Louis DE LAUNAY (1860-1938)

Vilhémon sous la neige

SOUVENIRS ET PENSEES

Dans un récit intime que Louis De Launay consacrait à la mémoire de son beau-père, le physicien Alfred Cornu, il s'exprimait ainsi : « La simultanéité de deux ou plusieurs facultés maîtresses à un haut degré de puissance paraît caractériser un talent supérieur, plus encore peut-être qu'une seule faculté exceptionnellement développée. » Ceci pourrait admirablement s'appliquer à l'auteur lui-même qui était à la fois un savant et un poète. L'alliance harmonieuse de ces deux personnalités, trop souvent dissociées par la vie moderne, faisaient l'admiration et l'étonnement de Sully Prudhomme qui, en préfaçant l'Orphée, un des premiers poèmes de Louis De Launay, écrivait : « Comment votre penchant professionnel aux définitions a-t-il pu s'accorder avec le naïf expédient des comparaisons propres à la poésie ? Comment votre cerveau a-t-il pu sécréter, ainsi que dirait Taine, simultanément et avec la même spontanéité des concepts et des images ? » C'est bien là, en effet, la marque caractéristique de Louis De Launay dont l'esprit et le talent offrent un exemple rare d'universalité.

Cependant, seul le savant en lui atteint à la notoriété à cause d'une invincible timidité et d'une sorte de crainte qui l'empêchaient de manifester au dehors les meilleurs et les plus attachants côtés de sa nature complexe.

De plus autorisés que nous ont parlé du savant, du philosophe et du poète : nous voudrions ici le faire voir, dans la vie journalière, non comme il paraissait être derrière une apparente froideur, mais comme il était réellement.

Ces souvenirs seront inévitablement décousus et incomplets : nous espérons néanmoins qu'ils pourront faire entrevoir, à ceux qui n'ont pas vécu dans son intimité, le charme d'une nature si élevée et si nuancée, toute de bonté et de droiture doublée d'une si prodigieuse vigueur intellectuelle.

Malgré sa modestie, Louis De Launay eût sans doute approuvé cette tentative, car il avait lui-même le souci constant de faire revivre ceux qu'il avait perdus : soit en réunissant et copiant leur correspondance « pour se donner l'illusion de les entendre encore », soit en écrivant sur eux des pages qui mériteraient d'être publiées. « Le culte des morts, dit-il, ne réside que dans le souvenir entretenu de leur personnalité intellectuelle et morale : la place où se décompose un cadavre en terre n'est pas celle où il faut chercher ceux que l'on pleure. Il n'y a là qu'un peu de matière qui se dissout dans la matière. Il faut chercher les morts là où ils ont vécu, surtout les chercher dans ce qui peut rester de leur pensée,

(Car eux du moins), les morts à la couche glacée, 
Gardent mon âme encore à la leur enlacée. 
Il sont toujours présents à mon cher souvenir. 
Leur image que rien, plus rien ne peut ternir. 
Vit tant que je vivrai limpide en ma pensée.

Nous croyons bien faire en substituant à notre récit, chaque fois que nous le pourrons, des extraits de lettres, de vers ou de notes de Louis De Launay.

Depuis son origine, la famille De Launay a vécu tout entière dans la moitié du Nord de la France. Le premier ancêtre paternel que l'on connaisse était un certain Pierre de l'Ausney mort en 1610, sans doute cultivateur à Bricquebec, près Cherbourg. Dans la suite, des mariages se firent à Château-Landon, Bellême, Montoire, Bessé-sur-Braye, etc., sans que jamais la famille ait cessé de vivre dans ce que les géologues ont appelé le Bassin de Paris.

Du côté maternel, la famille Chastellain était originaire de Compiègne : un Lorens Chastellain, né vers 1360, y était receveur des Deniers communs. On relève des alliances à Rouen, Fère-en-Tardenois, Château-Thierry, etc. Dans cette dernière ville, il y eut même des alliances collatérales avec les La Fontaine et les Racine.

Un détail amusant sur la famille de Compiègne :

Après l'assassinat de Henri III, le corps du roi fut transporté à Compiègne sur la demande des habitants qui se faisaient une gloire de lui rendre les honneurs funèbres. D'après les comptes de la ville on y fit un service solennel avec « oraison funèbre » qui coûta 1.200 livres tournois «pour achats de soie et autres marchandises nécessaires ». Mais avec le délabrement des finances royales, on eut grand'peine à trouver ces 1.200 livres et ce fut un grand-oncle des Chastellain, Pierre Crin, qui les avança au trésorier de l'Épargne Balthazar Gobelin. Cette créance figurait encore 16 ans plus tard dans les comptes de la ville.

Dans toutes les branches de ces familles, il y avait des paysans, des citadins, des bourgeois, des gens de loi, etc., dont L. De Launay s'est efforcé de dresser l'histoire aussi complète que possible, d'abord parce qu'il désirait en laisser la tradition à ses enfants et aussi parce qu'il a cherché à établir comment, au cours des 3 ou 4 derniers siècles, s'est constituée et a évolué dans ses multiples conditions de vie, une souche commune aux mille racines convergentes.

Progressivement (et le même phénomène apparaît presque partout), les mariages, au lieu de se faire « au pays » ou dans les pays voisins, se sont étendus au loin et ont amené une émigration de plus en plus marquée vers les grandes villes. Il en est résulté un brassage profond de races et de professions.

Chez L. De Launay, il y avait convergence des races latines et normandes (Ile-de-France et Touraine) sans qu'on puisse relever aucun apport d'élément méridional récent.

Lui-même naquit à Paris. Par ses aptitudes, son caractère et son éducation, sa vie s'est déroulée d'une façon toute simple, toujours dans la même direction et sans qu'il eût fait un geste pour en accélérer les étapes. Il avait horreur de se mettre en avant, de demander une faveur. Pour sa seule candidature à l'Académie des sciences, il consentit à sortir de cette réserve absolue. Toutes les chaires de professeur, les missions, les Conseils comme toutes les distinctions honorifiques françaises ou étrangères qui ont afflué dans sa carrière lui ont été offertes sans exception. Il dit à ce sujet avec la sincérité absolue qu'il a toujours mise dans ses jugements sur lui-même : « Je ne me suis jamais contenté de vivre au jour le jour pour obtenir quelque résultat matériel. J'ai poussé jusqu'à l'obsession maladive le besoin de développer, d'extraire, d'exprimer ce qu'il pouvait y avoir en moi, de produire une oeuvre durable, de laisser une trace, tout en ayant été de très bonne heure convaincu qu'aucune oeuvre humaine ne sert à rien. Pourquoi je n'ai pas mieux réussi ? Par un mélange de timidité, de prudence et d'amour-propre, par une crainte innée de l'excessif, de l'étalage et de la réclame, par un sentiment trop français du goût et de la mesure ; en définitive, par une direction trop raisonnable imprimée, dès le départ, à ma vie. »

Dès sa plus tendre enfance, il fut l'objet d'une sollicitude de tous les instants. Son père, très fin, très intellectuel, très artiste, plein de bonté souriante et d'optimisme, avait renoncé tout jeune à sa position d'Inspecteur à la Compagnie de la Vieille-Montagne pour se consacrer uniquement aux arts, à la littérature, aux voyages. Il avait rapporté notamment d'Espagne, dès 1851, de précieux documents photographiques d'une perfection qui étonne encore les spécialistes modernes, dans un temps où il ne suffisait pas de pousser sur un déclic pour obtenir une vue, mais où il fallait poser pendant des heures après avoir préparé longuement et minutieusement soi-même le cliché.

Alphonse De Launay était donc très libre de son temps et prit à coeur de former et de diriger son fils, suppléant par une foule de conversations, de lectures, de visites de musées, de voyages, à tout ce que la seule éducation du lycée peut avoir d'incomplet. Moralement aussi, cette formation devait être scrupuleusement et religieusement parachevée par la mère de L. De Launay, femme d'une intelligence supérieure à laquelle il avait voué comme à son père autant d'admiration que de tendresse.

