectionnait les méthodes d'exploitation, luttait contre les feux, les éboulements ou le grisou, et imposait partout l'obéissance et le bon ordre. Les ouvriers, calmes et disciplinés, encouragés par l'institution des retraites à 1 fr.50, fournissaient un effet utile très satisfaisant ; de superbes dividendes étaient distribués chaque année aux actionnaires, pendant que les excédents de bénéfices étaient employés, soit à grossir les réserves, soit à faire d'importants travaux de reconnaissance, tels que les puits du Mont et de Bellevue à l'est, les puits du Chambon et Sainte-Marie à l'Ouest.

    Malheureusement cet état de prospérité ne pouvait se maintenir indéfiniment sans de nouveaux efforts. Déjà, au moment de la retraite de MM. Pinel et de Villaine, s'imposait la nécessité de redresser certains puits déviés de la verticale et déconsolidés ; déjà, il apparaissait que les installations pour l'extraction, l'épuisement et la descente des remblais, fatiguées par une campagne merveilleuse de près de trente années, devenaient insuffisantes pour les profondeurs nouvelles auxquelles se transportaient rapidement les travaux. On constatait aussi que la mine fournissait les charbons de qualité secondaire en proportion de plus en plus grande. En même temps prenaient naissance de vives inquiétudes sur la continuité du gisement qui menaçait de perdre en profondeur, surtout à la Béraudière, ses caractères accoutumés de qualité, régularité et puissance. Il devenait indispensable de s'en préoccuper.

    Ces nécessités n'échappèrent point au nouveau directeur. Par la force des choses, son programme se trouva ainsi formulé :

    1° Redresser et consolider les puits tordus, refaire partout l'outillage usé de l'extraction, de l'épuisement et de la descente des remblais, en l'appropriant aux conditions nouvelles créées par l'accroissement de la profondeur et, aussi, par les lois abrégeant la durée de la journée du travail.

    2° Faciliter, par la création d'ateliers de lavage, l'écoulement des charbons impurs dont la vente est difficile.

    3° Préparer des champs d'exploitation nouveaux pour parer, le cas échéant, à l'appauvrissement du gîte, soit à Montrambert, soit à la Béraudière.

    Ce vaste programme, parfaitement étudié, a été réalisé de 1895 à 1906 et a compris notamment : le redressement, la consolidation, la réfection des installations extérieures des puits Marseille, Saint-Dominique et Saint-Joseph ; le creusement d'un nouveau puits Rolland et du puits Pinel à l'extrémité nord de la concession ; l'installation de ventilateurs sur les puits Lyon et Saint-Joseph, et d'une machine d'épuisement à transmission hydraulique au puits Ferrouillat ; la création d'une station génératrice d'électricité pour l'éclairage et le transport de force; la construction, à Montrambert, d'un important atelier de lavage ; la transformation complète et l'agrandissement des ateliers du Montcel.

    Pour la troisième partie de son programme, celle qui avait trait à la création de champs d'exploitation nouveaux pour sauvegarder l'avenir, Murgue jeta d'abord les yeux sur le vaste espace compris entre Montrambert et le Chambon où la continuité du gisement se trouvait assurée d'après la reconnaissance de la grande couche pratiquée anciennement par le puits Sainte-Marie. Après de sérieuses études, il fit entreprendre le fonçage du puits Flotard, placé à proximité de la ligne du chemin de fer et destiné à former un siège d'extraction de grande puissance, à même de venir en aide aux puits de Montrambert, s'ils venaient à faiblir.

    A la Béraudière, la situation était plus grave, car par suite de la déclivité de la bordure sud du bassin houiller, le champ d'exploitation se rétrécissait de plus en plus avec la profondeur grandissante. Pour compenser cet appauvrissement, Murgue se décida à mettre en exploitation le faisceau des couches de la Chauvetière jusqu'alors négligé. D'un autre côté, à la suite d'une étude préparée par M. Rodde, en vue de vérifier l'existence de la huitième couche - simplement soupçonnée - il fit ouvrir, en partant du fond du puits du Crêt-de-Mars, une galerie dirigée au mur du gisement qui ne tarda pas à rencontrer la couche présumée.

    (1906-1914) A partir de 1906, l'activité de Murgue se fixa spécialement sur l'aménagement de la nouvelle division du Chambon. Dès le début de 1912, les puits Flotard et du Marais étaient reliés par leur réseau de galeries intérieures et mis en service. Depuis lors,la division du Chambon a pris une importance croissante.

    A Montrambert, l'extraction n'a cessé de se développer au cours de la période 1906 - 1914, grâce aux travaux de recherche très complets, antérieurement exécutés.

    Aidé de l'intelligente et active collaboration de M. Rodde, ingénieur principal de la Société, Murgue commença, dès 1906, à la Béraudière d'abord, puis à Montrambert, des études fort intéressantes sur l'utilisation des combustibles inférieurs, par l'emploi d'un gazogène. Les charbons les plus impurs de Montrambert, rejetés sous forme de crus inutilisables ou de schistes, sur les terres de déblais, y formaient depuis l'origine des exploitations des foyers malodorants, générateurs d'acres fumées. L'idée de transformer ces déchets en combustibles gazeux, dans un gazogène approprié, fut mise en pratique dans un appareil d'essai installé à la Béraudière. Après quelques tâtonnements inévitables, la réussite apparut assez probable pour qu'on décidât la construction à Montrambert d'une usine de 500 kw. comportant: deux gazogènes et leurs appareils d'épuration, une usine à sulfate, et un moteur à gaz actionnant un alternateur. Les essais industriels furent poursuivis jusqu'à la veille de la guerre, et les résultats obtenus, s'ils ne furent pas entièrement satisfaisants, permirent au moins d'entrevoir la solution complète du problème et de réaliser ultérieurement, par quelques modifications de détail, l'utilisation des combustibles les plus pauvres.

    A la Béraudière, l'appauvrissement du gisement avait inspiré à Murgue les plus graves préoccupations. Après la découverte de la huitième couche plus haut mentionnée, l'amont-pendage de cette formation fut recherché, au voisinage de l'ancien puits Caintin, par une galerie inclinée qui la découvrit au point fixé par les études préalablement faites.

    Murgue entreprit la reprise de ce puits et, de 1910 à 1914, redressa le puits Dyèvre, le munit d'un chevalement métallique, le dota d'un atelier de criblage moderne, et réfectionna totalement sa machine d'extraction.

    Jusqu'à la fin de sa carrière, il poursuivit donc, avec une inébranlable constance et un remarquable esprit de suite le programme qu'il avait conçu dès 1893. Si des difficultés inhérentes au gisement ont parfois contrarié l'essor de la Société de Montrambert et retardé le développement de sa capacité d'extraction on peut affirmer que Murgue a su habilement tirer le meilleur parti de ce gisement et perpétuer les brillantes traditions laissées par ses prédécesseurs.

    § III. - L'Administrateur.

    J'étudierai successivement son rôle : au Comité des houillères de la Loire, à la Société de l'Industrie minérale, à la Chambre de Commerce de Saint-Etienne, à la Société lyonnaise des propriétaires d'appareils à vapeur.

    Comité des houillères de la Loire .- A la mort de M. du Rousset, directeur de la Société des mines de la Loire, Murgue fut, par un vote unanime, appelé à la présidence du Comité des houillères de la Loire, le 24 avril 1906. Bien que l'état de sa santé l'ait plusieurs fois incité à se démettre de ses fonctions, il dut, sur les instances affectueuses et réitérées de ses collègues, les conserver pendant quatre années, soit une année de plus que la durée statutaire. Il abandonna la présidence le 14 mars 1910 et fut d'enthousiasme nommé « Président honoraire. »

    Au cours de son mandat, le Comité eut à s'occuper, en outre des affaires courantes, d'une série de questions importantes: lutte contre l'ankylostomiase ; loi sur le repos hebdomadaire ; extension à tous les ouvriers mineurs occupés à l'intérieur de la journée de huit heures ; élaboration, en 1908, d'une nouvelle convention avec les ouvriers du bassin de la Loire, réglant les conditions du travail ; étude et discussion, en 1909, du projet de règlement général sur l'exploitation des mines.

