Hippolyte LACHAT (1829-1901)


NOTICE sur HIPPOLYTE LACHAT
Inspecteur général des mines
Par Pierre TERMIER,
Ingénieur en Chef des Mines.

Publié dans Annales des Mines, 10e série, vol. 3, 1903.

Hippolyte Lachat, inspecteur général honoraire au Corps des Mines, chevalier de la Légion d'honneur, chevalier des Saints Maurice et Lazare, membre de l'Académie de Savoie, est mort, le 4 janvier 1901, à Chambéry, où il avait pris sa retraite. Il était né le 24 août 1829, à Cruseilles, dans le département de la Haute-Savoie. Pendant toute sa vie, qui a été fort laborieuse, il a semblé prendre à tâche de dissimuler aux yeux des hommes son rare mérite et sa vaste érudition. Il était non seulement la modestie personnifiée, mais la timidité même. Dans un remarquable éloge, lu, devant l'Académie de Savoie, le 17 janvier 1901, M. François Descostes, président de cette docte Compagnie, a parlé excellemment de l'homme de bien, du fonctionnaire dévoué, de l'ardent patriote, du chrétien convaincu qu'était Lachat. Je voudrais ajouter un seul trait à ce tableau, et rappeler que Lachat a été, parmi les géologues qui se sont occupés des Alpes françaises, l'un de ceux qui ont vu le plus juste, et qui ont vu juste très longtemps avant les autres. Dans une des questions les plus importantes de la stratigraphie alpine, il a même été un véritable précurseur.

Il avait appris la minéralogie et la géologie à l'Ecole des Mines de Liège, d'où il était sorti, en 1856, le premier de sa promotion, après avoir perdu deux années complètes en raison du mauvais état de sa santé. Créé Ingénieur des Mines par décret du roi des Belges, et désirant, d'ailleurs, revenir le plus tôt possible en Savoie, il accepta la direction d'une mine de cuivre à Valpeline, dans la vallée d'Aoste. C'est là qu'il prit contact avec les Alpes, et qu'il commença de s'intéresser à leur structure: il ne devait plus abandonner cette étude, et l'amour de la montagne allait être, désormais, la passion maîtresse de sa vie.

Son stage à Valpeline ne dura que quelques mois. En 1857, il fut nommé, à la résidence de Chambéry, Ingénieur des Mines du gouvernement sarde. L'année suivante, il organisa, à l'Exposition de Turin, une collection minéralogique complète de la Savoie. Le rapport sur cette exposition, présenté par le professeur Bonjean, valut aux mines savoisiennes une médaille d'or. Deux ans après, la Savoie devint française, et Lachat, dont les sympathies étaient depuis longtemps acquises à la France, entra dans notre Corps des Mines avec le grade d'ingénieur ordinaire.

Il resta à Chambéry jusqu'en 1865, partageant ses loisirs entre des observations géologiques et des recherches de pure minéralogie. Puis il passa quatre années au San-Salvador, où l'avait appelé la direction d'un groupe de mines métalliques. Rentré en France dans le courant de 1869, il reprit le service d'ingénieur ordinaire, d'abord à Avignon, puis à Privas. Nommé ingénieur en chef en 1879, il fut d'abord envoyé à Rouen, en attendant que le poste de Chambéry, le seul qu'il désirât, devint vacant. La vacance se produisit en 1881, et Lachat se hâta de quitter, pour ses chères Alpes, la Normandie, qui lui semblait un lointain exil.

De 1881 à 1891, il est ingénieur en chef à Chambéry. C'est la plus belle partie, la partie tout heureuse, et qui aurait pu être brillante, de cette vie simple, aisément satisfaite, et volontairement silencieuse. Il est vraiment chez lui, dans son pays natal, dans son milieu. Il vit entouré de l'affection et du respect de ses concitoyens. Quand il est assis à sa table de travail, il ne peut lever les yeux sans voir, au-dessus des toits d'ardoise de la petite ville, et au-dessus de la jolie campagne chambérienne, les Alpes se dresser, familières. Et les Alpes le suivent dans sa lente promenade, dans sa récréation, minutieusement réglée, de cénobite. Il sait d'avance quels sommets il apercevra lorsque, dans quelques instants, il tournera le coin de la rue ou atteindra le bord de l'esplanade : et c'est, entre les sommets et lui, comme une incessante conversation. Les Alpes savoisiennes sont à lui. Il les connaît et les aime. Lui-même, il se considère un peu comme le berger de ce troupeau moutonnant de cimes : et c'est, en effet, à un pâtre de la haute montagne qu'il fait invinciblement songer, avec sa carrure athlétique et son air timide, avec la franchise, la simplicité et la bonhomie répandues sur toute sa personne, avec ce regard incroyablement clair, facilement malicieux et facilement ému, le regard resté jeune de ceux qui ont longtemps vécu dans les solitudes alpestres.