C'est dans cet intérieur très intellectuel mais très simple, entre ses parents et ses deux soeurs aussi dociles et sensibles que lui à la formation familiale, que Louis De Launay a acquis le goût si raffiné de ce qui fit le charme de sa vie : culte des belles oeuvres, amour du travail et désir de perfection.

Retardé par la guerre de 1870, il n'entra au Lycée qu'après sa première communion, à laquelle sa mère le prépara avec toute sa piété large et solide et qui laissa en lui une trace si profonde qu'à la fin de sa vie, il en parlait encore avec une émotion à peine contenue.

Ce n'est donc qu'en 5e qu'il entra à Condorcet. En même temps que lui s'y trouvait déjà une pépinière d'élèves dont les noms devaient marquer dans l'avenir : Foch, Henri et Raymond Poincaré, les Reinach, Baudrillart, Martel, Jaurès, Bergson, Moreau-Nélaton, de Lanzac de Laborie, Estaunié, Marcel Prévost, Doumic, etc.

Tout jeune, il lisait avec frénésie. Sa mémoire était exceptionnelle. C'est ainsi qu'il parvint à apprendre les Plaideurs en moins d'une semaine, parce qu'on lui avait promis de l'emmener au théâtre voir jouer cette pièce lorsqu'il la saurait entièrement par coeur.

Les meilleures vacances, c'étaient celles qu'il prenait à Vilhémon et en Normandie à Honguemare, non loin de ces falaises crayeuses qui dominent la large vallée de la Seine, en amont de Jumièges. Que de fois, jeune homme, ne vint-il pas lire ou rêver devant ces grands horizons dont il rapportait toujours quelques pages nouvelles de prose ou de vers.

C'était là aussi qu'enfant facilement révolté, sentant la colère le gagner, il se mettait à courir éperdument autour de la grande pelouse que dominait la maison, jusqu'à ce qu'il se sentît maître de lui-même. Cette domination de ses impressions, il l'a toujours gardée, malgré l'extrême vivacité d'un tempérament nerveux et émotif.

Bientôt, il se consacra aux mathématiques, en particulier à la géométrie, avec une telle passion que son professeur, M. Koehler, prolongeait ses leçons au delà des programmes quotidiens de sa classe, pour collaborer avec son élève dans une même émulation à la recherche de solutions « élégantes » à de difficiles problèmes.

Ce fut en raison de ses succès scolaires bien plutôt que par suite d'une décision concertée, qu'il se présenta à Polytechnique. A vrai dire, durant sa première année de Spéciales, il resta surtout préoccupé du Concours général; il passa ses examens d'entrée à l'X, mais avec une grande insouciance, estimant qu'après une seule année de préparation, il n'avait aucune chance d'être reçu. Mais quelques semaines plus tard, au cours de ses vacances, il apprit qu'il était le 16e dans la liste d'admission et qu'il avait été « discuté » à cause d'un zéro d'épure et un 2 de trigonométrie !...

Un travail intense pendant ses deux années d'école lui permit de gagner la carrière rêvée : il sortit 3e dans les Mines.

Comme élève-ingénieur des Mines, trois bonnes années de vie familiale succédèrent à ces deux années d'internat; mais le 9 janvier 1885, L. De Launay trouva dans son courrier l'arrêté officiel qui le nommait ingénieur des Mines à Moulins et le faisait entrer brusquement dans cette vie de province pour laquelle il n'avait a priori aucun goût.

Il partit donc; mais dès son arrivée, il se sentit congelé par l'ambiance de cette ville à l'aspect vide et lugubre, aux rues désertes et bordées de demeures aussi closes que des maisons orientales. Mme De Launay vint quelques jours choisir un logis à Moulins et y installer son fils : ce fut pour celui-ci une semaine de complète intimité avec sa mère pendant laquelle cette ennuyeuse ville lui parut transfigurée ! Puis ce fut l'isolement pendant quatre années. L. De Launay, dont le rôle d'inspection et de contrôle était assez réduit, s'aperçut vite qu'il pourrait se consacrer à la géologie vers laquelle il s'était senti attiré depuis son enfance, impressionné peut-être par la collection de minéraux de son grand-père Chastellain et qui répondait à sa curiosité enthousiaste de l'inconnu du monde matériel.

En 1889, à 29 ans, il fut nommé professeur à l'École des Mines de Paris. Sa voie scientifique se dessinait impérative. Mais allait-il devoir sacrifier totalement à la Science son goût passionné pour les Lettres ?

Assurément, la Science l'avait déjà conquis. C'est ainsi qu'élève à l'École des Mines, il avait abordé des études sur l'Unité de la Matière, sur les relations des corps simples entre eux, sur les causes des raies spectrales, etc., travaux dont quelques conclusions, après une longue submersion, sont remontées à la surface.

Mais découvrir les origines de la Terre, pénétrer le mystère de cette transformation, de ces destructions et de ces remaniements des terrains et des roches, en connaître le prolongement et les conséquences à travers les siècles, étaient pour lui les plus captivants des problèmes.

« Ce qui m'intéresse, ce n'est pas le résultat, c'est la recherche ». « Ce que j'aime en Science, c'est l'inconnu; ce que j'aime dans le monde est ce qui demeure ; c'est pourquoi je suis également curieux de connaître le mouvement des planètes et le coeur des hommes, les dispositions anatomiques du corps et les pensées de l'âme, la géographie qui est une partie de la description du monde physique et la littérature qui décrit le monde moral : la géologie qui est une histoire de la Terre et une histoire de l'Humanité. »

Il aimait à replacer l'Histoire sur le terrain géologique, il considérait que celle-ci n'est que le prolongement de la Géologie et que les événements étaient prédestinés et préparés par elle.

Très jeune, il était hanté par le sentiment du provisoire dans les questions scientifiques et de l'instabilité des choses humaines :

II était également dominé par un sentiment d'humilité profonde devant la fragilité de notre raison et de notre intelligence. « On a beau remonter de cause en cause, il y a toujours un point où il faut s'arrêter devant l'inconnaissable et écrire sur une porte fermée le mot Dieu ! »

« ...Nous ne connaissons qu'un tout petit coin de l'infini. »

« ...La plupart des hommes, aussi bien les scientistes confits dans leur matérialisme que les théologiens fiers de leur spiritualité, sont uniquement frappés par la grandeur du « roseau pensant », par le paysage état de l'âme, par la mainmise de la raison humaine sur les brutalités de la matière, etc. Pour moi, le roseau a beau s'évertuer à penser, il n'en reste pas moins un roseau. »

« ...Quand je me retourne vers le temps écoulé, je demeure épouvanté, je me demande dans quels rêves, jours, mois, années ont pu s'enfuir. Cela, c'est l'éternelle torture dont je ne comprends pas qu'un esprit réfléchi puisse se délivrer si ce n'est par beaucoup de religion : l'inouïe fragilité des choses humaines !... Quand je viens d'admirer un beau vers de Musset, une belle toile de Vélasquez, je pense aussitôt : «cela ne les empêche pas d'être morts». Et par moment je voudrais au moins que de mes années perdues, il restât quelque chose, que ma trace fût marquée après moi par une oeuvre utile et belle, en science, en poésie, en art ; puis je songe que cela est une grande vanité. Alors, je repars en course, je me replonge dans la mêlée, je recommence à me griser du présent bien vite avant qu'il ne soit devenu le passé. »

