NOTICE NÉCROLOGIQUE
sur
ERNEST MALLARD
MEMBRE DE L'INSTITUT, INSPECTEUR GÉNÉRAL DES MINES
Par M. A. DE LAPPARENT.

Publié dans Annales des Mines, 9ème série, tome 7, 1895.

Si jamais il devenait nécessaire de justifier contre quelque attaque l'institution du Corps des Mines, aucun témoignage ne serait plus explicite en sa faveur que celui qui resplendit dans la carrière de Mallard.

Tour à tour ingénieur, professeur, géologue, minéralogiste, physicien, associé aux premiers conseils du ministère, Mallard a rendu les plus grands services à l'administration et à l'industrie, en même temps qu'il procurait à la science française l'occasion d'un triomphe exceptionnel. Son exemple a montré, plus clairement que jamais, ce qu'il est permis d'attendre d'un esprit d'élite, quand les ressources de la puissante éducation polytechnicienne sont mises au service des plus remarquables facultés naturelles.

Un autre enseignement, encore plus réconfortant, ressort de cette existence si sereine et si digne : c'est que, pour l'honneur de notre siècle, il est des cas où le mérite parvient à s'imposer par sa seule vertu, et où les suprêmes récompenses viennent spontanément à sa rencontre, sans qu'il lui en coûte ni un effort ni un sacrifice.

Nul n'a moins cherché le bruit que Mallard; sa modestie était sans égale, comme sa science, et personne n'a plus complètement, nous ne dirons pas dédaigné, mais plutôt ignoré systématiquement, l'art de se faire valoir. Condamné, par la nature toute particulière de ses recherches, à n'être pleinement compris que d'un petit nombre de spécialistes, il n'a jamais souhaité d'autre estime que celle de ses pairs. Mais celle-là lui est venue si complète et si franche, qu'elle a entraîné l'adhésion sans réserve de tout le monde savant.

A la vérité, la foule manquera toujours à ce cortège. Mallard n'en avait cure, et il ne conviendrait pas de rechercher, pour sa mémoire, un genre de triomphe qu'il n'ambitionnait pas de son vivant. Toutefois, précisément parce qu'il a toujours fui les manifestations bruyantes, c'est un devoir pour ses contemporains de le remettre en pleine lumière, et de chercher à fixer, ne fût-ce que pour la gloire du corps dont il a fait partie, tous les traits par lesquels sa figure mérite l'admiration.

François-Ernest Mallard naquit le 4 février 1833 à Châteauneuf-sur-Cher; mais toute son enfance s'est écoulée à Saint-Amand-Montrond, où son père exerçait la profession d'avoué. Il semblerait qu'une aussi petite ville dût être un milieu bien peu favorable à la formation intellectuelle d'un écolier. Les dispositions que l'enfant montra de très bonne heure, et notamment son goût exceptionnel pour la lecture, auraient pu faire naître chez ses parents l'idée de se séparer de lui, pour développer ses facultés dans quelque établissement en renom. Bien leur prit de n'en rien faire; car il y gagna de conserver, avec l'intelligente direction d'une mère vigilante et dévouée, le bénéfice d'une sollicitude qui se montra particulièrement efficace : celle du vieux principal du collège, homme d'expérience et de savoir, tout heureux de prouver qu'on avait eu raison en lui laissant le soin de cultiver un aussi riche fonds.

L'élève demeura jusqu'à quatorze ans sous ces bienfaisantes influences; et quand enfin, en octobre 1847, il dut venir chercher au collège de Bourges l'indispensable complément de ses études, il emportait de Saint-Amand des impressions profondément gravées dans son coeur : d'abord un vif amour de la famille, qui devait le ramener avec une prédilection constante au foyer natal ; ensuite le goût du travail pour lui-même, sans recherche d'amour-propre, sous l'empire d'une impulsion personnelle qui n'avait même pas besoin d'être aiguillonnée par l'émulation.

Dès son arrivée à Bourges. Mallard fut classé parmi les premiers. En 1849, ayant achevé sa rhétorique, il entra d'emblée en mathématiques spéciales, ce qui ne l'empêcha pas de conquérir, en avril 1850, le diplôme de bachelier es lettres. Après avoir ainsi profité pendant un an de l'excellent enseignement de M. Ventejols, dont il a toujours gardé un souvenir reconnaissant, il vint à Paris pour suivre, comme élève de l'institution Jauffret, les cours du lycée Charlemagne, et en 1851 il se voyait admis à l'Ecole polytechnique. Il en sortit en 1853,, parmi les premiers, en qualité d'élève-ingénieur des mines.

Dès le mois de mai 1856, Mallard, qui avait encore six mois à attendre avant de recevoir le grade d'ingénieur de 3e classe, fut chargé du sous-arrondissement minéralogique de Guéret. Il se fit remarquer de suite par son application au service, et mérita que l'inspecteur général de la division, M. Marrot, le signalât comme celui des jeunes ingénieurs dont il appréciait le plus les rapports. Son intelligence, son jugement, ses aptitudes technique et scientifique, la maturité précoce qu'il apportait à l'examen des affaires, tout le désignait à l'estime de ses chefs hiérarchiques. En même temps, il profitait de ses tournées pour se familiariser avec la géologie du Limousin. Aussi, lorsque le cours de géologie et de minéralogie devint vacant à l'École des mineurs de Saint-Étienne, ce poste lui fut-il accordé par une décision du 1er février 1859. A la fin de la même année, il était élevé à la 2e classe de son grade. Quelques mois auparavant, le conseil général de la Haute-Vienne lui avait confié l'exécution de la carte géologique du département et, en 1861, l'infatigable ingénieur se faisait donner la même mission pour la Creuse.

C'était de sa part un vrai courage de s'attaquer à ce territoire monotone, presque exclusivement composé de terrains cristallins, dont l'étude allait exiger des courses pénibles, dans un pays dénué de ressources, à une époque où la détermination des roches se heurtait à mille difficultés. Mallard y employait tous ses moments de loisir, intrépide à la fatigue, et attentif à ne laisser échapper aucun détail. Par moments, lorsqu'il passait à proximité du Dorat, une satisfaction lui était donnée : celle de venir se retremper dans l'hospitalité de son vieux maître. L'ancien principal du collège de Saint-Amand avait pris sa retraite dans cette ville, et le brillant élève formé par ses soins se plaisait à lui apporter le témoignage de sa reconnaissante affection.

Les explorations furent poursuivies jusqu'en 1867. A cette date, Mallard était en mesure d'envoyer à l'Exposition universelle la minute d'une carte au 80.000e, où toutes les variétés de granite, de schistes cristallins et de roches diverses avaient été soigneusement délimitées. Deux ans plus tard avait lieu la publication définitive de cette belle carte. Quant à celle de la Creuse, achevée en 1870, elle est restée inédite, le conseil général du département ayant refusé le crédit nécessaire à l'impression. Mais le service de la Carte géologique détaillée de la France en a reçu le dépôt, et a pu l'utiliser pour la confection du tableau d'assemblage au millionième. D'autre part, elle a été communiquée à MM. Carez et Vasseur en vue de leur carte de France au 500.000e.

