François-Ernest MALLARD

Publié dans la Notice historique sur le troisième fauteuil de la section de minéralogie lue dans la séance publique annuelle du 17 décembre 1928 par Alfred LACROIX, Secrétaire perpétuel.


Le successeur du géologue Hébert [au 3ème fauteuil de la section de minéralogie de l'Académie des sciences] fut l'ingénieur minéralogiste Mallard (15 décembre 1890).

François-Ernest MALLARD est né à Châteauneuf-sur-Cher (4 février 1833), mais son enfance s'est écoulée à Saint-Amand-Montrond où son père exerçait les fonctions d'avoué. Admis à l'Ecole polytechnique, puis à l'École des mines, il est nommé, en 1856, aux fonctions d'ingénieur au Corps des mines à Guéret et sa carrière va se dérouler, jusqu'au grade suprême, d'une façon normale, sans autre incident qu'une brève mission minière au Chili, remplie en collaboration avec son collègue Fuchs, et brusquement interrompue par la guerre de 1870, au cours de laquelle il fit largement son devoir.

Bientôt professeur de géologie, de minéralogie et de physique à l'Ecole des mineurs de Saint-Étienne, il fut appelé, en 1872, à Paris pour remplacer, comme professeur de minéralogie, Daubrée devenu directeur de l'École des mines. C'est dans cette fonction que, le 6 juillet 1894, il fut surpris par la mort.

Voyons maintenant les travaux que notre confrère mena de front avec un égal succès dans deux directions différentes. Les uns se rapportent à sa profession d'ingénieur des mines, les autres sont de nature minéralogique.

Dès son arrivée a Saint-Étienne, Mallard avait eu à s'occuper de la question du grisou d'une importance primordiale dans tant de mines de houille et notamment dans celles de la France centrale. Pendant 26 ans, il n'a cessé de s'y intéresser. Il fit tout d'abord une étude très complète de la lampe Davy, d'un emploi général dans les mines, et il fut ainsi conduit à édifier une théorie des lampes de sûreté.

Après son arrivée à Paris, en 1877, il est nommé membre, puis rapporteur, de la grande Commission du grisou, instituée sous la pression de l'opinion publique, émue par de retentissantes catastrophes minières. Pour elle, il entreprend, en collaboration avec notre confrère M. Henry Le Chatelier, des expériences mémorables par lesquelles ils fouillent sous tous ses aspects ce sujet complexe et difficile et apportent maintes précisions ou découvertes. Ils fixent à 650°C. la température d'inflammation du gaz, découvrent la propriété du retard à l'inflammation; ils déterminent la limite d'inflammabilité, la vitesse de propagation, mesurent la grandeur de la pression explosive; puis, par une tendance naturelle caractéristique de toutes les recherches de ces deux savants, ils s'élèvent à des questions d'ordre plus général, étudiant la chaleur spécifique des gaz simples et composés qui dépend de la température de combustion des mélanges gazeux et de la pression développée par eux dans des systèmes explosifs et confinés. Berthelot a exprimé dans les termes suivants son appréciation sur cette belle oeuvre de longue haleine.

J'ai pour les travaux de Mallard et Le Chatelier sur ces questions une estime d'autant plus haute, et je suis d'autant plus heureux de constater la grande importance de leurs résultats, que nous poursuivions à la même époque avec M. Vieille, d'une façon parallèle, quoiqu'indépendante, une série d'expériences sur la même question; nous sommes parvenus aux mêmes conséquences, relatives à la variation des chaleurs spécifiques des gaz simples, à des températures qui s'étendent jusqu'à 4500° C. La question abordée ainsi est l'une des plus hautes et qui comporte le plus de conséquences en physique. »

Dix ans plus tard, Mallard fut encore rapporteur de la Commission des substances explosives, préoccupée de la recherche d'explosifs de sûreté susceptibles de prévenir les fréquents et redoutables accidents résultant de l'emploi des explosifs dans les mines. Les expériences réalisées par Mallard et M. H. Le Chatelier les conduisirent à la découverte des explosifs à base d'azotate d'ammoniac ayant pour propriété d'abaisser la température de l'explosion, sans nuire à l'intensité de ses effets mécaniques. Ces explosifs sont depuis lors entrés dans la pratique des mines.

Pendant son séjour à Guéret et à Saint-Etienne, Mallard entreprit, puis mena à bien, la carte géologique des départements de la Haute-Vienne et de la Creuse, région intéressante par le rôle prédominant qu'y jouent les schistes cristallins et les granites et où se trouvent des filons métalliques en rapport avec ces derniers. Il y découvrit la mine d'étain de Montebras présentant des particularités minéralogiques fort différentes de celles des filons voisins de cassitérite (Vaulry) et de wolfram (Saint-Léonard) de même origine, puis, avec beaucoup de perspicacité, il montra que les nombreuses fouilles anciennes parsemées sur cette bordure du Massif central, et désignées sous les noms caractéristiques d'Aurière, Laurière, etc., sont les vestiges d'antiques exploitations aurifères, gauloises ou plus anciennes, n'ayant pas laissé de traces dans l'histoire. Ces conclusions ont été récemment confirmées par la découverte, dans le Limousin, de filons aurifères que les procédés chimiques modernes rendront peut-être exploitables.