« ...L'idée de la mort physique autrement que comme une dissolution d'éléments qui reprennent leur vie propre, est inconcevable. La vie a pour symbole un faisceau, on comprend qu'il se rompe. Mais que l'élément même, après avoir été, ne soit plus, qu'il soit annihilé, cela est aussi impossible à se représenter scientifiquement qu'une création. Matière et force, tout ce que la Science atteint, persiste éternellement en changeant de forme. Cette idée de permanence, nous sommes fatalement conduits à l'étendre à l'ensemble de l'univers. Un ver rampait sur la route : je l'écrase, il est mort. Il y avait là quelque chose, un élément de vie ; ce quelque chose, j'entends qu'il se retrouve quelque part. Comme la force vive du boulet qui vient se briser sur une plaque persiste en chaleur. Et il y avait autre chose, un instinct, une volonté, une sorte d'âme qui dirigeait le ver ici plutôt que là... Cette âme des morts, je la cherche dans l'immense univers et c'est de ne pas la trouver que je pleure. »

« Immense, à quel point ! Pas de limite, après le dernier soleil, un autre encore; si loin qu'on aille, toujours l'éther infini en avant. J'essaye de m'imaginer cela, je ne peux pas. Tout ce que nous touchons sur la terre a une borne, une fin; après cela il y a autre chose. Après l'Univers, rien, puisque l'Univers, remplit tout. La mer est bornée par des rivages; l'Univers n'a pas de rivages. Notre esprit s'arrête là, devant, éperdu. Et de même que la durée, dans le temps, tout ce que nous connaissons a une fin. Tous les éléments qui, en se combinant puis se décomposant, ont produit à nos yeux ces apparences de vie et de mort y subsistent intacts. Pas de fin, un indéfini qui ne peut se fractionner. Le temps pour l'Univers n'existe pas. Qu'est-ce donc alors que nous sommes et qu'essayons-nous de compter les étoiles visibles, de les numéroter sur des photographies, de désigner les événements par des dates ? Les étoiles ne peuvent avoir de nombre. Car imaginez un nombre quelconque et la fraction de l'éther qui le renferme, elle est entourée encore d'un infini d'éther qui contient des astres innombrables. Le nombre n'existe pas. Temps et espace ne sont que des conceptions vaines de notre cerveau, n'ont de signification que par rapport à un de ces cycles quelconques de phénomènes célestes indéfiniment reproduits dans l'infini qui nous accable. Tout est incompréhensible pour l'homme qui prétend tout comprendre. Pascal ! Pascal ! Que ceux qui disent : « Je ne crois pas en Dieu, je ne crois pas à la création, pas à l'âme; car tout cela est absurde » sont donc fous ! »

En multipliant ses courses géologiques, Louis De Launay suivait aussi son goût pour la solitude. En dehors de son cercle intime de famille et de la société de quelques amis : Gérard, Lefèvre-Pontalis, son cousin Ferdinand Daulnoy, Martel qui devait devenir son beau-frère et avec lequel il devait faire de si passionnantes explorations, Moreau-Nélaton, il se plaisait avant tout à être seul afin que rien ne vînt contrarier l'intensité de sa vie intérieure qu'il conserva même dans les périodes les plus cahotées de son existence.

« Si je recherche volontiers la solitude, ce n'est pas par haine des hommes, mais plutôt par amour de la nature, écrivait-il dès 1888. S'il m'arrive de rester sans regrets, plusieurs jours au fond des bois ou près de mes livres, c'est que la causerie du vent dans les feuilles, du ruisseau dans les mousses, de mes amis Musset ou Heine me charme et me captive plus que l'éloquence de bien des hommes en chair et en os... J'ai constamment l'esprit occupé par l'attente d'Autre chose. »

Et puis la Géologie favorisait aussi le penchant très vif qu'il avait pour la nature. Marcheur infatigable, il aimait les grandes randonnées à travers la campagne; il savait jouir de la beauté des ciels, des effets de lumière, des lointains horizons, des couchers de soleil. Il meublait sa solitude en se récitant des centaines de vers qu'il savait par coeur de ses auteurs préférés, Vigny, Musset, Hugo, Heine, Ronsard, etc..., ou bien travaillait lui-même, tout en cassant ses cailloux, à quelque long poème et inscrivait au vol quelques vers venus d'un irrésistible mouvement, frappés comme une médaille.

Pendant plus de 40 ans, sa collaboration au Service de la Carte géologique a dirigé ses courses à travers la France, particulièrement dans le Plateau Central et le Bourbonnais dont il connaissait tous les sentiers, et à travers de nombreux pays étrangers. Pas de voyages ni de courses qui ne fussent pour lui une source d'allégresse dont il retrouvait encore la nostalgie quelques années avant sa mort alors que ses forces ne s'accommodaient plus de cette vie errante.

« Quand je veux penser à des heures physiquement heureuses de ma vie, j'évoque d'abord les matins clairs comme délivrés, des pays du soleil, de Mételin, de Sicile ou d'Espagne, de ces matins où l'on sort allègrement de la nuit avec un renouveau de jeunesse, où l'on se met en route à la fois tranquille, insouciant et curieux, où la vie semble intéressante et utile, comme le soleil éclaire sans brûler ! »

« ...Dans le monde physique, ce dont je regrette le plus fortement l'absence, qui influe le plus, bien qu'inconsciemment, sur mon humeur, c'est la sensation de l'espace largement ouvert devant moi. J'ai besoin, comme une plante, d'air, de lumière et de ciel ! » Aussi toujours s'efforça-t-il de vivre dans un logis clair, avec des arbres et de l'étendue devant lui. Il en jouissait d'autant plus qu'en dehors de ses cours et de l'organisation de sa collection de gîtes minéraux, il travaillait toujours chez lui. C'est de son logis familial, d'abord boulevard Haussmann, puis rue de Bellechasse, dans la maison même que Monge dont il fut l'historiographe avait acquise pour s'y loger avec les siens, et enfin rue de Babylone, 55, que prirent naissance tant d'ouvrages dont le nombre et la variété stupéfiaient ceux qui l'approchaient... Ces livres qui se succédaient sans arrêt lui valaient de la part de ses amis des boutades du genre de celle-ci : « Avec vous, lui disait un jour son confrère Wallerant, on reçoit brusquement sur la tête un gros ouvrage de 3.000 pages dont on n'avait jamais entendu parler ! Ce n'est pas comme cela qu'une réputation se propage ! » C'est qu'en effet, L. De Launay n'aimait pas à parler de ses travaux en cours; il mettait sa coquetterie à ne les montrer qu'une fois terminés, même à ses plus intimes, à ceux que ce labeur prodigieux ne surprenait plus, car ils savaient la discipline rigoureuse avec laquelle il ordonnait sa vie. Obsédé par la fuite du temps dont il ne voulait rien laisser perdre, aucune distraction ne le tentait ; aucun plaisir ne l'empêchait d'être fidèle à son règlement de travail: l'étendue des tâches ne le décourageait jamais. «Le Génie est une longue patience » était une de ses phrases favorites. Il allait jusqu'au bout de l'oeuvre commencée, mais une fois terminée, il la laissait reposer parfois plusieurs années, attendant pour la reprendre et la perfectionner qu'il pût la juger plus impartialement, comme ferait à première lecture, un étranger. Orphée, Adam, Hercule, le Christianisme, la Fin d'un Monde et le Monde nouveau, etc., furent récrits et transformés un grand nombre de fois avant d'être imprimés. Mais quand l'oeuvre était livrée au public, l'auteur s'en désintéressait et se comparait à un arbre dont les fruits détachés ne lui importaient plus.

Il avait la passion de l'enseignement; c'était la forme d'apostolat qu'il préférait. Non seulement le cours qu'il professa pendant 47 ans à l'École des Mines, mais aussi ceux qu'il professa dans d'autres écoles, furent pour lui une source de joie toujours renouvelée; ils furent aussi un souci constant de perfectionnement, cherchant à faire passer dans l'esprit de ses élèves le goût des idées générales plus encore que celui de l'étude des faits précis et des cas particuliers.