    Murgue dirigea les travaux du Comité avec l'autorité qui s'attachait à sa personne, la courtoisie qu'il apportait dans les discussions, et le clair bon sens qui marquait ses interventions.

    En sa qualité de président honoraire, il fut chargé en 1913-1914, d'organiser la participation des houillères françaises à l'Exposition de Lyon et d'édifier le stand qui devait les recevoir. Nommé président de la classe 21 de la section IV (industrie minière) il prit à coeur la réalisation de cette nouvelle tâche. Par d'actives démarches il parvint à recruter des exposants parmi les Compagnies les plus importantes des principaux bassins houillers français ; sous son intelligente impulsion, un stand spacieux et élégant fut construit pour les recevoir. L'exposition de la classe 21 fut brillament inaugurée le 26 juin 1914. Malheureusement, la nuit du jour qui suivit cette séance d'ouverture, un violent incendie, dont les causes sont restées assez mystérieuses, détruisit complètement le stand et une partie des objets qu'il abritait. Sans se laisser décourager par ce malencontreux événement, Murgue parvint à reconstituer dans les bâtiments de l'exposition un abri sommaire où purent s'installer ceux des exposants qu'avait partiellement épargnés l'incendie.

    Dans la séance du Comité des houillères du 15 décembre 1914, il fit part à ses collègues de son irrévocable décision de prendre une retraite bien gagnée; M. Voisin prononça une allocution dont j'ai plaisir à reproduire le texte, car elle a traduit avec une éloquente émotion les unanimes et affectueux regrets causés à ses collègues par son départ.

    « Avant de prendre congé de notre cher et vénéré Président d'honneur, je me fais un devoir, Messieurs, d'exprimer les sentiments qui nous animent, à la pensée qu'il va bientôt s'éloigner de nous.

    « Notre Comité était heureux et fier d'avoir à sa tête le savant ingénieur, l'éminent directeur, universellement connu, respecté et aimé dans le monde des mines.

    « Monsieur Murgue était pour nous un guide clairvoyant et sûr; d'un mot bien inspiré et bien dit, il savait calmer nos discussions parfois un peu vives.

    « Nous n'oublierons jamais, mon cher Président, les inappréciables services que vous avez rendus à l'industrie minière en général et au Comité des houillères de la Loire en particulier. »

    Société de l'Industrie minérale . - Pendant toute sa carrière Murgue conserva un fidèle et inébranlable attachement à la Société de l'Industrie minérale, et toujours réserva à son Bulletin la primeur de ses études. La valeur de ses travaux contribua beaucoup à diffuser et à accroître à l'étranger la renommée de cette publication.

    Personne plus que lui n'était qualifié pour représenter avec autorité l'art des mines au sein du Conseil d'administration de cette Société ; aussi bien, lorsqu'il quitta Bessèges, pour se fixer à Saint-Etienne, ce Conseil lui ouvrit-il toutes grandes ses portes - comme à un ami de prédilection - le 27 mai 1894. Quelques années plus tard, le 19 mai 1901, il était nommé vice-président de la Société, en remplacement de M. Villiers, démissionnaire ; jusqu'à sa mort, il conserva ces honorifiques fonctions dont son labeur et ses mérites l'avaient rendu si digne.

    Lorsque, à l'occasion du cinquantenaire de la Société, le Conseil d'administration proposa à l'Assemblée générale pour la première fois, de décerner un certain nombre de médailles d'honneur à ceux des membres de la Société dont les travaux ou les inventions lui paraissaient dignes de cette récompense exceptionnelle, il avait, par une décision de principe qui s'imposait à lui, exclu ses propres membres de la liste des lauréats (Rapport de M. Friedel, secrétaire général).

    Au banquet du cinquantenaire, M. Marsaut, l'un des titulaires de la médaille d'honneur, dans un toast vibrant réclama cette récompense pour son ancien collaborateur.

    « Je tiens à remercier très vivement le Conseil d'administration et l'Assemblée générale de la Société de l'Industrie minérale de l'insigne honneur qu'ils m'ont fait en me comprenant dans la liste des ingénieurs qu'ils ont voulu distinguer... Mais j'ai le sentiment qu'à cette liste déjà longue il manque encore certains noms, un entre autres qui doit être en ce moment sur toutes vos lèvres, celui de Murgue, mon ancien collaborateur et ami. Plus que tout autre, je me suis trouvé en situation d'apprécier son mérite et sa grande valeur; ils sont d'ailleurs notoires, depuis bien longtemps déjà dans tous les pays de mines. Il ne faut pas oublier que Murgue a sorti du domaine de l'empirisme pour la traiter scientifiquement la très importante question de l'aérage des mines.... C'est pourquoi je viens vous demander de vouloir bien vous joindre à moi pour prier le Conseil d'administration et l'Assemblée générale de la Société de l'Industrie minérale de combler le plus tôt possible une lacune.., En agissant ainsi, nous ne ferons que rendre l'hommage qu'ils méritent aux beaux et si utiles travaux de Murgue, dont l'oeuvre considérable honore tout particulièrement notre Société. »

    L'année suivante, le voeu si légitime émis par M. Marsaut recevait satisfaction ; sur rapport présenté par M. Friedel, secrétaire général, l'assemblée décernait la médaille d'honneur à Daniel Murgue, directeur des houillères de Montrambert et de la Béraudière, Président du Comité des houillères de la Loire, dont les recherches devenues classiques presque dès leur publication ont fait sortir de l'empirisme la question de l'aérage et ont jeté des clartés définitives sur ce point capital de l'exploitation des houillères.

    Association lyonnaise des propriétaires d'appareils à vapeur. - Murgue entra au Conseil d'administration de l'Association lyonnaise des propriétaires d'appareils à vapeur au mois d'avril 1904. Il représentait, au sein de cette assemblée, la grande industrie minière de la Loire qui compte un nombre important de chaudières inscrites au contrôle de l'Association.

    Très convaincu du rôle utile de ce groupement pour la sécurité publique, Murgue ne laissait échapper aucune occasion de favoriser le développement de cette institution d'intérêt général.

    La grande expérience des hommes et des affaires qu'il possédait à un haut degré, l'affabilité de son caractère, sa parfaite courtoisie, faisaient de lui un administrateur des plus distingués. Ses avis étaient écoutés avec déférence, et presque toujours adoptés.

    Daniel Murgue, dont la compétence était précieuse pour les questions techniques, s'intéressait beaucoup également au personnel de l'Association et manifestait sa bienveillance éclairée dans toutes les questions ayant trait à l'amélioration des retraites ou au soulagement des charges de famille.

    Chambre de Commerce de Saint-Etienne .- Murgue fut élu membre de la Chambre de Commerce le 22 décembre 1906, en remplacement de M. du Rousset. Ainsi qu'il le disait lui-même, il était un technicien et non un économiste. Néammoins, aussi longtemps qu'il fut président du Comité des houillères, il présenta à la Chambre de Commerce les demandes et avis de ce Comité au sujet des questions de transport et de législation intéressant l'exploitation des mines. Très assidu aux séances, il intervenait dans les discussions avec cet air souriant, ce ton affable, ce genre modeste, ces expressions courtoises qui le caractérisaient si complètement.

    Murgue avait manifesté le désir qu'aucun discours ne fût prononcé sur sa tombe ; la Chambre de Commerce de Saint-Etienne a respecté ses dernières volontés, mais elle a adressé à sa famille, sous forme d'une délibération (21 novembre 1918) l'hommage ému de ses plus vives condoléances.

    Cette branche de l'activité de Daniel Murgue ne mérite ni moins d'éloges ni moins d'admiration que son oeuvre scientifique. Tous ceux qui sont à la tête de grandes affaires industrielles savent quelle somme prodigieuse de travail il faut donner pour s'occuper utilement d'oeuvres d'intérêt général, sans laisser péricliter les intérêts, parfois considérables, dont on a la direction et la gestion. Le labeur s'ajoute au labeur ; parfois même il devient accablant et excessif pour les cerveaux les mieux organisés.