La nomination de Mallard à l'Ecole des mines de Paris, la mise à sa disposition d'une riche collection de minéraux allaient l'orienter d'une façon définitive dans une voie nouvelle de fécondes découvertes.

Par une intuition de génie, Haüy, plus naturaliste que géomètre, avait construit tout d'une pièce la science des cristaux sur une hypothèse physique. Tandis qu'en Allemagne et en Angleterre, le développement de la cristallographie se faisait dans une direction purement géométrique, les minéralogistes français restaient fidèles à l'hypothèse moléculaire, se refusant à considérer les cristaux comme de simples entités géométriques, intéressés qu'ils étaient par la signification profonde des formes extérieures de la matière cristallisée.

Parmi eux, Delafosse avait complété l'oeuvre de son maître en donnant une interprétation correcte de l'hémiédrie. Bravais avait été plus loin dans le parachèvement de l'oeuvre de Haüy, en élevant la cristallographie à l'état de science rationnelle par ses Études cristallographiques. Malheureusement, elles avaient été présentées sous une forme si rébarbative qu'elles étaient restées dans le Journal de l'Ecole Polytechnique, ignorées des minéralogistes.

Ce fut l'un des mérites de Mallard de les avoir rendues abordables pour d'autres que les purs mathématiciens. En prenant dans ses cours cette théorie réticulaire des cristaux pour base de la cristallographie, il lui a donné définitivement droit de cité dans l'enseignement. Elle est clairement exposée dans le premier volume de son Traité de cristallographie. Le second volume de ce bel ouvrage est consacré à toutes les propriétés physiques liées à la symétrie; il n'est pas seulement l'exposé de la science au moment de sa publication; il renferme encore le résultat de beaucoup de recherches personnelles. Un troisième volume qui, malheureusement, n'a pas vu le jour devait comprendre l'étude des questions de physique moléculaire auxquelles s'est plus particulièrement consacré notre confrère.

La théorie de Bravais suppose l'homogénéité de la matière cristalline; or tous les cristaux ne sont pas homogènes, il en est qui sont formés par l'enchevêtrement, suivant certaines lois, de portions ne différant entre elles que par leur orientation. Mallard a consacré de longs efforts à l'étude de ces hétérogénéités qu'il a englobées sous le nom de groupements cristallins et qu'il a systématisées.

Il y distingue tout d'abord les macles, connues depuis longtemps, et qui sont caractérisées par ce que « les réseaux des deux parties composantes sont juxtaposés suivant un plan parallèle à un plan réticulaire commun (plan de macle), par rapport auquel ils sont symétriques ». Cette loi générale est complétée par des précisions suivant que les cristaux sont holoédriques ou hémiédriques.

Une seconde classe est celle que Mallard appelle groupements pseudo-symétriques ; ils avaient été fort peu étudiés avant lui. Ces groupements ne sont réalisés que dans les cristaux nommés par lui pseudosymétriques. Leur caractéristique est ce fait que « le système réticulaire formé par les centres de gravité de leurs molécules possède, d'une manière rigoureuse ou seulement approchée, des éléments de symétrie qui font défaut à la molécule. Dans les corps de cette classe, il existe certaines orientations qui restituent, exactement ou à peu près, le système réticulaire, mais non l'orientation de la molécule. »

Mallard a établi la loi suivante : « Les orientations distinctes tendent à se grouper dans le même cristal; elles peuvent se juxtaposer symétriquement par rapport à certains plans parallèles à des plans réticulaires, formant alors de véritables macles; elles peuvent aussi, et c'est le cas le plus fréquent, se souder suivant des surfaces quelconques ».

Selon que le système réticulaire possède, avec une approximation plus ou moins grande, ces éléments de symétrie faisant défaut à la molécule - Mallard les appelle éléments de pseudo-symétrie - les groupements offrent des particularités différentes.

L'approximation n'est-elle pas très grande, les groupements présentent des angles rentrants, comme les macles, et ce sont les groupements de Baveno, et de la péricline dans les feldspaths, ceux de la staurotide. Mais le plus souvent, le système réticulaire possède, rigoureusement ou avec une très grande approximation, les éléments de pseudo-symétrie, et alors les diverses orientations des molécules peuvent être assez régulièrement groupées on enchevêtrées pour déterminer la production d'un polyèdre extérieur pourvu de la symétrie supérieure du réseau. Il y a antinomie entre la symétrie du contenu du cristal et celle de son enveloppe; seule, dans ce cas, l'étude optique permet de constater la véritable nature de l'édifice; nous arrivons ainsi à l'un des travaux principaux de Mallard.