Lorsqu'il écrivait, même préoccupation de l'influence que ses idées pourraient avoir « sur l'âme du lecteur dont il ne connaîtrait jamais la pensée »... « C'est effrayant, disait-il, de songer qu'une parole est une graine lancée dont la fructification en ivraie ou en froment dépend tellement du terrain !... »

Il aimait à recevoir le lointain écho d'une communion de pensée avec des lecteurs inconnus parfois très modestes, qui lui demandaient éclaircissements ou conseils. Plutôt que de mettre en avant ses idées personnelles, il cherchait toujours à écouter et à s'instruire dès qu'il se rencontrait avec des hommes de valeur. On comprendra donc qu'il ait toujours repoussé les offres qui lui avaient été faites d'entrer dans la politique active. « Dès qu'il s'agit de poursuivre un but déterminé, de participer à une propagande, de se mettre en évidence pour convaincre, en oubliant, en négligeant toutes les restrictions, les corrections, les atténuations nécessaires pour rester fidèle à la vérité, mon mouvement instinctif est de me rétracter. Je n'ai rien d'un meneur d'hommes. »

Et ailleurs : « Agir n'importe pour quoi sinon pour atteindre un degré supérieur de Vérité ou de Beauté m'ennuie et me répugne comme une chose tellement inutile. Je ne comprends qu'un but à l'effort : aider dans la mesure de ses forces à l'ascension humaine. »

Il était d'ailleurs toujours disposé à laisser de côté même le travail personnel le plus captivant pour expliquer à ses enfants leurs devoirs et les aider avec une patience inlassable.

C'est en faisant travailler son fils Pierre que la Géographie et la Géologie n'intéressaient et n'amusaient que lorsque ces sciences lui étaient enseignées par lui, que Louis De Launay conçut l'idée d'écrire la Géologie de la France, livre qu'il dédia plus tard à ce fils mort pour la France. « J'avais été amené à lui dessiner des croquis schématiques destinés à faire comprendre la structure de notre pays et j'avais été surpris de constater que c'était là une tentative nouvelle, qu'il n'existait, chose extraordinaire, dans notre enseignement, ni secondaire, ni même supérieur, aucune géologie de la France. Je conçus donc un ouvrage montrant sous une forme vivante et accessible à tout esprit cultivé, sans connaissances spéciales, comment notre pays s'est constitué, comment la Géologie y détermine la topographie, l'économie politique, la vie sociale des populations, le pittoresque et l'histoire. C'était la même tendance qui m'avait conduit antérieurement à éliminer l'ennui lamentable sous lequel, avant moi, on semblait s'être attaché à écraser, à étouffer tous les auditeurs de leçons géologiques sous ces arides nomenclatures, ces énumérations fastidieuses de noms latins qui paraissent à elles seules, pour la satisfaction orgueilleuse des cuistres, constituer le fondement, la masse architecturale et le couronnement de l'édifice géologique. »

Ce qu'il avait fait pour la Géologie et la Géographie, son érudition exceptionnellement étendue lui permit de le faire avec la même précision pour toutes les autres branches de l'enseignement de ses enfants.

Il cherchait aussi à les intéresser à leurs ascendants en fixant nettement sur le papier cette tradition si prompte à s'évanouir si on ne se hâte pas de l'écrire et qui avait été interrompue par la mort prématurée de son grand-père Alphonse De Launay. Aussi travailla-t-il longtemps à recueillir les détails de cette vie courageuse et émouvante d'armateur qui avait conquis l'admiration de ses administrés de Cherbourg par des sauvetages répétés de navires en perdition sur les côtes périlleuses du Cotentin aux jours de tempêtes. Louis de Launay eut un jour la joie de découvrir (alors qu'il cherchait aux Archives de la Guerre et de la Marine à se documenter sur Monge) que ce grand-père, quoique n'appartenant pas à la noblesse, avait été officier de marine et garde d'honneur de l'Empereur Napoléon Ier en 1813. D'autres grands exemples ne manquaient pas dans les ascendants de la famille : le physicien Alfred Cornu offrait lui aussi dans le passé l'image idéale du savant dans toute l'acceptation du terme. Alfred Cornu s'était réjoui d'apercevoir chez son petit-fils Pierre les indices d'un esprit d'observation exceptionnel dont il espérait bien voir l'épanouissement si la mort n'avait fauché prématurément le petit-fils peu d'années après le grand-père !

Pendant plusieurs années, L. De Launay put voir grandir son cher trio d'enfants, sans heurts, suivant docilement et avec allégresse le sillage que lui-même avait tracé. La vie familiale était intense, l'on s'y passionnait pour toutes les manifestations d'art, notamment pour la musique. L. De Launay l'avait toujours aimée, il y avait été initié dans sa famille à un très jeune âge, puis l'abandonna par la faute d'un professeur maladroit. La musicalité de L. De Launay résista à cette épreuve, car mère et soeurs faisaient chaque soir de la musique d'ensemble. Mais arrivé à Moulins, sevré de cette jouissance artistique, il voulut se remettre au piano et s'aperçut qu'il ne savait même plus lire ses notes ! Conséquemment, il se remit à faire son éducation musicale et suivit les concerts de la Philharmonique de Moulins, mais son retour à Paris rendit ses études inutiles, d'autant plus qu'il entra par son mariage dans un milieu passionnément musicien. Aussi jamais ne manquait-on à son foyer cette heure de musique du soir. Sur sa proposition quotidienne et... inattendue ! femme et filles abordaient les oeuvres les plus variées, car si les prédilections de L. De Launay allaient aux grands classiques, aux adagios de Beethoven, à la Tétralogie, aux oeuvres de Berlioz ou de Schumann, elle n'excluait aucune école : l'on exécutait et goûtait autant les quatuors a capeila de la Renaissance que les productions les plus modernes. Louis De Launay y puisait sans doute fréquemment quelque inspiration poétique, car le petit carnet qui ne le quittait jamais recevait souvent des confidences après ces auditions intimes.

Louis De Launay connut la joie d'entendre quelques-unes de ses pièces de vers traduites en musique par son ami Maurice Emmanuel, qui en avait goûté le charme et avait su rendre musicalement les intentions de l'auteur avec sa sensibilité de grand artiste et sa compréhension de fin lettré. Le nom de Maurice Emmanuel évoque une des meilleures amitiés de L. De Launay, amitié fondée sur une totale communion d'idées et de goûts.

Est-il permis ici de rapprocher cette joie de celle qu'il eût ressentie devant la réalisation d'une forme définitive et parfaite donnée à son poème d'Orphée par le grand maître Maurice Denis !

Cet amour de l'Art était bien un héritage ancestral. Son grand-père maternel avait fait une belle collection de tableaux, de bibelots, de porcelaines de Chine, à une époque où ces choses ne touchaient guère la bourgeoisie de province. Du côté paternel, même souci d'Art. Dans sa jeunesse, L. De Launay avait participé à ces recherches de belles gravures destinées à illustrer de précieuses éditions.

Lui-même avait travaillé avec Harpignies dont il goûtait l'austère et consciencieuse manière, se préparant ainsi à rapporter de ses voyages de nombreux albums d'aquarelles d'une réalisation sincère et charmante, qu'il se plaisait souvent par la suite à feuilleter et qui lui rappelaient des heures si intensément vécues. Très sensible au pittoresque, très curieux de comprendre les peuples qu'il visitait, il savait voir et pénétrer le vrai sens des choses. On peut dire que ses deux premiers voyages en Grèce et dans l'archipel grec ont illuminé toute sa vie. D'autres voyages plus prosaïques comme celui au pays de l'or, au Transvaal, ont eu plus de retentissement parmi ses contemporains, mais aucun n'a suscité en lui de plus radieux souvenirs que ceux d'Italie, de Grèce ou d'Orient, ces pays de l'art et de la lumière !

C'était surtout pendant les mois de vacances où aucune obligation extérieure ne venait contrarier le train habituel de la vie, que cette intimité avait de charme. Dans la maison de famille de Vilhémon que L. De Launay a célébrée dans de nombreuses pièces de vers, les occupations préférées reformaient presque à toutes les heures du jour le cercle de famille. Travail ou lecture en commun, musique, peinture, les promenades quotidiennes vers les sites connus ou vers quelque petit coin ignoré perdu parmi les prairies ou les bois, quelques restes du passé ou quelque carrière à fossiles. L. De Launay aimait à initier ses enfants aux grands mouvements des temps géologiques, leur montrant ce nivellement des coteaux par les eaux, le creusement progressif de ces lits de rivières devenus des chemins creux ombragés de haies et aboutissant aux larges vallées où ne coule plus qu'un étroit cours d'eau.