En 1861, au mois de septembre, - il n'avait alors que trente-deux ans, - Lachat vint à Saint-Jean-de-Maurienne, pour prendre part à la réunion extraordinaire de la Société géologique de France. Présidée par Studer, la réunion était conduite, en fait, et dominée de haut, par Charles Lory, déjà célèbre. Parmi les membres, on remarquait Alphonse Favre, Hébert, de Rouville, l'abbé Vallet, Gruner, Baudinot, de Mortillet, Pillet, Triger. Les deux premières journées furent consacrées à des promenades à l'Echaillon, à la Chambre, à Montricher, à Pas-du-Roc. Au cours de la visite aux schistes cristallins de l'Echaillon, Lachat eut l'occasion de s'expliquer sur l'orientation des assises cristallines. Favre ayant déclaré que, pour son propre compte, il en était venu à attacher peu d'importance aux directions locales des couches, Lachat répondit que, " dans les chaînes centrales des Alpes, formées de terrains métamorphiques, les directions sont, au contraire, très constantes ". Dans cette première discussion, il ne semble pas que Lory ait donné son opinion; mais, jusqu'à la fin de sa carrière, je crois bien qu'il a gardé, vis-à-vis de l'allure des assises cristallines, un peu de l'indifférence de Favre. Nous savons aujourd'hui que, sur ce premier point déjà, c'est Lachat qui voyait juste. Partout où les plis sont faiblement déversés,- et c'est le cas des chaînes gneissiques de Belledonne, des Grandes-Rousses, du Pelvoux et du Mont-Blanc, - l'allure des couches est, sinon constante, du moins remarquablement ordonnée, et c'est en étudiant cette allure que l'on reconstitue les plis, et que l'on voit s'avérer des plissements d'âges divers, les uns plus anciens que le Houiller, d'autres compris entre le Lias et le Nummulitique, d'autres enfin postérieurs à l'Eocène.

A la fin de la deuxième journée d'excursions, l'accord s'était fait, entre tous les membres de la Société, sur trois questions fondamentales : l'existence du terrain nummulitique. et la vraisemblance du rattachement, à ce terrain, de tout un vaste système de grès et de schistes ardoisiers; la présence en Maurienne de l'Infralias à Avicula contorta, récemment signalé par l'abbé Vallet ; l'existence du terrain houiller, auquel, disait Studer, " on ne peut plus se refuser à rapporter les grès à anthracite ". L'objection que l'on avait jusqu'alors opposée au classement des grès à anthracite dans le Houiller était tirée de la superposition apparente de ces grès au Lias du massif des Encombres. " Or, ajoutait Studer, les observations faites par la Société démontrent que les couches liasiques les plus voisines des grès à anthracite à sont, en réalité, les plus inférieures de tout le système, les couches à Avicula contorta. Le Lias des Encombres est donc replié et renversé sur lui-même. " Je cite cette phrase de Studer, à laquelle il n'y aurait pas aujourd'hui un seul mot à changer, afin de rappeler, en passant, de quel poids a été, dans la longue controverse sur le Houiller des Alpes, la découverte de l'abbé Vallet.