    Dans toutes les fonctions électives auxquelles l'avaient appelé les sympathies de ses collègues ou de ses concitoyens, Murgue s'acquitta avec un zèle inlassable, un dévouement méritoire, une scrupuleuse conscience, des diverses tâches qui lui avaient été confiées. Ses actes ne furent jamais entachés parla moindre ambition personnelle ; son âme était trop haute, son caractère trop droit pour succomber à de pareilles faiblesses. Le devoir fut l'unique flambeau qui illumina sa foi. Aussi pouvait-il faire sienne cette profonde maxime de Madame de Staël :

    « Le seul acte de la vie de l'homme qui atteigne toujours son but, c'est l'accomplissement de son devoir. »


    LE CAMARADE.

    En 1867, les anciens élèves de l'Ecole nationale des mines de Saint-Etienne fondèrent une association ayant pour but :

    De créer une caisse de secours permettant de venir en aide pécuniairement à ceux qui se trouvaient dans le besoin et de contribuer par des dons et subventions aux progrès de l'Ecole et à tout ce qui peut intéresser la corporation, les anciens élèves et leurs enfants.

    D'établir entre eux un lien de confraternité et de réunir leurs efforts pour procurer à chacun d'eux une position dans l'industrie.

    Cette association extrêmement prospère comportait, avant le début de la guerre, 1.000 membres.

    Elle est administrée par un Conseil formé des principales notabilités appartenant aux minesetà la métallurgie, recrutées soit dans la région stéphanoise, soit dans les groupes étrangers au district de Saint-Etienne. Elle a été, depuis sa fondation, présidée par des ingénieurs renommés, jouissant de l'estime et de l'affection de tous : Janicot, administrateur délégué de la Société des fonderies et forges de Saint-Etienne (1867-1869) ; Luyton, ingénieur directeur des mines de Roche-la-Molière et Firminy (1870-1874); de Villaine, directeur des houillères de Montrambert et la Béraudière (1875-1901).

    La place de Daniel Murgue était toute marquée au sein de ce Conseil d'administration, Il y entra le 27 mai 1894. Lorsque M. de Villaine se démit de ses fonctions, il fut appelé, le 19 mai 1901, par les suffrages unanimes, chaleureusement exprimés, de tous ses camarades, à la présidence de la Société amicale.

    Il traduisait en ces termes émus la gratitude que lui inspirait l'honneur qui lui était fait :

    « Je vous remercie, mes chers camarades, de votre sympathie et de votre confiance; j'en éprouve une grande fierté, car j'estime que l'honneur que vous me faites est le plus enviable que puisse ambitionner un homme de coeur. »

    L'oeuvre administrative principale, pour la réalisation de laquelle il dépensa toutes les ressources de son activité, avec une opiniâtreté et une constance qui triomphèrent de tous les obstacles, fut l'édification, à Saint-Etienne d'un hôtel construit par la Société amicale.

    « Notre Conseil, disait-il, est plein de zèle pour l'achèvement d'une oeuvre vigoureusement lancée, et, pour ma part, je considérerai comme l'honneur de ma présidence de la faire aboutir. »

    Dès l'année 1894, le désir avait été exprimé qu'il y eût à Saint-Etienne un lieu de réunion où puissent se rendre les anciens élèves de l'Ecole et où les ingénieurs de passage aient la chance de trouver quelques camarades.

    Cette proposition était reprise en 1897. Une Commission nommée par le Conseil pour l'examiner, estimait que, sans nuire au développement normal du service des secours, but originaire de la Société, il serait désirable de lui procurer une installation convenable pour ses réunions et ses différents services. De là jaillit l'idée de la création d'un hôtel de la Société amicale qui, tout en répondant à ses divers besoins, mettrait la Société mieux en vue et augmenterait la juste considération attachée à l'Ecole de Saint-Etienne.

    M. Henri Charvet s'était fait l'apôtre de cette idée qui, à l'origine, rencontra beaucoup d'opposants. « Ce n'est pas un hôtel qui augmentera le prestige de l'Ecole, disait-on ; ce sont plutôt les services rendus par elle. »

    En dépit d'objections moins fondées qu'elles ne le paraissaient, le projet proposé à l'Assemblée générale du 16 mai 1897 fut approuvé à une forte majorité. D'abondantes et généreuses souscriptions furent recueillies parmi les anciens élèves ; des contributions importantes furent versées par les Sociétés industrielles amies de l'Ecole ; un emprunt obligataire compléta les ressources financières nécessaires à la construction de l'hôtel projeté.

    La première pierre fut posée le 27 mai 1906. « Bientôt, je l'espère, disait Murgue, nous verrons sortir de terre l'hôtel depuis si longtemps attendu, oeuvre magistrale des lauréats de notre concours, et dont le décor et la superbe ordonnance n'ont rencontré jusqu'ici que des approbateurs. »

    L'inauguration eut lieu le 17 juin 1908, à l'occasion de la célébration du cinquantenaire de la Société de l'Industrie minérale.

    Aujourd'hui les critiques d'antan, en présence d'une oeuvre superbe à la réalisation de laquelle Murgue s'est si activement employé, se sont tues. Qui contesterait la convenance de disposer, au coeur même de notre laborieuse cité, d'un foyer intellectuel où se groupent toutes les collectivités scientifiques et industrielles : Société de l'Industrie minérale, Comité des houillères, Comité des forges de la Loire, Syndicats professionnels, etc., où s'abritent, dans un cercle coquettement aménagé, les élèves de l'Ecole, ainsi soustraits aux tentations qui guettent la jeunesse? Qui ne reconnaîtrait que la construction de l'hôtel a permis d'accroître d'une somme très importante le patrimoine de la Société amicale, et de lui apporter une source de revenus intéressante au lieu d'obérer ses finances, ainsi que le redoutaient les pessimistes de la première heure? Ecoutez plutôt l'appréciation formulée par M. Tauzin, inspecteur général des mines, Président de la Société de l'Industrie minérale :

    « Je dois à mon tour de parole de féliciter le premier ofïiciellement la Société amicale du complet succès de l'oeuvre difficile qu'elle avait entreprise. Son hôtel est vraiment superbe, fort bien conçu, remarquablement exécuté, et je m'applaudis de la modeste influence que nous avons pu exercer sur ses déterminations en prenant, dès 1897, l'engagement de transporter ici notre siège social. Et vous me permettrez de dire que ce n'était pas seulement là, de la part de notre Société, un acte de solidarité que vous eussiez tous approuvé, c'était aussi la preuve du vif désir que nous avions, en quittant l'abri toujours un peu précaire qui nous était libéralement offert par l'Ecole des mines de nous enraciner un peu plus profondément dans le sol stéphanois. »

    Et comment échapperais-je à la tentation de reproduire l'allocution si pleine de bienveillance prononcée par M. Delafond, inspecteur général des mines, délégué de M. le Ministre des travaux publics ?

    « J'ai tout d'abord à féliciter la Société amicale et son sympathique président M. Murgue, de la belle installation de leur Hôtel ; ils ont accompli là une très belle oeuvre. Il y a beaucoup de Sociétés en France qui ont désiré aussi avoir leur Hôtel, se mettre dans leurs meubles - pour employer une expression triviale - mais bien peu ont pu y parvenir, parce que peu comptent un aussi grand nombre de membres aussi généreux. Les anciens élèves de l'Ecole des mines de Saint-Etienne ont aimé, de tout temps, à revenir dans cette ville où ils ont passé quelques années de leur jeunesse, à revoir les murs noircis de leur vieille cité où ils ont souvent beaucoup travaillé. Ils trouveront à l'avenir dans cet Hôtel un agréable lieu de repos et auront le plaisir d'y rencontrer des camarades ; ils éprouveront alors un vif sentiment de reconnaissance pour la Société amicale et son Président actuel. »

    Tout commentaire déparerait les éloges prodigués à Murgue par des voix plus autorisées que la mienne.

    Avec une attention toujours en éveil, il suivait les diverses questions soumises à l'examen du Conseil de perfectionnement et du Conseil d'administration de l'Ecole des mines dont il faisait partie.