Pour rendre de plus lointaines promenades plus intéressantes, L. De Launay les préparait et avait ainsi réuni peu à peu une importante documentation sur ce pays du Maine et de la Touraine si riche d'histoire, depuis les pierres druidiques jusqu'à la floraison d'édifices de la Renaissance. Hélas, ce patient travail fut terminé alors que l'auteur n'avait plus la force de refaire les courses d'autrefois !

Après les longues semaines de libre vie à la campagne, le moment de la rentrée à Paris fut toujours pour L. De Launay une des périodes les plus douloureuses de l'année. Quitter son cher Vilhémon lui devenait de plus en plus pénible. Il ne s'agissait plus pourtant de s'enfermer dans une école, mais seulement de revenir dans ce logis parisien si gai et ensoleillé qu'il avait peuplé de souvenirs, de belles oeuvres choisies une à une avec amour et dont il cherchait à perfectionner sans cesse les combinaisons de formes et de couleur.

Dans son cabinet de travail de nombreux dessins d'Eugène Delacroix, son maître préféré, côtoyaient de belles études de Fantin-Latour, de Besnard, de Moreau-Nélaton, des oeuvres de Dalou, de Constantin Meunier, des statuettes antiques et même des maquettes modelées par lui-même.

« C'est chez moi une véritable manie de n'apprécier dans la vie que l'oeuvre d'art, un sentiment irraisonné et déraisonnable, mais absolu et incorrigible comme un acte de foi. J'aurais été Foch ou Poincaré que j'aurais toujours amèrement regretté de n'avoir pas été Alfred de Vigny, Delacroix ou Berlioz. »

« ...Réaliser de la Beauté, c'est faire oeuvre utile et toujours de plus en plus élevée, car l'Art doit se donner un but qui recule toujours dans une perfection de plus en plus grande... Mais cette oeuvre d'art, doit être le résultat d'une impulsion irrésistible pour être vraiment belle, personnelle et durable. Elle peut être l'effet d'une inspiration très courte, d'une minute féconde, comme elle peut être aussi le résultat de toute une vie. Et malgré la théorie de l'Art pour l'Art, la poésie où l'on s'est livré est la plus belle. Mais il y a un manque de pudeur à la faire connaître, à prétendre tirer une gloire de ses sentiments intimes, de ses douleurs, comme pour une femme à se montrer nue, si belle qu'elle puisse paraître ainsi. »

« La Science ne fait que retrouver des trésors cachés, enfouis ; l'Art les crée. La Vérité, si ce mot a un sens, existe indépendamment de l'esprit qui la conçoit. La Beauté, non, ou alors en Dieu. Retranchons de l'Histoire un Phidias, un Michel-Ange, un Rembrandt, un Shakespeare, c'est faire dans notre patrimoine une brèche irréparable, car leurs ouvrages, personne d'autre n'aurait pu les faire. Wagner n'aurait pas plus remplacé Beethoven que Beethoven n'eût empêché Wagner d'avoir du génie. »

« Dans le Panthéon de la Science, il n'y a qu'un seul dieu, la Vérité, dont le rayonnement éblouissant laisse entrevoir à peine les prêtres pieux qui viennent encenser l'idole l'un après l'autre. Au Panthéon de l'Art au contraire, les dieux peuvent être innombrables sans se nuire; il s'y trouve toujours place pour une nouvelle statue et chaque morceau de bronze ou de marbre sculpté que des hommes inspirés y apportent rend plus merveilleuse encore et plus resplendissante la beauté de l'ensemble. »

Dans ce cadre de beautés artistiques, L. De Launay avait gardé les idées « Vieille France » : « Pas de poudre aux yeux, ne rien sacrifier à l'apparat. Vivre confortablement et simplement ; ne pas s'occuper de l'opinion des autres, ne pas chercher à gagner beaucoup d'argent, mais y suppléer par l'ordre et l'économie; vivre à sa place, dans sa classe. » Tel était le programme auquel il resta fidèle jusqu'à sa mort : « Les gens chics me donnent envie de me sauver, écrivait-il, j'ai l'étrange manie de n'apprécier chez un homme que l'intelligence (en supposant bien entendu que c'est un honnête homme au sens rigoureux du mot)... Le sentiment qui domine peut-être en moi, c'est l'amour de l'ordre, de la paix, du repos. C'est pourquoi j'évite de mon mieux la société de beaucoup de mes contemporains qui très généralement prennent tout mouvement pour un plaisir, tout changement pour un progrès. L'agitation systématique qui caractérise le monde moderne m'horripile. »

Prendre un livre au hasard, aller s'asseoir et lire
Devant l'horizon clair où pointent les clochers,
Voir les gynériums par la brise penchés,
Écouter le frisson des feuilles qui soupire
Et suivre en leurs détours les désuets pensers
D'un poète oublié qui « brandissait sa lyre »
En s'identifiant à lui sans en sourire
Et revivant par lui de bien lointains passés;
Laisser couler ainsi les minutes volages
Sans hâte, sans regret, sans désir, sans adieu,
En relevant les yeux parfois vers les nuages
Qui flottent, doucement tirés, dans le ciel bleu;
Admettre qu'ils s'en vont sans scruter leur passage
Comme ont fait nos émois dont s'est éteint le feu :
O fin douce et tranquille à tant d'ardents voyages !

Même la jeune génération qui croissait à son foyer aimait cette vie tranquille et laborieuse et suivait docilement le père dans son rôle d'éducateur et d'entraîneur qu'il considérait comme devant être avant tout celui de la famille.

L'ingérance de l'État en semblable matière lui semblait une monstruosité. Il déplorait la suppression de l'enseignement religieux dans les écoles comme un attentat à la liberté individuelle, comme le synonyme de la destruction de la morale et le point de départ de la déchéance de notre pays. L'idée que, dans l'enseignement de la philosophie, il ne soit pas dit un mot du Christianisme et qu'il fût possible de terminer ses études en ignorant l'Évangile le révoltait comme une stupidité criminelle : « Ce Christianisme en qui a cristallisé, pendant dix-huit siècles, autour d'un merveilleux noyau originel, tout ce qu'il a éclos de bon et de beau dans l'âme humaine... Il faut toute l'imbécillité de nos Homais pour ne pas comprendre cela... Vous avez supprimé avec la religion et la spiritualité tout fondement de la morale et vous vous étonnez que le pays se démoralise! »

« Il est lamentable de voir l'idée religieuse, l'idée chrétienne, disparaître de la France, parce que c'est une des formes les plus parfaites, peut-être la plus parfaite de la Beauté qui s'éteint après tant d'autres. Le Christianisme représente une Beauté que l'on peut qualifier de divine et qui est néanmoins humaine, accessible à tous, capable de pénétrer l'esprit le plus inculte : c'est la Beauté et la Bonté. Or, qu'avons-nous besoin de plus que de Beauté et de Bonté? » Dans ses idées sur l'éducation de la jeunesse, il exprimait amèrement aussi le regret que l'on n'enseignât plus la mythologie; non seulement parce qu'elle facilite la compréhension des chefs-d'oeuvre artistiques et littéraires de tous les temps, mais parce qu'elle fait apparaître le besoin que les hommes ont toujours eu du sentiment religieux : « Les dieux que les Romains avaient fini par travestir et figer comme des mannequins de carton ou tout simplement comme des « utilités » politiques, nous sommes remontés à leur origine jusqu'à ce vieux et primitif Orient d'où tout nous est venu quoi qu'on en ait dit, soit par la Grèce, soit par la Judée. Nous y retrouvons à ses débuts, nous y voyons naître, se développer et se transformer, cette manifestation suprême de l'esprit humain qu'on appelle Religion. Nous avons cherché enfin à concevoir dans son essence, le mystérieux sens du divin qui paraît préexister dans chaque homme, qui, avec le sens également étrange de l'infini, de l'éternel, du parfait, avec le besoin incompréhensible de l'altruisme, sont peut-être la meilleure preuve de l'existence de Dieu. »

Dans sa vie familiale, tout semblait couronner ses ambitions : Pierre entrait dans la voie qui devait le conduire facilement aux premiers rangs de Polytechnique lorsque la guerre ruina ces espoirs et vint rompre encore une fois la chaîne renouée de la Tradition. Louis De Launay, son père mort, son fils tué à 19 ans, restait comme un anneau dépareillé de la chaîne brisée.