La discussion recommença le 4 septembre, au cours d'une promenade entre Saint-Michel et Modane, quand on vint à visiter les roches feldspathiques et chloriteuses de la rive droite de l'Arc, à l'Est du pont de Saint-André. Lory et Pillet tenaient ces roches pour antérieures au terrain houiller : ils les regardaient comme représentant lus terrains cristallins anciens - ce qu'on appelait alors le terrain primitif, - et comme formant la base sur laquelle s'était effectué régulièrement le dépôt des grès à anthracite. Lachat s'éleva vivement contre cette manière de voir, et fit remarquer qu'il n'y avait, entre le Houiller indubitable et les roches métamorphiques en question, aucune démarcation précise ; que les prétendus gneiss de Modane montraient encore des traces indéniables d'origine détritique ; que l'argument tiré de la superposition du Houiller indubitable aux roches métamorphiques ne prouvait absolument rien, après l'exemple du col des Encombres, et que, d'ailleurs, entre Saint-André et Modane, la plupart des assises sont sensiblement verticales ; qu'enfin, loin d'être limitées, comme le soutenait Lory, à un étroit pointement, voisin du fond de la vallée, les roches métamorphiques de Modane se continuaient vers le Nord, vers le col de Chavière et vers les glaciers de la Vanoise. Il concluait que les roches feldspathiques et chloriteuses de Modane n'étaient autre chose que du Houiller métamorphique. Un certain nombre de géologues se rallièrent à l'avis de Lachat. Studer lui-même, que ses fonctions de président inclinaient vers la conciliation, nous est représenté, par le compte rendu de la réunion, comme très ébranlé.

" M. Studer répond que les gneiss chloriteux, à grands cristaux de feldspath, observés en face des ateliers du chemin de fer et de là jusqu'à Modane, sur la rive droite de l'Arc, sont aussi nettement caractérisés que les gneiss analogues qu'on trouve en maintes parties des massifs du Mont-Blanc, et du Mont-Rosé ; quant aux schistes micacés qui les recouvrent près du pont du Freney, et au-dessus desquels viennent les grès à anthracite, il n'est pas impossible qu'ils soient, au moins en partie, une dépendance des grès à anthracite. "

La réplique de Lory fut très vive. Ce n'est pas faire injure à la mémoire de ce grand savant que de dire, une fois de plus, qu'il n'aimait point la contradiction. Voici comment il termine - c'est lui qui est le secrétaire de la réunion - le compte rendu de la journée.

" M. Lory proteste contre la tendance qui a porté beaucoup de géologues à faire intervenir à chaque pas, dans les Alpes, des actions métamorphiques, dont il n'existe aucune preuve réelle ; à voir des sédiments houillers ou jurassiques modifiés dans des roches purement cristallines et feldspathiques que, partout ailleurs, on appellerait gneiss ou micaschistes, et sur l'ancienneté desquelles on n'élèverait pas le moindre doute. Ces doctrines sont toujours des conséquences de cette méthode stratigraphique incomplète, qui a fait regarder les grès houillers de Saint-Michel comme superposés régulièrement au Lias des Encombres... La nuit n'a pas permis de continuer plus longtemps, en plein air, cette discussion, dont les aspects géologiques des montagnes visibles de Modane fournissaient les éléments. "

Le lendemain, Lachat, soit qu'il regrettât de s'être laissé entraîner à quelque vivacité de langage, soit qu'il eût été froissé par la véhémence des ripostes de Lory, quitta définitivement la réunion. C'était une faute. Lory eut le tort, de son côté, quand il rédigea le compte rendu de la journée du 4 septembre, de ne point nommer son contradicteur : son excuse est qu'il regardait l'opinion de Lachat comme totalement déraisonnable.

Lachat n'abandonna pas cette opinion. Il accumula chez lui les échantillons d'assises partiellement métamorphiques, ceux qui montraient le passage graduel des sédiments non transformés aux micaschistes indubitables et aux gneiss certains. Et, confiant dans la force invincible de la vérité, il attendit, avec la patience d'un montagnard, le triomphe de sa théorie. Dès 1862, il eut été en mesure de donner, en faveur de l'existence, dans les Alpes, du Houiller métamorphique et du Permien métamorphique, des arguments irréfutables. Mais il n'aimait point à écrire, et la lutte ne l'attirait guère. Il se contenta de présenter à la Société d'Histoire naturelle de Savoie quelques courtes notes, qui passèrent inaperçues.

Quant à Lory, il continua de ranger dans le terrain primitif les micaschistes et les roches feldspathiques de Modane et d'Aussois. Aucun doute ne lui vint jamais à cet égard. Quelques années avant sa mort, préparant les minutes des cartes géologiques à l'échelle de 1 : 80.000 et de la carte au millionième, il attribua sans hésitation au Cristallophyllien ancien, au Prépaléozoïque, toutes les assises cristallines de la Haute-Maurienne, à l'exception des Schistes lustrés. Il ignorait sans doute que Lachat, à quelque 60 kilomètres de Grenoble, avait chez lui, et montrait à quiconque le venait voir, une curieuse collection de sédiments houillers et permiens métamorphiques.