    La loi militaire instituant le service de deux ans fut l'objet de ses constantes préoccupations ; avec une persévérance ne se laissant rebuter par aucune difficulté, il multiplia les démarches auprès des pouvoirs publics et des représentants de la Loire au Parlement ; après trois années de luttes et d'efforts il obtint, enfin ! l'assimilation de l'Ecole des mines de Saint-Etienne aux grandes Ecoles nationales, reconnues aptes à fournir, dès la deuxième année, des sous-lieutenants de réserve. Son active et intelligente intervention, secondant efficacement celle du directeur, faisait disparaître une inégalité choquante contre laquelle il n'avait cessé de protester énergiquement. Grâce à ces efforts combinés, l'Ecole de Saint-Etienne reprenait son rang auprès de l'Ecole centrale, de l'Ecole des mines de Paris, de l'Ecole des pont et chaussées, rang que la simple équité devait lui conserver.

    Avec un zèle non moins louable, il tenta vainement, hélas ! de mener à bonne fin et rapidement, la reconstruction de l'Ecole de Chantegrillet. Je ne m'attarderai pas à présenter l'historique de cette question vitale, intimement liée au recrutement et à la formation des ingénieurs. Il me faudrait faire le procès de l'impuissance et des lenteurs de la bureaucratie, décourageant les initiatives les plus décidées et les volontés les plus agissantes. Amorcé bien avant 1907, ce projet de reconstruction a été paralysé non seulement par les événements nés de la guerre, mais encore et surtout par les obstacles de toutes sortes dressés par l'administration. Murgue n'a donc pu voir se réaliser son rêve, en dépit de toute la peine qu'il s'est donnée. La guerre, avec les effroyables vides qu'elle a creusés dans les rangs des anciens élèves de l'Ecole nationale des mines de Saint-Etienne, pose à nouveau ce problème avec un caractère d'urgence évident et de nécessité impérieuse : le solutionner rapidement sera la tâche de demain, celle réservée au successeur de Murgue, confident de ses ambitions et de ses espérances.

    Je serais incomplet si je me contentais de parler de la part prépondérante qu'a prise, et du rôle important qu'a joué Daniel Murgue dans toutes les manifestations de la vie extérieure de la Société amicale des anciens élèves de l'Ecole de Saint-Etienne. Il me faut souligner aussi et apprécier l'influence considérable, l'autorité qu'il a exercées au sein même du Conseil d'administration et parmi ses camarades. Il régnait par la bonté et ne heurtait jamais de front les opinions qui parfois, au cours de discussions animées, s'opposaient vivement à la sienne ; très ferme dans ses idées, lorsqu'il les estimait conformes à la logique et au bon sens, il triomphait habilement de la contradiction, par son argumentation courtoise, son aménité souriante, et la persuasion qu'il s'efforçait de faire pénétrer chez les autres. Son tempérament n'était pas combatif ; il n'était point fait pour la lutte. Mais il avait le rare talent de savoir rallier à lui, sans les froisser, ceux qui ne partageaient pas ses idées. Lorsqu'une discussion s'engageait sous sa présidence , il poussait à l'extrême la réserve et la modestie. Les opinions les plus diverses pouvaient librement s'exprimer ; il laissait chacun développer, à tour de rôle, ses arguments pour ou contre, suivant avec une vive attention les phases de la discussion, et, la résumant dans son ensemble avec netteté, précision et clarté, faisait connaître son sentiment, toujours frappé au coin du bon sens, qui, généralement, était adopté par l'unanimité de ses collègues.

    Murgue était envers ses camarades toujours aimable, empressé et serviable. Chaque fois que les circonstances lui en fournissaient l'occasion, dans les congrès, les banquets officiels, les réunions intimes, il savait trouver un mot affectueux jaillissant spontanément de son coeur bon et tendre à l'adresse de celui qu'il avait à complimenter. Avait-il à féliciter son filleul dans la Légion d'honneur, il trouvait pour le faire des mots exquis empreints de cordialité, dépourvus de banalité. Voulait-il, à l'occasion du congrès du Sud-Ouest, proclamer les mérites exceptionnels d'Henry Fayol, ou de Grand l'inventeur de la mine d'Albi, il traduisait les sentiments de tous en un langage châtié et délicat.

    La réussite de ses collègues ne lui portait pas ombrage ; avec une très grande bienveillance, il fortifiait leur action par ses encouragements et les manifestations de sa sympathie. Je me souviens avec émotion qu'au temps déjà lointain où, avec tout le zèle et l'entrain de la jeunesse, je suivais modestement le sillon qu'il avait tracé bien avant moi, il se plaisait à se tenir constamment au courant de mes recherches expérimentales ; il venait me voir, s'entretenait familièrement avec moi des questions que je cherchais à élucider et dont la solution l'intéressait, bien qu'elle n'apportât qu'une faible contribution à l'oeuvre qu'il avait édifiée.

    Qui dira les confidences reçues par lui dans l'intimité de son cabinet de travail, dont les portes s'ouvraient de façon hospitalière à ceux qui venaient l'entretenir de leur situation, de leurs espérances comme de leurs déboires !

    Qui le louera, comme il convient, des démarches multipliées, pénibles parfois, qu'il entreprenait pour aider un camarade à sortir d'une situation difficile : ni la peine, ni les efforts, ni les surchages d'une correspondance volumineuse, n'arrêtaient sa bonne volonté, lorsqu'il s'agissait d'obliger, de rendre service. Que de misères matérielles il a soulagées discrètement ! que d'infortunes il a secourues ! que de conseils avisés il a donnés qui ont porté leurs fruits ! Ceux-là seuls - et il sont légion - pourraient en témoigner qui en ont été les heureux bénéficiaires.

    C'est ainsi qu'en déployant ce merveilleux ensemble de qualités qui constituaient sa personnalité et lui donnaient un puissant relief, il s'est acquitté, à la satisfaction de tous, avec un incomparable éclat, de la partie morale de sa tâche de Président. Lorsque l'âge lui a fait une loi de soigner sa santé, et de s'épargner les fatigues de déplacements répétés entre Lyon et Saint-Etienne, il s'est démis de ses fonctions (mai 1917), emportant dans sa retraite les regrets unanimes, la gratitude et l'affection de tous pour les services rendus par lui à cette Société amicale, dont, pendant plus de seize années, il dirigea les destinées avec un rare talent, une prudence éclairée, une habileté digne de tous les éloges!


    L'ECRIVAIN

    On est vivement frappé, en lisant les ouvrages de Daniel Murgue, par leur qualité littéraire. Ils révèlent une formation classique toute en profondeur, comme la donnait notre vieille Université, habile à développer, dans un esprit bien doué, les tendances les plus diverses dont l'opposition prétendue est un des sots préjugés du vulgaire. Elle se gardait bien de cette spécialisation trop hâtive qui emmure un jeune cerveau dans un seul et étroit compartiment des connaissances humaines et le laisse pour toujours ignorant de leur infinie variété. Avant de faire des jurisconsultes, des ingénieurs, des administrateurs, elle s'attardait longuement à ces deux enseignements difficiles, mais essentiels : l'art de penser et l'art d'exprimer clairement la pensée.

    Cette parfaite formation intellectuelle valut à Daniel Murgue de garder intacts ses dons brillants d'imagination et de fine sensibilité, en même temps qu'elle développa et fortifia chez lui ce goût de la simplification et de la synthèse qui devait si puissamment l'aider dans son oeuvre scientifique. Ses facultés bien équilibrées ne subirent aucun amoindrissement. Il connut ainsi les hautes jouissances du savant et les profondes émotions de l'artiste, par un exceptionnel privilège de cette plénitude de la vie de l'esprit dans laquelle, suivant la parole de Leconte de l'Isle, l'art et la science doivent se confondre.

    De bonne heure il se plia à la salutaire discipline de l'observation précise, exacte, minutieuse même, des choses et des hommes autour de lui. Déjà, à l'âge où le spectacle de la vie n'éveille guère que des sensations fugaces, il estimait que chaque heure apporte son document et sa leçon, tous deux trop précieux pour être abandonnés à l'incertitude des souvenirs. Dans ses notes de jeune lycéen, on pressent le savant et l'historien qu'il sera plus tard. Il laisse au fait toute sa valeur, grande ou petite, parfois même insignifiante, se bornant à souligner par une brève réflexion tel trait ou tel caractère qui l'a plus particulièrement frappé.