Brewster avait montré que l'examen en lumière polarisée de certains corps décèle des propriétés optiques différentes de celles réclamées par la symétrie de leurs cristaux. Pour expliquer ces cas singuliers, Biot avait imaginé son hypothèse de la polarisation lamellaire; Des Cloizeaux avait fait connaître de nouveaux exemples de telles propriétés; il revient à Mallard d'avoir ajouté à tous ces faits un nombre considérable d'observations nouvelles et édifié un véritable monument sur cette question capitale. Un mémoire, publié en 1876, a ouvert une ère féconde pour la connaissance des anomalies optiques des cristaux; il ne s'est pas contenté de les observer et de les décrire; il a cherché à les englober toutes dans une théorie générale.

Sa méthode d'observation a consisté dans l'utilisation non plus de lames épaisses taillées dans les cristaux, comme l'avaient fait ses prédécesseurs, mais de lames minces semblables à celles dont, depuis peu, se servaient les pétrographes; il évitait ainsi les superpositions qui compliquent ou masquent les phénomènes.

Il a fait voir que les cristaux observés, au lieu d'être homogènes, comme semble l'indiquer leur enveloppe extérieure, résultent de l'assemblage d'un plus ou moins grand nombre d'individus cristallins possédant le même ellipsoïde optique, mais ayant une orientation différente. Ces individus sont réunis en un édifice commun dont la symétrie est plus élevée que celle de ses constituants. L'exemple le plus frappant, à cause de sa parfaite régularité, est fourni par les rhombododécaèdres de grenat pyrénéite, formés de cristaux ortho-rhombiques présentant six orientations différentes; chacun d'eux est une pyramide ayant pour sommet le centre et pour base l'une des six faces du dodécaèdre rhomboïdal; c'est là le type idéal, mais souvent, comme dans la boracite, elle aussi, extérieurement cubique, ces six cristaux élémentaires ne se manifestent que sous forme de bandes régulièrement enchevêtrées.

Des cas analogues se rencontrent dans d'autres cristaux cubiques, et encore dans des cristaux à axe principal, quadratiques, rhomboédriques ou hexagonaux : ils sont constitués par des groupements d'individus biaxes.

L'un des aspects les plus intéressants des idées de Mallard consiste dans l'assimilation de ces groupements cristallins aux mélanges de cristaux isomorphes.

Des substances cristallines de nature chimique différente, mais ayant des mailles de forme et de dimensions voisines, peuvent s'associer en un édifice cristallin unique, en dépit du contraste existant entre le contenu des mailles. Ce sont là les substances isomorphes. Aux yeux de Mallard, un phénomène analogue donne les groupements cristallins par association de réseaux à mailles identiques, ou presque identiques, dont le contenu diffère par son orientation. Les groupements cristallins sont donc comme un mélange isomorphe de différentes orientations d'un même cristal, à mailles plus symétriques que leur contenu, le mélange pouvant se faire de maintes façons différentes.

En définitive, Mallard regardait les groupements cristallins, et d'une façon plus particulière les groupements pseudo-svmétriques, comme un mécanisme réalisant dans les cristaux une symétrie supérieure à celle qui leur est propre, manifestation de la tendance à la réalisation du maximum de stabilité. Il considérait sa théorie comme tout à fait générale, mais bien souvent la Nature arrive au même but par des chemins divers et s'il est des cas où les idées de Mallard se vérifient pleinement, il en est d'autres pour quoi il faut sans doute chercher une explication différente.

L'emploi des rayons X, qui permet aujourd'hui de pénétrer si profondément dans la connaissance de la structure des corps cristallisés, sera certainement précieux dans les recherches de ce genre. Pour certains corps déjà, les aluns, le béryl, le corindon, etc., la nouvelle méthode ne semble pas indiquer une hétérogénéité moléculaire.

Parmi les travaux consacrés par Mallard à l'optique cristalline, nous devons faire une place de choix à sa théorie sur les modifications subies par une vibration lumineuse traversant plusieurs lames cristallines très minces superposées et sur la polarisation rotatoire cristalline. Il a déterminé, en particulier, par le calcul les propriétés des piles de lames biréfringentes, telles que celles par quoi Reusch avait imité les phénomènes présentés en lumière convergente par les cristaux de quartz taillés perpendiculairement à leur axe optique, et il a expliqué ainsi le pouvoir rotatoire de ce minéral.