L'un des principaux mérites que Mallard ait déployés dans l'exécution de ses travaux géologiques est la précision avec laquelle il a su distinguer, les unes des autres, les roches cristallines du Plateau central. Vingt-deux espèces différentes de masses minérales sont représentées sur ses cartes, parmi lesquelles sept variétés de granite. Le gneiss rouge a été délimité à part sous le nom de gneissite. A l'exemple de Gustave Rose et de Delesse, l'auteur a séparé le granite ancien ou primitif (granitite), caractérisé par le mica noir, d'un autre granite à deux micas, sensiblement plus récent, et ayant comme terme extrême le granite à mica blanc. Mais tandis que de précédents auteurs regardaient ce granite comme un produit de métamorphisme, Mallard a délibérément affirmé sa nature éruptive, et l'a reconnu sans hésiter comme le type d'une grande famille, comprenant depuis les pegmatites jusqu'aux leptynites à mica blanc, et intimement liée aux porphyres quartzifères. De plus, à l'encontre de Fournet, qui inclinait à en faire un épanchement tertiaire, il a démontré que son éruption devait être antérieure à la période carbonifère.

La science géologique n'a pas été seule à profiter de ces explorations. En 1856, on avait repris à Vaulry, dans la Haute-Vienne, l'exploitation d'un très ancien gisement d'étain oxydé. Mallard suivait les fouilles avec une vive curiosité. Après avoir constaté que l'apparition des filons stannifères était en relation étroite avec celle du granite à deux micas de la chaîne de Blond, il fut frappé de l'analogie de situation et d'allure que présentaient, avec les anciennes recherches de Vaulry, certaines excavations voisines de Montebras (Creuse), et que les habitants du pays considéraient tantôt comme les restes d'un camp romain, tantôt comme des vestiges d'habitations souterraines ayant servi aux Gaulois. En 1859, il parvint à y découvrir un gros fragment d'étain oxydé, encore adhérent au quartz. Aussitôt une société se mit à l'oeuvre pour entreprendre l'exploitation du gîte ; et si cette mine n'a pas tenu, au point de vue de l'étain, toutes les espérances qu'elle avait suscitées, du moins les travaux de recherches, provoqués par la découverte de Mallard, ont fait connaître d'intéressants minéraux du groupe des phosphates d'alumine, dont quelques-uns assez riches en lithine pour que la thérapeutique en ait tiré parti.

Pendant ce temps, Mallard continuait ses études sur les gîtes stannifères et leurs analogues du Limousin et de la Marche, où l'or se montrait plus d'une fois en compagnie de l'étain, ainsi que le wolfram et le kaolin. D'autre part, plus il explorait le pays et plus il voyait se multiplier sous ses pas les exemples d'excavations en tout semblables à celles de Montebras. Villes détruites, tombeaux, retranchements élevés durant les guerres, fouilles pour matériaux de construction, toutes les hypothèses avaient été proposées au sujet de ces tranchées et de ces trous parfois très profonds, aujourd'hui presque entièrement oblitérés par la végétation. Une seule chose résultait de ce chaos de suppositions inadmissibles : c'est que les fouilles étaient assez anciennes pour qu'on eût perdu tout souvenir authentique de leurs origines.

Or Mallard y reconnaissait les mêmes alignements et les mêmes circonstances géologiques qu'à Montebras. Partout il y trouvait du quartz imprégné de pyrite et de mispickel. A la vérité l'étain oxydé faisait défaut; mais outre que son absence ne prouvait rien, vu la grande antiquité et le mauvais état des fouilles, il était possible que l'or, compagnon habituel de l'étain dans ces contrées, eût été l'un des objets, peut-être l'objet principal des recherches. En effet, à la suite de M. Alluaud, Mallard signalait le fréquent usage, dans la désignation des localités correspondantes, de mots tels qu'Aurières, Aurieras, Laurière. Même le groupe des fouilles situées entre Millemilange et Couzeix était longé par la petite rivière de l'Aurance, où le lavage des sables avait, jusqu'au siècle dernier, rémunéré les efforts des orpailleurs. Enfin la tradition locale ne dépeignait-elle pas l'une de ces fouilles comme recelant un trésor sous la garde d'une fée?

Aussi, en dernière analyse, le sagace géologue concluait-il que le Limousin et la Marche devaient être comptés au nombre des pays d'où nos ancêtres gaulois tiraient l'or, dont on sait qu'ils étaient assez abondamment pourvus pour exciter, au IVe siècle avant notre ère, l'admiration des Romains. Et par un heureux rapprochement, sur les landes aujourd'hui si pauvres du Limousin, il ne craignait pas d'évoquer le souvenir de cette Californie gauloise, au moment même où la fièvre de l'or sévissait sur la Californie américaine dans toute son intensité.

Ces vues si ingénieuses, et dont tout le monde a reconnu la justesse, ont été développées par Mallard dans un mémoire adressé, en janvier 1865, à l'Académie des sciences. La publication intégrale de ce travail a eu lieu l'année suivante dans le tome X de la 6e série des Annales des mines. De ce jour, la réputation de l'auteur n'était plus à faire. Ceux qui l'avaient lu étaient en droit d'ajouter la méthode, la sobriété, la clarté et la correction du style, aux qualités d'initiative et de sagacité dont l'ingénieur avait déjà fait preuve sur le terrain.

Non seulement ces travaux scientifiques ne nuisaient en rien aux fonctions didactiques de Mallard, mais l'activité toujours en éveil de cet esprit si vivace réclamait encore d'autres aliments. Aucune question industrielle ne le laissait indifférent, et il mettait à profit son séjour à Saint-Étienne pour acquérir, en matière de mines et de métallurgie, une véritable expérience technique. Une étude théorique sur les machines à air comprimé, publiée en 1867 dans le Bulletin de la Société de l'Industrie minérale, atteste cette variété d'aptitudes, que confirmait en 1868 la publication d'un savant rapport, adressé à la même société, sur l'usage des lampes de sûreté.

L'administration sut apprécier de tels mérites, et Mallard, qui était devenu ingénieur de 1re classe en 1867, reçut, le 11 août 1869, la croix de la Légion d'honneur. Un an après, une décision ministérielle l'autorisait à se charger, pour la société de Vallenar, d'une expertise des gisements argentifères du Chili. Il partit le 16 juillet 1870, pour s'acquitter de cette mission, en compagnie d'Edmond Fuchs ; mais à peine étaient-ils parvenus à destination que, le 18 septembre, la nouvelle de nos premiers désastres venait les retrouver à Copiapo. Le 10 octobre, ils quittaient le sol chilien et, à peine rentrés en France, s'empressaient de se mettre à la disposition du gouvernement de la défense. Mallard fut d'abord adjoint au directeur de la manufacture d'armes de Saint-Étienne, à la fabrication de laquelle on savait qu'il s'était antérieurement initié. Mais on lui laissa à peine le temps de s'installer, et une nouvelle décision l'appela à l'armée de l'Est, en lui attribuant le commandement du génie civil dans le 18e corps. La bataille de Villersexel, puis la retraite de l'armée en Suisse, tels furent les douloureux épisodes infligés à son patriotisme impuissant. Le souvenir en était resté pour lui si plein d'amertume, qu'il évitait d'en parler même à ses meilleurs amis.