Pierre s'était engagé dans l'artillerie après son baccalauréat, à 17 ans; mais au bout de 18 mois, les aviateurs venant à manquer, il s'offrit pour remplir les fonctions d'observateur d'escadrille. C'était pour ses parents lui voir signer son arrêt de mort. On en avait déjà fait dans la famille la triste expérience avec l'héroïque fin de son oncle le docteur Emile Raymond qui, malgré son âge, malgré ses fonctions, avait tenu à prêcher d'exemple après avoir tant de fois donné l'alarme au Sénat devant l'insuffisance de notre préparation militaire.

Depuis des mois, on vivait dans une habituelle attente de drames possibles. Avant l'épreuve, L. De Launay avait cru s'être accoutumé par avance à la pensée de tous les sacrifices que faisait prévoir l'avenir, mais peut-être n'y croyait-il pas au fond.

« La guerre a cela de bon qu'elle nous amène à voir la vie entière de très loin, de très haut, du dehors, ainsi qu'elle doit être vue, comme une petite chose très insignifiante et très momentanée. On est prêt à tout âge et rien ne compte plus. C'est l'état d'âme d'un moine du moyen âge. »

« ...Quelques-uns sont agités par la guerre : son prolongement indéfini me donne, au contraire, une impression de calme comme après une entrée au cloître. Tous les détails mesquins de fortune, d'ambition, de santé, qui préoccupaient jadis ont disparu dans la tourmente. La notion du néant universel qui effarait de loin a perdu son aspect d'épouvante en se concrétisant, en se rapprochant de nous. Rien ne vaut, donc rien n'importe... Quoi qu'en disent les optimistes, il est sain de regarder la mort fixement, face à face, car elle domine la vie de toute son immensité, comme le Mont-Blanc domine une taupinière. »

Le sacrifice ne se fit pas longtemps attendre : au bout de trois semaines, on annonça la mort de Pierre à sa famille avec une brutalité qui aurait pu être fatale à un être tout de sensibilité comme était L. De Launay. Le coup fut atroce, mais le père ne voulut pas que ses filles vécussent dans une atmosphère de trop grande tristesse ; il se raidit et cacha sa douleur dont on retrouve de poignantes expressions dans son journal intime et dans ses vers :

J'ai torturé mon coeur jusqu'à le rendre inerte 
Je l'ai tant martelé qu'il se tait maintenant!...

Notre fils est parti dans un pays lointain 
Grave et mystérieux dont on parle à voix basse : 
Pays que la plupart atteignent l'âme lasse. 
Lui s'envola joyeux dans l'éclat du matin...

Il respirait la vie, il était fier et beau ! 
Et le voilà couché muet dans le tombeau. 
L'avenir s'est éteint : sur nous c'est la nuit noire... 
Combien resterons-nous à garder sa mémoire. 
Combien de temps, avant d'aller dormir aussi 
Sous  le  gazon  des  morts,   chaque  jour  épaissi...

Nous sommes, nous vivants, dans la joie et la crainte 
Liés aux disparus par une telle étreinte 
Qu'on a peine à savoir s'ils survivent en nous 
Ou si, quand nous prions pour eux à deux genoux, 
Nous sommes, ayant fui comme eux la terre brève, 
Éclairés hors du temps par des clartés de rêve.

Ce qui dans la suite doublait pour lui le chagrin de la mort de son fils et le faisait souffrir dans son patriotisme, c'était de voir qu'après cette terrible leçon, il semblât que rien ne fût changé dans la mentalité des Français, de celle du monde politique surtout qui continuait à nous précipiter avec une vitesse accélérée dans un gouffre financier, social et politique qu'il prévoyait très prochain ! Alors, quoi ! Tous les sacrifices avaient donc été inutiles !

« Dans les peuples, dans les partis, dans les individus, il est triste de constater que la guerre, au fond, n'a rien changé. Toutes les épaves, un instant coulées, remontent sur l'eau, pareilles sinon un peu plus pourries !... »

Jamais il ne se releva du coup que la mort de son fils lui avait porté. A la fin de a guerre il écrivait : « Ce retour à la paix, à la vie normale si longtemps attendue, est profondément douloureux pour ceux qui, comme nous, au milieu de la joie générale, ont le coeur déchiré... A midi et demi, dans le brouillard les cloches s'ébranlent, on les entend de partout autour de nous, c'est le dernier jour de l'ultimatum, et nous comprenons !... et nous nous embrassons en pleurant... Ce retour au passé, alors que ce passé est irrémédiablement détruit, est plus douloureux que la guerre. Et l'on cherche par quoi on pouvait avoir l'esprit occupé avant pour tâcher de se raccrocher à quelque débris intact. La joie existe encore, mais si mêlée d'amertume, de regrets, de deuils, qu'elle reste silencieuse. »

Le désarroi moral dans lequel ce malheur jeta L. De Launay ne l'empêcha pas de reprendre courageusement le fardeau de sa vie. Il n'interrompit pas son labeur accoutumé et employa toute son énergie à donner de la joie à son entourage. La reprise de ses cours dans ses trois écoles où il eût été en droit d'apercevoir son fils parmi ses auditeurs fut encore l'occasion de bien des brisements de coeur.

Il avait néanmoins une Foi assez agissante pour dire son Fiat devant l'épreuve :

« La notion des « desseins de Dieu » qui aide les vrais chrétiens à endurer les inévitables misères de la vie, cette sorte de fatalisme chrétien qui trouve moyen de sauver le libre arbitre, garde seulement sa vertu calmante, la douceur de la résignation, de la soumission, de l'obéissance, de la Beauté du sacrifice. Rien n'élève plus l'homme au-dessus de lui-même, n'accuse davantage l'étape conquise par l'évolution, que ce besoin de se sacrifier à une idée, à une Foi, à un intérêt général et supérieur. »

Le sentiment religieux chez lui était accompagné d'un certain jansénisme. Pourtant il était très accessible à la beauté des cérémonies religieuses et il aimait les vieux rites, les anciennes coutumes et regrettait de les voir disparaître.