Deux groupes de questions connexes, le polymorphisme et l'isomorphisme, ont joué un rôle important dans les préoccupations de notre confrère et lui ont fourni matière à une suite de travaux remarquablement enchaînés. Au cours de recherches effectuées à des températures variées, il a découvert le polymorphisme du sulfate de potassium et de l'iodure d'argent. J'ai parlé déjà de la boracite, formée par le groupement pseudo-cubique de six réseaux orthorhombiques; mais cette structure est celle observée à la température ordinaire. Mallard a montré, en outre, qu'à 265°C et au-dessus, le minéral est rigoureusement cubique; il admet que le réseau formé par les centres de gravité des molécules n'a pas été changé par la transformation, la chaleur n'a modifié que le choix fait, en quelque sorte, par chaque partie de la laine cristalline entre les six orientations différentes caractérisant les groupements du minéral.

En collaboration avec M. Henry Le Chatelier, il a constaté encore que la transformation est accompagnée d'absorption d'une certaine quantité de chaleur; ce calorique latent est responsable du travail effectué pour la rotation des molécules et la réalité de celle-ci est ainsi démontrée expérimentalement.

Mallard a tiré des conclusions générales de ses études sur le polymorphisme, insistant sur ce que les corps polymorphes sont pseudosymétriques, sur ce que le changement d'état de nombre d'entre eux n'entraîne pas de modification de leur forme extérieure.

Ses recherches ont confirmé ce principe que, sous une même pression, chacune des diverses formes d'un même corps cristallisé n'est en équilibre que dans des intervalles déterminés de température. Quand, par élévation de température, un corps change d'état d'équilibre, le passage d'une forme à une autre est brusque, mais dans le retour à l'état initial, l'inertie peut se traduire par la persistance, plus ou moins prolongée, de l'état instable; c'est ce phénomène que Mallard a appelé la surfusion cristalline. Elle peut, dans certains cas, se prolonger fort longtemps et jusqu'à ce qu'intervienne une influence extérieure convenable.

En ce qui concerne l'isomorphisme, je rappellerai que complétant une observation de Senarmont, notre confrère a montré comment on pouvait calculer l'ellipsoïde des indices d'un mélange isomorphe, à partir des ellipsoïdes des constituants, et il a appliqué avec succès ses formules au cas des plagioclases.

Le chlorate et le bromate de sodium, cubiques tétartoédriques et pourvus du pouvoir rotatoire, présentent l'un et l'autre une forme instable, rhomboédrique, se transformant en la forme cubique sans changement extérieur des cristaux. De cette observation, Mallard a conclu que les paramètres de ce rhomboèdre sont des multiples, ou des sous-multiples, simples du réseau cubique.

Il constata ensuite l'isomorphisme des chlorates de potassium et de sodium, malgré le contraste de leurs formes, puis l'isomorphisme du chlorate et de l'azotate de potassium et aussi de ceux-ci et des azotates de sodium, d'ammonium, d'argent. Enfin, il a fait voir que les paramètres cristallins de ces sels ont des rapports simples avec ceux du cube.

Et cette remarque le conduit à passer en revue un grand nombre de substances : carbonates, titanates, oxydes, corps simples, silicates, etc. et à remarquer que les paramètres de beaucoup d'entre eux peuvent aussi se déduire, avec une certaine approximation, de ceux du réseau cubique multipliés par un nombre simple; notre confrère arrive ainsi à se demander si tous les corps cristallisés n'auraient pas pour réseau moléculaire le réseau cubique lui-même. M. H. Le Chatelier a fait remarquer que dans cette hypothèse les choses se passaient comme si les molécules, de forme sensiblement sphérique, étaient empilées à la façon des boulets, pour occuper le minimum d'espace en présentant le maximum de stabilité.

Quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir sur le sort de cette proposition, il est bien remarquât que M. Bragg ait reconnu, à l'aide des rayons X, que beaucoup de silicates ont leurs atomes d'oxygène entassés comme des piles de boulets, les atomes électropositifs, placés dans les espaces vides de l'assemblage, modifiant assez peu cette disposition.

Je pourrais allonger cet exposé en rappelant que Mallard a imaginé une nouvelle méthode de mesure de l'écartement des axes optiques des cristaux, apporté des perfectionnements au goniomètre de Wollaston, décrit des minéraux naturels ou artificiels, mais tout cela n'ajouterait rien à l'importance de son oeuvre cardinale qui est essentiellement celle d'un cristallographe physicien, aussi habile dans l'observation que pénétrant dans l'analyse théorique des phénomènes.

Il a joué un rôle important dans le développement de la minéralogie de son temps et dans les discussions qu'elle a soulevées, notamment à la Société française de minéralogie.

Mallard a laissé le souvenir d'un homme d'une haute culture, à l'esprit clair et net, d'une grande droiture, devant son autorité à sa valeur morale, autant qu'à son savoir et à son oeuvre.