Le séjour au Chili avait été de si courte durée, qu'on peut s'étonner qu'il en ait pu rester quelque trace. Pourtant les deux amis trouvèrent moyen de publier en 1873, dans les Annales des mines, une note intéressante, aussi bien sur les terrains quaternaires de la contrée que sur les gisements lignitifères de Lota, près de Concepcion, et de Punta-Arenas, sur le détroit de Magellan.

Ce qui a facilité la rédaction de ce travail, c'est que, depuis un an, Mallard était venu rejoindre à Paris son ancien compagnon de voyage. Lorsqu'en 1872, M. Daubrée, nommé directeur de l'École des mines, abandonna le cours de minéralogie dans cet établissement, on chercha, parmi les ingénieurs, qui pourrait recevoir cette redoutable succession et s'asseoir avec quelque autorité dans la chaire auparavant illustrée par Sénarmont et Dufrénoy. A cette époque, aucun membre du Corps des mines, en dehors de Delesse, déjà professeur à l'Ecole, ne s'était signalé dans la spécialité minéralogique. Ebelmen et Durocher étaient morts depuis longtemps. M. Cornu avait à porter le lourd fardeau de la physique à l'Ecole polytechnique. Mallard seul se trouvait indiqué, tant par sa situation officielle à Saint-Étienne que par la bonne renommée qu'il y avait su conquérir. Mais, dans sa modestie, il n'avait rien fait pour que cette réputation franchit le cercle de ses amis et de ses chefs immédiats. Aussi plus d'un parisien peut-être se montra-t-il étonné du choix, en apparence purement hiérarchique, que venait de faire l'administration. On n'allait pas tarder à se convaincre que jamais elle n'avait été mieux inspirée.

Arrivant d'une école où l'enseignement est tenu d'affecter un caractère éminemment pratique, le nouveau professeur devait, semble-t-il, laisser voir, du moins au début, quelques traces de cette tendance. Tout au contraire, Mallard s'empressa de mettre à profit la haute culture scientifique du milieu qui s'offrait à lui pour donner au cours de cristallographie une ampleur qu'on n'avait pas encore connue.

A l'École polytechnique, il avait eu Bravais pour professeur de physique, et il était de ceux que la profondeur de cet esprit original n'avait pas laissés insensibles. Mieux qu'un autre, il se trouvait à même d'aborder sans crainte ces études cristallographiques, d'apparence si rébarbative, mais dont Élie de Beaumont avait, quelques années auparavant, signalé le puissant intérêt. Mallard s'aperçut bien vite que, sous les dehors d'une analyse presque transcendante, les doctrines de Bravais cachaient une réelle simplicité géométrique. Etant arrivé d'ailleurs à se persuader qu'elles offraient un caractère de nécessité philosophique égal à celui des lois de la mécanique, il entreprit de les donner pour base à une science que l'empirisme avait jusqu'alors gouvernée, et d'où il semblait même que la trace féconde laissée par Haüy tendît à s'effacer sous l'empire des conceptions allemandes.

Le succès de cette tentative a été complet ; non que l'exposition orale du professeur fût particulièrement brillante; mais on la sentait si solide, et c'était une si grande satisfaction, pour des esprits habitués à la rigueur mathématique, de voir dans quel lumineux enchaînement tous les faits de la cristallographie pouvaient être déduits d'un principe unique, lui-même imposé par la notion de l'homogénéité! Bientôt Mallard faisait école. Ce qu'il avait réalisé en vue des polytechniciens, d'autres, s'engageant encore plus dans la voie des simplifications, l'essayaient à leur tour pour les clients habituels des facultés des sciences.

Aujourd'hui la méthode rationnelle a pris pied partout. A l'abri du magnifique Traité de Cristallographie de Mallard, ouvrage malheureusement inachevé, des livres plus élémentaires ont cherché à répandre les mêmes doctrines et ont trouvé bon accueil parmi les étudiants. C'est toute une révolution dans l'enseignement; et il est permis d'ajouter que c'est une révolution nationale, par laquelle la science française, revenant en fait aux lumineuses conceptions d'Haüy, a réussi à leur donner une base tout à fait rationnelle, mais sans s'écarter jamais de la considération essentiellement concrète des polyèdres moléculaires.

Le Traité de Cristallographie comprend deux volumes : le premier, qui traite de la cristallographie géométrique, a paru en 1879. Le second, consacré à l'exposé des phénomènes optiques, a été publié en 1884. Jamais la matière n'avait été traitée avec une pareille ampleur. A chaque instant, d'ailleurs, les vues originales de l'auteur se mêlent au développement des théories acquises, trahissant toujours le géomètre et le penseur. Quoi de plus remarquable, entre autres, que cette démonstration par laquelle Mallard établit que, pour toutes les propriétés des corps, la représentation exprimée par l'ellipsoïde s'impose comme une conséquence nécessaire de cette hypothèse, à coup sur inexacte, que les propriétés des corps doivent être des fonctions continues des coordonnées du milieu? De sorte qu'au lieu de traduire une loi de la nature, les ellipsoïdes optique, thermique, etc., résultent implicitement du procédé mathématique appliqué à l'étude des phénomènes!

C'est dans le troisième volume que l'auteur devait réunir et coordonner, en leur donnant une forme définitive, tous ses travaux relatifs aux groupements cristallins, ainsi qu'aux diverses manifestations physiques de la matière cristallisée. Un article publié par Mallard, en 1882, dans l'Encyclopédie chimique, donne un aperçu de ce que promettait ce volume. Il n'en fait que plus vivement regretter que la mort ait empêché l'achèvement d'un tel ouvrage.

Mallard, par son enseignement, n'avait accompli qu'une révolution didactique. Il lui était réservé d'en provoquer une autre, bien plus profonde, et par laquelle il est permis de dire que la face de la minéralogie a été entièrement renouvelée.