Et cependant Lory croyait à la possibilité de la transformation, par métamorphisme régional, de toute une série sédimentaire d'âge quelconque. Il y croyait si bien qu'il n'a jamais varié d'opinion sur les Schistes lustrés, - ce sera, je crois bien, plus tard, son principal titre à une longue survie dans la mémoire des hommes, - et qu'il a toujours tenu ces schistes pour un faciès métamorphique du Trias supérieur. Il refusait ainsi au Permien et au Houiller des Alpes ce qu'il accordait volontiers au Trias de la même région. Ce serait le cas de retourner contre lui la phrase si dure que je citais tout à l'heure et qu'il appliquait lui-même à Lachat: " Ces doctrines sont toujours des conséquences de cette méthode stratigraphique incomplète, qui a fait regarder les grès houillers de Saint-Michel comme superposés régulièrement au Lias des Encombres. " Mais les meilleurs esprits ont leurs lacunes ; et la stratigraphie alpine est trop passionnante, en même temps que trop difficile, pour qu'il ne faille pas pardonner aux maîtres qu'elle a su dérouter et décevoir, non seulement leurs erreurs, mais aussi leur entêtement à garder quand même des opinions évidemment erronées.

Jusqu'en 1888, toutes les cartes géologiques d'ensemble des Alpes occidentales ont été dessinées conformément aux idées et d'après les minutes de Lory. En 1888, - Lory était mort depuis quelques mois, - parut, à Rome, le beau mémoire de M. Zaccagna : Sulla geologia delle Alpi occidentali. Et brusquement, la question des sédiments métamorphiques des Alpes se retrouve à l'ordre du jour. L'éminent géologue italien établit péremptoirement l'existence du Permien métamorphique dans les Alpes maritimes; il le suit, en France, dans la haute vallée de l'Ubaye, et assimile à ce Permien métamorphique les schistes micacés et feldspathiques de Modane, et ceux de Bozel en Tarentaise. Ces roches métamorphiques d'âge permien sont appelées par lui apenninites, ou Suretta-gneiss, ou encore bésimaudites. Mais M. Zaccagna se refuse à englober dans le Permien métamorphique les micaschistes et les gneiss de la Vanoise, qu'il considère, à la suite de Lory, comme prépaléozoïques. Et tandis que Lory, depuis 1860, attribuait au Trias supérieur, malgré leur très réel métamorphisme, les Schistes lustrés, ou Schistes calcaréo-talqueux de la Maurienne, de la Tarentaise et du Piémont, M. Zaccagna s'attache à prouver que les Schistes lustrés sont, eux aussi, prépaléozoïques, comme les gneiss de la Vanoise, et comme les gneiss et les roches vertes des vallées italiennes.

Dans une très courte et très modeste note publiée, en 1890, au tome IV du Bulletin de la Société d'Histoire naturelle de Savoie, Lachat, qui venait de lire le mémoire de M. Zaccagna, revendiqua la priorité pour l'attribution au Permien métamorphique des roches cristallines de Modane. En ce qui concernait les Schistes lustrés, il était resté de l'avis de Lory et les tenait pour triasiques. A cette époque, - 1890, - tous les autres géologues français qui s'occupaient des Alpes avaient adopté, sur cette question des Schistes lustrés, l'opinion de M. Zaccagna.

On sait la suite, et comment les études de détail ont montré l'énorme extension du Permo-carbonifère à faciès métamorphique, tout en confirmant l'opinion de Lory sur l'âge mésozoïque des Schistes lustrés. Ce ne sont plus seulement les schistes feldspathiques et chloriteux de Modane et de Bozel, qui sont permiens ou houillers : ce sont, encore les gneiss, les micaschistes et les glaucophanites de la Vanoise et du massif d'Ambin ; et encore les micaschistes du Mont-Pourri, du Rutor, du Val-Grisanche; et aussi les gneiss du Grand-Paradis; même, suivant toute vraisemblance, les gneiss du Cervin et du Mont-Rose, les gneiss du Simplon et les gneiss du Tessin.