Il a exprimé « cette chaude sympathie pour toutes les manifestations de cette tendance mystique, ce besoin qu'éprouve notre angoisse d'être bercée par des mains douces, avec de tendres et apaisantes promesses » dans ses « Fumées de l'Encens » dont la préface se termine par cette profession de foi :

« J'ai dans l'esprit, moi chrétien de race et de tradition, l'image de l'Homme-Dieu douloureusement cloué sur la Croix, le Consolateur et le frère pareil à nous, souffrant avec nous, cherchant et errant comme nous, bien qu'idéalement supérieur ; c'est l'Enfant de Nazareth auquel n'ont été épargnées ni nos douleurs, ni nos tentations, ni nos épreuves..., l'agonisant du Mont des Oliviers; c'est l'apôtre crucifié il y a vingt siècles sur le Calvaire et encore aujourd'hui souffleté, injurié, méconnu pour avoir apporté au monde une foi trop haute et toujours prématurée... Rien de plus contraire au goût du jour que de tels actes de foi consciente, rien de plus irrationnel et de plus antiscientifique, s'il faut entendre la Raison et la Science, ainsi qu'on le fait d'habitude, comme la négation forcée de toute piété, de toute humilité devant l'inconnaissable ou seulement l'inconnu, de tout agenouillement devant le mystère... Partout, au contraire, où j'ai vu des hommes en prière, quelque Dieu fût le leur, j'ai été tenté de m'incliner avec eux, à leur façon, ou tout au moins de les comprendre. »

C'est du reste ce sentiment d'apaisement, de consolation, qu'il a trouvé dans sa Foi qui l'avait engagé à écrire son livre sur le Christianisme, livre adressé non aux chrétiens déjà convaincus, mais à ceux qui cherchaient leur voie dans l'obscurité :

« En écrivant le Christianisme, j'ai cherché à faire un acte utile plutôt qu'une oeuvre. C'était, je crois, la seule manière décente d'aborder un tel sujet. » « ...Je suis de coeur avec ceux qui doutent douloureusement, non avec ceux qui ricanent et qui nient. »

Cette soif de comprendre et de pénétrer les âmes l'avait amené à écrire quelques vies de savants et de penseurs : Descartes, Monge, Ampère... Si ce dernier l'avait captivé plus particulièrement, c'est qu'il avait reconnu en Ampère comme en lui-même ce tourment de l'infini, cet humble agenouillement de sa science devant une foi religieuse tour à tour perdue et retrouvée au prix de terribles angoisses et dont sa correspondance avec ses amis Bredin et Ballanche marque de si poignantes fluctuations. Il s'était passionné pour « ce génie candidement amoureux de la Vérité, de toute Vérité, conscient à coup sûr de sa valeur, mais toujours prêt à s'enthousiasmer devant les idées des autres et plus pénétré encore de l'immense inconnu qui enveloppe la pensée des hommes ! »

En épigraphe de son journal intime, Louis De Launay, tout jeune, avait inscrit : « Aimer, c'est comprendre. » C'est bien l'expression caractéristique de son esprit aussi bien dans les manifestations de la vie familiale que dans l'étude des hommes et de leur époque. Il évitait de juger âprement, de blâmer; il cherchait à expliquer et à comprendre, à se substituer momentanément à ceux dont il scrutait la vie. Qu'il s'agisse de ses études historiques comme celle d'une famille bourgeoise parisienne sous la Révolution, ou de la peinture d'un personnage comme Louis XV, d'un Saint-Just ou d'un Brongniart, partout il cherchait à découvrir les vrais sentiments et les vrais mobiles, à établir ce qu'il y a de primordial et de permanent dans l'humanité, comme il l'avait fait dans son Orphée, dans Adam ou dans Hercule. Il lui était impossible de se cantonner dans les cas particuliers sans élargir aussitôt et généraliser ses sujets. Tendance qui s'affirmait dans ses travaux scientifiques comme dans ses productions littéraires et donne une unité bien spéciale à ses oeuvres malgré leurs divergences apparentes.

Après la joie d'avoir rencontré dans son entourage immédiat la parfaite compréhension de tout ce qui lui importait par-dessus tout, ce fut celle de voir se fonder autour de lui des foyers modelés sur le sien où de petits enfants venaient repeupler sa famille si prématurément décimée :

« Un petit enfant n'est pas tout à fait l'équivalent d'un enfant puisqu'on ne possède pas seul ce joyau de prix. Mais c'est le retour tardif à une période achevée de l'existence, le renouveau de la jeunesse et de ses meilleures joies dans un temps où la vie n'a plus grand'chose à offrir. C'est, pour un vieillard désabusé, la renaissance du soleil. »

A toutes les pages du journal intime de L. De Launay on lit sa joie extasiée devant les gestes, les propos de ces petits êtres qui devinaient si bien la tendresse passionnée du grand-père. Très vite cette nouvelle génération grandissante allait être l'objet du même souci de les instruire, de les initier à la beauté des choses. L. De Launay était tout heureux lorsqu'un de ces petits remarquait les belles teintes d'un coucher de soleil ou d'un lointain horizon bleu, ou bien lorsque l'enfant avait la curiosité d'un phénomène lumineux ou sonore posant des suites de questions qui recelaient un raisonnement intéressé et suivi.

La présence de toute cette petite jeunesse rendait à L. De Launay plus aisé le souci qu'il avait de ne pas laisser paraître aux siens le tréfonds souvent désabusé de sa pensée. Il voulait être optimiste au moins dans la forme extérieure de sa vie. Toujours il donnait l'impression de l'entrain avec la lumière intense et pénétrante de son regard ; il considérait comme un devoir d'éviter la contagion si facile du pessimisme comme il avait vigoureusement réagi contre le défaitisme pendant la Grande Guerre. « Il est malsain, disait-il, de se regarder, il faut vivre, agir, travailler, aimer ; tâcher à tout âge de trouver, d'apprécier ce qui est bon... Il y a malgré tout des instants où même la vie la plus inutile et la plus douloureuse peut avoir des joies : joies de l'intimité, de l'Art, de la lumière ou de la Science. En ces instants-là, on oublie tout et on se croit heureux. A distance, plus tard, il arrive que les lumières se réunissant les unes aux autres, même quand elles ont été les plus espacées et les plus furtives, elles donnent l'illusion de la continuité. »

1er mai 1937.

L'enfance est le printemps lumineux de l'année, 
L'enfance aux feux croissants est l'aurore du jour. 
L'enfance est l'heure  fière où le premier labour 
Prépare pour demain la gerbe moissonnée.

La jeunesse qui s'ouvre aux espoirs infinis 
Vient  ensuite  pareille  à  la  rumeur  sonore 
D'un  arbuste   éclatant  où  la   fleur  vient  d'éclore, 
Qui rayonne au soleil et se peuple de nids.

Puis la maturité plus grave et plus sereine 
Regarde avec orgueil le fruit d'un dur labeur 
Étaler dans l'été sa féconde splendeur 
Et, rouvrant le sillon, ensemence la graine.

Enfin, tenant les yeux fixés sur l'horizon,
La vieillesse au pas lent, doucement apaisée,
Remémore la joie autrefois épuisée
Comme on souffle en hiver la braise d'un tison.

Chaque âge, pour quiconque en sait goûter la flamme,
A, divers et changeants, ses rayons de clarté,
Et sur la route ingrate apporte sa beauté
Jusqu'au repos divin où s'épanouit l'âme.	"    .

Pour ne point attrister son entourage, il évitait soigneusement de jamais se plaindre notamment de ses maux de tête habituels qui réclamaient de lui un effort douloureux et constant dans le travail intellectuel. Ce n'est que dans son journal qu'on trouve la trace de cet empire sur lui-même et qu'on peut mesurer la valeur de son effort. Là, il n'hésitait pas à traduire dans des phrases comme celles-ci, sa lassitude et son découragement :

« N'ayant plus d'avenir, je revis mon passé... »
« ...Le silence qui gagne avec l'ombre qui grandit... »

Ce silence, c'était ses amitiés perdues ! Amitiés très chaudes mais peu nombreuses, parce qu'il lui fallait une union totale de goûts et de pensées : son extrême délicatesse ne permettait pas à cet égard le plus petit désaccord sur les principes primordiaux de la vie. La mort de son plus cher ami l'avait profondément désorienté, Étienne Moreau-Nélaton avait pris, dès leur jeunesse, une place toute particulière dans son intimité : un amour passionné de l'Art les avait unis tous deux dans le culte des mêmes maîtres, dans l'interprétation de la Nature, dans le goût intransigeant des vieilles traditions et de leurs réalisations architecturales.

Les cruelles épreuves d'Étienne Moreau-Nélaton n'avaient fait que rapprocher les deux amis, car cet être d'exception qui avait poussé jusqu'aux plus extrêmes limites la générosité et le désintéressement avait su, sans jalousie, sans révolte apparente, accepter la triste comparaison de son ménage dévasté avec le foyer heureux qui l'accueillait comme un frère.

