Louis DE LAUNAY (1860-1938)

Cire par L. de Launay

DE LA SCIENCE A LA RELIGION

(rédigé par un auteur inconnu, peut-être Firmin ROZ, en 1938 ; publication interne à l'Ecole des Mines de Paris)

Louis De Launay a décrit trop souvent et avec trop de finesse l'enthousiasme des jeunes gens qui ont tout à coup la révélation des mathématiques pour qu'on puisse douter que lui-même ait « poussé un cri de délivrance en rencontrant cette base solide, ces raisonnements irréfutables, ces démonstrations sans discussion possible ». C'est aux mathématiques qu'il devait le goût de la rigueur, de la précision, de la certitude, et il ne cessa de leur en manifester une vive reconnaissance.

De bonne heure, cependant, il fut attiré par les sciences physiques et d'une façon plus particulière par la Géologie, sans doute parce qu'elle offre à la curiosité des savants un champ d'investigations d'une extrême variété. Comme il l'a écrit lui-même dans la préface d'un de ses principaux ouvrages : « La géologie est non seulement une science naturelle qui embrasse la chimie, la biologie, la géographie, une part de la physique, de l'énergétique et de l'astronomie, mais elle est aussi une science historique, puisqu'on ne peut interpréter les faits qu'elle expose sans en reconstituer l'ordre chronologique et sans les raconter à la manière des historiens ». On comprend dès lors que l'étude de disciplines si diverses ait amené L. De Launay à consacrer une grande part de ses recherches au problème de la Connaissance ; c'était, pour lui, une matière de prédilection qui répondait à son goût des spéculations les plus élevées et où sa culture scientifique comme sa culture générale lui conféraient une incontestable maîtrise.

Certaines pages de Louis De Launay et notamment plusieurs pages de son Journal, témoignent d'une tristesse découragée, que l'on a quelquefois interprétée comme la marque d'un profond scepticisme. A vrai dire, il s'agit là le plus souvent d'une réaction désabusée devant la misère intellectuelle de l'homme, bien plutôt que de l'affirmation d'une croyance ou d'une doctrine. Ce n'est certes pas en sceptique que Louis De Launay a parcouru toute sa vie les voies qui mènent à la Vérité ; mais il ne s'y avançait qu'avec mille prudences et sous le signe de méthodes bien ordonnées.

La méthode choisie, c'est une erreur que de la suivre les yeux bandés jusqu'au résultat final, erreur fréquente chez les savants formés par une haute culture algébrique et qui croient pouvoir réduire en formules même les sciences biologiques et sociales. On aboutit ainsi à un taylorisme intellectuel contre lequel L. De Launay s'est toujours élevé avec force, parce qu'il supprime toute originalité de pensée et parce qu'il fait obstacle à la souveraineté de l'expérience. « Méfions-nous des anticipations, ne nous laissons pas séduire par un caractère de simplicité qui nous fait croire nos lois immuables ». Ne conférons surtout pas l'autorité de l'absolu à des doctrines non éprouvées et qui ne sont que de véritables départs pour l'aventure. Ne pas donner comme définitivement acquis un résultat provisoire, faire le tour des questions, s'attacher à chacun de leurs aspects, les aborder par des voies différentes et contrôler même les principes qui nous paraissent les plus évidents, telle est la consigne que L. De Launay suivait instinctivement et par laquelle, au nom d'une saine méthode, il eût voulu nous mettre en garde contre les abus de la logique. Combien de fois ne nous a-t-il pas rappelé que l'esprit humain, en s'obstinant à vouloir établir des systèmes sur des données incomplètes ou localisées, se heurtait à des difficultés de coordination inextricables qui sont à l'origine de bien des erreurs et de bien des maux dont souffre le monde moderne.

Or, la majeure partie de l'oeuvre de L. De Launay apparaît cependant comme un constant effort de synthèse, ce qui montre à quel point nous risquons de trahir sa pensée quand nous la présentons « en gros ». Certes, il condamnait les généralisations lorsqu'elles sont imprudentes, mais l'expression la plus haute de la science consiste à fournir une explication des phénomènes naturels et lui-même s'est avancé plus loin que tout autre dans les régions qui confinent à la métaphysique. Seulement il n'obéissait alors qu'à son souci d'ordre et de méthode et laissait les idées et les faits se regrouper d'eux-mêmes en dehors des systèmes.