    Ce goût de la documentation servit merveilleusement ses aptitudes d'analyste. Il l'habitua à une méthode de travail d'où étaient rigoureusement exclus l'imprécis, l'incomplet, le fragmentaire. Il lui évita en même temps les généralisations hasardeuses, les déductions imprudentes où s'engagent ceux qui négligent d'éprouver la solidité des points de départ. Exactitude, logique, clarté, trinité classique par excellence, sont les qualités maîtresses de Daniel Murgue écrivain.

    Elles se parent chez lui de la plus pure élégance latine. Comment d'ailleurs en aurait-il été autrement chez cet humaniste délicat, fervent jusqu'à la passion de l'antiquité grecque et romaine? Dans ce savant vivait un poète, au vrai sens du mot, sensible à l'harmonie, à la beauté, au mystère des choses, comme à tous les frémissements joyeux ou douloureux de l'éternel drame de la vie.

    L'histoire fut pour Daniel Murgue la grande séductrice. Dans tous les pays où il vécut, qu'il ne fit même que traverser, l'interrogation du passé était sa préoccupation première. A Bessèges, il étudie les guerres de religion, les luttes sanglantes des camisards ; dans la région stéphanoise, l'expédition des muscadins et sa fin lamentable à Rive-de-Gier. En 1910, une maladie cruelle nécessite son transport dans une clinique lyonnaise ; il vient y subir une opération dangereuse à l'extrême ; il rédige ses dernières volontés, puis, sous la menace terrible, il s'adonne à une étude des plus approfondies du siège de Lyon en 1793. Dans sa famille même, il se livre à des recherches généalogiques qui le ramènent jusqu'au onzième siècle et font l'objet d'une importante notice, d'un vif intérêt : La famille Malassagny.

    Les essais historiques de Daniel Murgue sont malheureusement peu nombreux. Absorbé par ses travaux de science pure et ses lourdes obligations professionnelles, il ne put consacrer que de courts loisirs à son délassement préféré. Encore ne devons-nous ses oeuvres principales qu'à certaines circonstances de sa carrière d'ingénieur. Lorsqu'on lit ses ouvrages où, dans un style simple, fluide, élégant, imagé, les faits et les idées s'offrent avec l'art de la composition le plus parfait, où s'affirment un sens critique étonnant de finesse et de pénétration, une imagination brillante servie par une profonde érudition, on se surprend à regretter qu'il n'ait pu, dans sa vie d'action et de travail, se manifester plus largement dans des productions d'ordre littéraire. Son étude sur Benoît Fourneyron est un modèle du genre, où la critique scientifique, historique et psychologique du sujet est dans son triple développement, également souple, claire, approfondie. Son étude sur Boussingault est une oeuvre de plus longue baleine ; la vie mouvementée de l'illustre chimiste se prêtait à une biographie d'autant plus riche qu'elle se déroulait dans une période agitée de notre vie nationale. Cet ouvrage est digne de figurer dans nos bibliothèques à côté des travaux historiques les meilleurs. A un très haut degré s'y affirme la prédilection de Daniel Murgue pour le document. Historien scrupuleux, il prise peu la critique philosophique ou sociale, si elle ne repose sur le fait, la vie, la vérité. Ses dons d'écrivain s'y révèlent magnifiquement. Descriptions de Paris à la fin du Premier Empire, scènes de la rue saisissantes en leur raccourci imagé, tels ces cortèges de soldats « qui partaient au cri de Vive l'Empereur! et ne reparaissaient jamais, » incidents pittoresques de l'existence de Boussingault à Paris, à Saint-Etienne, en Amérique: tout est mouvement, couleur, relief. Ce sont là vraiment des pages d'un écrivain de race auquel il n'a sans doute manqué que les longs loisirs pour occuper dans notre littérature une place honorable.

    Tout au moins, a-t-il pu, pour notre grand charme, laisser libre cours à sa gracieuse fantaisie, à sa sensibilité exquise, à toutes les séductions de son âme d'artiste dans les nombreux discours officiels ou intimes que ses fonctions lui donnèrent l'occasion de prononcer. De cette gerbe précieuse je ne détacherai qu'une fleur, car j'y respire encore le parfum de l'amitié. Daniel Murgue avait bien voulu accepter de me servir de parrain lors de mon entrée dans la Légion d'honneur. Au dîner où il me remit les insignes de l'ordre, le 24 octobre 1908, il salua ma nomination dans des termes harmonieux, comme ces harpes de la légende dont il célébra les divins accords, enveloppant ainsi ses conseils et ses éloges dans un rythme musical qui fut pour moi un véritable enchantement.

    Jusqu'à la fin il garda cette élégance, cette richesse d'expression qu'il devait à sa complète culture. Sa délicieuse plaquette : Un duel à l'Ecole des mines, a été écrite en 1917, c'est-à-dire à un moment où l'âge et un labeur plus que cinquantenaire sur des problèmes ardus auraient pu lui avoir fait perdre la vivacité alerte et brillante des esprits juvéniles. Il n'en était rien et il déploya dans cette charmante fantaisie des qualités de conteur qui témoignent combien l'art d'écrire lui était devenu familier.

    Ce goût qu'il eut toute sa vie pour la production littéraire est la marque d'un profond tempérament d'artiste. L'artiste, chez Daniel Murgue, donnait la main au savant. Il adorait les belles oeuvres. Il était extrêmement sensible à la poésie et au mystère de la nature. Il vécut presque toujours dans le prosaïsme des sites industriels, mais il ne put jamais prendre son parti de l'atteinte par l'usine ou la mine à la grâce d'un paysage. Il s'en regardait souvent comme l'auteur involontaire et il en éprouvait une vraie souffrance. Contraste étrange assurément, mais bien explicable chez un homme qui, ainsi qu'il l'écrivait à sa soeur Hélène en 1875, appelait de ses voeux le loisir d'une saison entière,pour se donner longuement à son charme, à ses jeux de lumière, à l'éclat de son épanouissement et à la mélancolie de son déclin.

    C'est à Rome, qui se révéla à lui dans un éblouissement, que sa nature d'artiste devait vibrer d'une façon si singulière que, depuis lors, la Ville Eternelle hanta ses rêves comme la terre promise de toutes les félicités. Il s'initia aux choses de Rome en 1879 au cours d'un voyage de vacances. Il en devint passionné jusqu'à l'obsession « De toutes les villes que j'ai vues, écrivait-il à sa soeur Hélène, je n'en connais point où, arrivé à l'âge du repos, il me paraisse plus doux d'écouler sa vieillesse entre le culte des beaux-arts et celui des grands souvenirs. » Peut-être avait-il jeté dans la fontaine de Trevi la monnaie symbolique, l'aumône légère qui donne à l'étranger l'assurance de revenir. Dès qu'il disposait du temps nécessaire, c'est à Rome qu'il allait, empressé chaque fois à réaliser dans une illusion éphémère son rêve de 1879. Il s'était lié avec le commandeur Giacomo Boni, le directeur italien des fouilles, qui avait dégagé les mystérieuses galeries du Forum, et l'éminent archéologue s'empressait de lui donner la primeur de ses découvertes.

    Aussi revenait-il de chacun de ses voyages avec une passion grandissante pour la Fille de la Louve. Peu à peu l'idée de s'établir définitivement à Rome s'empara de lui. Lorsque l'âge le détermina à la retraite, sa résolution était prise d'aller terminer ses jours à l'ombre du Colisée. Mais la guerre éclata, et il dut abandonner le projet dont la réalisation eût comblé son désir le plus cher.