Le séjour de Paris avait quelque peu changé les habitudes du professeur de Saint-Étienne. Soustrait au contact des choses de l'industrie, en possession d'un laboratoire bien outillé, tenant à sa disposition une collection incomparable, il devait être tenté d'y faire quelque trouvaille. Un esprit de sa trempe se fût mal accommodé de recherches de détail, et c'eût été pour lui un maigre résultat de pouvoir ajouter, de temps en temps, une face inconnue au catalogue des formes d'une espèce. En vrai philosophe, c'est vers la connaissance de la structure intime des cristaux qu'il se sentait attiré. Après la vigoureuse impulsion que M. des Cloizeaux avait donnée aux études optiques en lumière polarisée convergente, Sorby était venu, qui, par l'examen des plaques minces en lumière parallèle, avait, en quelque sorte, doté les observateurs d'un sens nouveau, dont la pétrographie commençait à tirer un merveilleux parti. Mallard entreprit d'appliquer cette méthode à l'analyse des anomalies optiques des cristaux. De là est sorti le beau mémoire de 1876 , point de départ d'une ère nouvelle pour la science, et où le minéralogiste, hier encore inconnu, se révélait d'emblée savant de premier ordre.

On savait, depuis les recherches de Brewster, que plusieurs espèces cristallisées offraient, sous le microscope polarisant, des apparences contradictoires avec leur symétrie extérieure. Pour expliquer ces singularités, Biot avait eu recours à l'hypothèse, bientôt reconnue inadmissible, de la polarisation lamellaire. D'autres imaginaient une sorte de trempe cristalline, produisant, dans l'intérieur des cristaux, des effets de tension analogues à ceux dont les corps colloïdes sont le siège. Mallard fit voir, par l'examen détaillé d'un grand nombre de cas, que, sur les sections minces des minéraux étudiés, on voyait, comme M. des Cloizeaux l'avait déjà constaté pour le quartz, se dessiner des secteurs, le plus souvent limités par des lignes droites, et dont chacun offrait une orientation optique spéciale. Ainsi les cristaux réputés simples résultent en réalité d'une multiple association d'individus, venant se grouper sous une gaine ou enveloppe commune, et la symétrie de cette enveloppe est généralement plus élevée que celle des individus constituants. Tantôt, comme dans le grenat ou la sénarmontite, quarante-huit pyramides tricliniques viennent s'assembler autour d'un même point, parce que leur angle au sommet est tel que, par cette juxtaposition, elles remplissent tout l'espace, en s'enfermant sous une enveloppe qui diffère infiniment peu, soit d'un dodécaèdre rhomboïdal, soit d'un octaèdre. Tantôt, comme dans l'analcime, trois cristaux d'apparence quadratique et presque cubiques paraissent se pénétrer, orientant leurs axes respectifs suivant trois directions rectangulaires, et se revêtant extérieurement d'une gaine pseudo-cubique. Encore un examen plus approfondi fait-il voir que ces cristaux élémentaires ne sont qu'approximativement quadratiques , et que chacun d'eux est formé de deux individus en réalité rhombiques.

C'était beaucoup d'avoir constaté et défini cette complication. Mais il fallait en donner la raison, et c'est ici qu'éclate l'esprit philosophique de Mallard. En étudiant les groupements classiques de l'aragonite, ce carbonate de chaux prismatique dont les assemblages à axes parallèles affectent si souvent une symétrie hexagonale, il remarque que les paramètres cristallographiques de la substance diffèrent très peu de ce qui conviendrait à une symétrie ternaire parfaite. Il constate que les secteurs optiques correspondent justement aux trois orientations que l'aragonite pourrait prendre autour de son axe vertical, si ce dernier était exactement ternaire. Dès lors plus de doute! Les groupements, qui engendrent les assemblages affectés d'anomalies optiques, doivent être le privilège des cristaux à symétrie-limite, c'est-à-dire très voisine de celle qui caractérise un degré plus élevé, et ils accusent la tendance de la nature à profiter de ce faible écart pour construire des édifices plus symétriques que les matériaux composants.

Après avoir justifié cette remarquable conclusion par toutes sortes d'exemples, Mallard aperçoit de suite que cette propriété, qui fait entrer dans un même assemblage des matériaux d'orientation différente, n'est qu'une extension de la grande loi de l'isomorphisme, c'est-à-dire de la faculté que possèdent des molécules intégrantes, non point identiques, mais assez semblables les unes aux autres, d'entrer en proportions quelconques dans la construction d'un même cristal. Ce que font les molécules, les réseaux, c'est-à-dire les assemblages réguliers d'un certain nombre de particules, l'accomplissent aussi pour leur compte. Ils se combinent entre eux, à titre de réseaux isomorphes, bénéficiant par leur enchevêtrement ordonné d'une symétrie totale plus élevée que ne serait celle de chacun d'eux pris isolément.

Mallard va plus loin encore, et par une des plus heureuses inspirations de son génie, imagine de rattacher au même principe le fait, en apparence opposé aux précédents, du polymorphisme. Une substance est polymorphe, parce que, offrant par elle-même une forme-limite (fait déjà démontré par La Provostaye et Pasteur), elle est, suivant les circonstances, susceptible de plusieurs modes de groupement, d'ailleurs inégalement stables aux diverses températures, et dont chacun affecte une apparence déterminée. Enfin, s'appuyant sur une expérience de Reusch, qui, par des croisements convenables de lames de mica, a réussi à reproduire les phénomènes de la polarisation rotatoire, Mallard n'hésite pas à ranger la rotation du plan de polarisation parmi les anomalies optiques que doivent présenter les corps à symétrie-limite; et, dans une note où se déploient ses heureuses facultés d'analyste, il démontre que la théorie justifie cette conception.

L'émotion excitée par ce mémoire fut considérable, et fit naître, selon la juste expression de M. Michel-Lévy, " une série de discussions qui rappelaient par plus d'un côté la lutte mémorable soutenue jadis par Fresnel ". Tandis que la plupart des savants de l'école allemande s'acharnaient, on peut le dire, à prendre la nouvelle doctrine en défaut, d'autres se passionnaient en sa faveur, réussissant parfois à faire saisir sur le fait la réalité des combinaisons annoncées par Mallard. Ce dernier, d'ailleurs, aussi modeste et courtois dans la controverse qu'il était ferme et résolu dans ses vues, ne songeait qu'à les étayer par de nouveaux exemples. Comme l'a si bien dit M. Wyrouboff, chez lui la théorie et la pratique marchaient toujours côte à côte, et l'on ne saurait dire si c'est par ses conceptions d'ensemble plutôt que par ses observations de détail qu'il a le plus contribué à transformer complètement l'étude des corps cristallisés. Tout se tient dans son oeuvre, ajoute le même savant, et Mallard a eu le droit de dire que ses conclusions n'étaient " que la traduction immédiate, et sans l'intervention d'aucune hypothèse, des faits incontestés qu'il avait observés et décrits ".