A partir d'une ligne que j'ai définie en 1891, et qui, dans la Vanoise, va de Pralognan à Roche-Chevrière, les assises sédimentaires perdent tout caractère détritique, et passent latéralement à une véritable série cristallophyllienne, tout aussi cristalline et tout aussi homogène que la série cristallophyllienne antéhouillère. Au-dessus de ce Permo-carbonifère métamorphique, et séparée de lui par la faible épaisseur du Trias à faciès briançonnais, vient une autre série cristallophyllienne., celle des Schistes lustrés; et cette autre série comprend, en plus des Schistes calcaréo-talqueux de Lory, d'immenses amas de roches vertes, et des intercalations puissantes de micaschistes, de gneiss et d'amphibolites. C'est la série cristallophyllienne mésozoïque, dont le sommet est peut-être néozoïque. Et il y a donc, dans les Alpes occidentales, trois séries cristallophylliennes : l'une antéhouillère (Belledonne, Grandes-Rousses, Mont-Blanc, Pelvoux, Mercantourn) ; la deuxième permo-carbonifère (schistes de Modane et de Bozel, gneiss et micaschistes de la Vanoise, d'Ambin, du Val-Grisanche, de la Levanna, du Grand-Paradis, du Mont-Rose, du Simplon) ; la dernière, enfin, celle des Schistes lustrés, allant du Trias supérieur à l'Éocène.

Évidemment, Lachat n'a pas prévu ces résultats grandioses, aujourd'hui acceptés par tous les géologues qui se vouent à l'étude des Alpes. La science n'est pas l'oeuvre d'un jour, et presque aucun de ses chapitres n'est l'oeuvre exclusive d'un homme. Je me souviens qu'en 1891, lorsque je vis Lachat pour la première fois, et que je lui fis part de mes observations sur les micaschistes, les gneiss et les glaucophanites de la Vanoise, il fut tout d'abord effrayé du développement inattendu que prenait sous ses yeux sa très ancienne théorie. Il me recommanda la prudence; mais tout de même, à la fin de notre entretien, je voyais bien qu'il était de mon avis. Plus tard, en 1894, c'est avec effroi encore qu'il vit M. Marcel Bertrand constater l'extension du Permo-carbonifère métamorphique jusqu'à la vallée d'Aoste, et qu'il l'entendit prédire le prolongement de ce même terrain jusqu'au Mont-Rose.

Quelques mois après, à mon retour du Grand-Paradis, je lui annonçai que désormais, dans le Piémont, toutes les assises cristallines semblaient être permo-carbonifères, sauf celles qui font partie de la séries des Schistes lustrés. Il leva les bras au ciel, et son visage exprima la joie la plus vive. Il eût dit bien volontiers cette belle phrase, qui fait tant d'honneur à l'homme qui l'a pensée et écrite, et que nous avons tous lue, avec une émotion profonde, dans la lettre du 31 mai 1902, de M. Alb. Heim à M. Maurice Lugeon : " Cela m'est une vraie joie personnelle de reconnaître que mes élèves vont plus loin que moi, et m'apprennent à accepter des idées devant lesquelles je m'étais jusqu'à présent arrêté. "

Mais, si Lachat n'a pas tout prévu, il ne s'est presque jamais trompé, et les résultats les plus récents de la stratigraphie des terrains métamorphiques alpins étaient tous en germe dans ce qu'il a dit et répété cent fois depuis 1861. Jusqu'en 1894, tous les géologues qui se sont appliqués à l'étude des roches cristallines des Alpes, tous, sauf Lachat, ont été induits en erreur, plus ou moins gravement, plus ou moins complètement. Sismonda a confondu les divers terrains métamorphiques ; Lory, qui a si bien démêlé l'âge secondaire des Schistes lustrés, n'a point vu le métamorphisme du Permo-carbonifère; Gastaldi, et, à sa suite, M. Zaccagna, ont reculé jusqu'au Prépaléozoïque toutes les assises cristallines piémontaises, y compris les Schistes lustrés ; et nous avons tous cru, en France, de 1888 à 1894, que, sur la question des Schistes lustrés, c'était Lory qui avait tort et M. Zaccagna qui avait raison. Seul, Lachat a toujours déclaré, à tous les géologues qui l'ont approché, qu'il y avait des micaschistes permo-carbonifères, et que les Schistes lustrés devaient être tenus pour triasiques ou liasiques. Longtemps avant M. Marcel Bertrand, avant M. Franchi, et avant moi, il a su l'existence des trois séries cristallophylliennes.