    Que conclure devant les aspirations de cet esprit d'une complexité si séduisante? Mathématicien, historien, artiste, comment classer, caractériser cette personnalité morale si diverse et si haute? Daniel Murgue s'est mû sans effort de l'une à l'autre de deux tendances qu'Auguste Comte place pourtant aux deux extrémités de sa classification. La mathématique est la mère des sciences positives, mais un penseur comme Daniel Murgue a voulu poursuivre la recherche de la vérité, non seulement dans les formules de la science, mais dans les intuitions de la conscience et les enseignements de l'histoire. Murgue fut un pur idéaliste : c'est là sa marque distinctive. Dans l'une des manifestations d'ordre philosophique et moral où il a le plus clairement exprimé sa pensée, son discours à la distribution des prix de l'Ecole des mines le 1er août 1903, il a proclamé à son tour la faillite du scientisme, avec la philosophie contemporaine où se rencontrent un Henri Poincaré et un Brunetière. « Il semble bien, a-t-il dit à ses jeunes auditeurs, qu'il ait été dans les intentions de l'Auteur de toutes choses que les problèmes du but de la création, du mystère de la vie et de la destinée nous soient éternellement fermés. Si les progrès merveilleux de la science dans le siècle écoulé ont pu faire naître quelques espérances, il faut avouer qu'elles ont été déçues. » Ne nous étonnons donc pas s'il n'a pu satisfaire son idéal par la seule pensée scientifique, qu'il porta cependant si haut. Il me plaît infiniment de saluer en Daniel Murgue, qui honora grandement la science française, un de ceux, qu'au milieu des préoccupations matérielles qui nous étreignent Emile Boutroux appelait naguère les gardiens du feu sacré d'idéalisme scientifique que représente dans le monde l'Ecole immortelle de Pasteur.


    L'HOMME PRIVÉ.

    Le 14 juin 1913, à l'inauguration du buste de Boussingault, Daniel Murgue prononçait ces paroles : « Aujourd'hui la science est devenue si touffue qu'il faut monter bien haut dans les branches pour apercevoir un lambeau du ciel. »

    Cette pensée, traduisant un si noble souci, pourrait être gravée au frontispice de sa vie. Elle explique l'homme tout entier, ce qu'il fut et ce qu'il aurait voulu être. Elle éclaire les côtés mystérieux de sa nature. L'image qu'elle offre est un symbole.

    Daniel Murgue n'a rien voulu perdre des rayons de la divine lumière qui, de plus haut que la science elle-même, guide et ennoblit le monde. A la science il dut le succès, la renommée, les honneurs. Il lui dut surtout les ivresses de l'esprit. Mais ces ivresses n'obscurcirent jamais cette âme claire. Il ne connut pas l'orgueil de l'intelligence qui s'érige elle-même en divinité. Son esprit demeura timide et modeste devant la vie et son formidable mystère ; c'est pourquoi son coeur ne cessa d'être simple et bon.

    Parfois, je me suis étonné devant les apparentes contradictions de ses tendances. Mais ce « lambeau du ciel » sur lequel il voulut tenir constamment les yeux fixés, a fait pour moi pénétrer sa clarté dans tous les replis de son âme. Derrière le savant isolé et lointain dans sa méditation, derrière le chef un peu distant, j'ai pu connaître l'homme et j'ai appris que ce réalisateur précis et méthodique était un nostalgique du rêve ; j'ai appris que cet esprit positif avait fait dans sa vie la plus large part au désintéressement et parfois même aux renoncements douloureux; j'ai appris surtout que, grâce à cet élan de tout son être vers ce « lambeau du ciel » toujours obstinément contemplé, son ascension intellectuelle vers les hautes régions de la science avait porté son âme entière jusqu'aux sommets divins.

    Daniel Murgue est né à Saint-Etienne le 7 août 1840, dans la maison portant encore aujourd'hui le N° 14 de la rue des Jardins. Son père, Jean-Pierre Murgue, était alors commissionnaire en rubans. Il appartenait à une famille dont le nom, assez répandu dans la Loire, s'apparente aux innombrables Mourgue, Mourgues, Morgue, Morges, qui peuplent la terre languedocienne. M. J-P. Murgue avait deux frères, Antoine et Pierre, qui furent, l'un fabricant d'armes, l'autre marchand de bois et moururent sans enfants. C'était, on le voit, une famille du terroir, solidement établie dans les industries traditionnelles de la région stéphanoise.

    Les affaires de M. J-P. Murgue, assez prospères à la naissance de ses premiers enfants, périclitèrent malheureusement dans la suite au point que sa firme ne put être soutenue que par l'effort incessant de ses fils et de ses filles. L'histoire de cette famille devient dès lors une longue page de véritable héroïsme, où l'on voit Daniel Murgue, à l'âge où la vie ne devrait offrir que sourires et espérances, rencontrer sur son chemin la douleur et le sacrifice.

    Il perdit sa mère, née Adélaïde Honor, à l'âge de 15 ans. Celle-ci semble avoir été la femme forte dans toute l'acception du terme. On rapporte d'elle qu'agonisante et remarquant que sa fille aînée pleurait au pied de son lit de mort, l'esprit bien loin des soins du ménage, elle eut ces paroles de souriante résignation : « Parce que je meurs, il ne faut pas que vos petits frères aient leurs effets déchirés. »

    Ses enfants héritèrent de sa gaîté et de son courage, les aînées surtout, Antoinette et Hélène, que Daniel Murgue vénérait comme des saintes et qui le furent en effet par leur total dévouement.

    M. J-P. Murgue mourut en 1868. Ses fils et filles acceptèrent la succession paternelle. Quelle charge pour leurs débuts dans la vie! Il la soutinrent vaillamment, unis dans cette âpre lutte quotidienne par l'affection la plus tendre, jusqu'au jour où l'héritage de leur grand-oncle, M. François Mallassagny, notaire à Rive-de-Gier, vint les délivrer de cette terrible situation.

    M. Murgue avait eu huit enfants, parmi lesquels il convient de citer d'une façon toute particulière, sa fille Mlle Antoinette Murgue, née le 14 février 1831, qui se consacra tout entière à l'éducation de ses plus jeunes frères et à la direction du ménage. En 1870, elle semblait avoir perdu toute occasion de se dévouer, le père étant mort, les frères grandis et l'aisance revenue au foyer. La guerre lui inspira l'idée de recueillir chez elle les jeunes rubanières sans travail et ainsi fut fondé le « Patronage des jeunes ouvrières », né dans son appartement place Marengo et qui existe encore aujourd'hui, 14, rue du Coin.

    Daniel Murgue apprit à lire et à écrire à l'Ecole cléricale de la Grand'Eglise. Tout enfant il y noua des amitiés que la mort seule devait rompre, car déjà sa sympathique nature lui attachait profondément ses jeunes camarades. C'est là en effet qu'il se lia avec ses deux amis de toute sa vie, M. l'abbé Devuns, aumônier des mobiles de la Loire en 1870 et aujourd'hui aumônier du XIIIe corps, et M. Dormand, mort en 1917, qui devint premier président de la Cour d'appel de Toulouse.

    En 1852 il quitta l'Ecole cléricale pour le Lycée où sa brillante et précoce intelligence s'affirma tout de suite par de splendides succès. Le 2 avril 1858 il se voyait décerner une récompense enviée entre toutes : la médaille frappée en mémoire du baptême du Prince impérial. Le « Mémorial de la Loire » du 4 avril 1858 publia à cette occassion la chronique suivante :

    « La distribution des prix du premier semestre de l'année classique a eu lieu, hier, 2 avril, dans une des salles du lycée impérial de Saint-Etienne. Cette cérémonie, toujours si intéressante, était entourée cette année d'un éclat inaccoutumé.

    « Son Excellence M. le ministre de l'Instruction publique, au nom des membres du Conseil municipal de Paris, a mis à la disposition de chacun des lycées de l'Empire une médaille en bronze frappée à l'occasion du baptême du Prince impérial et destinée, à titre de prix extraordinaire, à l'élève le plus distingué par sa conduite, son travail et ses succès.

    « ..... M. Aubin, inspecteur d'Académie, président, a pris la parole et son discours élevé, plein de nobles pensées, exprimées en un style élégant et facile, a vivement ému l'assistance.

    « ..... En ce jour, la sollicitude paternelle de Napoléon III a voulu que son ministre au département de l'Instruction publique, interprète de la généreuse libéralité de la Ville de Paris, vint choisir dans chacun des lycées de l'Empire le plus digne d'entre vous par son application, sa modestie et ses succès, pour lui décerner une médaille d'honneur et, par une délicate attention que vos jeunes coeurs apprécient tous, il a voulu attacher à cette distinction glorieuse le souvenir du Prince impérial.