En 1879, Mallard donnait à la Société de minéralogie une note sur la théorie des macles par hémitropie. Rarement de plus beaux aperçus ont été présentés sous une forme plus concise et plus simple. L'auteur fait voir que deux portions cristallines contiguës ne peuvent affecter que deux situations d'équilibre relatif : l'équilibre réticulaire, où le réseau se poursuit d'une portion à l'autre; et l'équilibre de macle, qui correspond à une hémitropie de l'un des réseaux autour de la normale au plan de jonction. Mais il remarque de suite que cette hémitropie n'est suffisante que dans le cas des formes holoédriques. Si la symétrie du polyèdre moléculaire est incomplète, l'équilibre mécanique exige une autre rotation. Ici le tempérament du géomètre intervient, et inspire à l'auteur l'idée de composer ces rotations successives suivant la règle d'Euler. Du coup il découvre la raison de ces hémitropies parallèles (c'est-à-dire accomplies autour d'un axe situé dans le plan de jonction), qui semblaient une fantaisie de la nature, et justifie des macles, comme celle du cuivre gris, dont nulle conception n'avait pu jusqu'alors expliquer la disposition.

D'autre part, il réussissait à montrer comment une interprétation fort simple des éléments cristallographiques de la staurotide permet de rendre compte des macles si caractéristiques de cette espèce, où la jonction ne s'accomplit pas suivant une face commune de notation simple. La curieuse croix grecque ou croisette de Bretagne n'est que la manifestation d'un axe pseudo-quaternaire, et la croix de Saint-André trahit un axe binaire, dont l'espèce est pourvue en vertu de sa symétrie quasi-cubique.

Ajoutons que, dans une étude théorique sur les mélanges isomorphes, le savant minéralogiste établissait que les indices de réfraction d'un mélange sont liés par une fonction linéaire avec ceux des corps composants, conclusion que de récentes recherches paraissent avoir pleinement vérifiée.

A cet ensemble d'habiles déductions, Mallard ajoutait d'ingénieuses expériences, entreprises pour la plupart avec la collaboration de M. H. Le Chatelier, et qui ont montré comment la chaleur, en modifiant les groupements réticulaires, peut changer le caractère optique d'une espèce. Par exemple, la boracite et l'iodure d'argent deviennent subitement uniréfringents à une température déterminée. Mais les savants expérimentateurs ne se bornent pas à définir cette température. Mallard a déjà reconnu que, pour la boracite, " la calcination ne modifie ni la forme de l'ellipsoïde d'élasticité optique, ni la position des six orientations qu'on peut lui donner; elle ne modifie que le choix fait, en quelque sorte, par chaque partie de la lame cristalline entre ces six orientations ". Avec son collaborateur, il entreprend une nouvelle expérience, et la dispose de manière à noter au passage toutes les fluctuations de l'état thermique. Ils découvrent ainsi que la transformation isotrope est accompagnée par l'absorption d'une certaine quantité de chaleur. Ce calorique latent accuse évidemment le travail dépensé pour la rotation des particules. De la sorte, le fait de cette rotation devient aussi certain que dans les mémorables expériences de Reusch et de Baumhauer sur la production mécanique des hémitropies de la calcite.

Une autre fois, consulté sur la véritable définition de la calcédoine, Mallard reprend l'étude de cette substance, y démontre la présence fréquente de l'opale, signale les confusions qui ont souvent été faites dans les collections, et découvre en passant une nouvelle variété cristalline de silice, qu'il appelle Lussatite. Après quoi, s attaquant à la tridymite, il établit son identité avec l'asmanite. Puis il reconnaît que la christobalite du Mexique se place dans son voisinage immédiat, et que toutes deux représentent un état allotropique de la silice formé exclusivement à de hautes températures, mais stable dans toutes les conditions thermiques.

On n'en finirait pas, du reste, si l'on voulait n'oublier aucune des questions de détail où Mallard a laissé l'empreinte de sa sagacité, et nous avons hâte d'arriver à ce mémoire capital de 1884, par lequel il a magnifiquement couronné son oeuvre théorique, en présentant des vues d'une profonde originalité sur l'arrangement moléculaire des substances cristallisées.

En entreprenant ces nouvelles recherches, il s'était simplement proposé d'appuyer par des observations précises les idées qu'il avait déjà émises au sujet de la polarisation rotatoire, et que M. Wyrouboff venait de confirmer par un certain nombre d'exemples, empruntés aux cristaux hexagonaux et quadratiques. Par l'enchaînement des résultats expérimentaux et des déductions qu'il semblait légitime d'en tirer, Mallard a été amené (c'est lui-même qui l'écrit) à des conclusions dépassant de beaucoup le but qu'il avait d'abord entrevu. Mais au lieu de céder à la tentation d'annoncer avec fracas sa conquête, il prélude à son exposé dans des termes qu'il convient de reproduire, parce qu'ils suffiraient à peindre cette exceptionnelle nature de savant : "J'ai été, dit-il, conduit de proche en proche à proposer une hypothèse, au premier abord peu vraisemblable, quoiqu'elle paraisse cependant appuyée sur des arguments très sérieux ".

Mallard commence par établir le dimorphisme du chlorate et du bromate de soude qui, d'une forme rhomboédrique avec symétrie concordante, passent naturellement à un arrangement cubique plus stable. Il remarque que ce passage, par une propriété commune à toutes les transformations allotropiques, respecte la forme des cristaux, d'où il conclut que les paramètres du rhomboèdre réalisé doivent être, à peu de chose près, des multiples ou des sous-multiples simples de ceux du réseau cubique. Ensuite il constate l'isomorphisme que présentent, malgré l'apparente incompatibilité de leurs formes, les deux chlorates de potasse et de soude. Il s'assure alors que le chlorate et l'azotate de potasse sont pleinement isomorphes, enfin que cette série embrasse également les azotates de soude, d'ammoniaque et d'argent. Il faut donc que, dans tous ces corps, les paramètres cristallins aient des rapports simples avec ceux du cube.

Mais comment accorder cette conclusion avec les valeurs habituellement acceptées par les cristallographes ? Ici l'ingénieux géomètre fait voir qu'il y a diverses manières d'envisager un réseau cubique, que chacune comporte une combinaison spéciale de paramètres, et que ces combinaisons distinctes représentent ce qu'il est légitime d'appeler les limites cubiques respectives d'un réseau quadratique, rhomboédrique ou rhombique. C'est donc à ces systèmes-limites qu'il faut comparer les paramètres des corps dont l'isomorphisme avec des substances cubiques a été constaté.

Or une discussion des données numériques relatives aux azotates, chlorates, bromates, iodates, carbonates, titanates, oxydes, sulfures, corps simples, silicates, amène Mallard à cette importante conclusion : que pour un très grand nombre de substances, choisies dans les séries les plus diverses, les paramètres cristallins peuvent être ramenés à peu près à ceux du réseau cubique, si l'on multiplie ces derniers par des coefficients compris parmi les rapports des quatre nombres : 1, 2, 3, 4. Le réseau moléculaire de tous les corps est donc, avec une certaine approximation, le réseau cubique lui-même; comme si, selon la remarque de M. H. Le Chatelier, les molécules tendaient naturellement à s'empiler de manière à occuper le minimum d'espace, à la façon des piles de boulets, où les centres forment précisément un réseau cubique.