C'est ainsi qu'en philosophie et en économie politique, il ne se contentait pas de faire l'accolade entre des disciplines diverses et d'y projeter, le moment venu, la lumière des sciences physiques. Il exige davantage de lui et de nous. Il nous mène à des sommets où notre vue s'étend sur de larges perspectives, où nous pouvons nous orienter, faire le point, contrôler, en les replaçant dans un ensemble qui nous échappait jusqu'alors, nos idées personnelles ou celles que nous avons adoptées sur la foi d'autrui. Il s'abstient de recourir à des arguments, de discuter, d'établir un dialogue entre lui et nous ; il nous laisse méditer à notre guise devant la grande fresque qu'il a tout à coup déployée devant nos yeux. Pour stimuler notre activité intérieure il nous demande de fournir un effort, de chercher nous-mêmes notre route, mais l'atmosphère créée est tellement stimulante, on voudrait écrire : le paysage est tellement beau, notre liberté est si peu compromise, que bien volontiers nous allons de l'avant, heureux de sentir enfin sous nos pas un terrain solide.

Dans ces grands tableaux synthétiques, Louis De Launay ne nous présentait pas que des idées abstraites; de même que la géologie l'avait conduit à écrire l'histoire de la conquête minérale, la philosophie de la science devait par une pente naturelle à son esprit faire de lui un historien de la pensée humaine. Mais qu'il s'agisse de décrire l'évolution d'une doctrine ou de préciser le contenu d'une philosophie, sa critique est tellement nuancée que les idées semblent se définir d'elles-mêmes et prennent sans être sollicitées leur place dans le récit. De là des aperçus très neufs, des rapprochements qui nous surprennent par l'indépendance dont ils témoignent vis-à-vis de l'enseignement officiel. On pourrait en citer de nombreux exemples; mieux vaut indiquer que dans cette matière où l'érudition moderne s'est tant de fois exercée, Louis De Launay avait adopté une méthode de travail personnelle: il étudiait de préférence les périodes de transition et notait le conflit des idées à travers les réactions d'un philosophe ou d'un savant à qui le problème de la connaissance s'était posé pour la première fois sous un aspect nouveau. C'est ainsi qu'Albert le Grand, théologien, évêque et alchimiste, quoique n'éprouvant aucune difficulté à résoudre toutes sortes de problèmes au moyen d'une érudition compliquée et encombrée, s'aperçoit déjà qu'il ne dispose que d'un nombre d'expériences bien restreint ; c'est ainsi que Descartes, profondément tenu par la philosophie du moyen âge mais contemporain de Richelieu, élève des Jésuites mais lecteur de Jansénius devient le prophète de la religion du progrès tout en croyant établir une métaphysique nouvelle. Combien d'autres noms faudrait-il citer si on voulait indiquer tous les maillons de la chaîne auxquels Louis De Launay a consacré une étude particulière!

Les résultats d'une telle enquête ont conduit Louis De Launay, de synthèse en synthèse, jusqu'à cette zone obscure où les frontières sont mal fixées entre la science, la métaphysique et la religion. Or c'est là surtout qu'il importe de jalonner les routes qui mènent à l'absolu et d'autant plus rigoureusement que les progrès de la science depuis un siècle nous ont donné l'illusion que le déterminisme avait une portée métaphysique ; quand nous considérons la science comme une synthèse universelle, nous commettons une erreur analogue à celle que commettaient les hommes du moyen âge lorsqu'ils cherchaient dans la religion une explication aux phénomènes naturels. Si nos aïeux « se sont bravement payés de mots », nous avons, nous aussi, simplifié à l'excès le problème en supposant que « le Créateur s'est mis à la portée de nos petits calculs, de nos algèbres et de nos géométries ». Dès qu'il dépasse les bornes de l'observation naturelle, le savant n'est plus qu'un chercheur « qui projette dans la nuit de bien timides fanaux » et qui doit abandonner à la métaphysique les spéculations sur l'absolu.