Puisque nous évoquons les meilleures amitiés de L. De Launay, il faut ajouter, avec celui de Maurice Emmanuel entré plus tard dans sa vie, le nom du maître auquel il avait voué une affection toute spéciale faite de reconnaissance pour son appui, de vénération pour sa haute valeur morale et d'admiration pour cette activité intellectuelle qui l'a suivi jusqu'au dernier jour. Je veux parler de M. Louis Aguillon. De ses longues et fréquentes causeries avec cet homme éminent, L. De Launay revenait toujours émerveillé d'une telle vigueur, d'une telle lucidité, et d'une telle rapidité à s'assimiler et à percer à jour toutes les questions. A la mort de M. Aguillon, L. De Launay disait dans son chagrin : « Maintenant, je ne sais plus à qui penser lorsque j'écrirai. » C'est qu'en effet, à peine quelques pages étaient-elles sorties de sa plume, quel qu'en fût le genre, M. Aguillon les avait lues, annotées, et aussitôt une lettre de critique ou d'approbation toujours amicale et toujours spirituelle, venait étonner l'auteur par cette prompte et compréhensive manifestation.

Cette « ombre » et ce « silence », c'étaient encore la diminution progressive de sa vie active, c'était l'impression définitive que son rêve d'écrivain ne se réaliserait pas du moins de son vivant : il avait ardemment souhaité de pouvoir faire connaître ses oeuvres poétiques, ses oeuvres purement littéraires. Mais on lui opposait toujours sa notoriété de savant dont il ne pouvait se débarrasser comme d'une tunique de Nessus. A l'offre d'un poème ou d'un roman à une grande revue, on cherchait toujours à substituer à son grand désappointement quelque chapitre de Science ou d'Économie politique !

« Il y a tant d'amateurs (sincères ou non) pour la musique des instruments ! Comment y en a-t-il si peu pour la musique des vers? Parce que, malgré tout, elle force un instant à penser !»

Cependant, Louis De Launay eut à plusieurs reprises la satisfaction de voir ses vers goûtés par quelques-uns des auteurs et des artistes qu'il appréciait le plus et lui en avaient donné les marques les plus évidentes : Sully-Prudhomme, après la lecture du manuscrit d'Orphée, offrait à l'auteur de lui écrire une longue préface pour présenter l'oeuvre au public. Mounet-Sully, à son tour, ayant découvert un jour ce même Orphée, offrait aussi spontanément d'en faire plusieurs lectures et, dans l'enthousiasme de sa découverte, répétait comme La Fontaine à propos de Baruch : « Avez-vous lu Orphée ? » Cet emballement valut même à L. De Launay le plaisir d'une collaboration imprévue avec le grand artiste, qui lui demanda de réaliser avec lui un drame lyrique, Gygès, auquel il n'avait pu donner seul une forme définitive.

De semblables manifestations avaient été un rayon de joie intense mais sans lendemain pour L. De Launay qui, malgré toute sa modestie, sentait bien qu' «il y avait quelque chose là » et espérait que l'avenir lui réserverait peut-être un accueil plus favorable. C'est le fait de beaucoup de belles oeuvres de n'être goûtées que lorsque les auteurs ne peuvent plus jouir de ce triomphe.

Néanmoins, dans cette obscurité, L. De Launay ne se lassait pas de travailler avec le même souci de se satisfaire lui-même par la recherche de la perfection.

Parfois, dans un moment d'expansion il disait : « Si ce que j'ai écrit est réellement bien, cela s'imposera plus tard. Si cela est médiocre, il vaut mieux que cela reste dans l'oubli ! » Ou bien : « Je travaille à mes oeuvres posthumes », pensant qu'il conviendrait mieux de publier après lui celles de ses oeuvres où il s'était le plus livré et personnifié, mettant une grande réserve à ne pas répandre et profaner ses sentiments les plus intimes.

Il est certaine fleur à la pudeur farouche
Qui ferme sa corolle aussitôt qu'on la touche.
Elle  cherche  à  fleurir loin  d'un  oeil indiscret
Dans  l'impassible   orgueil   de   son  jardin   secret.
Elle ne trahit rien de sa senteur profonde
Aux curiosités inutiles du monde.
Contente,   sans  qu'ailleurs  l'éclat  en  soit  vanté,
D'avoir réalisé son intime beauté.
Ainsi rêve, aime et souffre en son coin solitaire
Celui qui met sa gloire, étant noble, à se taire.

On peut déjà néanmoins le retrouver avec ses élans, ses doutes, ses découragements et son idéalisme dans le personnage d'Orphée.

Pourtant, depuis l'apparition de ses petits-enfants dans sa vie, il s'était fait une sorte d'apaisement et de résignation douce : « Je suis encore parfois empoigné par la nostalgie de la vie errante... Mais quoi, me voici au port. Et j'éprouve des impressions de calme heureux à ne plus rien désirer d'impossible, à vivre au milieu des miens avec la jouissance plus complète de ma « librairie ». La conversation de mes petits-enfants remplace complètement pour moi le papotage des gens qui s'écoutent !»

« Impression de grand apaisement d'avoir étouffé les vains désirs. Je n'ai jamais aspiré vers la fortune, vers la puissance et les honneurs ; mon confortable m'a suffi sans prétendre imposer la supériorité de ma situation aux autres; mais j'avais l'ambition de laisser ma trace tout en sachant bien que cette trace serait nécessairement fugitive et j'en souffrais. Il est plus sage de se considérer comme un passant voué à l'oubli et de prendre sans arrière-pensée ce qu'il y a de bon dans la vie. Regarder en spectateur toutes les agitations et les fièvres comme un aviateur aperçoit d'en haut le tumulte effaré des rues. »

« Suis-je arrivé à résoudre les questions primordiales que mon esprit se pose depuis 60 ans ? Ma seule conclusion est piteuse : « Tout est possible, mais rien n'est certain ! » Je ne me sens pas plus le droit d'affirmer que de nier (c'est-à-dire d'affirmer à rebours). Et c'est pourquoi je suis las de la philosophie comme de la science, mais c'est pourquoi aussi je ne suis pas de ceux qu'acclament leurs disciples ! Mon découragement scientifique a déjà trouvé son expression dans Orphée il y a près de 40 ans. Il n'a fait que croître dans la suite. Les solutions qu'on nous propose sont peut-être vraies, peut-être fausses. On en change chaque jour et j'admire ceux qui sont toujours pleins de foi dans la dernière émise.

« Le résultat positif de mes réflexions est bien rudimentaire. Son point le plus solide est ma ferme conviction d'être libre quand je le veux, et, par conséquent, d'échapper dans une certaine mesure à l'emprise, à la pénétration du monde extérieur. Les affirmations contraires, qui trouvent tant de partisans, sont de simples vues de l'esprit sans aucun point d'appui dans les faits. Aucune explication physico-chimique ne peut me rendre compte du travail de ma pensée. Cette pensée échappe au mécanisme des énergies. Elle est d'une autre essence et on ne saurait lui appliquer ces observations matérielles que nous avons codifiées avec aplomb sous le nom de lois naturelles. Aucune théorie évolutionniste n'explique non plus l'agencement si compliqué des organes dans un être vivant et la solidarité des êtres dans la nature. Il y a, dans le monde, tel qu'il nous apparaît, une foule d'obscurités, de mystères, d'antinomies qui semblent impliquer une raison supérieure à la raison humaine. Nous sommes des petits enfants assistant à une représentation dont ils ne comprennent ni le sens ni la portée... »

Cette ultime sérénité l'a accompagné jusqu'à la fin. Malgré les épreuves de santé de plus en plus nombreuses, cloué sur son lit par un accident pendant plusieurs mois, durant la dernière année de sa vie il ne cessa de travailler, et de porter à un plus haut degré de perfection des oeuvres qu'on aurait crues achevées. Et cette mort à laquelle il avait tant accoutumé sa pensée l'a pris au milieu de son plus cher entourage, dans un recueillement silencieux qui terminait si admirablement cette vie austère et laborieuse.