Mallard remarque d'ailleurs que cette conséquence est en harmonie avec un autre fait important : la variation, suivant les directions, des propriétés physiques des corps est toujours suffisamment exprimée par un ellipsoïde; et l'observation démontre que jamais cet ellipsoïde ne s'écarte beaucoup d'une sphère, la différence des axes extrêmes dépassant rarement un dixième.

Il paraît donc naturel d'établir une distinction entre le réseau physique, celui-là cubique, des centres de gravité moléculaires, réseau d'où dépendent presque toutes les propriétés physiques des corps, et le réseau cristallographique, sur lequel s'ordonnent les molécules de même orientation, qui ne se retrouveront, par exemple, que de trois en trois avec un assemblage pseudo-ternaire, etc. Ce dernier réseau détermine la forme extérieure du cristal. Cela revient à substituer, aux molécules simples de l'édifice homogène normal, des molécules complexes, formées par la juxtaposition des orientations distinctes que comporte la symétrie-limite d'un réseau. En d'autres termes, c'est la notion des corps polymères, transportée du domaine de la chimie dans celui de la cristallographie. Et cette polymérisation, amenée par la production d'hémitropies moléculaires, est susceptible de varier sous l'action de la chaleur et de diverses autres causes.

Telle est la séduisante théorie que Mallard a su exposer dans cinquante pages, aussi riches en arguments de fait et en aperçus suggestifs que remarquables par la lumineuse simplicité de la forme. " J'ai pensé, dit l'auteur en terminant, que ces hypothèses, présentées d'ailleurs avec la réserve nécessaire, étaient appuyées sur des raisons assez sérieuses pour que je puisse me hasarder à les soumettre au jugement des cristallographes ". Peut être quelques-uns demeureront-ils réfractaires à la doctrine ; mais à coup sûr il n'y aura pas de divergences s'il s'agit de proclamer que jamais vues plus profondes n'ont été produites avec une plus grande modestie.

En résumé, grâce aux magnifiques compléments apportés par Mallard à l'oeuvre toute française des Haüy, des Delafosse et des Bravais, tous les faits cristallographiques s'enchaînent et s'ordonnent dans une merveilleuse harmonie. A la vérité, les lois aperçues à l'origine ne sont plus que des lois élémentaires, et l'homogénéité primitivement admise ne prévaut désormais que pour de minimes portions de la matière. Mais les groupements de ces parties homogènes obéissent aux mêmes principes généraux ; si bien que les anomalies constatées, au lieu d'ébranler la théorie, semblent au contraire la confirmer ; à peu près comme l'analyse des perturbations planétaires a fini par apporter son témoignage en faveur de la loi de l'attraction universelle, que ces irrégularités avaient paru mettre en échec.

Même on peut se demander si la philosophie naturelle ne gagne pas, au lieu de perdre, à cette apparente complication. N'est-ce pas un nouvel argument à l'appui du grand principe de la moindre action? Puisque la tendance vers l'acquisition d'une symétrie supérieure, qu'accusent si bien les groupements cristallins, s'explique d'elle-même, si l'on remarque qu'un corps est d'autant mieux défendu contre la destruction que sa résistance est mieux équilibrée suivant les diverses directions de l'espace.

Lors même que les théories de Mallard n'auraient eu d'autre résultat que de faire naître un grand mouvement d'idées, et de provoquer d'innombrables recherches, qui se sont traduites pour la science en progrès aussi rapides qu'inattendus, le nom de l'auteur n'en devrait pas moins être cité parmi ceux des premiers savants de l'époque. Mais son action a été plus décisive encore, et il est permis de dire que, des longues discussions auxquelles son système a donné lieu, Mallard est sorti triomphant. Ce n'est pas que tous ses adversaires aient capitulé. L'hypothèse de la tension cristalline garde encore quelques partisans, surtout en Allemagne, et il est des esprits sur qui la belle simplicité des doctrines cristallographiques françaises n'exerce pas la même séduction que dans notre pays, toujours si sensible aux choses logiquement enchaînées. D'ailleurs, au degré de minutie où les observations modernes sont parvenues, il devient fort difficile de prononcer un jugement sans appel à l'égard d'une structure cristalline, alors que les objections peuvent toujours se réfugier dans l'infiniment petit.

Mallard le reconnaissait lui-même, et ne se flattait pas de pouvoir réduire, par de nouveaux arguments de fait, des oppositions aussi persévérantes. C'était une des marques distinctives de cet esprit supérieur, d'allier une grande fermeté scientifique à une tolérance extrême envers la contradiction. Même il eût volontiers ralenti le zèle de quelques-uns de ses admirateurs, pour les empêcher d'outrer sa pensée, en attribuant la valeur d'articles de foi à ce qu'il regardait seulement comme des explications très plausibles. Aussi éloigné de l'infatuation que du scepticisme, il savait qu'en matière de sciences d'observation le dernier mot n'est jamais dit, et la réserve de ce génie essentiellement clairvoyant faisait un absolu contraste avec le dogmatisme autoritaire, dont l'histoire des savants, même les plus éminents, offre quelques exemples.

Quoi qu'il en soit, si le vrai rôle de la science est de faire resplendir l'ordre dans les phénomènes, et d'en grouper le plus grand nombre possible autour d'idées directrices, qui établissent entre eux un lien logique, en même temps qu'elles illuminent la marche des chercheurs, on peut dire que nul n'a réalisé cet idéal mieux que Mallard. Sa doctrine a été d'une extrême fécondité ; elle a vivifié à nouveau tout l'enseignement de la minéralogie, en y amenant bon nombre de disciples que la sécheresse et le caractère abstrait des anciennes conceptions en auraient tenus écartés.

Son influence a encore été bienfaisante à un autre point de vue : nous voulons parler de l'action personnelle exercée par lui dans les sociétés savantes qu'il fréquentait assidûment, et où sa courtoisie, sa droiture, son affabilité, ont laissé de profonds souvenirs. Mallard était l'âme de la Société française de Minéralogie, dont il a été deux fois le président. A maintes reprises, l'intérêt des séances, comme la valeur du Bulletin, ont exclusivement dépendu des travaux qu'il y apportait. C'est avec une attention soutenue qu'il suivait toutes les communications, et ses remarques, toujours topiques, étaient marquées au coin de l'expérience et du bon sens. Les mêmes qualités étaient appréciées à la Société géologique de France, qui a tenu à l'avoir pour président en 1885, et où son attitude réservée ne l'empêchait pas de jouir de la grande autorité due à sa science, comme à sa situation de membre de la commission de la Carte géologique détaillée. Les sociétés de chimie et de physique l'ont aussi compté parmi leurs membres les plus éminents.

Mais, comme l'a bien dit M. Haton de la Goupillière, c'est surtout l'École nationale supérieure des Mines qui a été la vraie patrie de Mallard. Pendant vingt-deux ans il a fait partie du personnel enseignant, et c'est lui qui, lors du changement des programmes, opéré il y a une dizaine d'années, a été le principal initiateur des grands développements qu'a reçus alors le système d'instruction. Aimé de tous ses collègues, équitable et bon pour les élèves, il recevait avec une bonne grâce simple et charmante, dans ce laboratoire d'où sont sorties ses plus belles découvertes, et qui garde encore, comme souvenir de lui, un remarquable goniomètre de son invention, spécialement adapté à la mesure des cristaux microscopiques.