Faut-il pour autant conclure à la faillite de la Science ? Certes non, mais à l'erreur de ceux de ses adeptes qui n'ont pas vu que vouloir faire pénétrer le déterminisme dans la métaphysique, c'était seulement - la métaphysique étant un art qui ne comporte pas de « progrès » - placer le déterminisme dans la longue suite des doctrines toujours incertaines. Quoi qu'il en soit, même si les découvertes modernes mettent en doute l'immutabilité et le caractère obligatoire de nos lois, le déterminisme n'en restera pas moins une théorie bienfaisante et utile parce qu'elle exprime l'idée d'ordre et de permanence que nous rencontrons partout dans la nature, parce qu'elle reste la base de cette partie de la science qui se borne à décrire le « comment » des choses et à viser aux applications pratiques. Quant à l'autre science qui, plus ambitieuse, remonte des effets aux causes, elle ne doit être consultée qu'avec prudence car elle ne possède aucune souveraineté en dehors du monde des apparences.

Mais on irait au delà de la pensée de Louis De Launay en concluant qu'aucun lien n'unit la Science et la Religion. Il se méfiait de ces vues sommaires. « Simplifier, disait-il, c'est altérer », et c'est souvent provoquer entre les idées, des conflits dont la cause disparaît d'elle-même dès qu'on fait attentivement le tour des questions. Le positivisme a bâti sa théorie des trois âges, religieux, métaphysique et scientifique, sur quelques-unes des données de la psychologie et sur quelques-unes des données de l'histoire, mais, à regarder de près, on voit que l'homme est dans le même temps scientifique et religieux et qu'il procède dans les deux cas par le même acte de foi. C'est sur un postulat que reposent l'algèbre, la géométrie et la mécanique de même que les vérités religieuses. Si nous n'acceptons pas de croire sans preuve, par un sentiment individuel d'évidence, nous aboutissons à un scepticisme absolu et il est aussi vain de vouloir sauver la Science que la Religion ; disons seulement que le dogme qui exige l'acte de foi le plus gratuit sera le premier à disparaître, c'est-à-dire celui de l'infaillibilité de la Science.

Il en est de même des rapports de la Morale et de la Religion. De part et d'autre on a voulu les nier, les uns s'efforçant d'établir une morale scientifique et les autres refusant à la Science toute valeur éducatrice. Sans doute est-ce une illusion de remplacer Dieu par le culte du Progrès, de la Vérité et de la Beauté. Ces grands mots « promus par avancement au rang de fétiche tremblent dès qu'on souffle dessus, comme des feuilles d'automne jaunies suspendues par un dernier fil ». Mais que la Morale du Christianisme soit incomparablement supérieure à la Science, ce n'est pas une raison pour prétendre que celle-ci n'aboutit qu'à un nihilisme désespéré. « Dans l'évolution, même supposée la plus directement soumise à l'influence du milieu, il reste un germe spiritualiste et l'on peut trouver le motif d'un sursum corda dans le spectacle d'abord écrasant de la Nature. » La loi de spécialisation pousse l'homme à se cérébra-liser sans cesse davantage, « il ne peut plus revenir en arrière... Sa supériorité est de penser, il faut qu'il pense, sa supériorité est de chercher, il faut qu'il cherche, sa supériorité est d'aimer et de se dévouer, il faut qu'il aime et se dévoue. Pour progresser au sens même de l'évolution, il faut qu'il continue cette lutte contre la chair dont le Christianisme a formulé l'admirable loi ».

Il y a plus. Si l'acte de foi est le principe de toute connaissance et si le plan de la nature suppose la dignité humaine, il suffit que nous nous libérions des confusions et des erreurs du xixe siècle pour trouver un nouveau lien, principe d'ordre et d'harmonie, entre la Science, la Morale et la Religion. La Science se heurte de tous côtés à un mur de mystère, mais elle nous invite à franchir ce mur et à pénétrer jusqu'aux causes premières. Comment notre esprit, accoutumé à jongler avec les distances des nébuleuses, ne chercherait-il pas à connaître ce qu'il y a au delà de cet univers, au delà de ces milliards d'astres qui n'ont jamais occupé à la fois la place où nous les voyons aujourd'hui. Dans le ciel et sur la terre tout est soumis aux vicissitudes de la vie; or l'homme conçoit un idéal, il imagine, il attend une éternité dont le monde matériel ne lui donne aucun exemple. Ne serait-ce pas qu'en dehors de la matière et des apparences quelque chose existe qui échappe à nos observations et que cependant nous pouvons atteindre - par d'autres voies - avec une égale évidence ? En nous habituant «à voir avec les yeux de la Foi l'invisible sous le visible, la Science nous invite à chercher le divin au delà des matérialités ».