Il a manqué à Lachat, pour que son nom fût connu dans le monde entier, non pas de savoir écrire, - ses lettres sont des modèles de précision et d'élégance, - mais d'aimer à écrire. Il craignait la lutte. Il redoutait aussi de livrer à la publicité des observations incomplètes et il regardait toujours comme incomplètes toutes ses observations. Il eût voulu se familiariser avec la méthode micrographique, et il pensait avec raison que, sans micrographie, il n'y a pas de lithologie précise. Mais le temps lui a fait défaut, pendant de longues années; et, quand les loisirs sont revenus, avec la retraite, il a craint de n'avoir plus l'esprit suffisamment souple, et de n'arriver jamais qu'à être un micrographe médiocre. Il lui eût fallu un milieu plus scientifique, et d'une plus grande activité intellectuelle. Je n'ai jamais douté que Lachat, s'il eût habité Lyon, par exemple, ou même Grenoble, au lieu de Chambéry, ne fût sorti de son obscurité.

Mais, tout au fond, l'obscurité lui plaisait. C'était un timide et un rêveur. Il avait plus de joie à lire un livre qu'à l'écrire. Le triomphe de ses idées lui était plus cher qu'un triomphe personnel, puisque le triomphe personnel eût été acheté au prix de sa tranquillité et de ses calmes loisirs. Ses dernières années ont été vraiment heureuses; car il partageait ses jours entre des recherches cristallographiques, qui lui étaient infiniment chères, et la lecture des mémoires géologiques, où, peu à peu, il voyait la structure des Alpes se dégager des incertitudes, et la chaîne tout entière se dresser au-dessus des brumes, plus belle qu'il ne l'avait rêvée.

Il n'a à peu près rien publié, et, en tout cas, rien de géologique, en dehors des quelques notes dont j'ai parlé et qui sont insérées au Bulletin de la Société d'Histoire Naturelle de Savoie. Il a mesuré au goniomètre des centaines de cristaux, et il n'a jamais envoyé la moindre communication, à leur sujet, aux diverses Sociétés minéralogiques dont il était membre. Je lui dois personnellement d'utiles indications sur les minéraux des Alpes, minéraux qu'il connaissait admirablement.

Quand je le vis pour la dernière fois, au mois de juillet de l'année 1900, il était déjà gravement malade et ne recevait plus que ses amis. Je le trouvai au lit, les traits fort altérés par la souffrance ; et il me dit qu'il attendait la mort d'un jour à l'autre. Elle devait lui laisser encore six mois de répit. Nous parlâmes quelque temps de ses douleurs, qui étaient très vives. " Mais laissons ce sujet ", dit -il bientôt, " et revenons à nos chers minéraux ". Il fallut l'entretenir des rapports cristallographiques de deux silicates dont il s'était maintes fois occupé, l'épidote et la zoïsite. Et nous causâmes après cela de la tectonique du Briançonnais, au sujet de laquelle nous avions échangé toute une correspondance. Il croyait être à la veille de sa mort; et il restait, malgré ce terrible voisinage, le naturaliste curieux, sagace, clairvoyant et enthousiaste, qu'il avait toujours été.

Je voudrais que ces quelques pages préservassent de l'éternel oubli le nom de cet ingénieur modeste, qui était, sans peut-être s'en douter, un vrai savant. Je voudrais que, grâce à elles, les géologues qui feront, dans peu d'années, la synthèse de la chaîne alpine, inscrivissent le nom de Lachat parmi les noms des bons ouvriers de la première heure, et tout à côté des noms de Sismonda, de Gastaldi et de Charles Lory, ses anciens collègues et son ancien adversaire.

Pour moi, je ne puis jamais me pencher sur une carte d'ensemble des Alpes occidentales, ni dessiner une coupe qui traverse la chaîne, ni, du haut d'une cime, contempler les sommets sans nombre et " la houle immobile des monts ", sans évoquer le souvenir d'Hippolyte Lachat, et sans voir passer devant mes yeux son image, souriante et grave. Il a été mon maître, et, avec une moindre différence d'âge, il eût été mon ami; il m'a encouragé et guidé. Tant que Dieu me permettra de parcourir la montagne, je penserai à cet homme comme au génie familier de la géologie alpine, comme à celui qui, sur les questions les plus obscures, s'est le moins souvent trompé, comme à celui à qui je voudrais - s'il était encore de ce monde - confier mes hésitations et mes doutes, et demander souvent un peu plus de lumière.