    « Le premier élève couronné a été le jeune Daniel Murgue, bachelier es sciences, de la classe de logique (sciences), qui a mérité la récompense exceptionnelle et si flatteuse de la Ville de Paris. Les élèves ont ratifié par leurs bravos énergiques le choix de leurs maîtres.

    « M. le Préfet a remis lui-même la médaille d'honneur à l'heureux élu et, avec une fermeté et une autorité qui ne seront point facilement oubliées de ses jeunes auditeurs, notre premier magistrat lui a adressé ces quelques paroles :

    « Je vous remets, au nom de la Ville de Paris, la médaille du Prince impérial. Cette distinction vous honore, Monsieur, mais rappelez-vous surtout qu'elle vous oblige envers vous-même dont l'avenir devra répondre au passé, envers ce lycée dont les maîtres vous ont choisi et les élèves acclamé comme le plus digne et envers l'auguste enfant que la volonté du peuple et celle de Dieu appellent à régner sur votre jeune génération. »

    Cette obligation morale, Daniel Murgue devait la tenir au delà méme des espérances que l'on fondait alors sur lui. De son propre aveu cependant, il ne s'acharnait pas au travail et n'aimait guère que les mathématiques, dont il eut le prix d'honneur en 1858, et l'histoire. Mais sa facilité d'assimilation était telle qu'il pouvait sans grands efforts soutenir son rang dans les études qui ne lui plaisaient point. C'est ainsi qu'un relevé de notes, que j'ai eu sous les yeux, contient deux « très bien » en histoire et en mathématiques et des « bien » pour toutes les autres matières enseignées. Ce même relevé porte sur son caractère l'appréciation suivante: « Doux et facile ».

    Doux et facile : c'est bien ainsi qu'il devait apparaître aux Baratte, aux Fournet, aux Chapelle, aux Verdelin, aux Déléage, à tous ses camarades d'alors, car leurs lettres de cette époque montrent dans le brillant lycéen, bachelier es sciences dès juillet 1857, un jeune homme timide et réservé, modeste comme il le fut toute sa vie, hésitant même et incertain sur son avenir.

    Il nourrissait un rêve cependant : devenir officier de marine. Le vaste univers habitait cette jeune âme déjà tendue vers les grands horizons. Les esprits médiocres n'ont pas de ces élans vers l'inconnu car ils ne sont pas tourmentés par le besoin d'aller toujours vers plus de science et plus de vérité, par la soif de l'infini. Ce n'était pas l'atavisme qui poussait ce jeune homme paisible et doux, issu d'une lignée de terriens, vers les plages lointaines et leurs aventures. C'était le pressentiment qu'une vie élargie serait nécessaire à sa pensée déjà rassasiée des connaissances communes. A cet âge, on s'interroge sans pouvoir encore se déchiffrer. On se sent soulevé par d'obscures impatiences. La vie est là qui vous appelle, mais sa voix réveille des échos multiples qui font hésiter. On ignore encore que chacun porte en soi toute la puissance de l'action comme toute l'immensité du rêve, etl'on voudrait se hâter vers d'autres terres, vers d'autres cieux, où, comme les arbres et les fleurs, la vie humaine semble plus magnifiquement s'épanouir.

    Le destin de Daniel Murgue était fixé par l'impossibilité, matérielle où se trouvaient les siens de subvenir à son entretien et à ses études hors du toit familial. L'Ecole normale supérieure que ses professeurs ambitionnaient pour cette intelligence d'élite était aussi, comme l'Ecole navale, trop loin et trop coûteuse. Il resta donc à Saint-Etienne. Mais son jeune rêve ne demeura pas complètement pour lui une des chimères de la seizième année. Il le vécut dans son-fils Jean, devenu, par une curieuse transmission des goûts paternels, un officier des plus distingués de la marine française, et je me plais à imaginer les nostalgiques songeries de Daniel Murgue accompagnant son fils dans ces lointaines croisières aux pays fabuleux qui avaient hanté ses rêveries de lycéen.

    Où pouvait donc se diriger Daniel Murgue sinon vers cette Ecole des mines, foyer intellectuel de la cité ? Quelle qu'eut été d'ailleurs la carrière offerte à son intelligence, c'était la première place qui l'attendait. Napoléon Ier a illuminé comme par un éclair les profondeurs de son génie lorsqu'il s'est écrié :« Même au fond d'un cloître, j'aurais été l'empereur! » Ce cri caractérise les personnalités fortes qui impriment leur puissance à tout ce qu'elle touchent. Peu importe la matière sur laquelle elles s'exercent, elles y gravent leur sceau souverain. Newton voit tomber une pomme et voilà fixé l'équilibre de l'univers!

    Daniel Murgue fut admis à l'Ecole des mines par lettre ministérielle du 19 novembre 1858. Il étaitsecond de la liste; il se maintint au premier rang.

    C'était la mathématique qui chez lui l'emportait. Mais il suivait aussi attentivement le conseil que lui donnait son ami Chapelle, de lire les « bons ouvrages ». Il se forma ainsi ce style élégant et clair, qui rend tout ce qu'il a écrit d'une lecture si attrayante. Il trouvait d'ailleurs dans le délassement littéraire un charme puissant dont la vie industrielle la plus intense ne devait jamais le détourner.

    Cette vie industrielle débuta en 1860 dans la très modeste mine de Longpendu, en Bourgogne.

    Il était sorti premier de l'Ecole, aussi M. Gruner manifesta très vivement ses regrets de le voir accepter une situation peu digne d'un major de la promotion. Mais que faire ! Cette place paraissait inespérée pour cette famille que la gêne opprimait depuis si longtemps. C'était la subsistance assurée tout de suite, alors qu'une autre situation aurait peut-être demandé de longs mois de pénible patience. Et le jeune ingénieur n'avait qu'un désir : Venir en aide aux siens. Entre son avenir mis en danger et les nouveaux sacrifices à imposer à sa famille il n'hésita pas et il partit.

    Quelle leçon et quel exemple que le devoir, si dur soit-il, accepté avec un pareil courage ! Quel enseignement pour les ambitions impatientes, avides du succès sans les efforts qui le préparent et le légitiment ! Cette période si ingrate de sa vie, alors qu'il se sentait prêt déjà à de grandes choses, Daniel Murgue la traversa avec une résignation simple, mais qui s'éleva à la plus haute grandeur. Ce n'est pas sans émotion que pour son honneur, je cite de lui ce trait émouvant de dévouement filial : Ce qui restait de ses misérables appointements après la part qu'il prélevait au profit des créanciers de son père était si peu de chose qu'il prit sur lui de supprimer un repas sur deux. Son frère Pétrus l'ayant au cours d'une rencontre à Lyon trouvé excessivement amaigri alla le surprendre un jour à Longpendu et découvrit le triste secret ! De ce jour sa famille l'implora de ne plus se sacrifier.

    Il quitta la mine de Longpendu en 1863 pour entrer à la Compagnie des houillères de Bessèges, où il fut mis à la tête de l'exploitation de Rochessadoule.

    C'est là que la guerre le trouva, déjà absorbé par ses recherches scientifiques, auxquelles il devait donner plus tard un si magnifique développement.

    Comme de nos jours, les ingénieurs et ouvriers mineurs, sous certaines conditions n'étaient point mobilisés. Mais en janvier 1871, il apparut à Daniel Murgue que le danger terrible couru par la patrie ne laissait plus de place au paisible labeur de l'industrie. Il prit alors cette décision que son frère annonce ainsi dans une lettre pleine de fierté : « Daniel, seul de tous les ingénieurs mobilisés dans le bassin du Gard, a refusé de profiter de l'exemption accordée. Il a envoyé sa démission à ses chefs et, quand tu liras ces lignes, il aura quitté Bessèges à la tête de sa compagnie. »

    M. Chalmeton, directeur de la Compagnie de Bessèges, essaya en vain de le retenir. Quand l'entretien fut terminé, il vint à Daniel Murgue et le félicita en qualité de Français de la détermination qu'il avait prise.

    Il rentra à Bessèges après l'armistice et reprit avec plus de passion que jamais le cours de ses travaux et de ses études scientifiques.