Depuis le jour où Mallard était devenu chef d'école, aucune vacance ne s'était produite à l'Académie des sciences dans la section de Minéralogie. Ce n'est qu'en 1890 qu'un siège y devint libre. Mallard n'avait presque jamais paru dans l'enceinte académique. Toujours absorbé par ses travaux ou ses fonctions, il n'avait pas cherché à nouer d'avance de ces relations qui peuvent préparer le succès d'une candidature. Néanmoins l'exposé de ses titres, et surtout la façon dont s'exprimaient sur son compte tous ceux qui avaient autorité pour le juger, suffirent pour assurer son succès dès le premier tour. Jamais distinction ne fut plus à propos ; jamais aussi une élection n'eut lieu dans des conditions plus encourageantes pour le vrai mérite. Quand on songe que lui, le moins âgé de la section, allait quatre ans après payer son tribut à la mort, on frémit à l'idée qu'une erreur de jugement, de la part de quelques membres incomplètement informés de sa valeur, aurait pu fermer pour jamais à un tel homme les portes de l'Académie ! Grâce à Dieu, il n'en a rien été, et l'histoire, loin d'avoir à reprocher à la savante compagnie un acte d'injustice, lui saura gré, au contraire, d'avoir si volontiers admis une supériorité que bien peu étaient personnellement à même d'apprécier en pleine connaissance de cause.


Jusqu'ici c'est surtout le savant que nous avons envisagé dans Mallard. Mais, pas plus à Paris qu'à Saint-Étienne, les travaux de science pure ne lui ont fait oublier qu'il était ingénieur. Son activité si bien ordonnée lui permettait de concilier les devoirs les plus divers, et libre de tout lien personnel, puisqu'il ne s'était pas marié, il a su mener de front, avec un labeur scientifique surprenant, l'accomplissement de fonctions administratives et techniques, où l'occasion lui a été fournie de rendre au Pays des services qui suffiraient à l'illustration d'une carrière. Ingénieur en chef depuis 1877, il avait été nommé, l'année suivante, membre de la commission chargée d'étudier les moyens propres à prévenir les explosions de grisou. C'était réveiller chez lui d'anciens souvenirs; car dix ans auparavant, à Saint-Étienne, il s'était préoccupé de cette grave question. et sur son initiative, la Société de l'Industrie minérale avait entrepris les premières recherches vraiment scientifiques auxquelles ce problème, si capital pour la sécurité des mineurs, eût jamais donné lieu. Dans un rapport demeuré classique, il avait alors démontré les dangers que présente l'emploi de la lampe de Davy, et fait connaître les améliorations à introduire dans la construction des appareils de sûreté.

Cette tâche n'a cessé de l'occuper jusqu'à sa dernière heure, se compliquant chaque jour de missions nouvelles, que sa compétence de mieux en mieux reconnue lui faisait attribuer. C'est ainsi qu'en 1887 il était nommé membre de la commission chargée d'étudier l'emploi des explosifs dans les mines à grisou. Il s'en acquittait de telle façon, que la même année le ministère de la guerre le faisait adjoindre, comme membre temporaire, à la commission des substances explosives, en attendant qu'en décembre 1888 il devint membre du comité spécial consultatif des poudres et salpêtres. Quelques jours avant sa mort, il dirigeait les travaux d'une commission d'expériences, qui étudiait à la poudrerie de Sevran-Livry les conditions d'établissement des dépôts souterrains de dynamite, et en même temps il prenait une part active aux délibérations d'où devait sortir un règlement applicable à toutes les mines françaises.

Les travaux que Mallard a exécutés dans ces diverses occasions, et pour lesquels il a eu depuis 1881, la constante collaboration de M. H. Le Chatelier, se distinguent par leur caractère de précision scientifique. Fidèle à la méthode qu'il avait, le premier, mise en honneur à Saint-Étienne, il a tenu à appliquer constamment les procédés rigoureux de la physique et de la chimie modernes à la solution de problèmes qui jusqu'alors n'avaient été traités que par voie empirique.

Indépendamment des précieux résultats de fait que ce système a permis d'établir, il en est résulté comme une démonstration vivante de l'accord que présente nécessairement la vraie science avec la pratique, dont elle est le guide indispensable. Nous disons la vraie science, c'est-à-dire celle qui combine, dans un juste équilibre, les spéculations de la théorie avec le maniement des méthodes expérimentales ; car c'est le plus souvent pour avoir exagéré l'une ou l'autre de ces tendances, qu'on a cru rencontrer de prétendus désaccords entre la science proprement dite et les résultats empiriquement constatés. Des expériences faites à l'étranger avaient montré à quel point pouvait être inégale la sécurité offerte par les différents types de lampes usités dans les mines. Mais ces études, spéciales aux appareils employés, n'avaient mis en lumière aucun résultat d'ensemble qui fût applicable à des cas nouveaux. Mallard se proposa d'établir la théorie générale des lampes de sûreté. Il montra que leur efficacité dépendait de deux ordres de facteurs : l'un, plus ou moins maniable au gré des constructeurs ou des ingénieurs, et comprenant la forme des enveloppes métalliques, la dimension des mailles, la vitesse du courant gazeux; l'autre, déterminé par les propriétés mêmes du grisou : température d'inflammation, température de combustion et vitesse de propagation de la flamme. Or, à l'égard de ces derniers points, toute donnée précise faisait défaut.

Dès 1869, Mallard avait commencé des expériences sui1 la vitesse de propagation. Il les reprit, en 1879, cette fois avec un outillage beaucoup plus perfectionné, et fut bientôt en mesure de donner une série complète de déterminations, embrassant tous les mélanges combustibles qui peuvent se rencontrer dans les mines. L'idée lui vint ensuite d'étendre les mêmes recherches aux mélanges d'hydrogène, d'oxyde de carbone, de gaz d'éclairage, de sulfure de carbone en vapeur, etc. Cette extension, qui pouvait sembler sans rapport avec le problème posé à l'occasion des mines, se trouva singulièrement opportune; car, bientôt survenait à Paris un grave accident, causé par l'inflammation d'un mélange gazeux explosible. Le service des pompiers provoqua une consultation des hommes compétents, pour décider quel type de lampes il convenait d'employer en pareille circonstance. Les expériences de Mallard permirent de formuler une réponse immédiate. Sans cette étude préalable, la question eût exigé près d'une année de recherches de laboratoire.

Au cours de ces travaux, en 1883, Mallard, avec son habituelle sagacité, sut tirer des résultats obtenus quelques conséquences fécondes relativement à la chaleur spécifique des gaz, ainsi qu'aux circonstances de leur dissociation à de hautes températures. Non seulement la physique y trouva un profit notable ; mais ces données nouvelles rendirent possible l'étude rationnelle des moteurs à gaz et celle des divers foyers industriels. Celui qui les avait établies allait bientôt lui-même en faire une application capitale à la théorie des explosifs, en fournissant, pour le calcul de leur puissance, des formules dont l'usage s'est rapidement généralisé, à l'étranger comme en France.

C'est peut-être dans l'étude consacrée par Mallard aux explosifs de sûreté que s'est le mieux révélée l'efficacité avec laquelle l'esprit scientifique peut intervenir dans la solution des problèmes industriels. La statistique avait démontré que les deux tiers des accidents de grisou étaient occasionnés par le tirage des coups de mines. Beaucoup de personnes, même parmi les ingénieurs, n'hésitaient pas à conclure à la suppression pure et simple de l'emploi des explosifs, mesure qui eût entraîné une notable aggravation du prix de revient de la houille.

Mallard crut que cette suppression ne s'imposait pas nécessairement. Bien que la température d'inflammation du grisou ne fût que de 650 degrés, alors que la combustion des explosifs connus en développait plus de 2.000, il pensa qu'on pourrait éviter l'inflammation du gaz dangereux, en profitant d'une propriété qu'il avait constatée au cours de ses recherches : à savoir que ce gaz, pour prendre feu, a besoin d'être maintenu pendant un certain temps à la température qui doit déterminer l'explosion. Grâce à cette sorte de paresse, à ce retard à l'inflammation, comme on l'a qualifié, il semblait à Mallard qu'un refroidissement rapide des gaz dégagés par les explosifs devait suffire pour empêcher les coups de grisou.

Jugée trop hardie au début, l'idée ne tarda pas à être reprise, et celui qui l'avait formulée fut chargé d'en étudier l'application, de concert avec les ingénieurs des poudres, à Sevran-Livry. Or, la seule cause efficace de refroidissement est la détente rapide des gaz, et cette détente se montrait insuffisante même avec les explosifs brisants, tels que la dynamite. Il fallait donc trouver des corps capables de détoner à une température assez peu élevée pour que, après détente, l'inflammation du grisou devint impossible. Après divers tâtonnements, Mallard fut conduit à essayer de l'azotate d'ammoniaque, corps qui n'est pas détonant par lui-même, mais qui le devient au contact d'un explosif proprement dit. La température de détonation de ce corps étant de 1.100 degrés, tandis que celle des explosifs usuels est de 2.500 degrés, on est parvenu, par des mélanges convenables, à réaliser des cartouches dont la détonation ne produit pas plus de 1.500 degrés, et qui, en usage dans toutes les mines depuis deux ans, n'ont jusqu'ici provoqué aucune explosion de grisou. Moins d'une année de recherches méthodiques avait suffi pour produire ce beau résultat, qui assure la préservation de tant de vies humaines, en même temps que le maintien de conditions économiques pour l'exploitation du charbon de terre.

Il faut ajouter que Mallard a établi, d'une façon définitive, comme quoi le grisou préexiste dans la houille, condensé comme il pourrait l'être au sein d'un corps poreux; enfin qu'on lui doit la première idée de l'emploi des lampes à alcool, en qualité d'indicateurs du gaz dangereux. Aussi, qui pourrait hésiter à dire, avec M. Haton de la Goupillière : " Quelle admiration ne commandent pas, au point de vue humanitaire, des recherches dans lesquelles on voit toute l'intelligence d'un Mallard disputer pied à pied au grisou ses victimes, et dompter finalement, dans une partie de ses effets destructeurs, le vieil ennemi du mineur? "

Inspecteur général depuis 1886, officier de la Légion d'honneur en 1888, Mallard avait été chargé, en 1890, de l'inspection de la division minéralogique du nord-est. Ses rares qualités lui assuraient, au conseil des mines, une grande autorité. Si compliquées que fussent les questions administratives, dont la solution lui incombait il trouvait moyen de les élucider dans des rapports très sobres, où chaque chose était mise au point en quelques pages. Le bon sens, la netteté, la droiture, l'absence de passion comme de parti pris, telles étaient les qualités dominantes de son esprit. Aussi se disait-on avec confiance que les traditions du conseil trouveraient en lui un gardien fidèle, lorsque le cours naturel des choses ferait arriver en sa possession une présidence pour laquelle tout le désignait.

Malheureusement un mal, que personne ne soupçonnait, guettait cette précieuse existence. A voir Mallard si actif, si alerte même, et faisant face avec tant d'aisance aux devoirs les plus multiples, nul n'aurait hésité à lui prédire de longs jours. Pourtant une seconde devait suffire pour enlever, sans avertissement comme sans souffrance, au monde savant et au corps des mines, l'homme qui les avait tant honorés. Le 6 juillet 1891, on apprenait avec stupeur que Mallard venait de mourir !

Trois jours après, une foule émue se pressait aux abords de sa modeste maison de la rue de Médicis, donnant à l'homme au moins autant de regrets qu'au savant et à l'ingénieur. Sous le porche de Saint-Sulpice, sa mémoire recevait les hommages de M. Daubrée, au nom de l'Académie des sciences ; de M. Linder, comme président du conseil des Mines; de M. Haton de la Goupillière, parlant au nom de l'Ecole supérieure des mines; de M. Michel-Lévy, en qualité de président de la Société française de minéralogie. Puis la dépouille mortelle, sous la garde du frère du défunt, s'acheminait vers cette ville de Saint-Amand, témoin de son enfance, où allait désormais reposer, à côté d'une mère bien-aimée, celui qui avait toujours donné dans son coeur la première place aux affections de famille.

La France ne devait pas être seule à témoigner de la douleur que lui causait une telle perte. Peu de semaines après les obsèques, M. Fletcher, devant l'Association britannique rassemblée à Oxford, rappelait les titres de Mallard et n'hésitait pas à proclamer que la minéralogie était en deuil de son plus grand philosophe. A cette appréciation nous n'en ajouterons qu'une ; celle de l'illustre savant qui a rendu célèbres tour à tour les noms de William Thomson et de lord Kelvin. La lecture du Traité de cristallographie lui avait inspiré pour Mallard une haute estime. Venu en France et assistant à une séance de l'Académie des sciences, dont il est associé étranger, lord Kelvin avait souhaité d'y rencontrer l'auteur de ce beau livre, malheureusement absent de Paris à cette date. Du moins il exprima tout son regret de n'avoir pu faire la connaissance personnelle d'un homme qu'il regardait comme " un des plus puissants esprits de ce siècle. "

Tel est, en effet, le jugement que la postérité devra se plaire à ratifier. Mais elle n'oubliera pas non plus que cette rare puissance a su marcher de pair avec une prodigieuse variété d'aptitudes, et que l'admirable dignité du caractère, jointe à une simplicité sans pareille, complète autour de cette mémoire une auréole comme bien peu de figures auront mérité d'en porter.