    Il épousa en 1872 Mlle Marie-Louise Desjardins, fille de M. Desjardins, chef de bureau à l'inspection principale du P.-L.-M. C'était une musicienne remarquable qui charma par son talent les loisirs de Rochessadoule. Elle mourut prématurément après trois ans de mariage, le 13 mai 1874.

    En 1876 Daniel Murgue passe à la tête de la division de Bessèges. Il s'installe dans une grande maison accrochée au flanc de la montagne, juste au-dessus de la cour de « l'Administration », cartel est le nom solennel dont on décore les bureaux de la Compagnie et l'habitation directoriale. La vue de là-haut est aussi belle qu'on peut le souhaiter en pays industriel. Par-dessus la masse enfumée des maisons et des usines et le large lit de cailloux de la Cère se dresse l'enchevêtrement des pitons boisés des petites Cévennes.

    Une partie de la même maison est occupée par le docteur Vidal et sa famille. Maire de Bessèges, chevalier de la Légion d'honneur, médecin-chef de la Compagnie, le docteur Vidal jouissait d'une grande popularité, bien justifiée par son dévouement à toute épreuve et ses talents d'administrateur. Affable et accueillant, c'était un voisin exquis pour l'ingénieur solitaire, dont l'activité intellectuelle à cette époque était d'une extrême intensité. Le délassement qu'il trouvait dans une maison amie lui fut très précieux et si, au début, le voisinage des quatre petites filles du docteur Vidal dut paraître un peu bruyant à ses graves travaux, il fut plus tard d'un charme qui ne cessa point de grandir. En 1882, le mariage qui unit Daniel Murgue à Mlle Jeanne Vidal fut l'épanouissement de sentiments déjà anciens. De cette union naquirent sept enfants.

    Les Vidal étaient originaires d'Agde, aux bouches de l'Hérault. Par une singulière coïncidence qui dut remuer en lui les aspirations de ses jeunes années, Daniel Murgue trouva dans sa belle-famille des âmes et des traditions de marins. Les Vidal avaient en effet toujours vécu sur la mer. Capitaines au long cours, officiers de marine, armateurs, ils étaient nés et morts devant les horizons infinis, et le gendre du docteur Vidal, le premier terrien depuis tant de générations, avait dû puissamment ressentir l'attrait d'un milieu où il se trouvait si près de son rêve d'autrefois.

    C'est en 1893 que Daniel Murgue fut nommé sous-directeur de la Société des mines de Montrambert et de la Béraudière. Son départ de Bessèges donna lieu à une manifestation de sympathie vraiment grandiose. Lorque M. Chalmeton, les larmes aux yeux, lui offrit, devant toute la Compagnie assemblée, son propre buste comme souvenir symbolique de la Société qu'il quittait, l'émotion de tous, ingénieurs et ouvriers, prouva combien cet homme éminent et modeste, juste et bon, s'était concilié les coeurs. Il put s'écrier avec raison, aux applaudissements de ses auditeurs, que dans ses rêves les plus ambitieux il n'aurait jamais osé prétendre à une journée comparable à celle qu'on lui offrait.

    En 1895 il remplaça M. De Villaine à la direction de la Société de Montrambert, direction qu'il ne quitta qu'en 1914.

    Sa carrière active avait duré cinquante-quatre ans.

    Retiré à Lyon, il consacra les loisirs de sa retraite, trop courte, hélas ! aux travaux scientifiques et historiques qui l'avaient passionné toute sa vie. Il s'éteignit paisiblement le 9 octobre 1918 dans son domicile du boulevard des Belges, se grandissant encore à son heure dernière, en donnant à ses enfants des conseils suprêmes témoignant d'une haute élévation morale. Rappelant dans son testament son discours du 1er août 1903, il répéta avec Newton : « Je suis l'enfant occupé à ramasser des cailloux sur le rivage, alors que l'Océan immense s'étend devant lui inexploré. » Le savant confessait son ignorance devant l'infini ; dans son humilité avouée il ne niait pas, il regardait et contemplait sans comprendre. Mais il était de ceux qui au sein de l'obscur univers voient briller le pur flambeau de la loi morale et qui en ont la conscience illuminée. Au seuil de l'éternité, il en concentre, pour les siens, toute la lumière dans une formule qu'il proclame résumer toute sa pensée : « Garder à l'abri de toute souillure, si minime soit-elle, la pureté de son âme et de son corps. »

    C'est donc dans le plus simple et le plus profond des conseils de nos mères que Daniel Murgue a trouvé l'expression de la dernière vérité à affirmer ici-bas. Il en a fait la formule même du devoir, qu'il a su accomplir d'une manière parfois héroïque. N'est-ce pas elle qui toute sa vie lui inspira cette modestie extrême, qui allait jusqu'à le faire douter de lui-même ; n'a-t-il pas écrit à sa soeur Hélène, en 1877 : « Je ne suis pas fait pour commander les hommes. » Certains de ces travaux, comme ceux qui lui furent demandés par la Compagnie d'Orléans et la Ville de Paris étaient, de par leur caractère honorifique, de nature à le mettre singulièrement en valeur : il les laissa ignorer même à ses amis les plus intimes ! N'est-ce pas en elle aussi qu'il puisa le secret de cette délicate bonté qui lui attachèrent si profondément tous ses collaborateurs, ingénieurs et ouvriers, et de cette douceur qui, tout enfant encore, lui attirait des amitiés qui ne finirent qu'avec la vie !

    Le devoir! Il en parle souvent dans sa correspondance. C'est le mot magique qui redresse son énergie, lui donne confiance en l'avenir aux heures les plus sombres. Il avait choisi pour devise la parole latine : « Age agenda. Fais ce qui est à faire, ce qui te plaît et ce qui ne te plaît pas, ce dont tu jouis et surtout ce dont tu souffres. » Il a été fidèle à cette devise jusqu'au bout.

    Aussi, est-ce dans un profond sentiment de respect qu'au terme de cette étude je salue cette haute et attachante figure. Daniel Murgue m'a conquis et charmé dès ses premières années, lorsque je l'ai vu s'astreindre sur les bancs du collège à la notation jour par jour des faits même les plus insignifiants de sa vie monotone au fond d'une ville calme et laborieuse, tandis que son rêve aspirait à l'aventure éternellement changeante d'un Loti ! Quel émouvant spectacle, plus tard, que celui de ce jeune ingénieur, obligé à de pénibles travaux professionnels et qui, pour l'amour et pour l'honneur d'êtres chéris, impose à son existence solitaire un de ces sacrifices ignorés, humbles et si grands, qui étreignentle coeur ! Plus tard encore, en pleine mêlée industrielle, aux prises avec les accablants soucis de la gestion d'intérêts considérables, au milieu des études scientifiques les plus ardues, je l'ai vu avec émotion conserver pieusement le culte des grands souvenirs et s'acheminer souvent, en pèlerin passionné, vers cette Ville Eternelle dont son esprit classique et son âme latine goûtaient avec ferveur la majesté grandiose et le recueillement sacré !

    Enfin, lorsque est venue pour lui l'heure des entretiens suprêmes, il n'a pas laissé tomber de ses lèvres une de ces formules stériles ou orgueilleuses où se complaisent trop souvent les privilégiés de la fortune ou du savoir. Au moment de mourir, cet homme, qui fut un grand savant et un chef, a prononcé une parole simple, vraie, profonde, comme doit l'être toute digne vie humaine. Ce n'est pas à l'ambition, au succès, qu'il convie ceux qui l'entourent. Ce n'est même pas à la science. Il ne leur dit que ces mots : « Soyez purs ! »

    Magnifique leçon de vérité donnée par ce chercheur passionné de la vérité, au moment où ses yeux vont se fermer sur cet univers dont il a pénétré certaines des lois les plus secrètes ! Au-dessus de l'oeuvre scientifique construite par sa puissante intelligence, il a voulu, comme pour la couronner, faire resplendir son hommage suprême à la vérité morale éternelle, celle qui ne s'inscrit pas en formules rigides et compliquées dans les livres des hommes, mais se lit dans ce « lambeau du ciel » qui brille au-dessus de nos têtes et se reflète dans les yeux de nos petits enfants !

    Saint-Etienne, février 1919.

    P. PETIT

    Dédicace par Paul PETIT à LIÉNARD de la biographie de Daniel MURGUE